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VII. LIBUSE

La fin des années soixante et les premières années soixante-dix représentent dans l'histoire de la nation tchèque

une période extrêmement orageuse.

L'esprit d'opposition pénètre alors le peuple tchèque qui réclame énergiquement le rétablissement de l'indépendance du pays dans le cadre de la monarchie autrichienne, s'efforçant d'aboutir ainsi à un compromis honnête avec la cour impériale de Vienne. Les meetings organisés en plein air partout en Bohême - évoquant le souvenir lointain du soulèvement des hussites - réveillent l'enthousiasme patriotique des masses populaires, et ce n'est que par l'incapacité des hommes politiques tchèques de l'époque, pénétrés de tendances libéralistes et incapables de mettre en valeur cet immense capital politique, que la cause de la nation fut alors perdue une fois de plus. Les années soixante-dix représentent toutefois aussi la période d'un puissant épanouissement de la bourgeoisie tchèque. On fonda alors en Bohême et en Moravie une grande quantité de nouvelles entreprises industrielles et commerciales et ce mouvement fut évidemment accompagné d'une période de graves secousses et de profondes crises, car l'épanouissement exagéré des entreprises industrielles ne pouvait pas s'appuyer sur des débouchés suffisants et sur une augmentation du pouvoir d'achat de la population. La crise économique ébranlait d'ailleurs l'empire autrichien tout entier. Sous la contrainte des événements politiques et économiques, l'empereur se vit finalement obligé de prendre, au moins en apparence, une nouvelle attitude à l'égard des réclamatioìis politiques des rebelles tchèques. Il nomma un nouveau chef du gouvernement - Hohenwart et déclara solennellement, par le rescrit du 12 septembre 1871, qu'il était prêt à se faire sacrer roi de Bohême et à confirmer ainsi les droits politiques et constitutionnels du Royaume de Bohême dans le cadre de la monarchie autrichienne, et à arriver de cette façon à un compromis avec les Tchèques, analogue à celui que, quelques années auparavant, il avait conclu avec les Hongrois.
Smetana était très agité par tous ces événements, sans manifester cependant une trop grande sympathie pour la politique des leaders officiels de la nation tchèque. Or l'idée d'un rétablissement des droits constitutionnels de la nation l'impressionnait profondément. Il considérait la promesse de l'empereur de confirmer les droits du Royaume de Bohême par le serment du sacre comme un signe prometteur des réformes nationales et sociales dont une certaine détente politique survenue au cours des années soixante avait pu constituer un présage, mais qui finalement ne furent pas réalisées. En écrivant l'opéra Dalibor, Smetana aborda le domaine des idées nationales très héroïques et très exaltées. Et ce qu'il y avait formulé en glorifiant la révolte d'une personnalité individuelle, accompagnée d'un grand drame d'amour, il désirait désormais l'exprimer dans une oeuvre de portée beaucoup plus générale. L'orageuse période des luttes politiques qui marquait la fin des années soixante et les premières années soixante-dix représentait done en même temps une grande période de lutte dans l'activité créatrice de Smetana lui-même. Smetana luttait et souffrait alors d'ailleurs non seulement comme artiste - étant accusé d'avoir trahi l'art national, et ceci même par quelquesuns de ses fidèles amis d'autrefois - mais encore comme homme, car il traversait alors une grave crise sentimentale au sein même de sa famille.
Résistant à l'incompréhension, à l'hostilité et aux attaques auxquelles il était exposé, Smetana se décida à créer une grande oeuvre nationale, un monument artistique dont le style fût encore plus prononcé et aggressif que celui de Dalibor. La promesse de l'empereur de se faire sacrer roi de Bohême l'encouragea sans aucun doute fortement à se mettre au travail, bien que la Cour de Vienne, chaque rois qu'elle réussissait à se ressaisir, oubliait ce qu'elle avait promis. L'idée d'un opéra solennel glorifiant la nation continuait cependant à germer dans l'esprit de Smetana, quoique affranchie finalement de toute impulsion extérieure et revêtant tout simplement le caractère d'un but suprême qu'il se proposait d'atteindre et vers lequel il décida finalement d'orienter toutes ses forces. Son quatrième opéra

