Cette
œuvre résulte de la collaboration fructueuse de deux musiciens, J.S.Bach
et F.Busoni, appartenant l’un et l’autre à des siècles et des styles différents
(XVIIIe siècle pour l’un, XXe siècle pour l’autre)
qui auraient dû nécessairement les séparer. Pourtant, cette rencontre n’est
pas vraiment fortuite dans la mesure où les compositeurs qui se sont imposés
après la mort de J.S.Bach se sont peu ou prou inscrits dans le sillage de
cet illustre devancier. Ainsi, une grande tradition germanique s’est-elle
peu à peu constituée, confirmée, sédimentée au cours du XIXe siècle jusqu’à l’École de Vienne
moderne. De Beethoven à Webern, en passant par Brahms, Liszt, Schönberg et
Busoni, le modèle indépassable de Bach n’a pas cessé d’exercer son influence
et ses prestiges compositionnels : les grandes formes conçues comme de vastes
architectures, dans lesquelles le matériau thématique est choisi en fonction
de son pouvoir de développement et de déductibilité du discours musical,
l’art de la fugue porté à un degré extrême d’élaboration contrapuntique
et inlassablement réinventée, l’art de la variation, tout aussi prodigieusement
accompli à travers les très nombreuses versions des Chorals pour orgue par exemple, des Variations Goldberg pour clavecin, ou encore celles de la monumentale Passacaille pour orgue en ut mineur. Entre autres exemples de ce grand art de la variation chez Bach, nous rencontrons la chaconne de la Partita en ré mineur pour violon seul BWV 1004.
Cette œuvre trouve une place très particulière dans le catalogue de notre
illustre compositeur puisqu’elle nous offre une magistrale démonstration
d’un procédé de composition musicale remarquablement prisé et exploité dans
les multiples chaconnes ou passacailles de l’époque baroque. Et en quelque
sorte, une fois de plus, Bach aurait assimilé les mille et une expériences
de ses pairs, transcendées par la puissance géniale de sa prodigieuse inspiration.
Mais d’autre part, Cette œuvre a connu un destin assez exceptionnel, non
seulement bien sûr par la véritable consécration que cette œuvre a su recueillir
auprès des plus grands interprètes, mais aussi grâce à l’attention et l’intérêt
très marqués que deux compositeurs, Brahms et Busoni à la fin du XIXe
siècle, ont voulu pointer. En effet, les deux transcriptions que ces deux
musiciens nous ont proposées de l’œuvre originale de Bach ont plus que contribué
à la diffusion, à un succès jamais démenti, à la reconnaissance d’une œuvre
qui va acquérir un statut spécial, à savoir celui de la plus grande modernité.
Car les monumentales fresques sonores et pianistiques que nous offrent
les deux compositeurs romantiques (et surtout celle très visionnaire de Busoni),
inaugurent une période fastueuse, luxuriante des plus illustres talents pianistiques
ayant reçu les riches enseignements des virtuoses du XIXe siècle,
Fr.Liszt en tête. Enfin cette œuvre a aiguisé l’attention de compositeurs
et interprètes très différents les uns des autres, qui les conduisent soit
à adjoindre un accompagnement pour piano à la main gauche comme Mendelssohn, Schumann, pâles et timides ajouts au regard de la périlleuse version de Brahms pour la seule main gauche, soit à traiter cette œuvre en transcription pour luth comme José Miguel Moreno ou pour guitarecomme Segovia.
1
- La forme chaconne et passacaille : son origine, ses caractéristiques musicales,
l’histoire du genre à travers les compositeurs du XVIIe au XXe siècle D’origine espagnole, la
chaconne et la
passacaille
sont des danses anciennes sur un schéma rythmique ternaire. Souvent lentes
et solennelles, elles se sont imposées au cours et surtout à la fin du XVI
e
siècle, pour se diffuser ensuite en Italie, en France et dans les pays germaniques.
La forme acquiert une importance dans le domaine instrumental très caractéristique
de son appartenance à l’époque baroque. Cette danse aux noms quasi interchangeables
est intégrée à la
suite instrumentale, placée le plus souvent comme
pièce finale. La distinction entre les deux, repose sur une différence de
vocables dont celui de
passacaille correspond à l’expression espagnole de «
pasar une calle »
(passer dans une rue). À l’époque, il s’agissait d’une musique exécutée dans
la rue par le tambourin et la flûte ou le chant et la guitare, à l’occasion
d’un cortège ou d’une procession. Quant à la
chaconne (de l’espagnol
chacona),
d’origine américaine, elle aurait été pratiquée dans des couches populaires
tels que par les servantes, domestiques ou muletiers à l’aide de castagnettes.
Toutefois, il s’avère très hasardeux de vouloir cerner des caractéristiques
bien définies pour chacune d’entre elles, tant les deux formes se confondent
le plus souvent chez les musiciens, dans le temps comme dans l’espace.
Du point de vue musical, la
chaconne s’apparenterait à une chanson à refrain de forme répétitive, ce qui expliquerait que les compositeurs français des XVII
e et XVIII
e siècles l’aient très vite associée à la forme
rondeau. Quant à la
passacaille, il semblerait que les instrumentistes de la première heure dépassèrent le principe simple de répétition par celui de la
variation du motif, déjà appliqué à d’autres danses anciennes. Ainsi désigne-t-on par
passacaille, une forme
variation
fondée sur un thème de quatre ou huit mesures placées à la basse et s’achevant
par une cadence parfaite nettement marquée. La régularité cadentielle, la
lenteur et la solennité du tempo, la mesure à 3 temps, ainsi que le principe
de l’
ostinato, sont les caractéristiques essentielles
de cette forme imposante à la démarche majestueuse, au caractère démonstratif
et ostentatoire, donc baroque par excellence. La
passacaille, comme la
chaconne et le
ground
en Angleterre, repose sur une basse immuable qui est le pivot générateur
de la composition à partir duquel les multiples variations trouvent leur
essor et leur capacité d’expansion. Très en faveur auprès des grands clavecinistes
français, la
chaconne propose une formule tempérée par la forme
rondeau, autre danse et forme
musicale particulièrement prisée par les compositeurs de l’époque.
Née au cours du XVI
e
siècle et issue du réemploi multiple de certaines teneurs dans la polyphonie
religieuse, la variation se présente le plus souvent à partir d’un thème
inlassablement répété sous la forme d’une basse obstinée, d’un schéma harmonique
qui est traité comme une basse contrainte. Elle va trouver son terrain d’élection
sur des motifs de danses à succès, très en vogue au début du XVII
e siècle, telles que les airs de
Passamezzo antico, de
Passamezzo moderno, de la
Romanesca, de la
Folia, du
Ruggiero… et constituer un travail préfigurateur du genre futur de la
chaconne,
passacaille ou
ground.
Ce sont les grands virginalistes anglais de l’époque élisabéthaine, les compositeurs
germaniques du nord de l’Europe comme J.P.Sweelinck par ex., ou encore des
compositeurs plus méditerranéens tels que les grands luthistes français du
début du XVII
e siècle, les espagnols A. de Cabezón, J.B.Cabanillès,
ou les Italiens de Cl.Monteverdi à A.Corelli, qui ont frayé la voie et généralisé
cette pratique de la variation, réinventant sans cesse l’expression musicale
à partir d’un motif unique.
Ce grand genre indissociable du style baroque va donc trouver son terrain d’élection auprès des compositeurs des XVII
e et XVIII
e
siècles, et connaître alors un épanouissement, une consécration inégalés.
Citons, parmi les musiciens les plus confirmés de l’époque à avoir éminemment
illustré la forme, des compositeurs tels que G.Frescobaldi, J.H.d’Anglebert,
J.Champion de Chambonnières, L.Couperin, Fr.Couperin, M.Marais, N.Lebègue,
D.Buxtehude, J.Pachelbel, G.Muffat, J.K.Fischer, G.Fr.Haendel, J.S.Bach.
Diffusée dans toute l’Europe musicale d’alors, elle constitue un cadre on
ne peut plus favorable pour
l’émergence des plus grands chefs-d’œuvre du genre [
1]. Parmi ceux-ci, relevons les
Cento Partite sopra Passacagli de Frescobaldi, les deux chaconnes en rondeau des 1
re et 4
e suites de d’Anglebert, ou celles de L.Couperin dont celle en
sol m particulièrement prisée chez les interprètes, la très célèbre
passacaille en
si m.,
l’Amphibie du 24
e ordre du 4
e Livre pour clavecin,
La Française,
l’Espagnole,
l’Impériale des sonates en trio de Fr.Couperin, les chaconnes en
ut m.,
mi m. et surtout
ré m. de Buxtehude, les chaconnes en
ré et en
fa de Pachelbel dont les matériaux thématiques se rapprochent étroitement de celui du
ground anglais, la magistrale
passacaille en
ut m. pour orgue de J.S.Bach ou encore la grande
chaconne de la 2
e Partita en
ré m pour violon qui nous occupe ici. Cet inventaire non exhaustif, ne doit néanmoins pas nous faire oublier les nombreux
grounds de H.Purcell, dont la
Fantasia upon one note à 5 parties, la
Sonate-Chaconne en
sol m de la VI
e sonate en trio,
A ground in Gamut pour viole, ou encore les
grounds de ses
Lessons pour
clavecin. C’est donc auprès des grands virtuoses du clavier, clavecin et
orgue, que la forme va véritablement acquérir ses lettres de noblesse, pour
une période d’un siècle et demi dont la fin, rappelons-le, est marquée par
la mort de J.S.Bach (1750). L’engouement des clavecinistes et organistes
pour cette forme magistrale, trouve un retentissement particulièrement marqué
chez les compositeurs ayant consacré aussi leur force créatrice dans le domaine
vocal. C’est le cas entres autres, des compositeurs d’opéras qui nous offrent
fréquemment diverses passacailles, chaconnes ou grounds dans leurs œuvres
lyriques. En intégrant cette forme dans un genre théâtral et vocal a priori
très éloigné de la vocation instrumentale à laquelle celle-ci semblait définitivement
vouée, des compositeurs comme J.B.Lully ou H.Purcell mettent en évidence
la puissance dramatique que cette forme recèle. Ainsi en est-il de la
passacaille d’
Armide ou bien la
Chaconne de
Phaéton de Lully, le
Magnificat à 3 voix de M.A.Charpentier, les différents
grounds des opéras de Purcell dont la très célèbre
Mort de Didon, la
chaconne de
King Arthur, la
passacaille «
How happy the lover » de l’acte IV de la même œuvre, ou encore le
Crucifixus de la
Messe en si
m
de J.S.Bach. D’autres compositeurs apporteront leur originale contribution
au genre, soit en se situant dans le sillage de leurs illustres devanciers,
soit en enfreignant les règles intangibles du thème obstiné sous la poussée
du préclassicisme : Ex. de la Chaconne des
Indes Galantes de J.Ph.Rameau, la passacaille d’
Iphigénie en Aulide de K.W.Gluck (absence de la basse).
Caractéristiques générales des thèmes-motifs de chaconne et passacaille, dans la conduite de la basseEn
exerçant notre écoute comparative sur l’ensemble des basses qui sont soumises
au principe de l’ostinato, fondement intangible des variations consécutives,
nous sommes frappés par leur caractère fortement stéréotypé, toutes articulées
sur la structure du tétracorde, le plus fréquemment descendant. De plus,
cette standardisation de la basse nous permet de classer le corpus thématique
en trois catégories :
- L’ensemble des thèmes élaborés autour d’intervalles
disjoints qui sont inspirés par les mouvements cadentiels issus de l’intervalle
de quarte, caractéristique majeure de la fonction de basse :
Thème de la Ciaccona en ut M. pour clavecin de Pachelbel Thème de la Ciaccona en ré M. pour clavecin de Pachelbel Thème de ground-passacaille en ut min. extrait de l’acte I de Didon et Enée, H.Purcell Thème de la chaconne du dernier acte de Fairy Queen de Purcell Chaconne de Phaéton de Lully Thème de la Passacaille en ut min. pour orgue de J.S.Bach Thème du finale de la 3e Symphonie de Beethoven - Le groupe des thèmes fondés sur une ligne conjointe, s’achevant sur l’inéluctable cadence parfaite :
Thème de la chaconne en la min. pour clavier de K.Fischer Thème de Vénus et Adonis de J.Blow Thème de la chaconne du Roi Arthur de Purcell Thème de la Passacaille en si min. pour clavecin de Fr.Couperin - Enfin, un 3
e groupe de thèmes fondés sur un mouvement conjoint chromatique, confiant à l’ostinato une expression plus envoûtante :
Thème funèbre en sol min. extrait de l’acte III de Didon et Enée, H.Purcell Thème de la Passacaille en sol min. pour clavecin de L.Couperin Thème obstiné du Crucifixus de la Messe en si min de J.S.Bach Thème de la basse des 32 Variations pour piano de Beethoven 2 – Quelques repères biographiques de Busoni [
2]
Ferruccio Busoni
(1866-1924)
-
Né en 1866, il présente une double origine italienne et allemande, et incarne
une sorte de synthèse de la culture musicale méditerranéenne et germanique.
