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Introduction

      Qui a pu créer le Double, figure, image surgie d'on ne sait où, traversant d'étranges histoires foisonnant à partir du début du dix-neuvième siècle, passant les frontières, oscillant d'un monde à l'autre, entre imaginaire, fiction et un décor très réel? Vouloir arrêter cet insaisissable, lui trouver un lieu, un espace, des traits distinctifs, une parole, une histoire, n'est-ce pas tenter de fixer ce qui par définition ne peut apparaître qu'en filigrane, ou sur le bloc-notes magique de Freud, non pas en écriture noire, mais par différence, en écriture blanche?

      Faut-il voir là un épisode littéraire caractéristique d'une époque travaillée par la science et son contre-point l'illuminisme, le magnétisme, l'hypnotisme, bercée par les drogues et les hallucinations, avec un modèle, Hoffmann, et ses avatars, copies appauvries et glissant dans une littérature dépréciée ou dans le merveilleux de ces livres qu'on dit "enfantins"? Dans un travail antérieur, nous avions étudié la figure du miroir et du non-écrit dans un roman trop peu connu de Lewis Carroll, Sylvie et Bruno , roman pour enfants. Passer du miroir à la figure du Double est sans doute une autre façon d'accéder à la même configuration. C'est toujours un voyage qui fait passer de l'autre côté de ce qu'on appelle le réel, et l'exploration de l'ailleurs renvoie le lecteur dans un hors-temps, menacé, prisonnier d'une autre forme de durée. Ce qui nous a intéressée, c'est aussi un voyage à la limite du non-écrit , de l'autre côté des mots, et à l'intérieur de nos représentations.

      Le choix du corpus a été dicté par des butées temporelles ( 1813- 1855 ) permettant de circonscrire au dix-neuvième siècle un ensemble de textes mettant en scène des histoires de doubles d'Hoffmann ( 1813 ) à Aurélia de Gérard de Nerval ( 1855 ). Le choix de la première moitié du dix-neuvième siècle et la place privilégiée accordée aux textes d'Hoffmann correspondaient en fait au domaine traditionnellement reconnu comme celui du Double, thème de choix de l'histoire littéraire et de la littérature comparée. Ceux qui restent attachés à une certaine conception de la littérature et cherchent les sources européennes de tel ou tel mouvement délimitent ainsi un mouvement né avec le romantisme allemand et qui fait des textes français, américains ou russes, des textes fabriqués à partir du modèle allemand, c'est le cas de Théophile Gautier, d'Hawthorne, d'Edgar Allan Poe, de Dostoïevski et de Gogol. Les éditeurs ont l'habitude de regrouper ainsi les récits de Doubles. C'est ce que font Jacques Goimard et Roland Stragliati dans leur Grande Anthologie du Fantastique plaçant en tête du volume consacré aux Histoires de Doubles Adalbert von Chamisso, La merveilleuse histoire de Peter Schlemihl ou L'homme qui a perdu son Ombre suivie de E. T. A. Hoffmann, Les Aventures de La Nuit de La Saint-Sylvestre 2  .

      Thème "vieux comme le monde", au même titre que la femme, l'eau, la peur, le double pourtant ne se laisse pas réduire à une image stéréotypée reprise mécaniquement.

      L'étude de textes antérieurs à 1855 a écarté le développement de la fin du dix-neuvième siècle ( Maupassant). Il nous paraissait plus important de centrer notre travail sur Hoffmann, dans la mesure où il pouvait être considéré comme un modèle et une référence.

      Un récit particulièrement bref de Hawthorne, La Mascarade de Howe (Howe's Masquerade ), nous renvoie l'image d'un fantôme de ce qui n'existe pas encore, sinon dans un espace de jeu. Le récit d'Achim d' Arnim, dont les Contes bizarres fascinaient André Breton comme Julien Gracq, fait des fantômes que Le Maître du Majorat aperçoit de l'autre côté de la rue prenant un thé funèbre avec son double, des figures dont le côté éclairé se détache seul, entre-deux-morts.

      La troisième partie du corpus regroupe La Fée aux Miettes de Charles Nodier, le plus long des textes analysés ( 156 pages ), et Aurélia de Gérard de Nerval. La présence obsessionnelle des figures du double, double féminin, - retrouvé ou non dans un mariage mystique -, mais aussi figure de l'Autre, pose le problème de l'identité et de la constitution d'une unité. A quoi peut correspondre cette hallucination du Double qui ne peut être tolérée? Pour ces fous en quête de leur identité, qui cherchent à s'unir à la Reine de Saba dans une nuit mystique, il n'y a pas d'autre place que chez les lunatiques de Glasgow ou à la clinique du Docteur Blanche à Passy. Que peut leur apporter l'écriture?

      Certains textes apparaissent en miroir, de l'autre côté d'autres textes qu'il faut traverser. Ils ne sont pas étudiés directement, mais au travers de l'étude qui leur est consacrée, démarche qui permet à la fois d'introduire des récits que les limites du choix avaient sacrifiés et surtout mise en évidence de la lecture critique comme réécriture et reprise, ce qu'on peut dire également de la traduction 3  Au nombre de ces textes en reflet, William Wilson d'Edgar Allan Poe, auquel nous avions préféré Hawthorne, présent au travers de la lecture que lui a consacrée Marie Bonaparte, préfacée par Freud. Texte reflet, Le Double de Dostoievski qui donne lieu à l'analyse de Patterson, à la lumière de Fonction et champ de la parole et du langage de Lacan.

      Quelle méthode appliquer pour travailler sur les objets d'étude retenus, des textes courts, qu'on appelle tour à tour récits, histoires, nouvelles, -- pour la constitution d'un recueil -- ? Le souci de garder la continuité et de repérer le parcours de la figure du Double nous avait fait, dès le départ, privilégier des textes brefs ( 7 pages pour le texte d'Hawthorne ) 4  , 25 pages pour le conte le plus long d'Hoffmann, 71 pages pour Aurélia . D'autre part, nous avons tenu à garder la langue d'origine en regard de la traduction, chaque fois que c'était possible.

      Dans la mesure où nous n'avions pas souhaité restreindre notre étude à la littérature, mais voulu l'étendre à la musique, à la peinture et au cinéma, l'utilisation de l'outil fourni par la sémiotique pouvait permettre la mise en place d'un dispositif unique que l'on retrouverait décliné dans chacun des domaines avec les variations nécessaires : analyse de l'espace et du temps, narrativité centrée sur la transformation et énonciation. L'attention au texte, quand nous analysons un texte et aux unités que nous pouvons dégager, doit nous permettre de lire le rôle thématique du Double, ce qu'il peut faire, ce qu'il ne veut pas faire et ce qu'il veut faire, sa place par rapport au sujet énonciateur, le centre de perspective. La mise en cause du sujet dans la problématique du Double prend une dimension particulière, puisque le Double entretient un rapport qui interfère avec le sujet. Définir la position de la figure du double, hostile, complémentaire, sentie comme étrangère, intériorisée ou extériorisée, obscure ou lumineuse, renvoie peut-être à figurer dans la littérature et dans l'art la destruction, ou la construction du sujet. Citons une fois encore Antonin Artaud lecteur traducteur de Lewis Carroll. Lewis Carroll a vu son moi comme dans une glace mais il n'a pas cru en réalité à ce moi, et il a voulu voyager dans la glace afin de détruire le spectre du moi hors lui-même avant de le détruire dans son corps même, mais c'était en même temps en lui-même qu'il expurgeait le Double de ce moi. Le texte constitue une sorte d'écran et de révélateur, variation sur l'idée de miroir, sur lequel, ou derrière lequel apparaît et disparaît le Double.