écrit de nouveau sur un livret de J. Wenzig, traduit de l'allemand par Ervin Spindler, fut le couronnement de ces efforts. A la différence des trois premières oeuvres lyriques de Smetana, le nouvel opéra naissait très lentement le compositeur, repensant toujours de nouveau l'idée et le style de l'oeuvre, mit quatre ans à l'écrire. Entre 1868 et 1872, il n'écrivit, en dehors de Libuse aucune oeuvre de grande envergure. La musique de scène pour les tableaux Le Jugement de Libuse et Le Pêcheur, datant de 1869, et le Chant solennel pour choeur d'hommes qui s'adapte merveilleusement aux règles de la musique vocale, sont les seules oeuvres que Smetana eût achevées au cours de cette période.
S'efforçant d'exprimer au moyen de la musique l'essence même de la cause de la nation tchèque, Smetana s'inspira dans sa nouvelle oeuvre d'une vieille légende relatant l'origine de la première dynastie des rois de Bohéme, la dynastie des Premyslides. Le récit de la légende décrit les événements des origines mythiques de l'histoire de la nation où le pays était gouverné du haut du château de Vysehrad à Prague par la princesse Libuse, l'une des trois filles de l'ai'lleul mythique du peuple tchèque, Cech, qui avait amené son peuple en Bohême. La princesse Libuse est profondément respectée et vénérée par le peuple à cause de sa clairvoyance, de sa sagesse et de son don de prophétie.

V.K. Masek - La Prophétesse Libuse
Musée d'Orsay © RMN

Mais une grave discorde menace alors de diviser la nation à la suite d'un conflit entre deux jeunes et puissants seigneurs, les frères Chrudos et Stáhlav, qui se disputent au sujet de l'héritage paternel. Libuse tranche l'affaire conformément aux anciennes coutumes du pays : la succession doit être divisée par moitié entre les deux frères. C'est alors que Chrudos, qui est d'un tempérament bilieux et s'emporte facilement, outrage gravement la princesse en déclarant qu'il ne convient pas qu'une femme règne sur les hommes. À la suite de cet incident, Libuse envoie ses messagers à Stadice pour amener à Vysehrad le seigneur Premysl qu'elle choisit comme époux.