Il se remarque par sa formation de pianiste virtuose, et mène parallèlement
une carrière de compositeur.
- À partir de 1888, il entreprend un vaste
travail de transcription pour piano, à partir d’œuvres de J.S.Bach initialement
consacrées à l’orgue surtout, et au violon dont la
chaconne en ré mineur.
-
Au début du siècle, avant la Première Guerre mondiale, Busoni poursuit ses
efforts pour défendre la musique contemporaine, alors contestée de manière
virulente. C’est par une série de concerts qu’il dirige à Berlin, que Busoni
assure la promotion de la musique nouvelle.
- Sa brillante carrière de
pianiste virtuose le prédispose à diffuser les pages les plus flamboyantes
de Fr.Liszt, à défendre le répertoire puissant et hautement didactique de
J.S.Bach, réhabilitant au passage les concertos de Mozart, compositeur quelque
peu négligé à l’époque.
- En 1906-1907, il publie un court essai, «
Esquisse d’une nouvelle esthétique musicale »,
dans lequel le compositeur, très engagé dans la musique de son temps, va
exposer des aspects théoriques particulièrement prophétiques dans sa pratique
de compositeur. En effet, dans cet ouvrage, Busoni conteste hardiment l’idée
que le langage musical puisse se limiter au système tonal classique avec
tous les principes formels qui lui sont étroitement liés. Ce faisant, il
nous propose un élargissement non conventionnel des techniques de composition,
à la multiplicité des modes (les possibilités quasi infinies d’agencement
des # et des
b à l’intérieur d’une échelle donnée), à l’emploi de thèmes folkloriques ou orientaux (
Indianishes Tachebuch, 1915,
Turandot, 1917), à la polytonalité (
Sonatina seconda pour piano de 1912), au chromatisme intégral de l’atonalité (
Élégie
pour piano de 1907), aux micro-intervalles, voire même à l’électronique.
Il conçoit le caractère expérimental de la musique, et par là même, la production
de timbres inédits. Cette réflexion résolument tournée vers l’avenir moderne
et contemporain de la musique, projette le musicien, théoricien à ses heures,
au tout premier rang de l’avant-garde.
- Conformément aux idées très audacieuses
qu’il défend, certaines de ces œuvres illustrent leur appartenance à une
époque musicale prédisposée à l’usage généralisé de dissonances propices
à l’émergence de l’atonalisme, comme l’imposent entre autres les compositeurs
de l’École de Vienne. Outre les œuvres précitées, ainsi en est-il de la
Fantaisie indienne op.44 (1913) ou bien de la
Romanza e scherzoso op.54 (1921) pour piano et orchestre.
- Parmi les œuvres les plus modernistes et pouvant souligner le mieux l’esthétique anti-conventionnelle de Busoni, retenons
Arlecchino op.50 (1916) et
Turandot (1917), spectacles parodiques dont la singularité théâtrale rompt avec un certain conformisme de l’opéra. Mais c’est avec
Doktor Faust (1925) que Busoni donne toute la mesure de son éclectisme novateur.
-
En marge des modes de son temps (l’engouement wagnérien et l’influence impressionniste
de Debussy), Busoni sollicite, en tant que compositeur, ses liens avec Beethoven,
Berlioz ou Liszt. On compte parmi ses élèves des figures aussi dissemblables
que K.Weill et E.Varèse dont la force préfiguratrice trouve peut-être ses
racines à travers un enseignement aussi fécond que novateur, dispensé par
un pédagogue généreux et visionnaire.
- Radicalement orienté vers un avenir prometteur de la musique du XX
e
siècle, Busoni, futuriste iconoclaste, avait cet insigne avantage, qu’il
partageait avec l’un de ses illustres pairs comme Schönberg, d’articuler
ses créations sur une puissante tradition classique, toujours revendiquée.
Conçue comme le véritable fondement des grandes innovations, cette tradition
contient les germes des expériences les plus fulgurantes, d’où le concept
de
nouveau classicisme ou de
musique universelle inventé par Busoni. Des œuvres comme la
Fantasia contrappuntistica (1912) d’après la fugue inachevée de l’
Art de la fugue de J.S.Bach ou encore son
Concerto pour piano
(1904), immense fresque lisztienne, ses nombreuses transcriptions d’œuvres
de Bach, Beethoven, Brahms, Liszt… confirment cette révérence du grand pianiste-compositeur
pour la culture musicale classique.
- Grand précurseur de la musique moderne
et contemporaine, Busoni disparaît (1924) à un moment où les règles dodécaphoniques
sérielles sont définitivement édictées par Schönberg, offrant ainsi un cadre
viable à quelques générations de compositeurs les plus marquants du XX
e siècle.
3 – Les
aspects formels de l’œuvre à travers son matériau thématique, son découpage,
les types d’écriture adoptés pour assurer la progression formelle [3]Première page manuscrite de la Chaconne pour violon de J.S.Bach (vers 1720) Le
thème repose sur un schéma cadentiel irréductible (I,V,VI, IV,V, I) que solennise l’accent de la noire élargie porté sue le 2
nd temps des 1
res
mesures. La pesanteur hiératique de chaque accord est soulignée par leur
répétition, les faisant rebondir d’un temps sur l’autre, et une accentuation
marcato de caractère déclamatoire. Cette qualité particulière du
phrasé rythmique confère à la raideur martiale naturelle de la chaconne une
plus-value expressive. Et il semble bien que ce thème délivre un surcroît
d’austérité et de ferveur. À cette surenchère expressive, la déclamation
rythmique de chacun des accords constitutifs participe. Une tension continue
et étendue sur toute la phrase, renforce le pouvoir saisissant d’un principe
rythmique de caractère naturellement altier, empesé et guindé. Ainsi, résulte
un excès d’emphase qui enrobe l’énoncé du thème d’une aura sacrée, voire
mystique (affinités expressives de cette chaconne avec la grande
Passacaille
pour orgue de Bach). Sur ce schéma implacable vient s’imprimer une ligne
mélodique distincte, dont l’individualité nettement définie rompt avec la
neutralité anonyme du schéma standardisé de la basse. Cette prégnante courbe
contribue tout autant à la sévérité du phrasé et au caractère d’injonction
qu’elle partage avec le sujet de la forme fugue concurrente. Ce chant supérieur
épouse le trajet ternaire classique d’
anacrouse-accent-désinence, dessinant avec élégance une courbe en arche :
À
noter que le schéma rythmique proche de celui de la sarabande, repose sur
une structure génératrice d’œuvres essentiellement françaises, comme la
Passacaille de l’opéra
Armide de Lully, les variations sur
Les Folies d’Espagne, celles issues de la 3
e suite en
ré min. de J.H.d’Anglebert, ou encore
Les Folies françaises ou
Les Dominos, 13
e ordre du 3
e Livre de Fr.Couperin :
Ostinato de la Passacaille dans Armide de Lully Thème de la Folia et des Folies françaises de Fr.Couperin Toutefois,
cette caractéristique française ne doit pas nous faire oublier ses liens
très étroits avec les origines rythmiques espagnoles, tels que l’on peut
les déceler, par exemple, dans
La Folia con variazioni, Sonate n°12
op.5 pour violon de A.Corelli. Et c’est bien cette tradition hispano-française
que retiendra également Beethoven pour le thème de ses
32 Variations pour piano :
Thème de la m-d. dans les 32 Variations pour piano de Beethoven Variation I Les
variations I et II
développent les potentialités accentuelles du rythme pointé qui se resserre
en croche pointée et double croche, en lieu et place de l’ample noire pointée
initiale. Ce rythme implacable se généralise sur l’épisode des deux variations
constituant une unité indivisible que nous pouvons considérer comme un
1er groupe.
L’indissoluble continuité des deux variations est renforcée par le lien rythmique
assuré mes.8, lors de la cadence parfaite du
thème, et se diffuse autour du cadre mélodico-harmonique des 4 premières mesures du thème (
1re variation) :
mais
aussi par l’élargissement, l’épaississement progressif des registres des
lignes. Ainsi, l’ampleur de l’élan, la progression ascendante de cet épisode
s’effectue à partir du principe de l’octaviation des lignes se propageant
de proche en proche, d’un registre à l’autre. Et c’est aussi de l’anacrouse
initiale que cette vaste progression puise son énergie ascensionnelle
La
régularité mécanique des carrures concourt au mouvement inéluctable de la
progression dans la mesure où d’explicite (l’énoncé proprement dit du thème
suivi de sa 1
re expression variée), le thème devient implicite dans la
2nde variation.
Et cela d’autant plus que les piliers harmoniques annexent autour de leur
parcours, des harmonies chromatiques (mes.17, 18, 21, 22). Succombant aux
tensions rythmiques du thème, ce chromatisme harmonique se diffuse dans la
texture serrée des lignes réparties entre les deux mains de manière homorythmique.
Se superpose en surimpression, l’élément rythmique fondamental de la 1
re mesure, inlassablement dupliqué et scandé (l’omniprésence du
marcato) au cours des deux variations.
Variation IIILes
deux variations précédentes représentent une tentative de linéarisation mélodique
des harmonies qui rompt la rectitude, la rigidité originelle du thème. La
3e variation constitue une 2
nde étape vers l’expression chantante du thème :
Il
s’agit d’une vaste arabesque mélodique, véritable paraphrase chantante et
ornementale se greffant naturellement sur les accords neutres du schéma harmonique.
Elle surgit comme une
aria vocale pour les 4 premières mesures, une figuration instrumentale pour les 4 suivantes, véritable paraphrase décorative de la 1
re carrure. Elle repose sur un motif de tête qui sera réinvesti pour la
variation IV, et de mélodique il acquiert dans cette dernière des qualités harmoniques :
Variation IV La
variation IV
est donc une variation de la précédente selon la technique de la variation
de variation, et les pièces III et IV constituent donc le
2nd groupe
de l’œuvre. À noter que l’enchaînement de ces deux dernières procède du même
principe appliqué aux deux premières, à savoir une texture harmonique plus
dense (mes.32 à 36), doublée de l’extension arpégée de la figuration instrumentale
(mes.36 à 40) initialement plus mélodique (mes.28 à 32). L’intensité expressive
résulte aussi de l’adjonction d’appoggiatures d’ordres mélodique et harmonique
qui affectent de tensions multiples les élémentaires accords du
thème,
mais aussi d’une certaine redondance harmonique, dans la mesure où chaque
croche est affectée d’un accord. Ce faisant, cette dernière variation effleure
les couleurs des tons voisins par le jeu des dominantes de passages (V de
ré min., de
la min., de
sol min., de la mobilité modale du 6
e degré de
ré min.,
si bémol ou
si bécarre). Ses tonalités se fuyant à elles-mêmes engendrent la fluctuation diésée ou naturelle du
do, du
fa et du
sol. La chromatisation croissante de la
variation IV obéit à cette même recherche d’élargissement expressif, établi dès le
1er groupe (
I et II). Elle est issue des broderies autour des sensibles mélodiques du
do#, des
fa# et
sol#, étendues sur le cours tranquille des figures mélodiques et déployées à la main droite dans la
variation IV (mes.28 à 32).
Variations V et VILes
variations V et VI poursuivent la logique de continuité par groupe de 2 variations. Il s’agit donc du
3e groupe (mes.40
à 56) au cours duquel le motif rythmique de la mes.2 se reconstitue, dilué
qu’il était dans les figures harmoniques verticalisées ou linéarisées précédentes
(
Var.IV). Mais ce module rythmique, fondement essentiel
du thème, se raidit sur la crispation de la double croche et des silences
qui isolent, appesantissent chacun des accords de la m-d., le tout exécuté
dans une frénésie de phrasé que soulignent les octaves trépidantes de la
basse. Ainsi remarquons-nous les affinités phraséologiques que présente cette
nouvelle interprétation du thème avec celui dont Beethoven s’emparera pour
ses
32 Variations. D’ailleurs la légère accélération du tempo (
Più mosso)
est renforcée par la courbe ample des mouvements alternés et contrariés de
gammes (mes.40, 42, 44, 46) ou de dessins harmoniques brisés (41, 43, 47),
tout ceci se calquant sur une main gauche spatialisée (la stricte octaviation
de la ligne de basse imprimée sur un mouvement continue de doubles croches).