      Nous nous proposons de suivre le plan suivant :

  1. Le divin Hoffmann. L'itinéraire de notre recherche part d'une analyse de récits d'Hoffmann et des premières images connues chez lui du Double avec Le Chevalier Gluck suivi de Don Juan et du Magnétiseur . La définition que donne le Petit Robert de l'ombre paraît parfaitement convenir aux Doubles des deux premiers récits : 5 (1608) Dans certaines croyances, Apparence d'une personne qui survit après sa mort -- âme, double, fantôme, mânes. Le royaume des ombres . La littérature admet donc , au début, une vieille croyance, et incorpore ensuite, ce Double fantôme. Le fantôme, retrouvé et évoqué par la Parole du vieillard dans le rêve-cauchemar de l'enfant qu'il a été, prend corps dans une inquiétante figure démoniaque, hors du Temps.
    Les Aventures de La Nuit de la Saint Sylvestre ( Die Abenteuer der Sylvesternacht ), traduites partiellement par Gérard de Nerval en 1831, placent au premier plan un sujet qui n'est plus seulement celui qui raconte, mais devient lui-même le premier acteur d'un étrange théâtre nocturne. Les Doubles se multiplient. L'histoire merveilleuse de Peter Schlemihl n'est reprise que pour être détournée et subvertie. Le Miroir Voilé laisse sans réponse une interrogation sur l'identité : Que reflète le Miroir? ou que réfléchit le Miroir?
    Il y a eu effacement, disparition du reflet, avec la perte de la bien aimée. Il reste au sujet à construire en dehors de lui l'image de son désir. Le Vide et le Plein , dans le dernier texte d'Hoffmann analysé, -- La Maison déserte ( Das öde Haus ) --, nous paraît figurer le regard du narrateur, à mesure que se met en place derrière le réel un autre espace, installant le sujet en position de voyeur.
  2. La mise en scène de la mort. L'entre-deux-morts. Le texte d'Achim von Arnim, - Les héritiers du Majorat ( Die Majoratsherren ) -- ouvre un autre champ que celui bien connu d'Hoffmann, avec la présence obsédante de l'Ange de la Mort. La femme, héritière de Lilith, nous fait passer de l'autre côté du versant judaïque. En filigrane du Double littéraire, le premier Double religieux, tel que les présente la Genèse dans la Bible, l'homme créé homme et femme à l'image de Dieu, puis la femme façonnée par Dieu à partir d'Adam. La confrontation de l'histoire deux fois contée par Hawthorne, La Mascarade de Howe ( Howe's Masquerade ) et du conte d'Achim von Arnim, nous permet de nous interroger sur la figuration de la Mort dans ses rapports avec le Double. Le geste de l'écriture peut-il représenter ce qui est irreprésentable, et quelle place, dans l'écriture et par l'écriture, assigner à l'entre-deux-morts, pour reprendre l'expression utilisée par Lacan à propos d'Antigone ?
  3. La métamorphose. Identités et identité dans La Fée aux Miettes et dans Aurélia . Cette troisième partie fait apparaître au travers de deux textes français des figures du Double qui ne sont pas de simples avatars, en utilisant la connotation péjorative du terme "avatar" dans son acception la plus courante, du modèle hoffmannien : Les doubles s'introduisent au coeur même du Sujet, mis à distance dans Nodier, sous le Voile et la parodie du conte de Fées, sur un mode tragique dans Nerval. Quel rapport peuvent entretenir fantaisie et fantasmes? La littérature est appelée à témoigner. Les oscillations entre Je et l'Autre posent la problématique de l'existence poétique de l'univers mental dans la fiction.
  4. Les chapitres 4, 5 et 6 tentent une approche du Double dans la musique, le cinéma et la peinture, à des dates qui nous font sortir des butées fixées pour la littérature, mais manifestent la permanence de la présence du Double. Otto Rank 5  qui fait figure de référence obligée, même pour Freud, quand il s'agit du Double, accorde une place privilégiée à la musique (Don Juan ) et au cinéma. Des deux études qui ont été réunies sous un titre commun, il dit , en ouverture de son avant propos, qu'elles ont été inspirées, l'une par la projection d'un film, l'autre par une représentation à l'Opéra de Vienne. Sa recherche sur Le Double (parue en 1914) commence par la présentation du film muet L'Etudiant de Prague (1913 ), qu'il vient de voir à Paris.
    Interroger la Voix au travers de la musique, les images muettes du film et l'espace de l'écran, chercher les moyens spécifiques ou empruntés à la littérature, pouvait nous faire prendre conscience, par déplacement et décalage, du fonctionnement et des possibles d'une figure aussi répandue et multiforme que le Double.
    Comme nous avions des textes en miroir, nous retrouvons une sorte de composition en abîme avec Britten donnant voix et musique aux fantômes du Tour d'écrou d'Henry James (chapitre 4), Ewers écrivant un scénario hoffmannien pour L'Etudiant de Prague (chapitre 5), et enfin Francis Bacon peignant, sur l'espace envers de la toile, des figures privées de leur reflet dans le vide des miroirs.
    Il reste à définir, comme dans l'anamorphose, ce que peut être la Chose, au premier plan ou au fond du tableau, que tous regardent.
  5. Psyché. Pour traquer les figures du double dont l'absence se fait présence cachée au fond du tableau en quelque sorte, et débusquer le Sujet divisé sous les plis du texte, les variations de la musique, la division de l'écran, l'envers de la toile, nous avons recours dans le chapitre 7 à la psychanalyse. Il nous a semblé intéressant, dans une première partie, de revenir aux textes de Freud consacrés au Double, en les abordant chronologiquement. La reconnaissance du Double dans la littérature rencontre, pour Freud, la naissance de la psychanalyse. Avant de se placer dans la perspective d'une lecture psychanalytique du double, en utilisant les outils de la psychanalyse, encore faut-il comprendre en quoi la figure du Double, quand Freud se l'approprie au travers de sa culture littéraire, aide à la constitution de l'espace analytique, à partir de l'espace littéraire et lui permet de figurer son propre appareil psychique.
    La lecture de Marie Bonaparte, exemplaire pour Freud, est-elle encore pour nous aujourd'hui une ouverture sur d'autres lectures?
    Avec l'apparition des motifs dans les textes freudiens, on peut chercher à faire passer le Double à l'état de motif et voir si le repérage de points nodaux manifestes dans les histoires de doubles serait opératoire .
    La deuxième partie du chapitre, à partir de deux lectures qu'on peut dire psychanalytiques présente l'utilisation de notions-clefs de la psychanalyse freudienne, dans la lecture à partir des règles de Lacan du Double de Dostoievski, et l'étude par Didier Anzieu de l'image du miroir chez le peintre Francis Bacon. La question est double, comme si l'écriture essayait, pour finir, de mimer le double: La fiction, littéraire ou non, peut-elle permettre de mieux comprendre et de représenter la réalité psychique d'un sujet clivé(Freud ) ou divisé ( Lacan)? Et, d'autre part, la psychanalyse peut-elle, par sa Parole, analyser autrement l'Autre du texte et de la fiction?

Chapitre 1
"Le divin Hoffmann"

      Les textes d'Hoffmann peuvent apparaître aussi bien comme un point d'arrivée - ils se réfèrent eux-mêmes à des textes antérieurs ( Chamisso ou Jean- Paul ), à des archétypes primitifs,- que comme un point de départ, dans la mesure où ils inscrivent dans la littérature un modèle qui sera repris d'une part comme exemple et référence ( Freud ), d'autre part comme un thème soumis à des variations dans la littérature fantastique.

      Sans entrer dans le détail d'une imitation largement commentée et recensée d'Albert Béguin à Pierre Georges Castex, nous pouvons retenir deux exemples significatifs, celui de Baudelaire en tant que critique, et celui de Gautier, en tant que représentant de récits sur le Double.

      Baudelaire reconnaît dans celui qu'il appelle "le divin Hoffmann", "l'admirable Hoffmann", un catéchisme de haute esthétique et salue le comique de La Princesse Brambilla .

      La réception d'Hoffmann devient la mise en abîme obligée de tous les auteurs français : Onuphrius  6  ( Gautier 1832 ) résume dès les premières pages du récit qui porte son nom l'utilisation qui est faite des nouvelles d'Hoffmann: Onuphrius, peintre, est lecteur d' Hoffmann, et Gautier le présente comme un personnage sorti des contes d'Hoffmann.

Vous l'auriez mis dans une chambre carrée et blanchie à la chaux sur toutes ses parois, et vitrée de carreaux dépolis, il aurait été capable de voir quelque apparition étrange tout aussi bien que dans un intérieur de Rembrandt inondé d'ombres et illuminé de fauves lueurs, tant les yeux de son âme et de son corps avaient la faculté de déranger les lignes les plus droites et de rendre compliquées les choses les plus simples, à peu près comme les miroirs courbes ou à facettes qui trahissent les objets qui leur sont présentés, et les font paraître grotesques ou terribles.
Aussi Hoffmann et Jean-Paul le trouvèrent admirablement disposé; ils achevèrent à eux deux ce que les légendaires avaient commencé. L'imagination d'Onuphrius s'échauffa et se déprava de plus en plus, ses compositions peintes et écrites s'en ressentirent ( p.72, 73 )

      Admirateur d'Hoffmann, lecteur d'Hoffmann, Onuphrius ne fait que reproduire les admirations de Gautier et ses lectures.

      Le titre du récit est déjà un hommage à Hoffmann:

      Onuphrius ou les vexations fantastiques d'un admirateur d'Hoffmann

      Sans doute faut-il prendre "vexation" au sens de tourment, torture. Nous aurons l'occasion de revenir sur le terme "fantastique" dans son rapport avec la fantasmagorie.

      Jacintha elle-même, le jeune modèle du peintre Onuphrius, porte le nom de l'héroïne de La princesse Brambilla , le conte d' Hoffmann.

      L'ironie du narrateur dans le récit de Gautier souligne sans doute la mise à distance du récit, mais aussi son aspect théâtral. Onuphrius/Gautier prend la défroque laissée par le héros d'Hoffmann.

