UNE NUIT DANS LES DÉSERTS DU NOUVEAU MONDE [I, 5, 12]

Une partie du Voyage en Amérique, intitulée Journal sans date, est constituée par des notes prises heure par heure au cours d'une nuit de marche à travers les forêts du Nouveau Monde. Cette «nuit américaine» n'a cessé de hanter le souvenir de CHATEAUBRIAND. Il avait la conviction de révéler à ses contemporains des sensations inconnues.

«Un soir je m étais égaré dans une forêt à quelque distance de la cataracte du Niagara; bientôt je vis le jour s'éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d'une nuit dans les déserts du Nouveau Monde.
Une heure après le coucher du soleil la lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel: tantôt il suivait paisiblement sa course azurée, tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écume, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante si doux à l'œil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité.
La scène sur la terre n'était pas moins ravissante: le jour blenâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l'autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons; des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d'ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès tout aurait été silence et repos sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires.
La grandeur, I'étonnante mélancolie de ce tableau ne sauraient s'exprimer dans les langues humaines; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain dans nos champs cultivés l'imagination cherche é s'éteindre; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes; mais dans ces régions sauvages l'âme se plaît à s'enfoncer dans un océan de forêt, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu.»

DU VAGUE DES PASSIONS [II, 3, 9]

Dans l'édition de 1802, ce chapitre célèbre (II, 3,9) servait d'introduction au roman de René qui constituait le livre IV de la 2ème partie. Étudiant l'action du christianisme sur la sensibilité et les passions, Chateaubriand en vient à analyser les sources de la mélancolie moderne. Mais, loin de se borner à l'influence chrétienne, il découvre d'autres causes du «vague des passions», dont certaines s'exerceront surtout à partir de 1815. Ainsi, par une sorte de pressentiment, l'auteur du Génie du christianisme donnait avant l'heure une analyse de ce «mal du siècle» dans lequel se complairont les jeunes écrivains de la génération romantique.

«Il reste à parler d'un état de l'âme qui, ce nous semble, n'a pas encore été bien observé: c'est celui qui précède le développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente; car il arrive alors une chose fort triste: le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l'homme et de ses sentiments rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui; il reste encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abondante et merveilleuse; I'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite avec un cœur plein un monde vide, et sans avoir usé de rien on est désabusé de tout.
L'amertume que cet état de l'âme répand sur la vie est incroyable; le cœur se retourne et se replie en cent manières pour employer des forces qu'il sent lui être inutiles. Les anciens ont peu connu cette inquiétude secrète, cette aigreur des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble: une grande existence politique, les jeux du gymnase et du Champ de Mars, les affaires du Forum et de la place publique remplissaient leurs moments s et ne laissaient aucune place aux ennuis du cœur.
D'une autre part, ils n'étaient pas enclins aux exagérations, aux espérances, aux craintes sans objet, à la mobilité des idées et des sentiments, à la perpétuelle inconstance, qui n'est qu'un dégoût constant; dispositions que nous acquérons dans la société des femmes. Les femmes, indépendamment de la passion directe qu'elles font naître chez les peuples modernes, influent encore sur les autres sentiments. Elles ont dans leur existence un certain abandon qu'elles font passer dans la nôtre; elles rendent notre caractère d'homme moins décidé, et nos passions, amollies par le mélange des leurs, prennent à la fois quelque chose d'incertain et de tendre.
Enfin, les Grecs et les Romains, n'étendant guère leurs regards au-delà de la vie et ne soupçonnant point des plaisirs plus parfaits que ceux de ce monde, n'étaient point portés comme nous aux méditations et aux désirs par le caractère de leur culte. Formée pour nos misères et pour nos besoins, la religion chrétienne nous offre sans cesse le double tableau des chagrins de la terre et des joies célestes, et par ce moyen elle fait dans le cœur une source de maux présents et d'espérances lointaines, d'où découlent d'inépuisables rêveries. Le chrétien se regarde toujours comme un voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes et qui ne se repose qu'au tombeau. Le monde n'est point l'objet de ses vœux, car il sait que l'homme vit peu de jours, et que cet objet lui échapperait vite.
Les persécutions qu'éprouvèrent les premiers fidèles augmentèrent en eux ce dégoût des choses de la vie. L'invasion des barbares y mit le comble, et l'esprit humain en reçut une impression de tristesse très profonde et une teinte de misanthropie qui ne s'est jamais bien effacée. De toutes parts s'élevèrent des couvents, où se retirèrent des malheureux trompés par le monde et des âmes qui aimaient mieux ignorer certains sentiments de la vie que de s'exposer à les voir cruellement trahis. Mais de nos jours , quand les monastères ou la vertu qui y conduit ont manqué à ces âmes ardentes, elles se sont trouvées étrangères au milieu des hommes. Dégoûtées par leur siècle, effrayées par leur religions, elles sont restées dans le monde sans se livrer au monde: alors elles sont devenues la proie de mille chimères; alors on a vu naître cette coupable mélancolie qui s'engendre au milieu des passions, lorsque ces passions, sans objet, se consumentd'elles-mêmes dans un cœur solitaire.