Et le caractère fondamentalement harmonique du thème s’affirme de manière
péremptoire à la m-d. qui déclame les accords complémentaires de la basse.
Remarquable est la progression en arche, strictement conjointe de la m-d.
(
ré →
sib pour le versant ascendant,
sib →
ré pour son contraire). Quant à la
variation suivante
(mes.48 à 56), elle déploie les 8 mesures du thème dans un espace sonore
à nouveau renforcé et agrandi, selon un effet qui se reproduit pour la 3
e
fois, et qui détermine la propagation à la m-d. des figures instrumentales
ainsi redoublées. En doubles croches ininterrompues, celles-ci sont dérivées
et inspirées par les mouvements en vagues successives de la
variation V antérieure.
La dynamique spatiale et expressive élargit les registres et s’enrichit des
vastes mouvements en éventail entre les deux mains (mes.52 à 56). L’éclat
et la plénitude de l’écriture semblent ici atteindre une sorte de culmination,
que l’on pourrait considérer comme un véritable
climax (mes.55–56) à la manière romantique dont Busoni ne semble pas s’échapper.
Variation VI (mes.48-49 et 51-52) La
variation VI poursuit le mouvement librement renversé des éléments de gammes qui tournoyaient à la basse dans la
variation V,
transféré ici à la m-d., et renforcé par la doublure de la m-g. Le découpage
du thème en deux moitiés complémentaires (mes.46-50 et 51-55) détermine des
dessins pianistiques incurvés en sens inverse
. Cette orientation contraire prédispose l’écriture à mettre en relief la symétrie : les successions conjointes pour la 1
re moitié, les arpèges brisés pour la 2
nde (mes.51- 55).
Variation VIIC’est pourquoi se maintient dans la
variation VII le principe de symétrie et d’inversion entre les deux mains (mes.60-64). La
variation VII
représente l’aboutissement inéluctable du mouvement longuement étiré des
2 variations précédentes. Elle libère toute cette énergie accumulée (mes.40
à 56) sur les doublures à l’unisson d’un thème énoncé ici de manière homophonique
(mes.56-59) :
Le
strict parallélisme des deux mains rivalise de densité avec le travail d’orchestration
dont la qualité première est de spatialiser les riches résonances des harmoniques.
Et les larges déplacements de la m-g., doublés par la m-d., investissent
de façon orchestrale le riche espace des registres du piano. Le thème amplement
déclamé se nourrit des riches doubles broderies toujours octaviées (mes.56…
3
e temps) et dont la qualité mélodique contribue à réguler la rigueur des mouvements cadentiels (2
nd temps). Cette ultime étape qu’est la
variation VII persévère dans cette écriture à 3 parties rythmiquement parallèles, et déjà adoptée dans la
variation VI.
Le lien demeure étroit entre les deux, là encore. Les harmonies brisées,
dispersées (mes.60-64) se projettent dans un espace qui scelle de manière
définitive les oppositions entre registres grave et aigu, accusant davantage
encore les courbes divergentes des deux mains (mes.52 à 56 et 60 à 64).
Variation VIII et XIEn effet, la
variation VIII
reprend à son compte le principe du renversement et de l’inversion symétriques
(mes.70 et 71) des figures pianistiques entre les 2 carrures (mes.64 à 68
et 68 à 72) :
En
outre, les tensions et les détentes rythmiques sont réparties avec une telle
régularité à l’intérieur de la mesure (les 2 premiers temps contre le 3
e)
que s’impose avec force la sensation d’opposition et de complémentarité des
registres évoquées plus haut. Selon une mise en œuvre introduite dans la
variation VII, l’énoncé du thème durcit son caractère pulsatoire
associé à une sorte de rétention puissante du mouvement rythmique (mes.56,
les croches déclamées avec emphase et majesté, mes.64, le phrasé détaché
semblant canaliser, voire freiner le glissement naturel des mvts conjoints,
1
er et 2
e tps). Un nouveau motif se profile dans le
registre médium (mes.64) se dotant de propriétés mélodiques (le mvt conjoint)
dont était dépourvu le balancement cadentiel correspondant dans la variation
précédente (mes.56). Et il s’agit bien ici d’approfondir mélodiquement ce
mouvement de balancier auparavant réduit à son rudimentaire intervalle (mes.56…).
Les gammes déferlantes libèrent l’énergie concentrée sur les deux premiers
temps des mesures, tandis que ceux-ci, dans leur retenue et précision rythmiques,
semblent au contraire contenir, réfréner les promesses d’élan du phrasé (
staccatissimo). Ces gammes sont annonciatrices du style improvisé propre au genre
fantaisie, qui va prévaloir dans la
variation IX.
Enfin, on peut considérer cette variation comme une proposition mélodique
de la précédente dont le matériau était rigoureusement harmonique malgré
son cheminement homophonique et linéaire (mes.56 à 60).
Variations IX et XLe style de la
fantaisie
ou bien le style cadentiel de concerto détermine les traits-fusées des gammes
improvisatrices, exécutées avec une frénétique volubilité, une transcendante
impétuosité des deux mains. À distance d’octave, m-g. et m-d. se poursuivent
dans un strict parallélisme balayant toute l’étendue du piano virtuose (mes.72
à 77). Le déroulement interne de cette variation obéit à une totale liberté
d’invention. En effet le schéma harmonique et rythmique initial est totalement
dilué dans les figures volubiles et précipitées des gammes montantes (mes.72
à 76) ou descendantes (mes.76). Mais, d’autre part, la dissymétrie de son
découpage (5 mes.+ 3 mes.) place cette variation sous le signe de la
transition,
sorte de parenthèse vagabonde avant le retour obligé d’un thème soumis au
travail rythmique, harmonique, aux recherches multiples et variées de l’écriture
choisie, portant sur le dispositif particulier des deux mains du piano (mes.77
à 81). Quel formidable contraste entre les deux aspects de cette transitoire
variation ! Quel vertigineux abîme sépare ce
climax de la virtuosité de la
variation X
suivante, toute en douceur feutrée, poétique, et caractérisée par un toucher
de piano délicat, félin, pénétrant ! Elle permet aussi à un acte pianistique
de la plus haute bravoure de ménager la dépense énergétique nécessaire pour
l’exécution d’une œuvre aussi monumentale. Ainsi, cette carrure transitoire
(mes.77 à 81) instaure un continuum indéfectible de l’écriture entre les
variations IX et
X, afin de mieux reconquérir un travail compositionnel se voulant plus sophistiqué. Après ce
rubato
formel des 9 mesures précédentes (mes.72 à 81), l’écriture du piano se ressaisit
sur son schéma rythmico-harmonique naturel, à savoir la séquence de 4 mesures
et son multiple conséquent de 8 mesures correspondant à l’énoncé complet
du thème. Rétrospectivement, les
variations VII,
VIII et
IX
peuvent en conséquence être perçues comme un tout indissoluble. Nous avons
vu combien des affinités les rattachent entre elles, mais aussi parce qu’elles
convergent et progressent selon une certaine croissance rythmique (doubles
croches → triples croches), un
accelerando dynamique qui les rabat
les unes vers les autres avec toujours plus de célérité. Enfin, ces variations
sont engagées autour de pôles harmoniques inexplorés jusqu’alors, à savoir
l’accord d’
ut bécarre, de
fa (mes.57, 65, 66, 69),
et de
sib
(mes.58, 70). Tout cela contribuant à enrichir l’impression de liberté improvisatrice
qui semble toujours davantage innerver ce groupe de variations, jusqu’à atteindre
ce point culminant structurel et expressif qu’est la carrure élargie des
mes.72 à 77.
Variations X (mes.81 à 89) à XVI (mes.129) La vocation de la
variation IX transitoire fut de ménager une période de détente au sein d’un parcours prédéterminé et d’une rigidité extrême. Quant à la
variation X,
elle se présente comme un véritable exercice de style sur le phrasé (effleurement
du toucher) et l’écriture harmonique. Havre de paix, elle s’étend sur le
cours tranquille et plus intimiste (caractère
dolente, nuance
p)
de ses figures harmoniques toujours orientées de manière divergente. Cette
variation reprend à son compte le principe de symétrie des figures inversées
de 4 en 4 qui avait été adopté pour les
variations V à IX, mais aussi, de par sa singularité et relative indépendance, elle prolonge d’une manière tout autre l’effet de détente que la
variation IX avait
introduit. Car l’auditeur comme l’interprète ont besoin de reprendre souffle
pour aborder le groupe de variations suivant, long épisode que constituent
les
variations X à XVI. Les accords se déploient paresseusement,
répartis en éventail entre les 2 mains, ils se distendent, s’étalent sur
chaque mesure (un accord par mesure). Ce faisant, nous obtenons un dispositif
polyphonique latent, à 4 voix instrumentales : la main droite s’empare de
l’accord arpégé descendant, en doubles notes rebondissant sur elles-mêmes
(les 2 premiers temps de chaque mesure), en intervalles harmoniques parallèles
(2 voix). Quant à la main gauche, elle imprime son dessin contrarié en croches
pulsatoires. Ces pulsations de croches régulières accentuent le phrasé
legato
de 2 en 2 dominant au-dessus. La partie inférieure met en relief 2 plans
sonores, dont la basse octaviée (mes.81 à 85) placée sur les demi-temps extrêmes,
engendre dans sa résonance les harmoniques supérieures d’un ténor fictif.
Et c’est ainsi que le «
4 voix » poursuit son développement à travers
quatre couches sonores, parallèles 2 à 2, en éventail entre les deux mains
pour la carrure inversée (mes.85 à 89). Toute cette variation est conçue
à partir des accords de 7
e diminuée (V de
la min., de
sol min., de
ré min.)
et de leurs renversements. Le chromatisme et la multiplication des notes
sensibles, qui sont inhérentes à cet accord, confèrent à cette variation
une instabilité et une tension augmentées par l’absence de tonique. Sous
l’emprise de ces figures d’une élasticité distendue, la variation glisse
inexorablement vers la suivante pour y trouver un aboutissement justifié.
Ce long V artificiellement étiré, trouve son inévitable résolution mes.89,
c'est-à-dire sur le 1
er temps de la variation suivante. Si bien qu’à cette
variation XI est dévolue une fonction de résolution cadentielle prolongée : la pédale de
ré
entretenue dans les figures brisées des triples croches (mes.93…). La persistance
de cette tonique réintroduit un équilibre tonal entre les deux variations
concernées, liées l’une à l’autre par ce rapport nécessaire, V-I.
Variations XI à XVI (mes.129) Désormais
les variations vont s’enchaîner selon une indissoluble continuité, accrue
par un procédé simple mais efficace : Busoni rompt le système d’ordonnancement
des
variations I à XI, qui repose sur l’unité de l’écriture appliquée à des variations groupées par paires. Aussi la
variation XI
inaugure-t-elle le principe de l’anticipation, du chevauchement des carrures
d’une variation à l’autre, dans la mesure où les carrures sont toutes dérivées
les unes des autres (ex. mes.97 à 101 et 105 à 109, 1
res carrures des
Var.XIII et XIV).
Le caractère indivisible de ce groupe de cinq variations est renforcé par
l’unité de l’agogique et du rythme (les figures de triples croches). Plus
encore, les 2 carrures de la
variation XI (mes.89 à 91 +
125 à 129) sont dissociées et ont pour fonction d’encadrer de part et d’autre
la succession ininterrompue de ces variations (mes.89 à 129). Cet ensemble
se referme selon l’archétype formel ternaire : une carrure d’introduction
complétée symétriquement par une carrure de terminaison. Le procédé de brouillage
des articulations entre les variations va donc s’exercer sur le net découpage
des carrures qui se détachent les unes des autres par une formule pianistique
distincte, mais pouvant astucieusement coïncider de l’une à l’autre par le
jeu des affinités d’écriture, au voisinage et à distance. Ainsi, l’anacrouse
du thème (mes.129), retrouvant son profil initial pour la
variation XVI, voit se maintenir en fondu-enchaîné la basse octaviée de la
variation XI, 2
nde
carrure. Les figurations choisies sont particulièrement illustratives de
l’écriture instrumentale baroque à laquelle J.S.Bach recourt dans ses œuvres
pour clavier en particulier (clavecin et orgue) : répartition des 2 mains
propre à l’
invention à 2 voix (
Var.XI), le style
toccata (
Var.XII, mes.93), le style
fantaisie ou
prélude des arpèges contrariés (
Var.XIII, mes.101
et XIV, mes.109), des formules scintillantes et légères issues de l’écriture oscillatoire et brisée de la
toccata (2
ndes carrures des
Var.XII et XIII),
extension, projection, écartèlement des accords brisés sur un espace généreusement
agrandi, élargi en 3 ou 4 niveaux polyphoniques (
Var.XIV et XV, mes.117).