En épousant Libuse, Premysl fonde la première dynastie nationale. Tel est le contenu sommaire de la légende qui apparaît pour la première fois dans la Chronique du chanoine Kosmas, provenant du XIe siècle. C'est du récit de Kosmas que s'inspirait Smetana en écrivant son opéra et c'est ce récit qui servit également de base au livret de l'oeuvre. En rédigeant ce livret, Wenzig enrichit la vieille légende d'une série de thèmes nouveaux qui prêtent au récit épique de Kosmas un caractère de tension dramatique: l'intrigue du drame ne concerne d'ailleurs ni le personnage de Libuse ni le personnage de Premysl, mais celui de Krasava, une jeune fille de l'entourage de la princesse, qui s'éprend de Chrudol, mais, croyant que celui-ci ne l'aime pas suffisamment, feint d'aimer Stáhlav, son frère cadet, qui est d'un tempérement plus doux. Wenzig ajoute ainsi au motif matériel du conflit entre les deux frères un motif de caractère sentimental ce qui lui permet d'enrichir considérablement le récit de la légende en y btroduisant des personnages nouveaux, marqués en plus de nouveaux traits psychologiques, et en y intercalant une série de scènes de grande efficacité. La réconciliation même de Chrudos et de Libuse est motivée avant tout par l'influence propice que Krasava exerce sur le jeune seigneur rebelle. Pour culminer l'action de l'opéra, le libretiste eut évidemment recours au don légendaire de Libuse de prédire l'avenir: au moment où l'acdon de l'opéra s'achève, un esprit prophétique descend sur la princesse qui se met alors à tracer quelques scènes de l'avnir mouvementé de la nation tchèque. A l'époque où Wenzig écrivit le livret de Libuse, on se plaisait beaucoup à monter des tableaux scéniques appellés «tableaux vivants» qui au moyen de groupements typiques de personnes représentaient des événements concrets et impressionnants. La musique que Smetana écrivit à cette époque pour Le Jugement de Libuse et pour Le Pêcheur de Goethe remplit précisément cette fonction: c'est une musique d'accompagnement des «tableaux vivants». Wenzig s'inspira de cette pratique et de cette technique de l'époque, de sorte que la partie finale de l'opéra constitue égalenuent une suite de «tableaux vivants» décrivant quelques scènes de l'histoire de la nation. Et bien que l'opéra Libuse fût primitivement écrit pour les fêtes du couronnement du roi de Bohême - ou plus exactement juste pour cette raison - il est caractéristique que le dernier personnage qui, dans cette suite de tableaux, apparaît - après les guerriers hussites - sur la scène est le roi Georges de Podébrad. Pas un seul des rois de Bohême de la dynastie des Habsbourg ne figure - et notons que le librettiste y suivait la consigne du compositeur - dans cette suite. Le fait est encore souligné par les paroles de Libuse qui déclare que l'avenir ultérieur de la nation «est caché devant ses regards troublés par le secret de désastres indicibles». Et ce n'est qu'ensuite que la princesse proclame l'idée essentielle de l'oeuvre, glorifiant l'immortalité de sa nation «qui triomphera même des forces de l'enfer». C'était une attitude très ouverte et elle était formulée à l'adresse de Vienne avec une droiture qu'il est assez rare de trouver dans les oeuvres artistiques tchèques de l'époque. Le librettiste avait d'ailleurs pensé à une conclusion un peu banale et pompeuse de l'oeuvre, voulant terminer l'opéra par le chant de l'hymne «Où est ma patrie». En élaborant la conception définitive de l'oeuvre, Smetana décida toutefois autrement, soumettant l'opéra tout entier à la puissance de sa propre invention.
Nous avons parlé un peu plus longuement de la dernière scène de Libuse pour souligner l'importance essentielle de cette scène pour l'effet final de l'oeuvre. Mais il faut ajouter en plus que le livret captiva Smetana avant tout par la grande vision de cette scène et que c'est elle qui l'amena à mettre le livret en musique. Smetana était lui-même un type non-littéraire (c'est encore par ce trait qu'il différait profondément de Wagner), il était avant tout musicien: c'était la musique qui constituait son langage et il pensait en images musicales comme le poète pense en images littéraires exprimés par des paroles. Smetana trouvait même très difficile de formuler en paroles le contenu de ses oeuvres symphoniques. Dans ses opéras il se sentait donc obligé de collaborer étroitement avec le librettiste et dans la mesure où il intervenait dans le livret qui convenait à ses intentions (il le faisait d'ailleurs très souvent), il se bornait toujours à des interventions qui étaient dictées par les nécessités de son invention musicale et sa conception du drame, exigeant telle ou telle correction de la formulation littéraire de l'oeuvre. Dans le cas de Libuse, Smetana trouva cependant un sujet qui le fascinait, de sorte qu'il accepta la construction dramatique du livret, convaincu qu'elle lui permettrait de réaliser ses propres intentions.
Dès le debut, Smetana concevait l'opéra Libuse comme une oeuvre de caractère exceptionnellement solennel. Notre époque est marquée par une profonde dévaluation des termes tels que solennité et pathos et de leur contenu réel, remplaçant la beauté par la banalité et l'énoncé lapidaire des vérités les plus profondes par une averse de phrases. Le caractère de la civilisation moderne ne nous permet guère de chercher à satisfaire les nécessités de notre vie émotionnelle au moyen d'une participation plus ou moins simple aux fêtes et solennités, toujours encore plus nombreuses que la réalité de la vie ne puisse supporter. Les hommes de notre époque s'attachent donc beaucoup plus à cette réalité de la vie quotidienne qu'à des manifestations de caractère éblouissant, et l'expérience de chaque jour devient une force déterminante de leur conscience et non pas une perspective de leur avenir. Si cependant nous voulons apprécier exactement les valeurs artistiques de l'époque dont nous parlons et plus particulièrement la valeur de l'oeuvre de Smetana qui était le représentant d'une nation qui vivait alors de ses aspirations et de ses rêves, il faut que nous nous rendions compte quelle était, au sein de toute la société de l'époque, la fonction exacte des solennités et des manifestations que l'on se plaisait alors à organiser. N'oublions pas que le fait même d'aller au théâtre pour assister à une représentation d'opéra constituait pour les gens d'alors une petite fête et que c'était toujours une manifestation ou un événement mondain de premier ordre, donc quelque chose que nous ignorons totalement aujourd'hui. Et pour la société tchèque de l'époque, surtout s'il s'agissait de la représentation d'un opéra tchèque, tout ceci était encore plus important. Les idées de Smetana étaient évidemment tributaires de cette expérience. À la différence de Wagner, il n'avait jamais pensé à se faire construire une sorte de Bayreuth, un théâtre à lui, ne s'occupant que du Théâtre National,

