Arnold Schönberg

Fausse alerte*

 

*«Falsche Alarm», projet d'article non publié, daté de 1917-1918. Ferruccio BUSONI, «L'Esthétique musicale», Minerve 1990, pp. 157-162.
L'«Esquisse d'une nouvelle esthétique musicale» (Éditions Insel) a fourni à Pfitzner l'occasion d'une riposte parue sous le titre «Le Danger futuriste» (Suddeutsche Monatshefte GmbH). Depuis longtemps j'aurais voulu répliquer à certaines exagérations et inexactitudes du livre de Busoni que je connais dans sa première version, mais également approuver bien des points et les développer. Jusqu'à présent cela ne me paraissait guère urgent. Aujourd'hui deux raisons m'incitent à prendre position: la première est que je ne peux acquiescer à la méthode polémique de Pfitzner, la seconde est que je trouve des idées avancées qui me paraissaient moins accentuées dans la première version, et qui me semblent un peu prématurées pour Busoni dans la seconde édition.
Je n'ignore pas ce que diront les esprits conformistes, néanmoins ma réponse ne relève pas d'une optique partisane. Car mes œuvres ne sont considérces, en bien ou en mal, ni par celui dont je devrais être proche, ni par celui qui pourrait probablement les réfuter. C'est pourquoi je ne dois pas me sentir concerné. Cependant, si j'avais effectivement une vision partisane, Busoni et Pfitzner seraient mon parti, dans la mesure où ils m'apparaissent comme deux des rares tempéraments musicaux remarquables de notre temps.
Là où il y a danger, l'alerte est non seulement justifiée mais nécessaire. Pfitzner intitule son écrit: «Le Danger futuriste», mais à la page 3 il avoue: « Il ne m'est pas facile d'expliquer pourquoi je souhaite m'exprimer à ce sujet. En fin de compte il s'avère que j'en avais précisément envie.» Ainsi le danger n'est pas si grand et la nécessité d'une défense pas si urgente, puisque Pfitzner ne peut même pas se prévaloir de ces raisons pour légitimer sa polémique. Mais alors pourquoi ce titre alarmant?
Je crois pouvoir montrer que le manque de clarté du motif résulte d'un véritable malentendu et - malgré la peine que cela me fait, je dois le dire - d'un léger manque de sincérité qu'il me faut bien considérer comme important, car il concerne le domaine artistique.
La méthode employée par Pfitzner m'a désagréablement surpris. Certes, un artiste (et plus particulièrement du rang et de l'originalité de Pfitzner) ne peut s'empêcher de récuser le faux, mais le créateur se distinguera essentiellement du critique en opposant d'autres idées. Mieux: pour une idée il en suggère dix, ou mieux encore: pour dix idées il en propose une seule d'importance capitale qui contrebalance les dix autres. Il est pénible de reconnaître que Pfitzner ne se place à ce niveau qu'à trois reprises.
Une première fois, lorsqu'il parle du rapport entre le génie, son objectif et les moyens de son époque; une autre où, évoquant Schumann, il en arrive à cette réflexion dirigée contre Liszt et Berlioz: «Cependant le vrai novateur ne 'veut' rien de nouveau, mais accomplit le neuf »; une troisième fois lorsque par l'exposé d'un thème il montre fort bien que même des éléments apparemment usés conservent suffisamment de souplesse pour exprimer une nouvelle pensée (c'est d'ailleurs ce que fait Busoni dans le «Jungferkranz»). Mais au demeurant - l'émergence naturelle de mutations charmantes constitue à peine un bon point pour un homme comme Pfitzner -, sa méthode polémique n'est qu'une variante de celle actuellement en vigueur: «Une partie est erronée (en général la nouvelle), l'autre (habituellement celle où l'auteur met en rapport son idée avec celles de ses prédécesseurs) n'est pas juste.»
Ce qui pourrait se résumer ainsi: Pfitzner a mal compris les idées émises par Busoni et il tient ce qu'il a compris pour une attaque contre la musique antérieure (donc, tout de même, danger du futurisme); et, comme cela lui para&Mac245;t antipathique, il le rejette sans preuve.
Ce qui explique pourquoi la riposte de Pfitzner n'a pas d'autre solution que de «suivre l'auteur au gré de ses coq-à-l'âne et de ses chemins en zigzag», et pourquoi il se plaint fréquemment de ne trouver «aucune thèse tangible ni quoi que ce soit qui ressemble à une loi esthétique, en bref rien de constructif en ce sens». Le projet de Busoni n'est pas un livre divisé en chapitres I, II, III, ni en paragraphes A, B, C, a, b, c, 1, 2, 3, etc. Et, cependant, son intention est claire et simple comme le plan qu'il adopte pour l'exposer. Il a une vision de l'avenir de la musique qui, comme toute chose à venir, s'écarte du présent et est désirce; il nous expose sa conception et les moyens qui l'accompagnent. C'est pourquoi, dès le début, il allogue que les expressions humaines sont à l'origine de l'immuable - l'esprit et le sentiment - et de l'éphémère - la technique, le goût et la réalisation. C'est dans ce cadre que s'inscrit librement la critique adressce aux «grands et aux petits» maîtres; nulle part il ne s'attaque à l'esprit, l'esprit humain, sous quelque aspect et à quelque degré que ce soit.