      A force d' être lecteur d'Hoffmann, le personnage de Gautier tombe dans un état de somnambulisme et de catalepsie.

      Les références aux personnages d'Hoffmann voués à tourner une ronde fantastique autour d'Onuphrius qui n'ose se regarder le soir dans une glace, s'entrecroisent avec la référence à Peter Schlemihl.

Quand il était seul dans son grand atelier, il voyait tourner autour de lui une ronde fantastique, le conseiller Tusmann, le docteur Tabraccio, le digne Peregrinus Tyss, Crespel avec son violon et sa fille Antonia, l'inconnue de la maison déserte et toute la famille étrange du château de Bohême; c'était un sabbat complet, et il ne se fût pas fait prier pour avoir peur de son chat comme d'un autre Mürr. (p. 74 )

      La réception d'Hoffmann prend des aspects différents selon les auteurs, et à l'intérieur même de l'oeuvre de l'auteur.


I - Hoffmann et la mise en place du Double


1- A la manière de Callot ou la fantaisie "au travail"

      Le premier recueil d'Hoffmann lui-même est marqué à la fois par l'intertextualité ( il se réfère nous le verrons à l'histoire de Peter Schlemihl ), et l'ironie, l'humour sur lequel nous aurons à nous interroger.

      Le titre est clair là-dessus :

      Fantaisies à la manière de Callot
Fantasiestücke ( ou Phantasie si l'on garde l'orthographe ancienne ) in Callots Manier
Tirées du journal du Voyageur Enthousiaste ( 1808 - 1815 )
 7 

      Hoffmann avec cette notion de Phantasie met en place un genre qui n'est ni le conte, ni le récit, en empruntant à Callot des oripeaux grotesques. Ce qu'il dit de Callot, ce je ne sais quoi de familier et de bizarre tout à la fois, peut être repris pour ses personnages.

      Hommage à Callot, le maître dont Hoffmann se réclame en disant qu'il ne peut se rassasier de la vue de ses gravures. Faut-il rappeler qu'Hoffmann était lui-même caricaturiste? 8  Il utilise dans La Princesse Brimbilla les personnages tracés par Callot. Il est difficile de ne pas évoquer à ce propos les techniques de la fantasmagorie et les illusions d'optique.

Pourquoi tous tes personnages, souvent suggérés par un ou deux traits audacieux, ne quittent-ils plus ma mémoire? lorsque je contemple longuement tes inépuisables compositions, où entrent les éléments les plus hétérogènes, je vois s'animer peu à peu les mille et mille figures, et celles-même que d'abord on distinguait à peine, noyées à l' arrière plan s'animent et semblent venir sur le devant, colorées des tons les plus vigoureux et les plus naturels.
(...) Le poète, l'écrivain dont l'imagination transporte les images de la vie courante dans le monde romantique de ses visions et qui les reproduit ensuite dans tout l'éclat qui en rejaillit sur elles, comme sur une admirable parure d'emprunt, n'est-il pas en droit de se réclamer de ce grand artiste et de dire qu'il a voulu travailler "à la manière de Callot"?
Jacques Callot Contes fantastiques , Marabout tome 1 p. 22 9 

      Ce qu' Hoffmann admire et retient de Callot c'est l'art qu'il a de rassembler dans un petit espace un nombre infini d'objets. Les dessins de Callot lui apparaissent comme les reflets des apparitions fantastiques qu'évoquait la magie de son imagination.

      Le bizarre, l'ironie offrent une ouverture au fantastique et à la rêverie. C'est le biais qui permet au dessinateur de transporter la vie quotidienne (cortèges, batailles, scènes de la vie paysanne ou danses paysannes) de façon inattendue dans le monde de la fantaisie.


2 - L'ombre d'un musicien disparu : LE CHEVALIER GLUCK 10 

      C'est la première histoire, après le dialogue de l'auteur avec celui qu'il appelle son maître, Jacques Callot, qui ouvre les Fantaisies à la manière de Callot. Histoire fantastique, histoire de double, évocation d'un fantôme, de l'ombre d'un musicien, Ritter Gluck donne le ton et met en place le décor qui va revenir souvent dans Les Contes d'Hoffmann .

      En perspective, les derniers beaux jours de l'arrière automne à Berlin. Sous les Tilleuls, près de Tiergarten.

      C'est le décor, transposé à Prague, que nous retrouverons au cinéma dans les trois versions de L'Etudiant de Prague . Où situer un observateur qui peut à son aise "observer les allants et venants et se laisser aller au jeu de son imagination"? Le texte au présent aligne des constatations que le lecteur peut lui-même faire : On voit s'avancer (...) élégants, bourgeois... On respire...Dans le flot bariolé et le chatoiement des voix multiples, la discordance d'une musique stridente : une harpe discordante, quelques violons mal accordés, une flûte phtisique, un basson asthmatique...Il faut bien que quelqu'un soit torturé par la cacophonie de l'orchestre : c'est la musique discordante qui permet à l'énonciateur de sortir du flot indifférencié. C'est la musique en fait qui constitue l'enjeu du récit.

"Tout contre la balustrade qui sépare la terrasse de Weber de la chaussée sont rangées de petites tables rondes avec des chaises de jardin. On y respire le grand air, on observe les allants et venants, on est éloigné du vacarme cacophonique de cet exécrable orchestre. C'est là que je m'assois et me laisse aller au jeu de mon imagination(...) De plus en plus varié, le flot de promeneurs passe devant moi, mais rien ne me distrait, rien ne peut effaroucher ma société imaginaire. Seul le maudit trio d'une valse souverainement ignoble m'arrache au monde des rêves." ( M1, p. 24 ) 11 

      Un étrange personnage vient partager l'irritation du narrateur et prendre place à sa table. Avec l'apparition de l'inconnu, pénètre dans le texte une autre musique qui efface les discordances et la cacophonie. L'inconnu, c'est aussi l'entrée dans la narrativité, avec la description d'un personnage d'exception et la fascination du regard. Le narrateur peut maintenant raconter au passé ce qu'il a daté dans son sous-titre comme un souvenir de 1809 ( Eine Erinnerung aus dem Jahre 1809 )

      L'inconnu a d'abord été une voix, en accord avec les réflexions du narrateur. "Neben mir murmelt es". ça vient de dire comme en écho la même chose que le narrateur, il est une voix avant d'être un visage, puis de prendre corps, un corps caché dans un très ample manteau.

      L'inconnu a pris place à sa table sans qu'il s'en soit aperçu.

Von mir unbemerkt, an demselben Tische ein Mann Platz genommen hat, der seinen Blick starr auf mich richtet, und von dem nun mein Auge nicht wieder loskommen kann
Nie sah ich einen Kopf, nie eine Gestalt, die so schnell einen so tiefen Eindruck auf mich gemacht hätten. Eine sanft gebogene Nase schloss sich an eine breite, offene Stirn, mit merklichen Erhöhungen über den buschigen, halbgrauen Augenbraunen, unter denen die Augen mit beinahe wildem, jugendlichem Feuer (der Mann mochte über funfzig sein) hervorblitzen. Das weich geformte Kinn stand in seltsamem Kontrast mit dem geschlossenen Munde, und ein skurriles Lächeln, hervorgebracht durch das sonderbare Muskelspiel in den eingefallenen Wangen, schien sich aufzulehnen gegen den tiefen, melancholischen Ernst, der auf der Stirn ruhte. Nur wenige graue Löckchen lagen hinter den grossen , vom Kopfe abstehenden Ohren. Ein sehr weiter, moderner Überrock hüllte die grosse hagere Gestalt ein  12  ( W.V. p. 15 )

      Portés par la musique qui sert de médiateur, le narrateur et l'inconnu se reconnaissent. Le Vieux joue l'ouverture d'Iphigénie en Aulide comme le neveu de Rameau jouait la musique de Rameau, il est à lui seul, dans une pantomime sublime, tout l'orchestre, voix, instruments, chef d'orchestre. Le bourgogne entretient une rêverie partagée, sans qu'ils se connaissent davantage. " Je ne vous connais pas, vous ne me connaissez pas non plus. Nous ne nous demanderons pas nos noms. Les noms sont parfois gênants."

      L'inconnu du Tiergarten cache sous son vaste manteau un costume d'autrefois, élément d'étrangeté que l'on retrouve souvent dans la littérature fantastique : "Il déboutonna son manteau et je remarquai avec étonnement qu'il portait une veste brodée à longs pans, des culottes de velours noir et une petite épée d'argent." Le musicien qui interprète de façon surprenante l'oeuvre de Glück et déteste les Berlinois, derrière l'évocation de ce qu'est la composition musicale, fait surgir le monde fantastique de la rêverie que doit traverser l'artiste pour atteindre le réel.

