MASSENET libère la Femme

Vincent Deloge

J'enchanterai ton être de plaisirs si profonds
que je défie le sort de pouvoir m'arracher de
ton cœur et de ton souvenir…
(Cléopâtre, acte I)

Dans les considérations qui vont suivre, nous traiterons des intentions féministes contenues dans l'œuvre de Massenet, sans chercher à savoir ce qui revient en la matière à chacun de ses librettistes. C'est qu'il existe dans son œuvre, en dépit du nombre et de la diversité de ses collaborateurs, une unité qui les dépasse. Si l'on considère l'investissement exceptionnel de Massenet dans la représentation de ses œuvres, du choix des interprètes aux moindres détails scéniques, on doit d'ailleurs le considérer comme un véritable homme de théâtre au delà de son rôle de compositeur. C'est la thèse que défend Brigitte Olivier dans son essai : J.Massenet, Itinéraires pour un théâtre musical, dont l'étude a guidé notre réflexion.

C'est peu dire qu'au travers de ses vingt-six opéras, Massenet n'a cessé de célébrer la femme. Il a fait bien davantage car, non content de rendre seulement hommage à ses charmes, il s'est comporté en véritable libérateur, construisant des héroïnes complexes qui revendiquent le droit d'aimer selon les seules aspirations de leur âme et de leur cœur et parviennent à s'affranchir des contraintes sociales qui pèsent sur les femmes à leurs époques respectives. De plus, Massenet a toujours refusé de peindre des femmes banales : de Dulcinée, la "paysanne de bonne mine" créée par Cervantès, il fait ainsi, à la suite de Jacques Le Lorrain, la plus éblouissante des courtisanes (Belle, dont le charme est l'empire), une "souveraine", une "enchanteresse". Même la simple et sensible Nina, qui aurait pu disparaître dans l'ombre de l'Ensoleillad, fait preuve d'une détermination et d'un courage touchants en prenant la défense de Chérubin dans le charmant arioso "Vous dites, c'est un polisson". De manière générale, Massenet a d'ailleurs toujours soigné la caractérisation des seconds rôles féminins, de la jeune Sophie à la fidèle Parséis.

Dès Marie-Magdeleine, oratorio créé en 1873, Massenet distingue ses héroïnes des figures traditionnelles de l'opéra. Les femmes qu'il met en musique nous apparaissent courageuses et libres, libres de mœurs mais surtout libérées des contraintes sociales qu'une société phallocrate cherche toujours à leur imposer. Avant lui, les héroïnes lyriques parvenaient parfois par l'intrigue et par la ruse à déjouer les projets contraires de leurs parents ou protecteurs, mais jamais n'échappaient pour autant à leur condition sociale : la jeune Rosina, en travers de la route de laquelle aucun obstacle ne semblait pouvoir se dresser (Io giurai, la vincero) aura tôt fait de devenir la mélancolique Comtesse, chantant sa détresse de façon pathétique (O mi rendi il mio tesoro, O mi lascia almen morir) tandis que son mari poursuit de ses assiduités toutes les jeunes filles du voisinage. Chez Massenet, pour la première fois, la femme non seulement revendique sa liberté mais va jusqu'à exprimer des exigences envers l'homme.

Non seulement la femme choisit désormais qui elle veut aimer mais encore la manière dont elle désire être aimée. La pure et innocente Sîta choisit avant tout une forme d'amour qui respecte son cœur et ses aspirations : elle ne sait rien en effet de cette apparition qui répond chaque soir à son appel et ignore même si elle est humaine ou divine, mais elle succombe à la douceur d'un rêve innocent (Chaque soir, il revient à cette même place, il me parle d'amour, sans que jamais sa main ose effleurer la mienne et doucement il passe en murmurant : demain !), là où Scindia ne lui parle que possession et domination. De même Salomé n'a trouvé qu'un homme digne de son amour : celui qui répand la parole de sainteté. Souvent même l'héroïne prend l'initiative avec une audace qui paraît totalement inconcevable pour l'époque : la déclaration de Salomé à Jean en est sans doute le plus frappant exemple (Te dire que je t'aime et que je t'appartiens ! Que je vis par toi-même, qu'au son de ta voix, tout mon être est suspendu ! Je t'appartiens, je t'aime !), mais Manon ne se montre pas moins entreprenante à l'hôtellerie d'Amiens, pour décider un Des Grieux hardi en parole mais timoré dans l'action (Une voiture, la chaise d'un seigneur… Il faisait les doux yeux à Manon… Vengez-vous !), puis à Saint-Sulpice où ce sont ses propres prières qui l'emportent (Je meurs à tes genoux. Ah ! Rends-moi ton amour si tu veux que je vive !). Elle possède dans ces instants une force de conviction à laquelle Des Grieux ne peut résister, pas plus que Marc-Antoine ne parvient à résister à Cléopâtre dont il comptait pourtant faire plier la fierté. C'est bien souvent à la détermination de la femme également qu'est lié le dénouement de l'ouvrage : Chimène tient dans ses mains le sort de Rodrigue et, après avoir incliné pour la vengeance (S'il me reste un devoir, c'est celui de punir !), oublie son serment filial pour n'écouter que la voix de son cœur et proclamer publiquement son amour (Tu ne mourras pas ! Sire, je l'aime !).