L’étagement de ces différents plans sonores laisse émerger ou planer une
empreinte en valeurs larges (les noires) qui circulent d’un plan à l’autre,
de la basse (
Var.XII, XIV) à la ligne supérieure (
Var.XV)
en passant par le registre du médium. Enchâssé dans ce réseau polyphonique,
le jeu très subtil des accents contrariés vient s’imprimer autour des figures
légères et tournoyantes : d’un côté un phrasé qui s’arc-boute sur la ligne
conjointe des puissantes et résonantes pulsations de la basse (
Var.XIV et XV),
de l’autre, de vigoureux accents à contretemps, décalés, semblant démentir
la trop grande fermeté, l’évidente assurance des pulsations graves (
XIII à XV).
D’ailleurs ce jeu persistant des contretemps est un facteur supplémentaire
d’unification pour l’ensemble des variations concernées. Enfin, plus nous
progressons dans la partition, plus nous percevons combien le(s) compositeurs(s)
s’autorise(nt) de liberté par rapport à un canevas harmonique de départ qui
constituait surtout un réservoir de degrés solidement attachés à la tonalité
de
ré min. C’est ainsi que très vite, s’insinuent dans cette trame
des harmonies glissantes, passagères qui tendent à édulcorer la rigidité
prégnante de la proposition tonale initiale. Nous avons vu que ces harmonies
pouvaient résulter du chromatisme (
Var.III et surtout
X).
Mais au fond ces emprunts passagers et fuyants gravitent autour des pôles
fondamentaux de la tonalité principale renforçant l’étroite sujétion des
V des tons voisins (
sol min.,
sib M.,
la min.,
ut…) à la tonalité centrale. Ces harmonies à la fois instables et expressives peuvent s’interpréter de deux manières :
- Des tonalités satellitaires dites voisines
qui ne font que confirmer le rôle polarisateur de la tonalité principale.
Or, cette puissante attractivité de la tonalité est une donnée fondamentale
du style baroque musical.
- Cette tendance au monotonalisme de l’époque baroque n’est pas incompatible avec un chromatisme envahissant et audacieux, parfois sulfureux (ex. de la Fantaisie chromatique et fugue pour
clavier de Bach). Elle traduit ce goût pour les contrastes, les jeux d’opposition,
pour les antithèses les plus extravagantes qui sont profondément ancrés dans
la conception esthétique de l’art baroque. Les variations IV et X peuvent ainsi relever de cette vision.
- Mais, d’autre part, la multiplication des 7es
diminuées qui ont pour vocation de démultiplier les sensibles suspensives,
des appoggiatures chromatiques diffuses, rappellent la profonde proximité
du style de Busoni avec l’harmonie pianistique de l’époque romantique (variation X).
Et c’est probablement l’écriture lisztienne de Busoni qui nous autorise à
établir cette affiliation du chromatisme harmonique de la chaconne à l’écriture
harmonique du romantisme.
Variations XVI, XVII, XVIII (mes.129 à 153)
La
Variation XVI inaugure la
3e grande partie de cette pièce. Elle reconstitue somptueusement le
thème,
tel qu’il se présente initialement mais en l’enrichissant de doublures harmoniques
de type orchestral, en figeant les accords qui le structurent selon une stricte
verticalité et
homorythmie (suppression des figures ornementales
initiales). Étoffée, dotée d’une harmonie se déployant sur 4 niveaux associés,
cette variation marque une étape structurelle décisive, mais incarne également
le style romantique de la marche funèbre. Cette facture de superposition
des plans harmoniques fait irrésistiblement penser aux déclamations hymniques
et symphoniques du XIX
e siècle (Beethoven, Wagner, Bruckner, Mahler…). Le cortège austère des accords assure la reconquête ascétique du
thème.
Car ce dernier est placé à la suite des divagations digitales précédentes,
les plus éloignées de la rigueur harmonique du thème et apparaît comme le
signe d’une véritable
réexposition de l’œuvre. La maîtrise
architecturale de l’ensemble nous rappelle la tradition visionnaire des grandes
formes chez les compositeurs germaniques, de J.S.Bach à Brahms en passant
par Beethoven. L’austérité souveraine du thème se répand avec insistance
autour de ces 3 variations qui radicalisent en quelque sorte la sévérité
méditative et la plus abstraite de l’écriture. Ce groupe ternaire s’oppose
donc au souffle de liberté et de fantaisie qui animait les variations virtuoses
de la 2
nde partie. La
variation XVI clôt cette 2
nde
partie et représente un aboutissement nécessaire qui justifie rétrospectivement
le travail d’écriture virtuose poursuivi au cours de son développement. Mais
elle occupe aussi une fonction charnière dans la mesure où elle annonce une
bifurcation, un changement d’orientation de l’inspiration : la rectitude
homorythmique du thème.
Variations XVII et XVIIILe thème conquiert ici la tonalité homonyme de
ré M qui va unifier ce grand bloc des
variations XVII à XXVI (mes.129 à 223). Le thème en
ré M est de surcroît métamorphosé, transfiguré par sa nouvelle présentation harmonique de
choral. Car il s’agit bien d’un
choral dont la reprise variée est assurée par la
variation XVIII
(mes.145). Une nouvelle mélodie se profile au supérius rappelant la richesse
des virtualités mélodiques que peut générer un cadre harmonique simple. Cette
mélodie de
choral est entonnée dans une couleur sombre et profonde de l’instrument que Busoni imagine proche du timbre des cuivres (
quasi Tromboni). Il conçoit ensuite dans la
variation XVIII
un élargissement des registres que révèle la propagation de l’écriture octaviée
aux deux mains, tel le tutti de l’orchestre se réappropriant de manière plus
éloquente la prière recueillie du quatuor des cuivres. Ce principe de la
progression d’une variation à l’autre détermine aussi la diffusion du mouvement
en croches qui contribue au renforcement de la progression dans son amplitude,
sa dynamique (crescendo), son animation croissante, son timbre plus soutenu
(
sostenuto, sostenendo). Toutefois, la différence entre les 2 variations résulte du support mélodico-thématique : le thème de
choral pour la 1
re, un contour mélodique et rythmique plus proche du thème initial pour l’autre mes.145).
Variations XIX et XVIIIQuatre mesures de
transition
(mes.153 à 157) rétablissent les figures en diminution rythmique (les doubles
croches), pour que s’épanouisse une version décorative du
choral (mes.157). La
variation XIX se déploie sur les 3 plans sonores relevant du fameux dispositif polyphonique
en trio qui est communément adopté dans toute la musique baroque. Aussi, le thème-
choral est
transféré dans la partie de ténor (tel un jeu d’anches à l’orgue), tandis
que la partie supérieure délivre volutes et arabesques des arpèges brisés
en une formule rythmique continue préparée dans la transition. Cette longue
et libre figuration, toute en courbes et contre-courbes, est une formule
qui déroule son dessin linéaire sur des arpègements d’accords accentués sur
le 2
nd temps. Ce système rythmique reproduit sur chacune des mesures (noire, blanche) avait été instauré lors du 1
er énoncé du
choral (mes.137). Il confère à ce groupe du thème-
choral un phrasé spécifique, mais qui ne fait qu’exacerber l’accentuation définie lors du 1
er énoncé du thème.
Variations XX et XXIStrictement articulées autour du Tonique-Dominante de
ré M, les
variations XX et XXI sont des variations-charnière. Elles se développent comme une
étude
pianistique fondée sur le principe des déplacements rapides des mains et
de la confrontation virtuose de registres striés par des
staccati rebondissants et disposés en cascade, des ponctuations octaviées irruptives, des accords ressassés
con strepito. Le caractère didactique de l’
étude,
en vigoureux accords rebattus, conduit à la simplification extrême de l’harmonie,
au dépouillement thématique. Et c’est ainsi que ces 2 variations peuvent
être perçues comme une transition succédant au choral précédent et frayant
la voie à une nouvelle interprétation mélodico-harmonique du thème.
Variations XXIII à XXVICar le thème restitue avec fermeté ses propriétés rythmiques initiales (
Var.XXIII). Issu du registre sombre et du profond
tremolando
de la main gauche, il reconquiert la plénitude harmonique des doublures octaviées
(Ex. mes.203 à 207) que les variations antérieures avaient fait disparaître
dans des figurations prolixes plus linéaires. Le caractère hiératique et
monumental de ce thème détermine une écriture
recto tono, psalmodiée
à laquelle apportent leurs concours les notes supérieures et les accords
répétés de l’homophonie. Ces accords thématiques résonnent à nouveau avec
ampleur et profondeur. Inscrit sur une main droite triomphante, il accède
au registre médium non exploré jusqu’alors, un registre davantage propice
à cette expression éclatante que recèlent naturellement les harmonies du
thème. Selon la procédure habituelle d’enchaînement des variations, la
variation XXIV (mes.207)
investit un espace agrandi qui élève vers des registres plus lumineux les
somptueuses harmonies du thème, évoluant en un mouvement conjoint moins austère.
Ce mouvement engage les accords dans une sorte d’échappée mélodique par laquelle
ce groupe trouve son ultime accomplissement. Le thème rayonne dans toute
son ampleur, tel un tutti qui surgirait au moment du
climax, point
ultime de la progression. Les accords constitutifs du thème s’élargissent
fastueusement en doublures et harmoniques multiples. La 2
nde carrure
de la variation (mes.211 à 215) s’appuie sur les brisures octaviées de la
m-g., renouant de façon unitaire avec la carrure transitoire des mes.125
à 129. Mais l’agrandissement intervallique de ces arpèges brisés à la basse,
constitue une surenchère par rapport au modèle qu’offre la carrure antérieure,
répondant ainsi à cette logique omniprésente de la conception d’enchaînement :
les différentes phases qui soudent les variations en groupes successifs,
résultent d’un processus en expansion, dans l’espace et le temps. C’est pourquoi
la
variation XXV (mes.215) fait éclater avec fougue tous les registres (id.
variations VII, XIII, XV…).
Les figures rebondissantes se propagent en cascades incessantes selon un
dispositif ici plus concentré que celui déjà mis en œuvre dans les
variations XX et XXI (mes.165). Nous avions alors souligné la fonction de
transition assumée par ces 2 variations. La
variation XXV remplit le même rôle et referme ce groupe de variations en
ré M sur lui-même. Elle représente ainsi un véritable signal dont la puissante et véhémente culmination (
con fuoco, martellato, les
f z, le
trille ritenuto)
contribue à faire basculer l’auditeur vers de nouveaux horizons de la chaconne,
à savoir sa phase de péroraison que recouvrent les
Var.XXVI à
XXXII.
L’ultime phase de tout ce long processus formel est caractérisée par la dissolution
de l’esquisse chantante, que les variations précédentes avaient laissé émerger,
dans la matière bouillonnante des résonances harmoniques et de toutes les
figures houleuses, vibratoires du piano.
Variations XXVI à XXXIILa
Variation XXVI (mes.223)
inaugure
une série de variations qui vont s’attacher à restaurer le phrasé ternaire
du thème dans son accentuation immuable des 3
es tps, chargés d’impulser
le déroulement des mesures. C’est de son balancement ternaire et de l’élément-broderie
du thème, broderie savamment déplacée à l’intérieur de la mesure, que la
variation extrait ses ressources mélodiques d’une figure placée sous le signe
de la mélancolie élégiaque. Elle s’incarne en une ligne décorative dont la
ténuité, la fragilité s’oppose violemment aux prouesses digitales. Le linéarisme
dépouillé de son dessin est conduit par un marquage régulier des 1
ers et 3
es tps,
sur lesquels des repères discrets et de fugitifs accords nous obligent à
reconstituer et compléter la substance harmonique du thème. Néanmoins, la
légèreté de l’écriture répartie sur deux plans (la guirlande figurative et
chantante + les accents harmoniques) favorise les croisements des mains.