Mais la technique de composition, ses règles et ses lois, le goût, tout ce qui est variable, sont soumis à une critique qui ne reste jamais négative; au contraire, elle va dans le sens d'une vision générale avec une grande richesse d'idées et aboutit à l'élaboration de «thèses tangibles», même si ce ne sont pas des lois esthétiques. Dès lors, le chemin qu'il emprunte est aussi simple et rectiligne que le permet le sujet; il n'emploie que les zigzags nécessaires pour cerner les ramifications les plus fines de son propos. [Quelques lignes illisible dans le manuscrit.]
Ensuite, il examine les exigences auxquelles doit répondre le talent du créateur concernant la musicalité, le sentiment (profondeur, etc.), le goût, le style et la routine. Finalement on parvient à la discussion de l'aspect purement technique: les tonalités et les harmonies. Dans une esthétique il faudrait en disposer plus strictement et délimiter plus rigoureusement; peut-être Busoni aurait-il mieux fait d'intituler son écrit: «Impulsion pour une nouvelle esthétique». Toutefois ce plan suffit pour une ébauche. Il n'est pas difficile de le découvrir, et si Pfitzner ne l'a pas remarqué, il aurait cependant pu faire confiance à un esprit aussi ingénieux et rigoureux que celui de Busoni pour ne pas parler de coq-à-l'âne et de chemins en zigzag; et s'il en avait trouvé, il aurait dû avoir la prudence de ne pas suivre l'auteur dans ces méandres; ce faisant, son écrit a le même plan, par conséquent guère meilleur, que celui de son adversaire. Je ferai preuve, quant à moi, d'une telle vigilance, non pas à cause des chemins en zigzag de Busoni, ni à cause de ceux de Pfitzner que je connais de seconde main, mais parce que toute l'affaire m'apparaît clairement.
La raison de la polémique de Pfitzner est son aversion pour le nouveau en musique n'utilisant plus certains éléments qui, selon lui, demeurent toujours valables, mais en employant d'autres qui s'opposent aux premiers. Il ne reconnaît pas la justification contemporaine de ce nouveau, en conteste l'avenir, du moins en tant qu'art («si cela devait être un art... »), le qualifie ironiquement de futuriste, parle des dangers du futurisme et de kitsch futuriste. Il ne cite pas les auteurs concernés, afin qu'ils ne puissent se manifester, sauf si, comme moi, on s'annonce spontanément; mais il les connaît bien, et même très bien, car il parle d'eux- leur kitsch se distingue «de ses formes voisines en ne réjouissant personne, pas même les futuristes», et ces derniers «vivent d'un public malhonnête, et cela pour plusieurs raisons, mais essentiellement les uns des autres» - et de bien d'autres choses tout aussi caractéristiques. Il ne nomme personne; cependant comme, hormis les futuristes italiens dont je n'ai jamais vu les partitions, Busoni, Scriabine, Stravinski, un autre jeune compositeur russe dont j'ai oublié le nom et moimême avons été pris pour cible, cela nous concerne.
Pourtant il semble bien mal connaître ceux qu'il décrit avec autant de précision, ou du moins leurs œuvres. Et en cela il ne me paraît plus crédible. Une telle méconnaissance se retrouve dans ce qu'il appelle «une certaine aspiration vers un objectif» qu'il a perçue comme hostile et opposée à toute essence de l'art (ce qui a son importance sur le plan biographique).
Que l'art n'ait pas de but, c'est une phrase qui fut juste tant qu'elle n'était pas connue de tous. Aujourd'hui c'est un lieu commun et, de ce fait, on peut dire qu'elle est relativement fausse. (Pfitzner pensera que c'est une argumentation futuriste. Eh bien non, c'est ainsi que cela se passe: comme toute connaissance humaine, une telle phrase ne fut jamais entièrement juste, chose qu'on ne pouvait découvrir que lorsqu'elle ne fut plus neuve.)
Il faut savoir que l'art possède toujours un objectif au moins dans l'instant où il l'a atteint. Et si l'ensemble laisse apparaître des traits qui indiquent un but atteint, qui montrent que l'art était orienté vers ce but afin qu'il puisse y parvenir, comme il est en constant mouvement, il l'a donc chemin faisant toujours eu. Ainsi peut-on constater qu'après tout, il n'est pas si illogique de parler des objectifs de l'art. En considérant les choses sur une période plus longue, on acquiert la notion abstraite de développement par la réalisation de multiples petits objectifs. Maintenant, si quelqu'un pensait que ce développement doit permettre de s'élever, ce serait, au pire, une erreur sentimentale.