LE CHRETIEN ET LA NATURE [II, 4, 1]

Oh! que le poète chrétien est plus favorisé dans la solitude où Dieu se promène avec lui! Libres de ce troupeau de dieux ridicules qui les bornaient de toutes parts, les bois se sont remplis d'une Divinité immense. Le don de prophétie et de sagesse, le mystère et la religion semblent résider éternellement dans leurs profondeurs sacrées.
Pénétrez dans ces forêts américaines aussi vieilles que le monde: quel profond silence dans ces retraites quand les vents reposent! quelles voix inconnues quand les vents viennent à s'élever! Êtes-vous immobile, tout est muet; faites-vous un pas, tout soupire. La nuit s'approche, les ombres s'épaississent: on entend des troupeaux de bêtes sauvages passer dans les ténèbres; la terre murmure sous vos pas; quelques coups de foudre font mugir les déserts; la forêt s'agite, les arbres tombent, un fleuve inconnu coule devant vous. La lune sort enfin de l'Orient; à mesure que vous passez au pied des arbres, elle semble errer devant vous dans leur cime et suivre tristement vos yeux. Le voyageur s'assied sur le tronc d'un chêne pour attendre le jour; il regarde tour à tour l'astre des nuits, les ténèbres, le fleuve; il se sent inquiet, agité, et, dans l'attente de quelque chose d'inconnu, un plaisir inouï, une crainte extraordinaire font palpiter son sein comme s'il allait être admis à quelque secret de la Divinité: il est seul au fond des forêts, mais l'esprit de l'homme remplit aisément les espaces de la nature, et toutes les solitudes de la terre sont moins vastes qu'une seule pensée de son cœur.
Oui, quand l'homme renierait la Divinité, l'être pensant, sans cortège et sans spectateur, serait encore plus auguste au milieu des mondes solitaires que s'il y paraissait environné des petites déités de la fable; le désert vide aurait encore quelques convenances avec l'étendue de ses idées, la tristesse de ses passions et le dégoût même d'une vie sans illusion et sans espérance.
Il y a dans l'homme un instinct qui le met en rapport avec les scènes de la nature. Eh! qui n'a passé des heures entières assis, sur le rivage d'un fleuve, à voir s'écouler les ondes! Qui ne s'est plu, au bord de la mer, à regarder blanchir l'écueil éloigné! Il faut plaindre les anciens, qui n'avaient trouvé dans l'Océan que le palais de Neptune et la grotte de Protée; il était dur de ne voir que les aventures des tritons et des néréides dans cette immensité des mers, qui semble nous donner une mesure confuse de la grandeur de notre âme, dans cette immensité qui fait naître en nous un vague désir de quitter la vie pour embrasser la nature et nous confondre avec son auteur.