Soulignant ainsi la plastique quasi vocale de la ligne, cette légèreté aérienne
de la technique détermine pour la
variation XXVII (mes.232)
la dissolution des repères trop précis du thème. La ligne se fragilise en
un chant continu d’une profonde et enveloppante douceur qui transcende l’apparente
technicité des arpèges contrariés, l’harmonie apparaissant en cet instant
comme transfigurée par un chant intérieur.
Dans la
Variation XXXII,
le thème redoublé à l’octave se réincarne dans une solennité post-romantique
inspirée des grands symphonistes. Ce thème pénètre tous les niveaux du discours,
soulignant le goût du musicien pour une homophonie dense et massive, pour
les grands effets de puissance propres au plein jeu de l’orgue, dont Busoni
à l’instar de Liszt était aussi familier. En outre, l’allure hymnique du
thème n’est pas sans rappeler le style monumental de certains thèmes beethovéniens
ou inspirés par ce modèle indépassable de la composition musicale.
Plein jeu de l’orgue symphonique ou
tutti du grand orchestre, la sonorité
grandioso du choral ultime est énoncée avec toute la plénitude sonore que requiert cette réincarnation cyclique du thème.
Caractéristiques générales de la formeCe
qui est très frappant dans le parcours de l’œuvre, c’est le souci de cohérence
structurelle essentiellement liée à cette technique germanique de l’engendrement
des éléments successifs, dérivés les uns des autres, et qui sont ainsi engagés
dans une sorte de continuum formel. Et ce principe de la dérivation continue,
des modes d’enchaînement déductifs qui irriguent la forme globale, est cher
à Busoni, grand continuateur de l’histoire des formes et du langage musical.
Depuis Bach jusqu’à Schönberg en passant par Beethoven et Brahms, ce mode
de composition assimile les variations par paires, la 2
nde tenant lieu de surenchère de la 1
re
par le renforcement de l’écriture et du dispositif pianistique. Ensuite,
les variations fonctionnent par groupes restituant un découpage ternaire
que le principe élémentaire de la répétition thématique, de la succession
régulière et continue des variations ne pouvait pas a priori laisser soupçonner.
Cette œuvre fait donc apparaître :
- Une première partie (Th., Var.I à XVII) de 17 variations en ré min.
dont l’enchaînement repose sur une dynamisation croissante entretenue par
le principe des diminutions rythmiques. Elle est articulée autour de deux
vastes épisodes dont chacun converge vers un point culminant (Var.IX et XVI). Les deux épisodes sont séparés par une variation (X) toute empreinte de douceur, sorte de respiration structurelle afin de permettre au processus dynamique du crescendo et d’amplification de l’écriture de se réamorcer avec plus de puissance.
- La deuxième partie (Var.XVII à XXVI) recouvre les 10 variations suivantes en ré M qui sont dominées par le choral,
selon le principe constant d’amplification graduelle. Cette gradation de
l’enchaînement favorise le déplacement d’un registre à l’autre du profil
mélodico-thématique.
- La troisième partie (Var.XXVI à XXXII) ne comporte que 6 variations. Il s’agit de la 3e
phase d’un processus qui a consisté à concevoir la forme entière selon trois
élans dynamiques et expressifs. La phase ultime du parcours dirige la démonstration
pianistique vers une véritable apothéose du thème. Cette triomphale réexposition
nous rappelle que les multiples tentatives de dépassement du thème étaient
dans le fond toujours contenues en lui ; d’où cette puissance grandiose et
rayonnante dégagée dans son expression finale. La polyphonie de registres,
repérée dans les variations précédentes, réinvestit la position harmonique
initiale dans laquelle la stricte verticalité du thème finit par tout envahir,
refermant cette pièce sur une sorte de timbre global (tel l’orchestre) qui
transcende la fonction purement thématique de l’idée musicale.
Tout
d’abord, soulignons les divergences de parcours entre Bach et Busoni. Ce
dernier apporte certaines modifications qui sont inhérentes au souci d’adaptation
de l’original pour violon, instrument mélodique par essence, à une interprétation
veillant à déployer des potentialités instrumentales dévolues au clavier
(l’orgue en particulier) : ces changements affectent plus particulièrement
les variations XXII à XVI.
Le déroulement de la
Chaconne décrit
ainsi une longue arche que les trois parties ponctuent et dessinent à la
fois, et que renforce le retour strictement symétrique du thème dans son
expression originelle : commencement et fin doivent coïncider avec une rigueur
extrême pour mieux justifier le vagabondage formel et expressif de toutes
ces variations successives, cumulatives. Il s’agit de l’application du fameux
principe de l’éternel retour du thème, par lequel le mouvement cyclique de
la forme se referme. Les variations sont donc enchaînées selon cette conception
cyclique de la reconstruction, du grand retour de l’idée principale, et les
effets d’accélération ou de décélération rythmique marquent avec une clarté
recherchée les grandes phases de ce processus de symétrie. La tripartition
de cette grande arche, formelle et tonale à la fois (
ré min.,
ré M,
ré min.),
met bien sûr en relief un archétype fondateur dont procèdent universellement
toutes les formes savantes de la musique classique. Le devenir temporel du
thème trouve sa réalisation à travers différentes parures extraordinairement
diversifiées, une attitude éminemment moderne dans la mesure où le timbre
acquiert une véritable fonction de structuration du discours musical. En
outre, le choix d’une forme apparemment caduque permet de recourir à un
thème-motif, un
thème-matériau réduit, qui favorise la tendance beethovénienne du XIX
e
siècle à un développement musical conçu comme une longue gestation méditative.
Ce développement s’effectue et progresse en paliers successifs que le procédé
de diminutions des valeurs rythmiques met en évidence. Busoni, grand adepte
de la tradition musicale de ce XIX
e siècle, se réclame du culte
romantique des contrastes qui mène le musicien à une véritable théâtralisation
du thème. Les deux compositeurs ont voulu placer cette œuvre sous le signe
d’une liberté absolue, quasi divine. Ainsi, afin de mieux transcender la
servitude apparente de contraintes formelles élémentaires, les modalités
d’écriture renouvellent la conception traditionnelle de l’ostinato. Et Busoni
appartient à cette génération de compositeurs encouragés à revisiter des
schémas formels éprouvés (ex. du mouvement
néoclassique,
pour les transformer en terrain d’expérimentation privilégié et les soumettre
à une construction sonore qui dépasse le classique traitement du thème, une
conception trop académique.
Pour une forme aussi fortement codifiée et
relevant de la rigueur la plus extrême (régularité, répétition, conception
quasi mécanique de la forme, itinéraire harmonique bloqué), Bach-Busoni y
insufflent la vitalité romantique de l’errance, des vagabondages improbables
et fantasques, l’excentricité éphémère des explosions cadentielles ou des
détours modulants, la volonté souveraine d’une exploitation étourdissante
et inépuisable des potentialités techniques et acoustiques de l’instrument.
Une liberté envoûtante, puissamment revendiquée dans cette œuvre, se voit
pourtant encadrée dans un moule intangible. C’est pourquoi dans son essai
sur la musique baroque à propos de la variation et de la chaconne en particulier,
S.Clercx déclarait :
Elle évolue du désordre
à l’ordre. Forme qui s’envole, elle s’affirme au contact des formes qui pèsent
et l’antithèse créée par ces intentions contradictoires accuse davantage
le caractère instable et mouvant de son principe… La lutte entre les formes
qui pèsent et les formes qui s’envolent est poussée à un degré extrême, affirme
une structure et c’est elle, par son perpétuel recommencement, qui conduit
à l’ordonnance. Dans ce domaine encore, le Baroque musical a trouvé son expression
idéale, son ordre »[
4]
Et d’autre part, s’agissant de la
Chaconne pour violon, G.Cantagrel écrit :
Elle représente
un idéal de mise en œuvre du principe baroque par excellence du multiple
dérivant de l’unique, dans la confrontation permanente du fixe et du variable.
Variabilité maximale, dans la multiplicité de figures sonores aussi diversifiées
que possible, issues dans une basse obstinée stricte, de carrure, tonalité,
schéma harmonique immuable. En ce sens elle est déjà une méditation spirituelle,
la vision d’un monde dont toutes les manifestations dans leur diversité procèdent
de Dieu, principe créateur de toutes choses. »[
5]
4 – L’approche du timbre à travers les modes de jeux, les figures instrumentales, la dynamiqueNous
pourrions en première évaluation nous étonner du choix de cette œuvre comme
modèle significatif et exemplaire d’illustration concernant le thème qui
nous préoccupe ici, à savoir «
La conquête du timbre ». En effet lorsque nous évoquons la notion de
timbre,
nous pensons immédiatement aux couleurs riches et variées des instruments
de l’orchestre. Et cela d’autant plus volontiers que le XX
e siècle
n’a pas cessé, depuis les recherches menées par l’École de Vienne, Stravinsky,
Bartók, Debussy…, de réhabiliter un paramètre musical ayant été quelque peu
négligé par les siècles antérieurs, à quelques exceptions près, bien entendu
(ex. de Rameau, Berlioz…). Or cette œuvre convient parfaitement à la démonstration
de ce que peut être un véritable exercice de style, destiné à l’exploration
du
timbre du piano, à une exploitation de toute l’étendue
du spectre sonore disponible. Bach a frayé la voie dans ce sens, concevant
une pièce violonistique comme moyen, entre autres, de valorisation des modes
de jeux, des chatoyantes ressources sonores de l’instrument :
« L’interprète
doit faire preuve des plus hautes qualités de virtuose, s’il vient à aborder
la Chacone en ré mineur. C’est une page unique dans le répertoire du violon
et l’une des plus célèbres manifestations du génie de Bach. [….] Faut-il
insister sur les difficultés techniques que dissimule un tel ensemble, sur
les qualités d’endurance et de musicalité qu’il suppose, sur la virilité
qu’il exige, l’agilité des doigts qu’il entraîne ? Regardez ces sauts, ces
intervalles qui embrassent parfois plus d’une octave et demie, ces arpèges
étrangement étirés ; regardez ces diminutions de plus en plus serrées, ces
doubles et triples croches qui doivent sonner en pizzicati ; suivez cette
magnifique progression rythmique qui fait palpiter l’œuvre ; arrêtez-vous,
par contre, à l’intense émotion dont vous inonde la tonalité majeure, voyez
comment celle-ci se transforme bientôt en une éblouissante fanfare, revenez
avec l’auteur aux tendres inflexions, aux hésitations et au frémissement
des dernières variations, et vous percevrez au contact de la réalité, d’une
part la connaissance que l’auteur avait du violon, de l’autre les connaissances
qu’il exige de son interprète. Avec quatre cordes, comme avec trois mille
tuyaux, Bach sait être grand : architecte et poète. La chacone
dépasse le cadre de la Partita de style français. Ce n’est pas notre pays
qui vient de lui apprendre à construire. C’est l’Italie. Vous vous en persuaderez
à comparer ces variations violonistiques aux vingt variations de la Passacaille
en ut
mineur pour orgue. »[
6]
«
De
la grave majesté du début aux triples croches qui se ruent en haut, en bas,
comme de vrais démons, des tremblants arpèges qui restent suspendus, presque
immobiles, comme des nuages au-dessus d’un ravin… à la religieuse beauté
de la section en ré majeur où le soleil du soir se couche dans une paisible
vallée, le génie du maître force l’instrument à d’incroyables accents. À
la fin de la section en majeur, il sonne comme un orgue et parfois il semble
que tout l’orchestre de violons est en train de jouer… Cette Ciaccona est
un triomphe de l’esprit sur la matière tel que même Bach n’en a jamais remporté de plus brillant. »[
7]
Et
il n’y a pas de doute que Busoni, beaucoup plus tard dans sa transcription
de l’œuvre, reprendra à son propre compte la quête du
timbre amorcée
par son illustre devancier. On peut aisément déceler de la part de Busoni,
une volonté d’étendre son champ d’investigation en la matière, lorsque celui-ci
s’autorise des écarts formels, des ajouts dans la transcription. Nous avons
vu précédemment qu’il n’hésitait pas à réinventer un contenu musical, certes
inspiré du style de Bach, mais qui lui semblait irrésistiblement nécessaire
pour répondre et satisfaire à cette recherche inlassable poursuivie autour
du
timbre. La partition en la matière est tellement riche
qu’il nous semble indispensable de répertorier les différents aspects influant
sur le timbre et qui sont convoqués par Bach-Busoni. La concomitance de ces
différentes caractéristiques assure de façon magistrale une approche à la
fois didactique et visionnaire du timbre, de la part des deux musiciens.