qu'il considérait comme une institution appartenant au peuple tout entier: c'est à ce théâtre qu'il voulait offrir une oeuvre capable de réveiller l'orgueil de la nation, oeuvre grande et solennelle, impressionant le spectateur tant par la force manifeste de ses idées que par la grandeur et la dignité de sa conception artistique.
Parmi les huit opéras de Smetana, Libuse représente donc une oeuvre exceptionnelle à tous égards, utilisant une méthode très spéciale et imposant de très hautes exigences aux interprètes. C'est d'ailleurs, à plusieurs points de vue, une oeuvre unique dans toute la production dramatique du 19e siècle où l'on chercherait en vain un opéra dont l'auteur se soit identifié à tel point - et à un tel niveau artistique - avec les idées les plus profondes de la nation. Et là encore, quoiqu'il s'agisse de l'oeuvre dans laquelle Smetana se rapproche le plus de Wagner par la méthode de travail, la démarche smetanienne diffère diamétralement de celle du maître de Bayreuth, car le fondement de la conception créatrice du compositeur tchèque est absolument opposé à la conception wagnérienne. En effet, alors que Wagner vit partout de son subjectivisme, Smetana aboutit à une formulation musicale des idées qui, bien qu'elles soient exprimées au moyen d'une métaphore de l'image musicale, ont au fond toujours un caractère très objectif, existant spontanément même en dehors de la sphère des idées et des sentiments de l'auteur. Smetana n'impose pas ses idées à la nation, imprimant au contraire aux idées de la nation une forme artistique des plus élevées. Et c'est ce trait qui constitue le caractère spécifique de la musique de Smetana et qui lui a assuré la place exceptionnelle qu'elle devait occuper dans la conscience de la nation surtout au cours des périodes les plus dures de son existence. C'est pourquoi aujourd'hui encore la musique de Smetana, loin de rappeler le pathos bruyant et insupportable des solennités modernes, nous apparaît comme quelque chose de beaucoup plus profond, de sorte qu'il est difficile d'imaginer que, même en ce qui concerne sa fonction sociale, elle puisse être remplacée par quoi que ce soit.