C'est par la porte d'ivoire qu'on entre dans le royaume des rêves; peu la voient, cette porte, et encore moins nombreux sont ceux qui la franchissent. Ici, tout semble étrange,. D'extravagants personnages passent ça et là d'un pas léger, mais ils ont du caractère, l'un plus que l'autre. On ne les aperçoit pas sur la grande route : ce n'est que derrière la porte d'ivoire qu'on peut les trouver. Il est difficile de sortir de ce royaume : comme devant le château d' Alcine, les monstres barrent le chemin; cela tourne et tourbillonne... Beaucoup se perdent à rêver, dans ce royaume des rêves... Ils se dissolvent dans le rêve... Ils ne projettent plus aucune ombre, autrement ils s'apercevraient à leur ombre du rayon de lumière qui parcourt ce monde. Très peu seulement s'arrachent au rêve, se redressent, traversent le royaume des songes, et atteignent la Vérité.  13  ( M1, p. 27)

      La perte de l'ombre, évoquée ici, symbolise l'incapacité de l'artiste à garder la maîtrise de ses rêveries et un rapport au réel. Ne plus projeter d'ombre signifie se dissoudre dans le rêve, sans activité créatrice.

      Le royaume nocturne où risque de se perdre le créateur, épouvanté par les fantômes ricanants des monstres et leurs faces menaçantes, peut aussi lui apporter le salut par la musique.

      Le dialogue entre le narrateur et l'inconnu se poursuit dans l'obscurité, au long des rues, depuis la Porte de Brandebourg. C'est surtout le monologue d'un solitaire qui se dit condamné à errer comme une âme en peine dans le désert vide de la création. Le texte est à double sens, mais le second sens n'est révélé que progressivement. Il y a double sens, comme l'inconnu lui-même est un double. La nouvelle commencée à l'extérieur, dans la lumière, s'achève, un soir froid et pluvieux, quelques mois plus tard, après la première rencontre. Les indices d'un monde funèbre et disparu se multiplient, un autre sens peut se faire jour dans les interstices.

Altmodisch reich verzierte Stühle, eine Wanduhr mit vergoldetem Gehaüse, und ein breiter, schwerfälliger Spiegel gaben dem Ganzen das düstere Ansehn verjährter Pracht. In der Mitte stand ein kleines Klavier, auf demselben ein grosses Dintenfass von Porzellan, und daneben lagen einige Bogen rastriertes Papier. Ein schärferer Blick auf diese Vorrichtung zum Komponieren überzeugte mich jedoch, dass seit langer Zeit nichts geschrieben sein musste; denn ganz vergelbt was das Papier und dickes Spinnengewebe überzog das Dintenfass.  14  ( WV, p. 22)

      Le lecteur, avec le Narrateur découvre sur le visage de l'inconnu, le masque de la mort, et comme dans les tableaux de Francis Bacon, l'ossature du cadavre traverse les joues du Vivant : "Er antworte nicht, aber zum krampfhaften Lächeln verzog sich der Mund, und das Muskelspiel in den eingefallenen Bakken verzerrte im Augenblick das Gesicht zur Schauerlichen Maske." 15  ( WV, p. 22, 23)

      On peut s'interroger sur le lien qui existe entre le narrateur et le vieux musicien. La voix que les Berlinois profanes ne savent pas entendre, le narrateur la reconnaît, comme s'il l'entendait au dedans de lui. Les pages blanches des partitions du musicien, ( "J'aperçus des pages toutes réglées, mais sans aucune note de musique" ), il les tourne en suivant les indications du regard du vieil homme. Ce qui a échappé aux autres, ce que le musicien interprète, sans se limiter à une voix, mais en émigrant d'un personnage à l'autre d'Armide , transporte le narrateur qui circule dans la musique et le chant de l'Autre, comme si c'était sa musique, son chant, sa voix.

      " Nun sang er die Schlussszene der Armida mit einem Ausdruck, der mein Innerstes durchdrang (... ). Alle meine Fibern zitterten - ich war ausser mir. Als er geendet hatte, warf ich mich ihm in die Arme und rief mit gepresster Stimme : "Was ist das? wer sind Sie?" 16  ( WV, p. 23, 24 )

      Plusieurs fois dans le texte, le Vieux efface son identité et sa corporéité, Ombre condamnée à errer, " Da wurde ich verdammt, zu wandeln unter den Unheiligen, wie ein abgeschiedener Geist - gestaltlos, damit mich niemand kenne, bis mich die Sonnenblume wieder emporhebt zu dem Ewigen. - " 17  (WV, p. 23 )

      Le Vieux, l'homme, l'original de Tiergarten, le monologueur, est, en fait, une Ombre , au sens donné par le Nouveau Petit Robert : Dans certaines croyances,

      Apparence d'une personne qui survit après sa mort = âme, double, fantôme, mânes.

      Nous verrons que la présence d'un Double dans un texte est presque toujours génératrice d'autres formes de doubles dans une sorte de prolifération. L'ombre/fantôme (en allemand, ein abgeschiedener Geist ) , qui n'est pas arrêtée par les limites d'un nom, d'une forme ( Tout au long du texte, on voit une traversée de la forme jusqu'au gestaltlos ), peut ainsi, par la musique et surtout la voix - voix qui, elle aussi, échappe à un registre défini - "remplir" le narrateur et se confondre avec lui, devenant son intercesseur et son guide.

      Après la question précise " Qui êtes-vous?", un passage dans le noir : Il a disparu avec la lumière, laissant le narrateur dans les ténèbres. C'est le nom qui est le dernier mot de la nouvelle. Lumière, fête, éternité qui est soustraite au corps et au temps :

"Feierlich kam er auf mich zu, fasste mich sanft bei der Hand und sagte sonderbar lächelnd : "Ich bin der Ritter Gluck!" 18 

      L'énigme est résolue, mais l'équivoque demeure sur l'identité de celui qui dit "Je suis le chevalier Gluck." Equivoque entretenue par les langues et les traducteurs.

      Dans l'Odyssée , au Chant XI, quand Ulysse voit apparaître les ombres des défunts dans la traduction de Victor Bérard, le texte grec porte ce que Philippe Jacottet traduit par les âmes des défunts trépassés ( FM La Découverte 1982).

      Celui que nous désignons par l'ombre de Gluck n'est dans le texte d'Hoffmann qu'un inconnu de rencontre, vieil homme aux manières étranges et qui manifeste un rare talent musical. Si le dialogue s'engage entre ceux qui souhaitent rester inconnus l'un à l'autre, c'est que pour l'un c'est une écoute, pour l'autre, un exemple et un guide qui le fait passer derrière la porte d'ivoire.

      Le texte s'achève par la superposition, comme en surimpression, de l'inconnu et du musicien 19  , qui est aussi la superposition du narrateur et du musicien.


3 - Dona Musique ou le Double professionnel : Don Juan

      Le tome 1 des Fantasiestücke in Callots Manier paru à Pâques 1814 comprenait : Jacques Callot. Ritter Gluck. Kreisleriana 1- 6. Don Juan

      Don Juan était paru antérieurement dans Allgemeinen Musikalischen Zeitung Mars 1813 n° 13 sans nom d'auteur

      Dans Le Chevalier Gluck , le bourgogne partagé suscitait le dialogue entre un inconnu de rencontre et le narrateur. Est-ce le champagne, le sommeil qui fait percevoir au narrateur une étrange musique dans sa chambre d'hôtel à Bamberg? C'est la réalité (pas seulement celle de la fiction), le fait que l'hôtel soit attenant à l'Opéra qui permet au narrateur, " voyageur enthousiaste", de passer de l'ivresse et du sommeil à l'ouverture de Don Giovanni . Une simple porte en tapisserie, en effet, sépare la chambre de l'hôtel et la loge dite des étrangers. Le petit corridor joue curieusement le rôle d'une lorgnette, à la taille du corps humain, longue vue qui abolit la distance, comme le gland de sonnette figurait la mise en place du spectacle, et annonçait un peu à la manière d'un reflet dans un miroir, la sonnette de théâtre.

      A l'étroit, si anxieux dans la chambre étouffante, le Voyageur - qui écrit à Théodore - lui confie qu'il se trouve seul et libre dans l'opéra Don Juan et peut s'identifier à ce chef d'oeuvre si parfaitement représenté. Le Chevalier Gluck disait avoir assisté à une représentation de Don Juan , représentation qui avait déçu son attente, et il n'avait pu aller au bout de l'ouverture expédiée sans esprit ni bon sens. La représentation de Don Juan à Bamberg, au contraire, offre au narrateur le bonheur rare d'une parfaite exécution aussi fidèle que possible à l'esprit de Mozart.

