MATTHIAS KASSEL

FERRUCCIO BUSONI - ARLECCHINO

Un Capriccio théatral en un acte
op. 50 - 1914-1916

___________________________________________________________________________________
Busoni considérait la création conjointe d'«Arlecchino» (Arlequin) et de «Turandot» comme un manifeste de théâtre musical qu'il tenait pour la réalisation d'une «nouvelle commedia dell'arte». La 'fable chinoise' «Turandot», sur le texte original de Carlo Gozzi, avait été écrite dans un temps relativement bref à partir de la «Turandot-Suite» (1905). Du coup, Arlecchino, dont le texte et la musique ont été conçus par Busoni lui-même d'après la conception dramatique dont il vient d'être question, et qui devait compléter «Turandot» afin que les deux œuvres puissent occuper toute une soirce, revêt une importance d'autant plus grande. Il faut y voir le fruit d'une plus longue préoccupation avec une forme renouvelée de théâtre musical, en réaction d'abord contre la dramaturgie surannce de l'opéra réaliste du XIXe siècle.

Ferruccio Busoni, Der Arlecchineïde Fortsetzung und Ende [Arlecchino II] (Suite et fin de l'Arlequinade; Arlequin II), 1918, esquisses pour le livret, p. [19]. Berlin, Staatsbibliothek - Preussischer Kulturbesitz, département de la musique avec Mendelssohn-Archiv

Sa nouveauté de conception est étroitement liée aux considérations théoriques qui devaient aboutir plus tard à l'appel à une «jeune classicité» (junge Klassizitat) ainsi qu'à une «unité de la musique». L'opéra suivant, «Doktor Faust» (1916-1924), laissé partiellement inachevé par Busoni et complété par Philipp Jarnach, peut être considéré au premier chef comme la réalisation musicale de ces idées. Mais plusieurs réseaux référentiels se tissent déjà dans Arlecchino, qui permettent de considérer cet ouvrage comme un premier accomplissement dans la voie d'un renouveau du théâtre musical. Il est par ailleurs significatif que la réalisation des deux œuvres soit étroitement lice. Ainsi, Busoni, qui vivait depuis 1894 à Berlin, interrompit son travail sur «Arlecchino», dont il venait d'achever le texte en 1914, pour se mettre à «Doktor Faust».





Ferruccio Busoni, Arlecchino (Arlequin), 1914-1916, manuscrit du livret de la main du compositeur, Berlin, rnPOSIteur, pp. 45 et 46, Berlin, Staatsbibliothek - Preussischer Kulturbesitz, départiment de la rnusique avec Mendelssohn-Archiv

La concentration sur son ouvrage fut de plus contrariée par son départ pour les États-Unis en janvier 1915 en raison de la guerre, de sorte que Busoni se décida d'en fixer provisoirement les idées musicales dans le Rondo arlecchinesco pour orchestre (op. 46, 1915). C'est seulement après son retour, et suite à l'encouragement que lui apporta sa visite aux marionnettes du Teatro dei Piccoli à Rome, qu'il put achever la composition - alors qu'il était à Zurich [...]. Le théâtre de marionnettes pouvait renforcer sa conviction, du fait qu'il étayait par la pratique les représentations conceptuelles de ce novateur, qui avait à plusieurs reprises avoué qu'elles provenaient de son penchant tant pour le théâtre de marionnettes que pour la commedia dell'arte. Le point commun nodal de ces deux formes de théâtre consiste en la dé-subjectivisation des personnages, que ce soit par des poupées inanimées, ou par leur réduction à des types, les maschere de la commedia dell'arte. Cette réduction se révélait utile dans la perspective d'un rejet du théâtre réaliste antérieur: Busoni ne visait pas la représentation réaliste, mais bien son abolition en mettant l'accent sur le «caractère fictif» (Spielcharakter) du théâtre et le mélange de légèreté et de sérieux, de réalisme et de fantastique dans l'action.


Ferruccio Busoni, Arlecchino (Arlequin), 1914-1916, esquisses pour troixième
mouvement, scène 5, p. [26]. Berlin, Staatsbibliothek - Preussischer Kulturbesitz, départiment de la rnusique avec Mendelssohn-Archiv