Afin de mieux apprécier le génie créatif et prodigieusement fécond de Busoni,
il nous semble indispensable de rappeler les modes de jeu auxquels Bach fait
appel pour élaborer une partition considérée comme «
un monument, une sorte de charte constitutionnelle du violon transcendantal ».[
8]
Chez Bach, ces principales techniques sont les suivantes
: le
legato soutenu (
Var.III, IV, X), les coups d’archet en grand
détaché (
Var.II, III, V, XV), le
legato et
staccato léger combinés (
Var.VIII, IX, le phrasé
louré (
Var.X) en
détaché bref et léger (
Var.VIII à XXI), le
martelé puissant (
XXI à XXIII), le
spiccato, le
staccato lié dans un même coup d’archet (
Thème, Var.VII, XVI, XXIV à XXVI), le
saltato obtenu par ricochet de l’archet sur la corde (
Var.V, VIII), les coups d’archet réservés aux brisures,
bariolages (
Var.XI à XVI), la technique en
doubles cordes et en
bariolage, les
batteries en doubles cordes sur des figures rotatives ou entrecroisées qui requièrent une très grande habileté technique (
Var.XXVI, XXX), les sons simultanés en
doubles ou
triples cordes employés de manière harmonique ou polyphonique (
Thème, Var.XVI, XXIV à XXVI), les accords arpégés sur 3 ou 4 cordes en
staccato léger (
Var.XI à XVI).
Chez Busoni :Registrations, combinaisons rythmiques des strates. Types d’écriture | Registrations, combinaisons rythmiques des strates. Types d’écriture | Registrations, combinaisons rythmiques des strates. Types d’écriture | Phrasé Modes de jeu Tempi | Indications[9] de caractère et d’accentuation Nuances |
Thème : homorythmie sur la cellule rythmique, noire, noire pointée croche. Var I : généralisation du rythme pointé en diminution, dessin mélodique de l’harmonie maintenu en filigrane (I), puis dilué dans le réseau rythmique (II ). Var III : ligne chantante déclamée sur les accords empesés du thème (cellule rythmique initiale) Var IV : harmonisation sur chaque ½ tps. Accumulation des appoggiatures harmoniques à tendance chromatique. Var V à VII : élargissement
de l’espace sonore par une écriture linéaire octaviée de l’harmonie. Harmonie
verticalisée du thème transférée à la m.d. (VI). Diminution des valeurs en
doubles croches continues. Var VII : épaississement de la texture, parallélisme des 2 mains, doublures. Module rythmique du thème pesamment souligné autour du balancement cadentiel. Broderie triplement octaviée sur le 3e tps. Var VIII à X : traits-fusées doublées, gammes fulgurantes. Var X : texture à 3 à partir d’accords arpégés de 7e dim. Effleurement d’intervalles de 2 en 2. | Var XI à XVII : point
culminant de la virtuosité : technique des répliques imitatives des 2 mains,
figures rotatives et déplacements alternés en rebonds irruptifs occupant
un vaste espace pianistique, technique des arpèges contrariés, des basses
octaviées imitant le pédalier de l’orgue, le tout en diminution rythmique
de triples croches. Dissolution du thème dans les dessins pianistiques, malgré
l’émergence de notes supérieures accentuées. Var XVI : reconstitution du thème harmonique étalé sur un large espace aux 2 mains, recouvrant 3 registres. Var XVII à XIX : écriture harmonique et polyphonique du choral, nouveau chant, mélodie de choral. Tonalité homonyme de ré M. Var XIX à XXVI : 2nd
pôle de virtuosité, dominé par les déplacements rapides des registres, des
accords rebattus ou répétés, formules harmoniques brisées. Prédominance des
plans sonores rappelant la répartition polyphonique de l’orgue, distribution
en trio de ces couches sonores contrastées. Var XXVI à XXXII : 3e et dernier pôle de virtuosité parcourant un immense crescendo que nourrit la démultiplication des valeurs rythmiques : doubles croches, triolets de doubles, triples croches. XXXII : effets de puissance | Ces
variations concentrent les particularités d’écriture précédentes : écriture
linéaire de mouvements mélodiques sobrement ponctués par des repères harmoniques
réduits à l’essentiel. Cette ponctuation épouse la rythmique pointée et ternaire du thème (XXVI à XXVIII), le parallélisme des 2 mains et les staccati octaviés,
le dispositif des 2 mains confrontées à un mvt en éventail, les arpèges se
propageant en cascade sur des mouvements simultanés régulièrement et (XXX). L’écriture
arpégée des accords ou déployés en figures et/ou arpégés dans le style des
instruments à cordes pincées. Et l’élan fulgurant de gammes propulsées aux
2 mains (mes.263) nous rappelle la nature profondément harmonique du thème
se déclinant soit en figures conjointes, soit en dessins issus de l’arpège,
soit dans leur configuration originelle, à savoir le thème d’accords strictement
verticalisés : Var XXXII, les accords investissent tout
l’espace des 2 mains. Le thème s’élargit puissamment sur l’ensemble des registres
(3 registres étagés), multipliant les doublures harmoniques pour mieux souligner
l’ampleur, la somptuosité des résonances. | Modes de jeu et Phrasé Jeu appuyé, accents soutenus (Th., XII, à XV, XVII, XVIII) Jeu soutenu avec point allongé (VIII) Attaque accentuée des notes et intensité prolongée (I, XVI, XXIII) Jeu détaché et crépitant en staccato (IV, XXII, XV, XX), staccatissimo (VIII) Jeu marcato, marcatissimo (V à VIII) Jeu rubato mesuré (VIII à X) Jeu martellato (XXV) Jeu legato (III) Jeu legato louré (X) Jeu non legato (XXIV) Jeu una corda (XXVII)
Tempi Des tempi très variables au cours desquels le rubato romantique trouve pleinement sa place. Andante maestoso, ma non troppo lento, assai,
animando il tempo, poco a poco allargando in tempo, tempo animato, allegro
moderato ma deciso, le seguenti 16 battute poco a poco più cresc. Ed animando
il tempo, a tempo misurato, più vivo, largamente maestoso… De vastes crescendi menés sur de longues périodes : Var VI à X, XIII à XVII, XXIX à XXXII. | Outre les indications traditionnelles telles que Poco expressivo, molto dolce, dolce tranquillo, sostenuto, con fuoco animato…, la partition est pourvue de notations précisant davantage des nuances expressives plus marquées : Sempre
molto energico, sempre assai marcato, molto expressivo e legato, più mosso,
ma misurato, con bravura, dolente, un poco a piacere, ma sempre energico
il ritmo, tranquillo, non affrettare !, articolato poco marcato e tenuto,
allargando, distintamente,largamente, languido, flebile …
Nuances
Une palette abondante, précise, constamment nuancée, diversifiée et contrastée f, f molto energico, Più f, p subito, pp, sempre pp, p molto dolce, p tranquillo, p flebile, fz, ffz, f marcatissimo, ff più allargando, ff molto tenuto, f più largamente… |
Ce
tableau met donc en lumière l’extraordinaire foisonnement des notations liées
à cette recherche constante de diversité du timbre. Il témoigne de l’emprise
exercée par Busoni sur une partition préexistante, pour transcender ou explorer,
de la manière la plus radicale qui soit, la capacité de renouvellement sonore
du piano. En comparant l’approche instrumentale des deux musiciens, on se
rend compte que Busoni prolonge les idées de Bach, mais en les enrichissant
par de téméraires inventions qui à la fois trahissent sa culture romantique
de l’instrument et sa pensée visionnaire tournée vers la modernité du XX
e
siècle. Cette œuvre nous propose une véritable grammaire de l’exécution instrumentale,
mise en timbre de la partition. Les impératifs d’exécution sont tellement
foisonnants et d’une telle amplitude, qu’ils semblent désigner le timbre
comme vecteur substitutif de la forme susceptible d’orienter, d’infléchir
le processus formel de l’œuvre. La cohérence de la forme est fondée sur ce
réseau tissé autour des multiples moyens d’exécution : un constant renouvellement
de la qualité du timbre sollicitant les alliages quasi instrumentaux des
couleurs sonores, des séquences musicales contrastées sollicitant tout un
arsenal de nuances, rythmes, tempi, attaques…
- l’organisation des fluctuations agogiques (tempo giusto, accelerando, ritardando, rubato…),
- l’articulation en recourant à l’ensemble des symboles qui la recouvre (spiccato, staccato, legato, portamento…) situés entre le détaché le plus extrême (marcatissimo) et le legato le plus soutenu,
- l’accentuation variant à l’infini les modes d’attaque et d’extinction du son : incisive, sans sécheresse, soutenue…
les variations dynamiques qui font appel à une échelle des nuances la plus étendue qui soit (entre fff et ppp) et qui peuvent être progressives ou brutales, régir la forme (le crescendo, le diminuendo),
- des indications expressives, de caractère, complémentaires
et abondantes qui justifient l’organisation accentuelle, dynamique et agogique
du parcours musical, mais qui apportent aussi une résonance particulière
des sonorités.
Du point de vue de l’
écriture,
l’apport de Busoni s’exerce sur le principe de dilatation ou de rétraction
de la densité polyphonique, d’une part, et celui du contrepoint de timbres
qui prolonge le grand style lisztien, d’autre part : spatialisation, déploiement
des trames pour occuper un ambitus maximal distribué sur quatre ou cinq octaves,
thème déclamé, en valeurs plus larges, qui apparaît en filigrane dans la
texture, qui surplombe une polyphonie à plusieurs plans, qui s’octavie ou
bien s’épaissit en accords. Busoni, continuateur de la gageure pianistique
romantique, conçoit sa transcription de l’œuvre de Bach dans une variété
éblouissante soumise à un pianisme houleux inlassablement réaménagé : changements
de plan, jeu en tutti et en accords nourris, plénitude sonore de l’homophonie,
déclamation octaviée en chaînes de 3
ces, étagements de la résonance
pour restituer une acoustique réverbérante du piano, grandes attaques vibrantes,
sursauts vertigineux, robustes scansions opposées à une articulation délicate,
textures tantôt aérées, tantôt saturées par l’écriture, traits agiles ou
déferlants, saillies mélodiques et jeux de masse étalés dans l’espace harmonique,
cursives arabesques des lignes ou sons coalisés, fixité contemplative ou
énergie tourbillonnaire, lenteur processionnelle ou cinétique étourdissante
de l’écriture. L’énergie cumulative convoquée dans cette œuvre se greffe
sur une amplitude extrême de toutes les ressources techniques qui témoignent
de la puissance quasi illimitée de l’imagination. Si bien que nous avons
le sentiment, à l’écoute de cette transcription, que Busoni cherche à prendre,
dans une certaine mesure, le contre-pied de son illustre devancier en se
détournant du caractère profondément violonistique de l’œuvre pour mieux
l’adapter à une interprétation organistique, voire symphonique telle que
l’écriture de Bach nous le suggère tout de même. C’est en ce sens que nous
pouvons dire que Busoni renoue avec les vastes architectures, l’expression
grandiloquente de l’époque baroque, mais aussi qu’il parvient à transcender
cet aspect purement historique d’une musique exposée à d’autres tendances
plus modernes.
La
dynamique baroque était jadis réduite à l’opposition élémentaire
piano/forte issue de l’écriture concertante
tutti/soli.
Bach plus implicitement, et surtout Busoni, conçoivent une dynamique qui
va sculpter la forme, osciller entre des nuances assourdies et l’affirmation
péremptoire, victorieuse du thème, déclamé
in fine en une explosion paroxystique de triple forte.
L’approche
du timbre repose sur une véritable osmose entre une polyphonie pianistique
et un langage symphonique de la densité, avec une tendance très marquée d’inspiration
romantique à la démultiplication des plans polyphoniques où l’on peut distinguer
le plan des fondamentales graves, celui des accords médians et celui d’un
chant supérieur d’une grande ampleur. Ce faisant, nous assistons à une véritable
instrumentalisation du thème pouvant être déplacé dans les différents registres.