      Don Juan constitue un exemple de dualité, et les relations des personnages entre eux, les enjeux mis en scène, le chant lui-même dans son rapport avec l'orchestre sont autant de variations sur la simultanéité de mouvements contradictoires. "Le conflit de la nature humaine avec les puissances occultes et fatales qui l'assiègent, et méditent sa ruine se manifestent aux yeux de mon esprit." 20  Leporello, le second de Don Juan, remplace son maître et s'identifie à lui. Otto Rank part du même point de vue, quand il étudie Don Juan et réunit sous un même titre son étude du Double (1914), et des réflexions inspirées par Don Giovanni (1922)  21 

      Dans l'histoire de Don Juan , c'est Donna Anna, le personnage central, figure du Double, de l'Ombre, dans une sorte de chassé croisé d'apparitions multiples. Le motif du Double s'incarne dans la cantatrice qui est à la fois le personnage voulu par Mozart, et son propre personnage.

      L'existence même d'Anna, qui semble ne pas avoir de lieu propre, figure cette dualité : Elle est à la fois sur scène - l'espace physique et concret où se passe Don Juan -, et dans la loge du spectateur (le Voyageur enthousiaste ).

Schon oft glaubte ich dicht hinter mir einen zarten , warmen Hauch gefühlt, das Knistern eines seidenen Gewandes gehört zu haben : das liess mich wohl die Gegenwart eines Frauenzimmers ahnen, aber ganz versunken in die poetische Welt, die mir die Oper aufschloss, achtete ich nicht darauf. Jetz, da der Vorhang gefallen war, schauete ich nach meiner Nachbarin. - Nein - keine Worte drücken mein Erstaunen aus: Donna Anna, ganz in dem Kostüme, wie ich sie eben auf dem Theater gesehen, stand hinter mir, und richtete auf mich den durchdringenden Blick ihres seelenvollen Auges.  22  ( DJR, p. 60)

      Le "narrateur-relais", dans sa façon de raconter, semble introduire la problématique et l'indécidibilité du réel/irréel. La façon dont "Dona Anna" s'introduit dans la loge peut avoir une explication rationnelle, quand le rideau s'abaisse après le premier Acte. Les interrogations du narrateur ne durent pas pourtant, et ne constituent pas, comme l'établit Todorov dans la définition qu'il donne du fantastique 23  , le thème du récit. L'hésitation de pure forme fait rentrer dans le réel, à côté d'une réalité matérielle ( La cantatrice, qui n'aura pas d'autre nom dans le récit que son nom de scène, Dona Anna, ne peut être simultanément en scène et dans la loge) une réalité psychique, pour utiliser le terme de Freud.

Ich fühlte die Notwendigkeit, sie anzureden, und konnte doch die, durch das Erstaunen, ja ich möchte sagen, wie durch den Schreck gelähmte Zunge nicht bewegen. Endlich, endlich fuhren mir, beinahe unwillkürlich, die Worte heraus : "Wie ist es möglich, Sie hier zu sehen?" worauf sie sogleich in dem reinsten Toskanisch erwiderte, dass, verstände und spräche ich nicht Italienisch, sie das Vergnügen meiner Unterhaltung entbehren müsste, indem sie keine andere , als nur diese Sprache rede. -Wie Gesang lauteten die süssen Worte. (...). -- Es war Donna Anna unbezweifelt. Die Möglichkeit abzuwägen, wie sie auf dem Theater und in meiner Loge habe zugleich sein können, fiel mir nicht ein. So wie der glückliche Traum das Seltsamste verbindet, und dann ein frommer Glaube das Ubersinnliche versteht, und es den sogenannten natürlichen Erscheinungen des Lebens zwanglos anreiht, so geriet ich auch in der Nähe des wunderbaren Weibes in eine Art Somnambulism, in dem ich die geheimen Beziehungen erkannte, die mich so innig mit ihr verbanden, dass sie selbst bei ihrer Erscheinung auf dem Theater nicht hatte von mir weichen können. 24  DJR, p. 60, 61)

      Le monde fantastique se confond avec le monde du rêve, et le narrateur, quand il se raconte, analyse l'état qui l'animait comme une sorte de somnambulisme. Le scénario fantasmatique et la rêverie à laquelle s'adonne le narrateur ont comme point de départ bien réel la représentation de Don Giovanni . Le rôle prêté à Theodor, correspondant du narrateur anonyme, est celui d'un tiers privilégié qui justifie la construction du scénario.( La place de l'analyste? ). La création d'Hoffmann figure ici les rapports secrets et bien réels qui unissent le narrateur à Dona Anna (On pense à Dona Musique dans Le Soulier de satin de Paul Claudel), rapports si étroits que même son apparition sur scène n'a pu la séparer de lui. Avant d'être le personnage d'Anna, elle est toute la musique, et croit saisir dans le chant et exprimer les secrets du coeur que ne peut exprimer aucun langage. Elle se reconnaît dans le musicien qui, pour le lecteur n'aura pas d'autre existence que d'être un narrateur sans nom. La jeune femme ne chante pas seulement le rôle de Dona Anna, elle a interprété la musique du narrateur. Nous voyons donc que Anna, double "professionnel", à la fois ouvre au narrateur "les perspectives nouvelles d'un monde fantastique" par la médiation de sa voix dans Mozart, et aussi, dans une autre transformation, échange son rôle primitif avec celui que le narrateur lui propose. "Wie, du herrliche, wundervolle Frau - - du - du solltest mich kennen?"

Ging nicht der zauberische Wahnsinn ewig sehnender Liebe in der Rolle der *** in deiner neuesten Oper aus deinem Innern hervor? - Ich habe dich verstanden : dein Gemüt hat sich im Gesange mir aufgeschlossen! - Ja, (hier nannte sie meinenVornamen) ich habe dich gesungen, so wie deine Melodien ich sind." 25  (DJR, p. 61)

      Le souci de la langue traverse tout le texte. Anna ne connaît que l'italien, le pur toscan. Le narrateur ne parle ni ne comprend l'italien, mais la langue d'Anna devient pour lui une pure musique, "ces douces paroles résonnèrent à mon oreille comme un chant mélodieux". A l'intérieur de sa propre langue, le narrateur , c'est à dire Hoffmann, cherche une autre langue qui puisse à travers les mots faire entendre le chant de l'italien. "Wie gern setzte ich dir, mein Theodor, jedes Wort des merkwürdigen Gesprächs her, das nun zwischen der Signora und mir begann; allein, indem ich das, was sie sagte, deutsch hinschreiben will, finde ich jedes Wort steif und matt, jede Phrase ungelenk, das auszudrücken, was sie leicht und mit Anmut toskanisch sagte" 26 

      Le récit comprend trois parties : la première partie, sans titre, s'attache à la représentation et aux commentaires à la table d'hôte. La deuxième partie porte un titre, Dans la loge des étrangers n°23. Il est minuit, et le narrateur croit entendre la voix de Théodore et un léger bruit froisser la portière de tapisserie. Le narrateur retourne dans la salle déserte : le texte d'Hoffmann, dans une mise en abîme, montre "JE" assis à une petite table, avec deux flambeaux, un verre de punch devant lui, se préparant à recréer, par l'écriture, "le monde inconnu et lointain des esprits" où il lui a été donné de pénétrer, porté par la musique.

Ich lehne mich, ihm den Rücken wendend, über der Loge Rand, und sehe in das verödete Haus, dessen Architektur, von meinen beiden Lichtern magisch beleuchtet, in wunderlichen Reflexen fremd und feenhaft hervorspringt. Den Vorhang bewegt die das Haus durchschneidende Zugluft. - Wie wenn er hinaufwallte? wenn Donna Anna, geängstet von grässlichen Larven, erschiene?- "Donna Anna!" rufe ich unwillkürlich : der Ruf verhallt in dem öden Raum, aber die Geister der Instrumente im Orchester werden wach - ein wunderbarer Ton zittert herauf; es ist als säusle in ihm der geliebte Name fort! Nicht erwehren kann ich mich des heimlichen Schauers, aber wohltätig durchbebt er meine Nerven" 27  ( DJR, p. 65)

      Nous avons déjà rencontré le dédoublement avec Dona Anna, sur scène et dans la loge du narrateur. Le Texte à son tour se dédouble, puisque, dans le vide de la salle, "Je" écrit à l'attention de Théodore (qui porte le prénom de Hoffmann), les réflexions que lui dicte le double de la représentation. Le Texte de la première partie, correspondant à la représentation réelle, partagée avec les profanes, convives de la Table d'hôtes, est au passé (temps du récit); le Texte n°2 est au présent, commentaire allégorique de Don Juan , et aussi regard sur sa propre écriture. " Je voudrais en peu de mots - aussi clairement que je puis le faire, à cette heure où les pensées dont mon âme déborde défient tout langage - te dire comment se présente à mon esprit, dans la musique et sans aucun recours au texte qu'elle revêt, l'affrontement des deux natures engagées dans cette lutte : Don Juan et Dona Anna." ( M1, p. 41 )

      La musique joue un rôle privilégié dans l'expression de la dualité. 28  Avant de décrire la dualité, "Je" s'est installé devant le cadre vide qui limite son regard, et c'est à l'intérieur du cadre - importance de la portière, du bord de la loge, du rideau de scène- qu'il peut transformer le réel matériel en une réalité psychique.