La vie n'apparaît elle-même que comme reflet dans la structure du jeu. Busoni réclamait ce transfert généralisé de la subjectivité humaine au sur-humain, à l'universel, dans la conception du théâtre musical non réaliste, à l'intérieur de laquelle musique, poème et dramaturgie se fondraient en un tout - sans les contradictions d'un opéra réaliste, où les personnages régleraient leurs conflits en chantant.
Alors que dans «Doktor Faust» Busoni s'est confronté non à Goethe, mais au théâtre de marionnettes, c'est le répertoire des figures de la commedia dell'arte, à peine modifié mais bien reconnaissable, qui entre en scène dans «Turandot» et «Arlecchino»: Arlequin, Colombine, le Docteur et l'Abbé. Busoni ne se contente pas de reprendre à son compte la formule traditionnelle, mais la modifie de manière que, dans la pièce portant originellement en sous-titre «tragédie de marionnettes avec musique», le personnage d'Arlequin n'apparaît pas uniquement en bouffon, mais présente également les traits de Don Juan, de sorte qu'il est à la fois trompé et séducteur, mélange contradictoire de victime et de coupable. C'est ainsi qu'il profite de la crédulité du tailleur Matteo pour pouvoir se glisser insidieusement auprès de son épouse. Après lui avoir fait croire qu'une horde de barbares assiégeait la ville, il l'envoie au champ d'honneur grâce à un recrutement rapidement mis en scène. Le tailleur, touché en son sens de l'honneur, s'y dirige fièrement en sifflotant, tandis qu'Arlequin se montre bien plus intéressé par le champ du déshonneur et - «maintenant le reste!» - par la femme du tailleur.
La scène suivante, dont on peut voir partiellement les motifs sur l'esquisse de Zurich, le montre en train de croiser sa compagne Colombine non pas en mari volage, car il reconnaît au contraire être en mauvais termes avec la fidélité: «[...] pourtant je le dis et le montre à découvert. C'est pourquoi j'en tire bonne conscience, et puis dormir d'un sommeil d'enfant». Aucune alternative convaincante n'est cependant opposée à la nature tout de même ouverte, et malgré tout amorale d'Arlequin. Tandis que Matteo, plongé dans l'étude de Dante, pris par la lecture lors de la scène initiale, songe «[il] ne sai[t] comment, à la musique d'opéra» et se laisse aller à de superficielles et prétentieuses rêveries de mise en musique, le chevalier Léandre, exalté à en faire pitié, se met à racler sur l'inévitable luth une satire mordante du ténor d'opéra à l'ancienne.


Ferruccio Busoni, Arlecchino, 1914-1916, esquisses pour le troixième mouvement, scène 6, p. [11]. Berlin, Staatsbibliothek - Preussischer Kulturbesitz, département de la musique avec Mendelssohn-Archiv



Ferruccio Busoni, Arlecchino, 1914-1916, copie définitive de la partition, p. 90.
Berlin, Staatsbibliothek - Preussischer Kulturbesitz, département de la musique avec Mendelssohn-Archiv

S'approchant de Colombine avec des airs enamourés, il se pâme en charges d'ariettes et de chansons, glissant encore un air de vengeance avant l'incontournable strette, après laquelle il s'incline «en souriant au public». Le brouillon de la partition montre la rencontre de Léandre avec la convoitée: «Ô Colombine, j'ai étendu les antennes sensibles de mes cordes vocales jusqu'à toi», ainsi que toute la scène qui suit, comme une parodie musicale cinglante des clichés et des maniérismes de l'opéra de bel canto. Après que Léandre, tombant comme il se doit sous le coup d'épée d'Arlequin, ressuscite encore pour le quatuor du quatrième mouvement, l'action grotesque de l'opéra est à son comble. Par ces moyens et d'autres biais stylistiques, Busoni expose ouvertement le «caractère fictif» (Spielcharakter) de son théâtre musical. À cette veine appartient également la technique simultanéiste de la scène initiale de Matteo mentionnce ci-dessus, au cours de laquelle on voit Arlequin marivauder par la fenêtre avec la femme du tailleur, tandis que l'unique citation littérale d'Arlecchino - le fameux «Air du Champagne» du Don Juan de Mozart, dont Busoni vénérait l'exemplaire universalité - révèle le caractère ambigu du personnage Arlequin-Don Juan.
Un moyen tout aussi efficace de présenter l'opéra comme «jeu» réside dans la séparation des scènes isolées au moyen de textes parlés, le plus manifeste étant le prologue et l'épilogue adressés directement au public par Arlequin.
Busoni parvient à assurer l'unité musicale en établissant une articulation en quatre mouvements sur le modèle de la musique instrumentale; de la sorte, la cohésion n'a pas à se fonder sur l'action, mais sur des catégories formelles. La structure ainsi obtenue comprend - sous couvert de commedia dell'arte - des éléments de dramaturgie moderne, dégagée des conventions de l'opéra du siècle précédent. Il n'est pas jusque dans les œuvres scéniques expérimentales de Kurt Weill, ancien élève de Busoni, que l'on n'en trouve un prolongement fructueux, alors que «Der Arlecchineide Fortsetzung und Ende» (Suite et fin de l'Arlequinade) ne dépassa pas le stade du brouillon du livret. Cette ébauche montre l'extension de l'idée jusqu'au «Parnasse des masques et des bêtes», auquel Busoni avait déjà visiblement travaillé à Zurich; il est vrai que la matière se révéla «difficile à mettre en musique et à peine représentable: une 'Fantaisie' plus abstraite. Elle paraîtra prochainement sous forme de livre». Elle n'est restée qu'à l'état de projet. [Traduit par Robert Piencikowski]

Catalogo della mostra CANTO D'AMORE, Basilea, 1996, pp. 144-148.