L'introduction symphonique de Libuse fait déjà elle-même présager le caractère exceptionnel de l'oeuvre. Smetana ne la désigna pas comme une ouverture, sachant très bien que par son genre elle diffère des ouverture courantes, et l'intitula donc tout simplement «Prélude». La musique de ce «Prélude» est en quelque sorte un raccourci des principes qui apparaîtront plus tard dans les poèmes symphoniques de Smetana. Elle commence par une fanfare solennelle et majestueuse des cuivres, fanfare à effet grandiose quoiqu'elle utilise le matériel le plus simple et le plus courant, reposant sur l'accord parfait de tonique et sa décomposition mélodique. On entend ensuite le thème mélodieux de Libule, caractérisé par une tendresse et une beauté très féminine, mais en même temps aussi par une largeur majestueuse. Le thème de Premysl vient s'y unir, semblant émerger, au début, de profondeurs mystérieuses c'est un thème héroïque conçu de nouveau en forme de fanfare, mais différent de la fanfare initiale, un thème plein de force virile et d'énergie. Les deux thèmes sont ensuite développés dans un large et solennel courant mélodique qui s'apaise au moment où, avec le lever du rideau, commence l'action même de l'opéra. Le «Prélude» prépare l'auditeur à une oeuvre solennelle, à une véritable fête.
L'effet que l'opéra produit sur le spectateur n'est pas dû aux qualités du livret de l'oeuvré, mais avant tout à l'art de Smetana qui réussit au moyen d'un langage musical très expressif à modeler les différents types des personnages de l'opéra de telle façon qu'ils apparaissent comme des figures vivantes, dotées d'un caractère très individuel. Et c'est un fait extrêmement important. Grâce à la musique de Smetana, les différents héros de l'opéra ne sont point des symboles dénoués de vie et illustrant tout simplement telle ou telle idée, mais des personnes très concrètes. Il ne s'agit donc plus de simples types, mais du caractère individuel de chacun des principaux personnages de l'oeuvre.
En écrivant Libuse, Smetana opta pour une méthode analogue à celle dont il s'était servi en composant l'opéra Dalibor, mais dans la nouvelle oeuvre il l'emploie d'une manière beaucoup plus conséquente. Chacun des principaux personnages de l'opéra est doté d'un leitmotiv spécial; s'appuyant sur l'ensemble de tous les thèmes conducteurs, le compositeur élabore le courant symphonique de l'oeuvre, beaucoup plus riche que celui de Dalibor. Mais cette méthode n'est pas appliquée d'une manière absolument stricte: Smetana n'hésite pas en effet à intercaler au milieu des différents actes (qui semblent d'ailleurs avoir été écrits d'un seal trait) des numéros musicalement fermés ou des scènes entières dotées d'un matériel thématique nouveau. Cette méthode permet au compositeur de rendre l'expression musicale, dont il se sert pour peindre les principaux personnages, particulièrement plastique. Grâce à l'unité du matériel thématique, le compositeur exprime le caractère de ses personnages d'une manière précise sans rençmcer pour autant à la possibilité de rendre tel ou tel type encore plus expressif au moyen d'une idée nouvelle. Ainsi le style homogène de l'opéra, déterminé par la conception symphonique de l'oeuvre qui traverse comme un courant irrésistible toute la partition de Libuse, est enrichi d'une série de caractéristiques partielles nouvelles ou continuellement renouvelées. C'est ainsi que les personnages qui dans le livret de Wenzig ne ressemblent qu'à de vagues ombres, deviennent, dans l'opéra de Smetana, de véritables personnes. Pour faire ressortir cet aspect de l'imagination créatrice de Smetana, il faut citer notamment deux scènes de Libuse: c'est la scène de Stadice où Premysl, au moment où il se repose à l'ombre d'un vieux tilleul, est surpris par les messagers de Libuse qui l'invitent à se rendre au château de Vysehrad, et la scène du tombeau où Chrudos se réconcilie avec Krasava. Les deux scènes sont marquées d'une richesse d'invention et d'une largeur d'expression tout à fait exceptionnelles allant d'un lyrisme subjectif jusqu'à une vision héroïque caractérisée par un thème de marche typiquement smetanien (dans la scène de Stadice) et atteignant - dans la scène du tombeau - un niveau d'enchantement suprême, rappelant les chants d'amour les plus ardents que l'on puisse trouver dans les oeuvres de Smetana. On pourrait y ajouter encore le portrait de la princesse Libule elle-même. Smetana conçoit en effet le personnage de Libule non seulement comme une princesse pleine de majesté, mais encore comme une jeune femme amoureuse qui attend l'arrivée de son bien-aimé; Premysl à son tour n'est pas seulement un héros, mais encore un homme qui aime celle qui doit devenir sa femme. La scène culminante de l'oeuvre, celle de la prophétie finale, est, au point de vue strictement formel, indépendante du matériel thématique du reste de l'opéra. Il faut cependant noter que Smetana y emploie et développe pour la première fois - et c'est un fait particulièrement important pour l'évolution ultérieure de son oeuvre - le choral des guerriers hussites. Ce choral y fait rage et y résonne avec une telle force qu'il était absolument impossible d'y ajouter le chant idyllique de l'hymne national tchèque, comme l'avait primitivement suggéré le librettiste. Par contre les dernières paroles de la princesse - Mon cher peuple tchèque ne périra pas, il triomphera de toutes les horreurs de l'enfer - sont d'une puissance expressive et d'une plasticité absolument uniques. Les choeurs et tous les personnages présents sur la scène viennent d'ailleurs se joindre au chant de cette prophétie qui n'est plus une prophétie de Libuse, mais une prophétie de Smetana...
Smetana se rendait parfaitement compte de la valeur et de l'importance de l'opéra et ne lâcha pas l'oeuvre de sa main même aux moments les plus difficiles de sa vie, remettant sa première représentation à l'inauguration du Thèâtre National, qui eut lieu beaucoup plus tard - et d'ailleurs avant le terme - en 1881. Smetana était alors déjà sourd et ne put entendre une seule note de l'opéra qu'il considérait comme la plus importante de toutes ses oeuvres; les circonstances qui accompagnaient l'entrée de Libuse sur la scène de la musique tchèque ne ressemblaient pas non plus à celles dont Smetana avait rêvé. Mais cela fait déjà partie des chapitres suivants de notre récit. Pour conclure, bornons-nous donc à constater que l'opéra Libuse de Bedrich Smetana est un monument de force, de fierté et de grandeur qui, dans aucun autre domaine de l'art tchèque, n'a de pareil.