      Dona Anna, "revisitée", est le Double féminin de Don Juan. Elle est la flamme du divin qui brûle en Don Juan.  29  "Dona Anna sert de pendant (dem Don Juan entgegengestellt ) à Don Juan; elle est comme lui douée des plus hautes faveurs de la nature. De même que Don Juan était à l'origine un homme d'une beauté et d'une vigueur admirable, elle est une femme divine, dont l'âme pure est restée vierge des atteintes du démon. Tous les efforts de l'enfer ne peuvent consommer que sa perdition terrestre."

      Au travers de Dona Anna, ce que voit Hoffman, c'est la fiancée de Satan, chère aux Romantiques. Anna est destinée par le Ciel à révèler à Don Juan la part divine de sa propre nature et en l'arrachant au désespoir de ses vains efforts, à le sauver par l'amour même dont Satan s'est servi pour le corrompre.

      La ruine de Don Juan devient la mort de Dona Anna. Dona Anna est l'âme de Don Juan, âme morte à toute espérance terrestre, qui s'éteint avec lui. "Je" perçoit et transmet cette double mort, qui , pourtant, n'est exprimée que par de mystérieuses harmonies et des corrélations dans la musique de Mozart. La mort du héros suivie nécessairement de la mort de l'ombre transporte le narrateur dans un monde délivré.

Es schlägt zwei Uhr! - Ein warmer elektrischer Hauch gleitet über mich her - ich empfinde den leisen Geruch feinen italienischen Parfums, der gestern zuerst mir die Nachbarin vermuten liess; mich umfängt ein seliges Gefühl, das ich nur in Tönen aussprechen zu können glaube. Die Luft streicht heftiger durch das Haus - die Saiten des Flügels im Orchester rauschen - Himmel! wie aus weiter Ferne, auf den Fittichen schwellender Töne eines luftigen Orchesters getragen, glaube ich Annas Stimme zu hören : "Non mi dir bell'idol mio!" - Schliesse dich auf, du fernes, unbekanntes Geisterreich - du Dschinnistan voller Herrlichkeit, wo ein unaussprechlicher, himmlischer Schmerz, wie die unsäglichste Freude, der entzückten Seele alles auf Erden Verheissene über alle Massen erfüllt! Lass mich eintreten in den Kreis deiner holdseligen Erscheinungen! Mag der Traum, den du bald zum Grausen erregenden, bald zum freundlichen Boten an den irdischen Menschen erkoren - mag er meinen Geist, wenn der Schlaf den Körper in bleiernen Banden festhält, den ätherischen Gefilden zuführen.  30  ( DJR, p. 70 )

      Il semble que dans l'analyse que fait Hoffmann de Don Giovanni Dona Anna tienne la première place, sorte de Double privilégié de Don Juan. Des critiques contemporains privilégient le couple Don Juan/Leporello, Double qui cherche à supplanter son Maître.

      La fin est présentée sous forme de dialogues qu'on pourrait dire d'ombres sans visage : un homme faisant claquer le couvercle de sa tabatière, une figure de mulâtre, un insignifiant. Une conversation à la table d'hôtes constitue ainsi l'épilogue. Nous apprenons avec "Je" que "La signora est morte cette nuit, à deux heures précises". Signora ist heute morgens Punkt zwei Uhr gestorben.. ( M1, p. 54 - DJR, p. 71 )

      La mort a le dernier mot.


4 - Le Double animal

      Le chien Berganza s'inscrit dans l'intertextualité, puisque Hoffmann s'amuse à réécrire/écrire des variations sur une nouvelle de Cervantes, en indiquant de façon précise la référence, histoire de doubles dans le monde animal. Berganza se voit dédoublé, et quand les épouvantables sorcières le frottent de leurs mains crochues, il décrit un état singulier qui le partage en deux Berganza aux prises l'un avec l'autre. Le dialogue, dialogue du chien avec son double, dialogue avec "JE" qui lui-même dialogue avec Theodor, divise et désorganise la continuité du récit. Les sorcières sont responsables d'une métamorphose qui ferait du chien un jeune homme. Le jour fatal de la rencontre des sorcières, Berganza devient tout autre. Tout se déforme et vacille, des sentiments nouveaux l'oppressent et l'angoissent. Il en arrive à être un homme et à avoir honte d'avoir été chien.

      Le chien noir double de façon cocasse et caricaturale sa maîtresse : La maîtresse et le chien se retrouvent face à face, tous deux déguisés en sphinx avec une coiffure égyptienne! Le Double prend dans le récit d'Hoffmann jouant Cervantes une extravagance grotesque qui le distingue des figures inquiétantes et des images d'épouvante des autres récits. Ce n'est pas l'animal qui fait rire, mais le visage ou l'image corporelle de l'animal, renvoyée à l'homme comme par un miroir. 31  Hoffmann montre, comme dans La Princesse Brambilla , que la fantaisie est inhérente à la réalité. "Peut-être, ô mon lecteur, en viendras-tu à penser qu'il n'y a rien de plus extraordinaire ni de plus fou que la vie réelle."

      Le terme français "Fantaisie" suggère une activité désordonnée et capricieuse de l'esprit, qui n'engage pas tout l'être. Il correspondrait assez bien, semble-t-il, aux jeux multiples du chien Berganza. 32  Ces jeux rappellent le côté théâtral de la mise en scène sociale tel qu'ont pu le dénoncer Marivaux et Diderot dans Le Neveu. La maîtresse de Berganza travaille ses attitudes devant la glace, et répète mille et mille fois en travaillant à partir de tableaux et de dessins. Ce que plante là Hoffmann, (peut-être à partir de Callot), c'est le décor qui sera celui de La Princesse Brambilla ; n'y manque pas un vieillard ridicule modelé sur Pantalon.

      Berganza finit chien de théâtre, qui danse au son de la flûte enchantée de Papageno.

      La référence d'Hoffmann au Neveu de Rameau , l'éloge de Tieck, La Motte Fouqué, la présence de la Fleur bleue de Novalis définissent la véritable qualité de la poésie et le sens artistique profond. Aux vrais poètes, Berganza, complètement noir, oppose, avec une violente haine, ceux qu'il appelle "les mouchetés", et leurs arlequinades.

      Ce qui intéresse Hoffmann dans le Double animal, qu'on retrouve avec le chat Murr, c'est la métamorphose, devenir homme pour l'animal, doublé du devenir animal de l'homme. Deleuze dit du devenir-animal qu'il "est un voyage immobile et sur place, qui ne peut se vivre ou se comprendre qu'en intensité (franchir des seuils d'intensité) 33  ."

      L'issue n'est pas la mort, en fait il n'y a pas de clôture de la nouvelle, mais l'ouverture sur une fuite dans l'imaginaire, et le désordre.

Moi aussi, cette nuit-là, j'ai ri plus follement que jamais; je me sentais justement enclin à faire toutes les folies du monde. J'aurais voulu, comme l'esprit Droll lui-même, aggraver encore la confusion et brouiller plus irrémédiablement les cartes..."Eh bien! m'écriai-je d'une voix terrible, que tout s'achève dans un affreux désordre!" 34 


II - La peinture des rêves. Songes, mensonges. Le Magnétiseur

      Le volume 2 de Fantasiestücke in Callots Manier comprend Berganza et Der Magnetiseur .

      Le Magnétiseur porte en sous-titre Scènes de la vie privée / Songes, mensonges  35  . Le récit du vieux baron transporte le lecteur dans les sombres et mystérieuses régions des rêves. Hoffmann compare les rêves à la mousse de champagne et rejoint notre essence spirituelle, les rêves et les phénomènes spirituels. Par les rêves, nous pénétrons dans "une vie d'intensité supérieure, qui nous permet non seulement de pressentir, mais aussi de comprendre toutes les manifestations de ce monde mystérieux des esprits, de sorte que notre âme s'élève au-dessus des limites de l'espace et du temps  36  ."

      Souvenirs, rêves, merveilleux, hasard, rencontre de circonstances diverses, tel est le réseau qui se tisse au travers de la parole des conteurs. Le vieux baron, un soir d'automne, raconte un rêve, un rêve qui est aussi un souvenir de sa jeunesse, rêve qui lui a laissé une impression profonde. L'enjeu de la narration et du dialogue qui précède, quelle importance faut-il accorder aux rêves? Sont-ils des mensonges dangereux, comme veut le croire le baron, ou les manifestations d'une réalité supra-terrestre?


1 - Un souvenir d'enfance du vieux baron : le terrible Major

      Dans une atmosphère baignée par la nuit et l'approche du sommeil, le baron raconte un souvenir d'enfance à son fils Ottmar passionné par le merveilleux des rêves et à sa fille Maria, étroitement enveloppée dans un châle, les yeux mi-clos, cédant au sommeil." Nicht leugnen kann ich, dass mich gerade heute am neunten September eine Erinnerung aus meinen Jugendjahren befängt, die ich nicht los werden kann, und sollte ich euch das Abenteuer erzählen" 37 

      (p. 53, 54) Il s'agit par un récit d'exorciser, en quelque sorte une peur qui remonte à l'enfance (cf L'Homme au sable ).