DES ÉGLISES GOTHIQUES [III, 1,8]

Les forêts ont été les premiers temples de la Divinité, et les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l'architecture. Cet art a donc dû varier selon les climats. Les Grecs ont tourné l'élégante colonne corinthienne avec son chapiteau de feuilles sur le modèle du palmier. Les énormes piliers du vieux style égyptien représentent le sycomore, le figuier oriental, le bananier et la plupart des arbres gigantesques de l'Afrique et de l'Asie.
Les forêts des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos pères, et nos bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée. Ces voûtes ciselées en feuillages, ces jambages, qui appuient les murs et finissent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanctuaire, les ailes obscures, les passages secrets, les portes abaissées, tout retrace les labyrinthes des bois dans l'église gothique; tout en fait sentir la religieuse horreur, les mystères et la divinité. Les deux tours hautaines plantées à l'entrée de l'édifice surmontent les ormes et les ifs du cimetière, et font un effet pittoresque sur l'azur du ciel. Tantôt le jour naissant illumine leurs têtes jumelles, tantôt elles paraissent couronnées d'un chapiteau de nuages, ou grossies dans une atmosphère vaporeuse. Les oiseaux eux-mêmes semblent s'y méprendre et les adopter pour`les arbres de leurs forêts: des corneilles voltigent autour de leurs faîtes et se perchent sur leurs galeries. Mais tout à coup des rumeurs confuses s'échappent de la cime de ces tours et en chassent les oiseaux effrayés. L'architecte chrétien, non content de bâtir des forêts, a voulu, pour ainsi dire en imiter les murmures, et au moyen de l'orgue et du bronze suspendu;il a attaché au temple gothique jusqu'au bruit des vents et des tonnerres, qui roulent dans la profondeur des bois. Les siècles, évoqués par ces sons religieux, font sortir leurs antiques voix du sein des pierres, et soupirent dans la vaste basilique: le sanctuaire mugit comme l'antre de l'ancienne Sibylle, et, tandis que l'airain se balance avec fracas sur votre tête, les souterrains voûtés de la mort se taisent profondément sous vos pieds.

 

LES CLOCHES

Lorsque, avec le chant de l'alouette, vers le temps de la coupe des blés on entendait au lever de l'aurore les petites sonneries de nos hameaux, on eût dit que l'ange des moissons, pour réveiller les laboureurs, soupirait, sur quelque instrument des Hébreux, l'histoire de Séphora ou de Noémi. Il nous semble que si nous étions poète, nous ne dédaignerions point cette cloche agitée par les fantômes dans la vieille chapelle de la forét, ni celle qu'une religieuse frayeur balançait dans nos campagnes pour écarter le tonnerre, ni celle qu'on sonnait la nuit, dans certains ports de mer, pour diriger le pilote à travers les écueils. Les carillons des cloches au milieu de nos fêtes, semblaient augmenter l'allegresse publique: dans des calamités, au contraire, ces mémes bruits devenaient terribles. Les cheveux dressent encore sur la tête au souvenir de ces jours de meurtre et de feu, retentissant des clameurs du tocsin. Qui de nous a perdu la mémoire de ces hurlements, de ces cris aigus, entrecoupés de silence, durant lesquels on distinguait de rares coups de fusil, quelque voix lamentable et solitaire, et surtout le bourdonnement de la cloche d'alarme ou le son de l'horloge qui frappait tranquillement l'heure écoulée?
Mais dans une société bien ordonnée, le bruit du tocsin, rappelànt une idée de secours, frappait l'ame de pitié et de terreur, et faisait couler ainsi les deux scurces des sensations tragiques.
Tels sont à peu près les sentiments que faisaient naître les sonneries de nos temples; sentiments dautant pius beaux qu'il s'y mêlait un sonvenir du ciel. Si les cloches eussent été attachées à tout autre monument qu'à des églises, elles auraient perdu leur sympatuie morale avec nos coeurs. C'était Dieu meme qui commandait à l'ange des victoires de lancer les volées qui publiaient nos triomphes, ou à l'ange de la mort de la mort de sonner le départ de l'ame qui venait de remonter à lui. Ainsi, par mille voix secrètes une société chrétienne correspondait avec la Divinité, et ses institutions allaient se perdre mystérieusement à la source de tout mystere.
Laissons donc les cloches rassembler les fidèles, car la voix de l'homme n'est pas assez pure pour convoquer au pied des autels le repentir, I'innocence et le malheur. Chez les Sauvages de l'Amérique, lorsque des suppliants se présentent à la porte d'une cabane, c'est l'enfant du lieu qui introduit ces infortunés au foyer de son père: si les cioches nous étaient interdites, il faudrait choisir un enfant pour nous appeler à la maison du Seigneur.
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