Archives
Chorégraphes
Spoerli, Heinz

«J'ai besoin de ce stress»

Auteur: Lilo Weber
Paru: mars 1999

En été 1996, Heinz Spoerli reprend la direction du Zürcher Ballett. Après deux ans seulement, la compagnie figure parmi les favoris des «produits culturels» exportés par notre pays. En plus de ses 50 représentations à l’Opéra de Zurich, la compagnie donne plus de 40 spectacles en Suisse et à l’étranger. Le 7 mars, la création de son prochain ballet sur Mozart «Eine lichte, helle, schöne Ferne» aura lieu à l’Opéra de Zurich.



Heinz Spoerli en répétition - photo: Peter Schnetz

Lilo Weber: Vous avez rempli la moitié de votre contrat de cinq ans avec l’Opéra de Zurich. Vous vous étiez fixé des objectifs ambitieux. Lesquels avez-vous pu atteindre?
Heinz Spoerli: Chez moi, c’est le mouvement perpétuel. Je dois dire que je suis plutôt heureux à Zurich, même si j’aspire à plus de spectacles à l’Opéra et à deux ou trois danseurs supplémentaires dans la compagnie. Pour cet été, on m’accordé plus d’espace pour les répétitions, ce qui nous permettra de maintenir le répertoire.

Quelle était, selon vous, votre meilleure soirée à Zurich?
— Elle est encore à venir – ce sera, comme toujours, celle de mon prochain ballet. J’ai bien aimé «Brahms Ein Ballett», une œuvre qui pourrait bien sûr être encore resserrée. Mais, lorsque je l’ai revue après un certain temps, j’ai quand même trouvé que c’était un bon ballet. Peut-être ai-je finalement dû travailler trop rapidement, car il est sorti en début de saison et j’étais limité dans le temps pour le mettre en scène. Pour moi, «Brahms» était une soirée importante.

Jusqu'à quel point le ballet est-il intégré à l’Opéra de Zurich?
— L’opéra y tient une place très importante et on fait beaucoup pour lui. Le ballet y est accessoire, comme dans la plupart des maisons. Je dois m’imposer, mais tous les metteurs en scène le doivent. En raison des nombreuses premières programmées, nous n’avons accès à la scène que peu de temps avant une première, ce qui demande d’être bien rôdé. Mais cette même routine n’est pas toujours l’idéal dans un travail de création.

Que souhaiteriez-vous changer? L’indépendance du ballet représente-t-elle toujours un thème d’actualité pour vous?
— Plus maintenant, je suis satisfait. Alexander Pereira me laisse passablement de liberté. Je peux faire ce que je veux, mais je serais heureux d’avoir une compagnie un peu plus grande, pour diminuer la pression sur les danseurs. Pas beaucoup plus grande, cependant, car cela deviendrait trop impersonnel. L’autonomie, c’est-à-dire le détachement de la compagnie de ballet en une entité séparée, n’est pas sans danger. Lorsqu’on est intégré à une maison d’opéra, la direction doit faire en sorte que le ballet se produise sur scène. Mais il faut savoir aussi s’imposer, on n’y échappe pas car au théâtre, il faut arriver à s’intégrer dans le calendrier des spectacles. Mon problème, c’est plutôt un manque de temps mis à ma disposition et là, même l’argent n’y peut rien.

En tout près de 250 personnes ont participé à vos deux dernières auditions, et finalement cinq hommes sont entrés en ligne de compte. Qu’est ce qu’une danseuse ou un danseur de Spoerli doit savoir faire?
— Il doit être capable, ou du moins avoir le potentiel de s’intégrer à mon niveau, d’évoluer. Je le vois à sa technique, entre autres à la propreté des pirouettes, à la manière de faire les sauts et si l’en dehors et la cinquième sont corrects.

Etes-vous plus critique envers les femmes?
— Non, mais elles sont plus difficiles à juger que les hommes. Chez eux, on se rend rapidement compte s’ils savent sauter, s’ils savent bouger. Chez les femmes, le développement intervient plus tard. Il faut que leur technique soit irréprochable, mais pour ce qui est du talent artistique, c’est presque impossible de faire des pronostics. C’est beaucoup plus difficile de trouver des femmes convaincantes. La formation n’est plus aussi bonne, de nos jours. Les bonnes danseuses sont tout de suite engagées.