Ihr wisst, dass ich meine militärische Bildung auf der Ritterakademie in B. erhielt. Unter den dort angestellten Lehrern befand sich nun ein Mann, der mir ewig unvergesslich bleiben wird; ja ich kann noch jetz an ihn nicht denken ohne innern Schauer, ohne Entsetzen, möcht ich sagen. Es ist mir oft, als würde er gespenstisch durch die Tür hineinschreiten.- Seine Riesengrösse wurde noch auffallender durch die Hagerkeit seines Körpers, der nur aus Muskeln und Nerven zu bestehen schien 38  (ZB, p.54)

      La description qu'Hoffmann met dans la bouche du vieux baron est une image réduite à ce qui peut inspirer l'effroi chez un enfant (la taille d'un géant, l'ardent regard de ses yeux noirs, un caractère mécanique), et aussi une certaine fascination. L'homme - il n'a pas de nom - exerce un pouvoir irrésistible, magique sur les élèves qui lui sont confiés. Eût- il imposé comme preuve d'obéissance, la mort la plus douloureuse, qu'ils l'auraient subie sur le champ sans murmurer. Certains jours, il ne se ressemble pas à lui-même. Le major est décrit comme habité par un Autre, double presque diabolique et menaçant. Une voix sourde, un accent ordinairement rude et courroucé, qui devient inexprimablement sonore certains jours.

Auf solche Tage folgte aber gewöhnlich ein schrecklicher Sturm, vor dem jeder sich verbergen oder flüchten musste. Dann zog er in aller Frühe seine rote dänische Staatsuniform an und lief mit Riesenschritten, gleichviel, war es Sommer oder Winter, in dem grossen Garten, der sich an das Palais der Ritterakademie anschloss, rastlos den ganzen Tag umher. Man hörte ihn mit schrecklicher Stimme und mit den heftigsten Gestikulationen dänisch sprechen - er zog den Degen - er schien es mit einem fürchterlichen Gegner zu tun zu haben - er empfing- er parierte Stösse - endlich war durch einen wohlberechneten Stoss der Gegner gefallen, und unter den grässlichen Flüchen und Verwünschungen schien er den Leichnam mit den Füssen zu zermalmen. Nun flüchtete er mit unglaublicher Schnelle durch die Alleen, er erkletterte die höchsten Bäume und lachte dann höhnisch herab, dass uns, die wir es bis in das Zimmer hören konnten, das Blut in den Adern erstarrte. 39  ( ZB, p. 55, 56)

      Le double, tel qu'il est représenté ici, est bien une vision d'une scission du Moi, le Moi se divise, sans que le Moi puisse se voir multiplié. Il y a division, mais sans multiplication. Le double dans son altérité, sous cette forme, ne peut se voir lui-même, c'est l'enfant qui le regarde, la description faite est totalement extérieure, et souligne les signes extérieurs de la possession: caractère mécanique, modification de la voix, utilisation d'une autre langue. Le duel du major contre lui-même - duel qui devient une manifestation privilégiée de la lutte contre l'autre Moi - se passe sans miroir.

      Extériorité (la scène se passe dans le jardin), éloignement (statut du major, adulte/enfant, distance dans le temps), mais présence persistante de la terreur et de l'angoisse.

      Qu'il soit habité par le diable, le baron le laisse supposer, en mettant dans la bouche d'un vieil invalide, le récit d'un pacte avec le diable qu'aurait fait le major, lors d'une tempête en mer. Récits "improbables et ridicules", mais qui contribuent sans aucun doute à alimenter les terreurs de l'enfant.

      La possession du major se double d'une possession de l'enfant assujetti à son maître.

Es war, als würde ich von einem höhern Wesen gezwungen, treu an dem Mann zu halten, als würde ich der Augenblick des Aufhörens meiner Liebe auch der Augenblick des Unterganges sein. Erfüllte mich nun mein Beisammensein mit ihm auch mit einem gewissen Wohlbehagen, so war doch wieder eine gewisse Angst, das Gefühl eines unwiderstehlichen Zwanges, das mich auf eine unnatürliche Art spannte, ja das mich innerlich erbeben machte. War ich lange bei ihm gewesen, ja hatte er mich besonders freundlich behandelt und mir, wie er dann zu tun pflegte, mit starr auf mich geheftetem Blick meine Hand in der seinigen festhaltend, allerlei Seltsames erzählt, so konnte mich jene ganz eigne wunderbare Stimmung bis zur höchsten Erschöpfung treiben. Ich fühlte mich krank und matt zum Umsinken. 40  ( ZB, p. 57)

      Lotte H. Eisner dans L'Ecran Démoniaque (Losfeld 1965), ouvrage consacré à l'histoire cinématographique de l'Allemagne, mettant en lumière dix ans de cinéma muet, de la naissance du cinéma à la veille de la première guerre mondiale aux années 1926-1927, souligne le singulier plaisir qu'éprouvent les enfants allemands à se délecter de contes d'horreur, tenus éveillés pendant des heures, à se représenter L'Homme sans mains, ou Le Marchand de Sable.

      Le rêve joue un rôle privilégié, permettant de renforcer l'illusion, en lui donnant toute la force de la réalité. La scène rêvée double le réel en prenant au pied de la lettre "lire dans les pensées". Elle prolonge en l'accomplissant de façon corporelle, le rapport de soumission du major et de ses jeunes élèves.

Es war, wie ich mich genau erinnere, in der Nacht vom achten auf den neunten September im Jahre 17- als ich lebhaft, als geschähe es wirklich, träumte, der Major öffne leise meine Tür, käme langsam an mein Bett geschritten und lege , mich mit seinen hohlen schwarzen Augen auf furchtbare Weise anstarrend, die rechte Hand auf meine Stirn über die Augen , und doch könne ich vor mir stehen sehn. - Ich ächzte vor Beklemmung und Entsetzen - da sprach er mit dumpfer Stimme: "Armes Menschenkind, erkenne deinen Meister und Herrn! - Was krümmst und windest du dich in deiner Knechtschaft, die du vergebens abzuschütteln strebst? - Ich bin dein Gott, der dein Innerstes durchschaut, und alles was du darin jemals verborgen hast oder verbergen willst, liegt hell und klar vor mir. Damit du aber nicht wagst, an meiner Macht über dich, du Erdenwurm, zu zweifeln, will ich auf eine dir selbst sichtbarliche Weise in die geheimste Werkstatt deiner Gedanken eindringen. "- Plötzlich sah ich ein spitzes glühendes Instrument in seiner Hand, mit dem er in mein Gehirn fuhr. Uber den fürchterlichen Schrei des Entsetzens, den ich ausstiess, erwachte ich in Angstschweiss gebadet - ich war der Ohnmacht nahe. 41  (ZB, p. 57, 58)

      Le récit du rêve de l'enfant fait par le baron peut faire l'objet d'une pluralité de lectures, lecture psychanalytique du rêve, recherche d'un caractère autobiographique, analyse structurale, thème littéraire, rhétorique du rêve...

      Dans la mesure où nous nous attachons aux figures du Double, ce qui peut retenir notre attention, c'est la signification du rêve, récit spéculaire dans Le Magnétiseur , et la place du magnétisme dans une analyse du Double.

      L'enfant, à son réveil, au clair de lune, respirant l'air frais de la nuit, la fenêtre ouverte, voit - seconde apparition donnée comme réelle celle-là - le major sortir dans la campagne. Tout se passe comme si le jeune garçon ne se retrouvait pas dans ces scènes singulières qui ont en commun de le mettre en scène avec le major, et de provoquer la terreur (Angst ). En clôture du récit d'enfance, la mort du Major, ou plutôt la découverte du cadavre, en grand uniforme danois rouge, les lèvres bordées d'une écume sanguinolente, dans une chambre parfaitement close, dont il a fallu briser la porte.

      Pas d'explication rationnelle, mais au contraire mise en évidence de signes de l'intrusion de l'irrationnel : le verrou de la chambre tiré à l'intérieur, la porte qui donne sur le jardin cadenassée comme la veille au soir. Pas de commentaire sur la double présence du major hors de la chambre, hors de son corps mortel, dans le rêve de l'enfant, et se dirigeant vers la campagne, en faisant claquer la grille du jardin.

      Trois temps constituent l'histoire :

  • Le major pénètre dans la chambre fermée de l'enfant allongé sur son lit, et pénètre à l'intérieur de son cerveau ( chambre étouffante - oppression )
  • L'enfant croit entendre la voix du major qui l'appelle à plusieurs reprises par son prénom. Es war mir, als höre ich die Stimme des Majors, der wie aus weiter Ferne, mich mehrmals bei dem Vornamen rief (p. 58). Il ouvre les fenêtres et voit, à la clarté de la lune, le major qui ouvre la grille et part dans la campagne.
  • Retour en procession avec des flambeaux jusqu'à la chambre close. Le major est allongé mort sur le sol.