Et les timbres suggérés rejoignent la tradition de la transcription ou de
la paraphrase lisztienne destinée à concurrencer l’orchestre d’ardeurs symphoniques,
ou encore de la registration étagée des sons, tels aussi les jeux de l’orgue.
La distribution extrêmement variée, le foisonnement des notations, la multiplicité
des choix d’écriture font apparaître le thème à travers tantôt des tutti
simulés, tantôt une écriture allégée suggérant la déclamation linéaire d’un
quasi
cello, ou encore pour restituer aussi fidèlement que possible des
couleurs empruntées tantôt à l’archet, aux bois, aux cuivres, à la harpe...
[
10]
Ferruccio Busoni pianiste5 – l’œuvre et son ancrage : avec d’autres œuvres de Bach, ses prolongements avec d’autres compositeursÀ
l’époque classique, cette forme spécifique connaîtra une éclipse presque
totale, supplantée par la forme variation sur un thème mélodique. Il faudra
attendre les
32 Variations pour piano ou le finale de la
Symphonie héroïque de Beethoven, puis celui de la
4e Symphonie de Brahms :
…ou encore le
2nd Choral
de C.Franck, pour que le genre, à travers ces quelques rares spécimens, retrouve
un nouveau souffle et témoigne en plein romantisme de l’allégeance des compositeurs
allemands à J.S.Bach. Mais c’est vraiment à partir de la 1
re moitié du XX
e
siècle que nous découvrons des interprétations particulièrement innovantes
d’un genre apparemment suranné. Des compositeurs d’origines très diverses
vont ainsi contribuer à enrichir ce vaste répertoire des passacailles et
chaconnes, illustratif de la musique dite
ancienne de l’époque baroque.
En effet, ce grand genre du passé suscite l’intérêt d’une génération de musiciens
entraînés par le mouvement
néoclassique qui va submerger toute l’Europe
musicale de la période moderne de l’entre-deux-guerres. Et pour des compositeurs
tiraillés entre l’exigence impérieuse de nouveauté et un respect nostalgique
pour cette musique ancienne, le genre exerce alors une réelle fascination.
Car il recèle, dans son principe, une certaine capacité à cristalliser les
forces novatrices, le besoin d’expérimentation créatrice, tout en réanimant
les structures inconscientes ou acquises d’une longue tradition musicale.
Ainsi en est-il, des œuvres et compositeurs aussi contrastés que la
Passacaille du
Trio de M.Ravel (1914), de la
Chacone, 1
er mvt de la
Sonate pour violon seul de B.Bartók (1944), des
Passacailles op.1 pour orchestre de A.Webern (1908), de celle extraite du
Pierrot lunaire (1912) de A.Schönberg et intitulée «
Nacht », ou bien encore celle de la 4
e scène de l’acte I dans l’opéra
Wozzeck
(1925) de A.Berg. D’autres suivront, témoignant des grandes ressources inventives
que cette forme permet, et de la fidélité quasi indéfectible de certains
musiciens à leur héritage musical. C’est ainsi que bon nombre de compositeurs,
aussi modernes qu’ils le revendiquent, inscrivent dans leurs œuvres un rapport
de sujétion à l’égard des grands maîtres du passé, justifié par le retour
à ces formes classiques et hautement contraignantes : ex. de A.Roussel, A.Honegger
ou H.Dutilleux avec sa fameuse
Passacaille de la
Symphonie n°1 (1951) pour ne citer que des compositeurs français parmi tant d’autres, mais aussi F.Martin avec sa
Passacaille pour orgue, ou encore Hindemith avec des œuvres comme
Marienleben ou
Nobilissima Visione.
Ce qui frappe toujours, lorsque nous nous penchons sur ces œuvres redevables
à notre grand passé classique musical, c’est le souci d’originalité et de
radical renouvellement que la modernité chronologique impose à ces modèles
d’une forme consacrée. Ainsi par exemple en s’appuyant sur cette forme ancienne,
les trois représentants dominants de l’École de Vienne vont pouvoir amorcer
les règles de la technique dodécaphonique (ex. des
Passacailles de
Schönberg et Berg). En se justifiant d’une démarche contrapuntique très élaborée,
ils conçoivent le redéploiement d’une telle contrainte formelle dans l’invention
de figures sonores variées, de motifs divers obsessionnellement rattachés
à un principe générateur commun. Dans une rigoureuse unité (répétition inlassable
du motif), déduire d’un matériau réduit au maximum (schéma de 8 mesures d’une
basse) toute la profusion des figures thématiques (ex. des partitions de
Berg et Webern), tel est le credo affirmé et réaffirmé par les trois compositeurs.
Dans le sillage de Brahms, compositeur véritablement obsédé par une technique
de la variation déductive des motifs (ex. de son finale de la
4e Symphonie),
Webern poursuivra l’exploration de ce principe de la variation perpétuelle,
encouragé par les fondements théoriques des trois Viennois. Et dans la mesure
où les grands enjeux de la composition reposent essentiellement sur une conception
intégrale de la variation aux plus lointaines conséquences, la
Passacaille
op.1 de Webern répond déjà à ces nouveaux critères d’engendrement de la forme
musicale. Le paradoxe que nous évoquions plus haut trouve donc très tôt sa
pertinente résolution grâce à cette manière d’envisager l’extrême diversité
des figures instrumentales dans une condensation thématique tout aussi manifeste
et rigoureuse. Car cette exigence ascétique de dépouillement et de réduction
du matériau justifie l’organisation économe du thème en
ré mineur.
Sa grande concision se caractérise par l’emploi de huit sons distincts (principe
sériel de la non-répétition) et réparti en trois segments déduits les uns
des autres (renversement et récurrence) :
Le modèle proposé par Berg dans son opéra
Wozzeck,
délivre toutes les potentialités dramatiques que ce principe formel recèle.
La scène concernée met en confrontation deux personnages qui ne peuvent pas
communiquer, prisonniers qu’ils sont de leurs obsessions propres : l’effroi
et la détresse de Wozzeck se traduisant par des visions terrifiantes, les
idées fixes, délirantes et pathologiques d’un Docteur grotesque, obsédé par
l’immortalité. Et c’est ainsi que la forme choisie,
Passacaille,
est particulièrement adaptée à cette situation névrotique. L’angoisse qui
hante cette scène est renforcée par cet ostinato articulé autour de l’inquiétant
triton
de 4
te aug.-5
te dim. :
D’autre
part, Berg soumet ce motif à un traitement peu conventionnel, dans la mesure
où, très vite, celui-ci tend à disparaître dans le réseau instrumental de
l’orchestre. Toutefois, cette apparente disparition agit de manière insidieuse,
telles les tensions enfouies au plus profond de l’inconscient qui ne demandent
qu’à resurgir. Et lorsque nous savons combien cette forme ancienne, à nouveau
convoquée, est engagée ici dans une approche expérimentale de la méthode
dodécaphonique d’une part, et d’autre part dans une approche symbolique des
nombres, nous mesurons l’extraordinaire gageure que représente cette réalisation :
un désordre tragique saisissable dans la musique, mais enserré dans une élaboration
et un ordonnancement implacables de l’architecture.
C’est en tant que
genre musical, que Ravel retient, des caractéristiques dominantes de la passacaille,
la rigueur contraignante de son déroulement et la sévérité solennelle de
son expression :
Le
ton d’austérité inhérent à celle-ci, détermine la partition à un parcours
conçu comme une arche. Les trois phases essentielles de ce mouvement en arche,
conduit les trois instruments à poursuivre le thème tour à tour du grave
vers l’aigu (un peu à la manière d’une exposition de
fugato), et dont la culmination marque une courbe dynamique inverse du 2
nd versant. Cet exercice de style que représente la
Passacaille du
Trio
de Ravel, est une véritable signature de son auteur. Il s’agit d’un énième
hommage à la musique ancienne pour laquelle Ravel manifeste une fidèle révérence
(
Le Tombeau de Couperin), mais aussi une reconnaissance jamais démentie
dans l’ensemble de son œuvre pour les glorieux critères de la musique classique.
Et c’est bien ce classicisme qui marque de son empreinte indélébile un style
harmonique et mélodique extrêmement personnel. Quant à Bartók, la spécificité
de son langage trouve également son accomplissement dans sa remarquable
Chacone
pour violon seul qui représente un vrai défi lancé, par-delà les siècles,
à l’œuvre de Bach. En multipliant à l’infini sur la partition les indications
des modes du jeu instrumental, Bartók souligne son appartenance à une période
délibérément moderniste. Les compositeurs assignent à l’interprète cette
tâche si particulière au XX
e siècle, qui consiste à privilégier le
timbre, véritable enjeu du discours musical moderne pour plusieurs générations de compositeurs. Et Dutilleux avec sa
Passacaille
symphonique ne déroge pas à cette règle nouvelle qui tend à élever le timbre
au rang de paramètre fondateur dans la composition contemporaine. Par ailleurs,
avec le thème de sa
1re Symphonie, Dutilleux annonce l’irrésistible motif des
Métaboles composées quelques années plus tard, dans son expression profondément
incantatoire.
En effet, les propriétés attractives des notes à l’intérieur de son motif
(un motif qui doit être fondé sur l’insistance très personnelle de sons pivots),
constituent la marque emblématique du style de son auteur :
Homme
de grande culture, Dutilleux a sans doute été inspiré par des techniques
antérieures exemplaires, telles que celle impliquée dans la
Symphonie en ré
m. de
C.Franck (le principe cyclique de la cellule génératrice), ou encore celle
opérée par une attraction lancinante du motif au cours de la 2
nde partie dans la
8e Symphonie de G.Mahler, ou bien celle que Berg privilégie d’une façon lumineuse dans le 3
e acte de
Wozzeck (l’obsession de la note
si
à partir de laquelle tout se déduit). Or, dans tous ces cas de figures, nous
voyons des compositeurs véritablement conquis par une conception de la composition
qui repose sur la très forte attractivité du matériau thématique. Réduit
de la manière la plus extrême (un
ostinato gravitant autour d’un
intervalle fondamental, la tierce), ce matériau fait inlassablement jaillir
des virtualités musicales insoupçonnées, à partir de toutes les ressources
de la variation. Car cette application constante de la
variation sur laquelle s’exerce tout le génie de Dutilleux, reflète son goût pour l’incessante
métamorphose,
pour une véritable recomposition de ses idées thématiques (désagrégation
ou reconstruction du motif). Et c’est ainsi que le pouvoir magique de fascination,
sur lequel tout le monde s’entend à propos de ce musicien, se réalise dans
une dialectique entre la prolifération des figures, des combinaisons sonores,
le foisonnement chatoyant des couleurs orchestrales et une très grande rigueur,
une maîtrise absolue de la forme.
Enfin, l’ironie dont se réclame Ligeti dans la
Passacaglia ungherese et
Hungarion rock pour clavecin entremêle la rythmique folklorique hongroise, des tournures musicales à la
Beatles (jazz et rock), et le caractère
rétro de l’ostinato (fonctions élémentaires de la tonalité, états fondamentaux ou renversés, d’accords parfaits majeurs, 5
tes ou 7
es) C’est de ce mélange détonant que résulte la grande originalité de la pièce :
Thème de la Passacaglia ungherese et Hungarion rock pour clavecin de LigetiNous
voyons donc que les compositeurs les plus résolument novateurs se réclament
inlassablement de la tradition classique. Dans une réalisation synthétique
du travail formel, chaque compositeur éclaire par son langage particulier,
par son habileté toujours unique et pertinente, par son approche visionnaire
de l’écriture et du timbre, une forme apparemment épuisée comme semblait
l’être la
passacaille-chaconne. En transfigurant les règles intangibles
de cette forme, ils offrent aux auditeurs la preuve éclatante des multiples
mutations que l’on peut extraire d’un principe simple et élémentaire de construction
musicale.
6 - Conclusion : atemporalité et modernité visionnaire de cette œuvreCette
remarquable chaconne de Bach-Busoni révèle toute l’ampleur, la luxuriance,
d’une féconde réalisation, avons-nous dit. Elle résulte de cette heureuse
conjonction entre deux personnalités musicales fortement marquées par l’irrésistible
et synthétique emprise de la tradition d’une part, et de la modernité d’autre
part. Au cours d’une si longue et fructueuse évolution de notre histoire
musicale, les compositeurs ont toujours voulu se situer dans la continuité
de l’héritage immédiat ou plus lointain. C’est à travers leurs œuvres qu’ils
s’efforcent de recueillir les précieux enseignements de ce vénérable héritage.