La femme chez Massenet ne revendique pas seulement en effet la liberté d'aimer, mais aussi la liberté de disposer d'elle-même. Elle veut être le seul maître de son destin : on a ainsi parfois le tort de ne voir dans la conversion de Thaïs que l'effet de l'attraction magnétique exercée par Athanael, alors qu'à notre sens la courtisane, "ayant vu le néant de toute volupté", a délibérément choisi de fuir "loin des bruits de la terre pour trouver le repos" et c'est cette liberté qui lui permet d'ignorer la souffrance et la fatigue puis d'apparaître triomphante à l'heure de la mort. L'héroïne de Massenet s'oppose même lorsqu'il le faut à la violence : Salomé refuse ainsi courageusement de céder au harcèlement brutal de son tétrarque de beau-père (Ton corps et ton âme vont m'appartenir, car je suis roi). Animée par cet esprit de résistance qui caractérise chacune des héroïnes du compositeur et soutenue par sa passion pour le prophète, elle ne craint pas l'affrontement avec Hérode (Je te méprise, toi, ton amour, ra puissance… J'aime !). Quel contraste avec la Salomé biblique, qui nous apparaît comme un être sans aucune volonté propre, seulement manipulée par une mère avide de vengeance ! Dans un registre beaucoup plus gai, Grisélidis viendra à bout de toutes les manigances du Diable, mais il est vrai qu'il ne s'agit ici que d'un diable très bon enfant, un "diable d'opérette" qui n'est pas sans évoquer celui que campe l'inoubliable Michel Simon dans La Beauté du Diable de René Clair. On notera cependant que tous les pièges qu'il met en œuvre pour faire chanceler la vertu de Grisélidis se heurtent cette fois encore à la volonté inébranlable de l'héroïne et à la fermeté de sa conduite. Comme chacune des femmes que Massenet a choisi de mettre en musique, elle a su lutter pour préserver son honneur (Grisélidis fidèle resta digne de vous, en restant digne d'elle) avec une force de caractère que le prologue ne laissait sans doute pas envisager.

Plutôt que de se soumettre ou de renoncer, l'héroïne choisira toujours l'éloignement ou la mort : c'est ainsi que Chimène, lorsqu'elle ne peut être à Rodrigue, ne veut être à personne et préfère se retirer du monde (Serment d'amour, promesse éternelle). La femme n'hésite d'ailleurs pas à pousser son amour jusqu'au sacrifice si cela est nécessaire : c'est le cas de Thérèse, qui choisit de rejoindre son mari sur l'échafaud révolutionnaire, et celui de Cléopâtre qui, après avoir vu Marc-Antoine s'éteindre dans ses bras, s'offre à la morsure fatale de l'aspic. Ce n'est pas pour l'amour d'un homme, mais pour l'honneur et la grandeur d'une cité, érigée une fois n'est pas coutume en personnage central d'un opéra, que la romaine Fausta se déclare elle aussi prête à mourir (J'accepte comme un don cette heure expiatoire). Légèrement différent est le cas d'Anita, la brûlante Navarraise, "la belle fille brune comme la nuit avec des yeux d'étoile", qui devient meurtrière par amour puis perd la raison lorsque la mort lui enlève l'être aimé, car chez elle la cupidité motive le geste presque autant que la passion. Si la mort est parfois au bout du chemin, elle n'est jamais synonyme d'échec. Pour Cléopâtre, le geste fatal amène ainsi la délivrance (Donne moi ce présent magnifique, le plus beau qu'on m'ai fait, car c'est la délivrance !). La mort accompagne aussi la rédemption chez Thaïs, qui a vaincu ses doutes et trouvé la sérénité (Je sens une exquise béatitude, une béatitude endormir tous mes maux !). Comme le révèle Albine, trois mois de prière ont racheté toutes ses fautes passées (Son corps est détruit par la pénitence, mais ses péchés sont effacés). C'est peut-être aussi la rédemption qui s'ébauche pour Dulcinée, la courtisane qui, lassée des plaisirs, s'interroge au premier acte (Le temps d'amour s'enfuit) et semble enfin avoir trouvé sa voie au cinquième.

La conclusion de Chérubin semble venir à l'encontre de toutes nos théories, lorsque Ricardo et le Philosophe, regardant s'éloigner Chérubin et Nina, s'exclament : C'est Don Juan ! C'est Elvire ! , sur fond d'une brève mais explicite citation de la célèbre sérénade de Don Giovanni, annonçant des lendemains qui déchantent pour la jeune fille. On peut cependant gager qu'il s'agit là d'un clin d'œil de connivence au divin Mozart davantage qu'un renoncement de la part de Massenet. Et nous nous empresserons d'oublier cette note pessimiste pour nous réjouir avec Grisélidis, la femme libérée et triomphante, puisque Le Diable de ces lieux est chassé pour jamais.

Vincent DELOGE