Mais le choix est plus grand chez les femmes.
— Non. Bien que les femmes soient plus nombreuses à se former, souvent elles se remettent moins en question quant à leur motivation. Lorsqu’un homme devient danseur, c’est avec conviction qu’il fait son métier. S’il n’a pas de talent, il ne se lance pas dans ce genre de carrière. Les hommes ayant choisi de devenir danseur ont souvent un plus grand potentiel. Ceci dit, généralement celles et ceux qui viennent auditionner chez moi arrivent directement d’une école, de Paris ou de Hambourg, où ils n’ont pas réussi à entrer dans la compagnie. Ce qui veut dire que je me retrouve déjà avec du deuxième choix.

Comment maintenez-vous le niveau?
— Par un entraînement quotidien. J’ai de très bons professeurs: Peter Appel, Chris Jensen et depuis peu Frédéric Olivieri. Et par mes chorégraphies. Lorsque je suis à Zurich, j’assiste à presque toutes les représentations et fais part de mes commentaires sur ce qui ne me convient pas aux maîtres de ballet.

A la fin de la saison passée, quinze danseurs ont quitté la compagnie, c’est beaucoup. Pour quelle raison?
— Ce n’est pas tant que cela, c’est normal. En général, les danseurs restent dans la même compagnie pendant trois ans. J’en ai beaucoup qui travaillent avec moi depuis plus longtemps: Karine Seneca est avec moi depuis quinze ans et Victoria Mazzarelli l’était déjà lorsque j’étais encore à Bâle. Lorsqu’un nouveau danseur commence dans une compagnie, il espère devenir un Noureev. Puis il voit s’il arrive à y faire sa place, à s’imposer, ce qui se décide souvent pendant la deuxième année. Si ce n’est pas le cas, il partira la troisième année.

Vous avez la réputation d’être un patron très dur.
— Evidemment, c’est l’étiquette qu’on me colle depuis trente ans. Je dis ce que je pense, je peux certainement être très dur, mais le contraire est aussi vrai et je m’implique pour mes danseurs. Dans ce métier, on ne peut pas faire autrement.

J’ai remarqué que vous avez quelques danseuses excellentes, mais qu’aucun des hommes de la compagnie n’est vraiment à leur niveau. Pourquoi?
— Pour des raisons d’âge et d’expérience. Ces femmes sont dans ma compagnie depuis de nombreuses années. Avec les hommes, il y a un problème: dès qu’ils acquièrent une personnalité et deviennent de bons danseurs, ils s’en vont ailleurs car il y a une catégorie supérieure. Zurich est un tremplin pour Stuttgart, Toronto, Amsterdam, etc. Lorsque je trouve un bon danseur, au niveau de Ilja Louwen, il est tout de suite engagé à Stuttgart où il gagne et voyage plus.

Vous êtes aussi le directeur artistique de la Schweizerische Ballettberufsschule. Comment y assurez-vous la qualité de l’enseignement?
— L’école doit être consolidée. Lorsque je l’ai reprise, elle était endettée pour un montant de 400 000 francs, dette qui est maintenant épongée. Je veux construire une école qui ait un avenir, qui me survive lorsque je partirai. Avoir une bonne formation est primordial de nos jours. Il y a un risque que la qualité se perde. On ne peut pas apprendre à danser en un ou deux ans. Et la technique classique est importante, aussi pour le développement de l’art de la danse. Lorsqu’elle entre en contact avec des formes d’expression contemporaines, il peut en sortir quelque chose de nouveau. Le danseur doit vraiment savoir comment fonctionne son corps.

Que faites-vous pour promouvoir la relève, au niveau des chorégraphes?
— A Bâle, j’organisais des ateliers, qui permettaient aux danseurs de créer des chorégraphies. L’Opéra de Zurich offre peu de possibilités à cet égard. Je vais tenter l’expérience l’année prochaine, mais je ne sais pas encore où ces pièces pourront être présentées. La Studiobühne de l’Opéra s’y prête mal, au Stadhof 11 le public ne vient pas. L’important c’est que les jeunes puissent présenter leurs chorégraphies dans un cadre professionnel. Il faut qu’ils aient cette chance s’ils veulent trouver un point d’ancrage pour poursuivre leur travail et découvrir par eux-mêmes s’ils ont du talent.