L’œuvre qui nous préoccupe ici constitue une merveilleuse démonstration de
cette constante historique, dans la mesure où elle contient d’une manière
extraordinairement condensée toutes les ressources d’une écriture parvenue
à maturité. Car le degré de sophistication et de perfection du langage musical
permettra au système établi de poursuivre une glorieuse carrière (le langage
tonal, modal et harmonique maintenu jusqu’au milieu du XX
e siècle).
Mais, en même temps, cette conception traditionnelle de la musique ouvre
la voie à d’infinies possibilités. Chacun des compositeurs qui nous préoccupent
ici, participe à cette dynamique de la re-découverte de ces ressources antérieures.
Situé à la croisée des chemins, le compositeur incarne une possibilité conjoncturelle,
exceptionnelle, improbable, imprévisible. Mais il poursuit toujours cette
règle occidentale, cette finalité historique incontournable qui consiste
à se réapproprier les acquis musicaux pour mieux les transcender et ainsi
projeter l’œuvre dans un avenir tout aussi riche de promesses nouvelles.
Comme ses confrères cités entre autres dans le cadre de cette étude, A.Honegger
partage cette même obsession de la concentration formelle et des techniques
de structuration et d’écriture dans lesquelles l’ostinato occupe une place
particulièrement importante (ex. du
Lamento de
La Danse des morts, le
De profundis d’
Une Cantate de Noël, le 3
e mvt de la
Symphonie pour cordes, ou encore le terrifiant martèlement rythmique des 1
res mesures dans le 3
e mvt de la
Symphonie n°5 «
Di Tre Re »…).
Et ce n’est pas un hasard si lui-même n’a pas cessé de manifester cette double
postulation esthétique : fixer la composition musicale sur le socle de la
tradition, tout en affranchissant l’impatiente originalité de son auteur
de tout ce qui pourrait contribuer à l’inhiber.
C’est cette symbiose
conceptuelle et artistique qui inspire les courageuses déclarations illustrées
dans son œuvre et exprimées par un compositeur, polémiste clairvoyant à ses
heures. Ces pétitions de principe pourraient aisément convenir aux musiciens
concernés ici, Bach-Busoni, et être appropriées aux différentes composantes
esthétiques de la
Chaconne :
«
Il me
paraît indispensable, pour aller de l’avant, d’être solidement rattaché à
ce qui nous précède. Il ne faut pas rompre le lien de la tradition musicale.
Une branche séparée du tronc meurt vite. Il faut être le nouveau joueur du
même jeu, parce que changer les règles, c’est détruire le jeu et le ramener
au point de départ. L’économie des moyens me semble plus difficile mais aussi
plus utile que l’audace trop volontaire. Il est inutile de défoncer des portes
qu’on peut ouvrir. ».
Et plus loin :
«
De par la manière dont ils sont présentés, [les éléments musicaux réinvestis dans l’œuvre du créateur]
deviennent la substance de son originalité, le signe de son talent… ». Car «
il
existe, me semble-t-il, deux catégories de compositeurs. Ceux qui ont eu
l’audace d’apporter des pierres nouvelles à l’édifice. Ceux qui les ont taillées,
mises en place et en ont bâti des chaumières ou des cathédrales. Pour les
premiers, la tâche est terminée [...].
Pour les autres la recherche peut se poursuivre, dans la mesure où l’on a quelque chose à dire. […]
car il y toujours un usage original [des techniques]
anciennes et récentes. » [
11]
Et
c’est précisément parce que ce point de vue esthétique nous semble correspondre
à l’ensemble des approches menées autour de la
chaconne / Bach-Busoni,
que nous pouvons être convaincus de toute la pertinence que dévoilent de
telles déclarations sur l’art, sur la musique en particulier. Cette magnifique
osmose entre deux compositeurs chronologiquement éloignés nous montre à quel
point paradoxal chacun peut parvenir à un degré souverain de liberté créatrice.
Comme
l’exprimait naguère Leibowitz [
12],
cette forme, aussi rigide soit-elle dans son expression et son mode de fonctionnement
interne (la fixité formelle que génère l’ostinato), est en définitive «
une possibilité d’architecture »,
un cadre souple, abstrait, permettant les écarts et les recherches les plus
fécondes. C’est de ce cadre malléable qu’émergent les recherches multiples
de timbre, et que révèle l’ambition instrumentale des deux compositeurs.
Elles résultent d’une admirable contribution, aussi complémentaire que nécessaire,
de deux musiciens ayant accompli une flamboyante performance. L’approche
de Busoni nous apparaît comme une sorte de précipité, de creuset chatoyant
des apports les plus prestigieux de l’histoire de la musique qui finit, au
XX
e siècle, par converger vers une pensée créatrice quasi unique
ou, à tout le moins, obsédante : le timbre devenant le paramètre essentiel
de la composition musicale. L’accueil d’habitudes symphoniques dans l’univers
réservé et solitaire du piano conduit Busoni à repenser l’œuvre de Bach dans
cette approche prospective des valeurs sonorielles. L’ascendance lisztienne
exercée sur notre compositeur conduit à les promouvoir, chez Debussy par
exemple, en composantes essentielles de la musique pour piano.
7 - Quelques suggestions pédagogiques a) Autour de l’écoute, exercices de comparaisonL’approche
comparative des œuvres implique deux termes complémentaires à soutenir, pour
mener à bien cette démarche : les affinités et les ressemblances, d’une part,
les différences et les particularités spécifiques pour chacune des œuvres
proposées au candidat, d’autre part, s’inscrivant dans le cadre de la thématique.
Concernant le premier terme, il nous semble naturel, à cette occasion, de
mentionner les aspects intangibles et stéréotypés d’une forme qui traverse
les siècles et qui résiste au temps pour réinvestir de manière fidèle ces
contraintes, quel que soit le compositeur qui s’en empare et par delà les
changements de style. Comme nous l’avons appréhendé plus haut, il nous semble
particulièrement intéressant que cette œuvre au programme du baccalauréat
puisse offrir aux candidats l’occasion de saisir des aspects musicaux fortement
individualisés pour chacun des exemples choisis (d’autres œuvres étudiées
au cours de l’année). Ceux-ci doivent leur permettre de saisir la très forte
originalité de chaque musicien concerné, ainsi que nous l’avons esquissé
dans le paragraphe relatif à l’élargissement de l’œuvre modèle à d’autres.
À partir d’un schéma aussi élémentaire et communément partagé, l’analyse
auditive doit donner l’occasion aux candidats de dégager avec une conscience
accrue les différences, 2
nd terme de la comparaison. La démarche
purement descriptive des œuvres proposées dans cette confrontation avec l’œuvre
centrale, pourrait ensuite atteindre un objectif de culture plus générale
qui consiste à mettre en relief des caractéristiques musicales décelées dans
la partition et qui permettent de replacer l’œuvre dans son contexte historique.
Bien que l’activité de comparaison soit privilégiée dans le cadre de l’option
facultative, nous ne devons pas perdre de vue que les candidats à l’option
de spécialité doivent être soumis à une question plus générale du commentaire
écrit et même oral, au cours de laquelle ils sont amenés à citer d’autres
œuvres. Dans leur argumentation, ils pourraient s’appuyer sur des œuvres
satellites abordées dans le cadre du cours, qui envisageraient à la fois
les recherches de
timbre et celles exercées sur le renouvellement
d’une forme commune (les différentes modalités d’écriture). Mais il va de
soi que l’association de cette œuvre, emblématique du thème «
La conquête du timbre »,
ne doit pas nécessairement se limiter au répertoire des passacailles et chaconnes,
mais pouvoir annexer le vaste champ des musiques relevant de cette moderne
préoccupation du timbre chez les compositeurs les plus novateurs en la matière.
b) Autour de la créativité, exercices de réalisationUn
travail fructueux nous semble suscité par l’œuvre de référence, dans la mesure
où un tel choix oriente les exercices de créativité vers une approche de
la variation. Et les applications pédagogiques autour de la variation recouvrent
une pratique privilégiée, véritable terrain d’élection pour ce type d’activité.
C’est pourquoi il nous apparaît très utile d’offrir aux élèves des thèmes
standard de passacaille ou chaconne les plus simples qui soient, afin que
leurs recherches puissent se réaliser dans des conditions optimales, les
mieux adaptées à leurs capacités techniques souvent très hétérogènes. Aussi
proposons-nous, à titre d’exemple, le travail suivant exercé sur une pièce
qui est à la portée de pianistes très modestes. Elle ferait ensuite l’objet
d’une adaptation instrumentale concernant l’ensemble des élèves qui s’évertueraient
eux-mêmes à rechercher les possibilités des timbres à choisir, à attribuer.
Voici le thème de basse que nous pouvons leur soumettre:
Thème de la Passacaille graduée de W.Karveno [13] À
ce stade, nous pouvons peut-être leur demander de rechercher puis de jouer
les accords correspondants, dont la correction serait :
Même démarche pour broder les notes supérieures comme suit :
Ou bien en leur proposant la formule appliquée dans la 1
re mesure qu’ils poursuivront :
Ou encore :
Soit également cette autre possibilité :
ou encore les suivantes :
Ce
qui est bien sûr intéressant dans ces diverses approches et réalisations
créatives autour de la variation, c’est que les élèves doivent parvenir,
d’une manière encore plus objective, à saisir un principe simple et idéal
de diversification de l’écriture et d’une interprétation musicale infiniment
variée qui résulte d’une idée très élémentaire. Le second intérêt repose
sur une intériorisation plus effective du principe de progression, de gradation
qui s’opère d’une variation à l’autre dans le développement de la forme ;
cela leur permettant, nous semble-t-il, d’appréhender la trajectoire logique
et continue du développement musical, et que souligne la fonction de chacune
des variations au sein de la forme.
c) Autour de l’écoute et de la créativité, exercices de comparaisonCette dernière remarque nous autorise à poursuivre l’exercice à d’autres modèles simples. Ainsi par exemple :
Thème de la Passacaille en sol min. de HaendelVariation IVariation IIVariation IIIVariation IVVariation VIIIIn
fine, les pratiques créatives étroitement associées à l’écoute devraient
encourager un ultime approfondissement de la comparaison avec l’œuvre de
Busoni. Ces exemples, inscrits dans une pratique, justifient rétroactivement
les conclusions de l’analyse autour de la construction, de l’élaboration
progressive de la forme adoptée par Bach-Busoni, et du point de vue de ses
modalités d’écriture. Ainsi la compréhension de l’œuvre se trouve-t-elle
confortée par une triple reconnaissance des moyens (définie plus haut) par
lesquels des musiciens conçoivent leurs choix d’écriture, ceux-ci étant placés
dans une perspective plus large de la forme. Toutes ces approches doivent
donc converger vers une sorte de réconciliation entre une délectation instantanée
de l’écoute et une perception plus visionnaire de la durée musicale.
[1] Se reporter à l’excellent et très précieux article «
Des formes à variations à l’époque baroque » de Sabine Bérard, dans les n°490 et 491 de mars et avril 2002 de la revue
L’Éducation musicale. [2] http://www.classical.net/music/comp.lst/busoni.html
[3] http://www.classicalarchives.com/bach.html
[4] S.Clercx,
Le Baroque et la musique, Essai d’esthétique musicale, Bruxelles, Librairie Encyclopédique, 1948, p.196.
[5]G.Cantagrel,
Le moulin et la rivière, Air et variations sur Bach, Fayard, 1998, p.233.
[6] N.Dufourcq, Jean-Sébastien Bach, génie allemand ? génie latin ?,.La Colombe, 1947, p.142-143.
[7] Ph.Spitta,
J.S.Bach, Leipzig, 1930, p.183.
K.Geiringer,
Jean-Sébastien Bach, Seuil, 1970, p.
[8] A.Basso,
Jean-Sébastien Bach, Fayard, Paris, 1993, tome I, p.645.
[9] À remarquer
que les notations indiquées par Busoni sont exprimées en langue italienne
et allemande. Ceci met en évidence la double appartenance culturelle du compositeur
que nous évoquions plus haut.
[10] http://www.classical.net/music/comp.lst/busoni.html
[11] A.Honegger, Je suis compositeur, Éditions du Conquistador, Paris, 1951, p.92 à 96.
[12] R.Leibowitz,
Schoenberg et son école, J.B.Janin, coll. de la Flûte de pan, Paris, 1947, p.193
[13] Wally Karveno,
Passacaille graduée, Combre, Paris, 1964.