Le 7 mars sortira votre nouvelle pièce, le ballet sur Mozart intitulé «Eine lichte, helle, schöne Ferne». Que faut-il en attendre?
— Si je savais le dire, je serais devenu écrivain, plutôt que chorégraphe. On peut le classer dans la lignée de «Brahms Ein Ballett». Il ne s’agit pas de la vie de Mozart, mais de Mozart en tant que «monstre sacré» de la culture et comment, actuellement, on esquinte sa musique pour la réduire à une suite de rengaines. Je fais chanter des motets et des Lieder de Mozart, et Mozart observe comment les gens interprètent sa musique.

Mozart est vraiment très difficile à danser. Comment faites-vous pour éviter de l’esquinter vous aussi dans votre chorégraphie?
— J’y travaille dur et c’est vraiment très difficile. Je dois dire que j’ai de grandes appréhensions. La musique est si puissante, mais aussi si équilibrée qu’il faut prendre garde à ne pas faire que de l’esthétisme.

Qu’attendez-vous de l’avenir?
— J’aimerais continuer à exercer une activité créatrice, faire des choses amusantes et rester en bonne santé. Je suis toujours en avance d’un projet.

Restez-vous à Zurich ou flirtez-vous avec Berlin?
— C’est plutôt Berlin qui flirte avec moi. Je suis heureux ici, j’aime bien la Suisse. Mon souci est que je n’ai pas assez de marge de manœuvre.

Concrètement: songez-vous à aller à Berlin?
— Non, je n’envisage pas cette possibilité. Le problème c’est que chaque fois qu’on parle de changement quelque part, on met mon nom sur le tapis. Etant donné que je suis encore un des rares à savoir diriger une compagnie et chorégraphier en même temps, on parle automatiquement de moi.

Avez-vous déjà pensé à renoncer à diriger une compagnie et à travailler seulement en tant que chorégraphe, comme Jiøí Kylián veut le faire maintenant?
— Oui, j’y ai aussi pensé. Mais si on fait des chorégraphies classiques, on a besoin d’une bonne compagnie avec laquelle on puisse travailler.

Hans van Manen et Jiøí Kylián ont précisément ceci: une excellente compagnie avec laquelle ils travaillent régulièrement.
— Peut-être que j’y arriverais aussi, mais en toute franchise, j’ai besoin de ce stress d’un double emploi. Je ne peux pas rester inactif.


Né à Bâle en 1941, Heinz Spoerli a été danseur à Bâle, Cologne, Winnipeg, Montréal et Genève. En 1972, il devient connu en tant que chorégraphe avec «Le Chemin». De 1973 à 1991, il est chorégraphe principal, puis directeur du Basler Ballett, devenu célèbre dans le monde entier sous sa direction. De 1991 à 1996, il est directeur du ballet au Deutsche Oper am Rhein Düsseldorf/Duisburg et depuis 1996 directeur du ballet à l’Opéra de Zurich et directeur artistique de la Schweizerische Ballettberufsschule. Heinz Speorli est aussi chorégraphe invité à l’Opéra de Paris et de Vienne, à la Scala de Milan, à Berlin, Pékin, Lisbonne, Hong-Kong, entre autres. Il participe à la création de nombreux films de danse pour diverses chaînes de télévision. Il obtient le Hans-Reinhart-Ring en 1982, le Kunstpreis de la Ville de Bâle en 1991 et le Prix Jacob Burckhardt, décerné par la Fondation Johann Wolfgang von Goethe en 1995. Son œuvre chorégraphique compte environ 140 ballets. Actuellement le répertoire du Zürcher Balett comprend, entre autres: «Goldberg-Variationen», «Ein Sommernachtstraum», «... und Farben, die mitten in die Brust leuchten», «Brahms Ein Ballett», «Romeo und Julia» et «Giselle».

Photos de pas de deux chorégraphiés par Heinz Spoerli