      Le noyau de l'histoire n'est pas centré sur un personnage soudain aux prises avec une aventure, une rencontre/déchirure du quotidien (Le Chevalier Gluck , Don Juan ), mais sur une interrogation : Nos rêves sont-ils des mensonges, des faux semblants, ou annoncent-ils une réalité autre? Les récits se succèdent, s'entrecroisent, prennent leur sens une fois rapportés à la chaîne qui les relie.


2 - Les doublures du peintre Bickert

      Les histoires que racontent les personnages, chacun à leur tour après le vieux baron, le peintre Bickert, Ottmar, n'ont d'autre fonction que de mettre en scène, sur le devant de la scène, les rêves, le sommeil, en faisant planer ce que Freud appellera un sentiment d'inquiétante étrangeté (Das Unheimliche  42  ) . L'Unheimlich , c'est ce qui n'appartient pas à la maison, ce qui est étranger. Les récits font tous revivre des moments particuliers où les conteurs, directement ou indirectement, ont fait l'expérience de l'étrangement inquiétant, avec la toute puissance de la pensée, l'introduction dans le monde réel de forces obscures, la disparition des frontières qui séparent le monde des vivants et le monde des morts. Le Magnétiseur vise à prouver et à ranimer des croyances disparues, des craintes entretenues par les"contes de nourrices" chez l'enfant, refoulées ensuite.

      Jean Paul souligne, dans sa préface aux Fantasiestücke , le caractère particulier de cette histoire où le magnétisme joue un rôle essentiel.

      Le peintre Bickert accorde la priorité non pas à la vie intérieure dont le monde extérieur ne serait que le reflet, mais à la nature qui nous gouverne.

Unser sogenanntes intensives Leben wird von dem extensiven bedingt, es ist nur ein Reflex von diesem, in dem aber die Figuren und Bilder, wie in einem Hohlspiegel aufgefangen, sich oft in veränderten Verhältnissen und daher wunderlich und fremdartig darstellen, unerachtet auch wieder diese Karikaturen im Leben ihre Originale finden. Ich behaupte keck, dass niemals ein Mensch im Innern etwas gedacht oder geträumt hat, wozu sich nicht die Elemente in der Natur finden liessen; aus ihr heraus kann er nun einmal nicht. 43  (ZB, p. 61)

      Le vocabulaire utilisé par Hoffmann et placé dans la bouche du peintre, l'artiste le mieux placé pour copier le "réel"met en place la réalité psychique comme Figuren und Bilder tirées du réel (vécu/fictif?), mais en constituant un Reflex sous l'effet d'une sorte de Hohlspiegel (miroir concave).

      Dans le cadre qu'a posé Hoffmann, un échange sur les rêves, le sens est donné par la pluralité des voix. Pour le peintre  44  , c'est à partir du vécu que notre esprit extrait ce qui constitue l'écume de nos rêves (Schaum des Traums ). Un travail volontaire modèle les rêves (Cf. textes de Baudelaire). Bickert prépare ses rêves de la nuit.

Ich, meinesteils, dessen gute Laune vorzüglich abends unverwüstlich ist, wie man mir einraümen wird, präpariere förmlich die Träume der Nacht, indem ich mir tausend närrische Dinge durch den Kopf laufen lasse, die mir dann nachts meine Fantasie in den lebendigsten Farben auf eine höchst ergötzliche Weise darstellt; am liebsten sind mir aber meine theatralischen Darstellungen. 45  (ZB, p. 61)

      Figures (et non "personnages" cf. la différence qu'établit Barthes), théâtre, dispositif optique, au travers du peintre, Hoffmann trace un portrait en rapport sans doute avec le dessinateur Callot, comme l'indique le titre, mais aussi avec sa propre création.

Wir sind (...) im Traum,(...) die herrlichsten Schauspieldichter und Schauspieler, indem wir jeden ausser uns liegenden Charakter mit allen seinen individuellsten Zügen richtig auffassen und mit der vollendesten Wahrheit darstellen. Darauf baue ich denn, und denke so manchmal an die vielfachen komischen Abenteuer auf meine Reisen, an manche komische Charaktere, mit denen ich lebte, und da gibt mir denn nachts meine Fantasie, indem sie diese Personen mit allen ihren närrischen Zügen und Albernheiten auftreten lässt, das ergötzlichste Schauspiel von der Welt. Es ist, als habe ich mir abends vorher nur den Cannevas, die Skizze des Stücks gegeben, und im Traum würde dann alles mit Feuer und Leben nach des Dichters Willen improvisiert. Ich trage die ganze Sacchische Truppe in mir, die das Gozzische Märchen mit allen aus dem Leben gegriffenen Nuancen so lebendig darstellt, dass das Publikum, welches ich auch wieder selbst repräsentiere, daran als etwas wahrhaftiges glaubt. 46  ( ZB, p. 61, 62)

      C'est en pensant aux originaux rencontrés, aux lieux étranges ( le passage qui faisait communiquer l'hôtel avec le théâtre, à Bamberg ), aux nombreuses aventures de ses voyages, la nuit, que l'imagination de Bickert/Hoffmann se donne un spectacle florissant.

      A lui seul, Bickert se dit valoir toute une troupe : le mimétisme du théâtre, (Commedia dell'Arte, gravures de Callot) permet de mettre en scène des doublures du Moi dans une construction qui est création : Darauf baue ich...

      A côté de ces rêves volontaires et provoqués, - on pense à Rimbaud dans Les Illuminations -, chacun peut trouver dans le rêve une explication fantastique à un événement réel. Ce que le rêveur peut voir en rêve, c'est son double, mais un double abimé, humilié, se présentant sans culotte chez la princesse Almadasongi, ou encore réduit à l'inexistence d'une ombre.

"War ich nicht bei der Prinzessin von Amaldasongi zum Tee eingeladen? hatte ich nicht den herrlichsten Tressenrock an mit gestickter Weste? sprach ich nicht das reinste Italienisch lingua toscana in bocca romana?- war ich nicht verliebt in die herrliche Frau (...) als ein zufällig abwärts gerichteter Blick mich zu meinem Entsetzen wahrnehmen liess, dass ich mich zwar auf das sorfältigste hofmässig eingekleidet, aber das Beinkleid vergessen hatte? " 47  (p. 63)

      Le baron, avec son rêve d'enfant qui avait suscité angoisse et épouvante, a fait émerger dans la soirée le sentiment d'inquiétante étrangeté. Le peintre entrecroise à ce premier thème, comme en contrepoint, sur un mode ludique, des figures morcelées, auxquelles il manque quelque chose (pièce de vêtement, morceau du corps), figures dérisoires et grotesques, sous le signe de l'illusion et du jeu, mais un jeu qui pourrait devenir tragique. Dans son rêve, Bickert se voit contraint, pour entrer dans le salon de ses grandes espérances, alors qu'il a retourné son vieil habit afin de lui donner un air de fraîcheur, de passer par "l'étroit coulisseau d'un poêle"(ein kleines Ofenloch ). On est passé de l'arrangement et des constructions féériques des rêves à volonté à une fantaisie cruelle qui torture et angoisse: "den grässlichen Traum, der mich gestern nacht geängstiget und gefoldert hat ". ( ZB, p. 64)

Ach!- ich war ein Bogen Kavalierpapier, ich sass recht in der Mitte als Wasserzeichen, und jemand -es war ja eigentlich ein weltbekannter Satan von Dichter, aber mag's bei jemand bleiben - dieser Jemand hatte also eine unmenschlich lange, übel-zweispaltig--zahnichtgeschnittene Truthahnsfeder und kratzte auf mir Armen herum, indem er diabolische holperichte Verse niederschrieb. Hat nicht ein andere anatomischer Satan mich einmal zu seiner Lust, wie eine Gliederpuppe, auseinandergenommen, und nun allerlei teuflische Versuche angestellt?- z.B. wie es wohl aussehen würde, wenn mir aus dem Nacken ein Fuss wüchse, oder der rechte Arm sich zum linken Bein gesellte? 48 

      En filigrane, ou comme dans un jeu de transparents, la figure de l'écrivain, un enragé de poète, quelqu'un qui n'est pas nommé, mais qui est bien un double de Hoffmann, réduit à une silhouette, sans épaisseur. La deuxième partie du rêve le met en scène sous forme de poupée articulée, désarticulée et soumise à la torture, ce qu'Hoffmann reprendra avec la poupée Olimpia. Dans ce qu'on peut considérer comme le premier état de la poupée Olimpia, c'est "JE" qui se voit dans le corps de la poupée, entre les mains d'un Satan anatomiste. La poupée Olimpia, c'est donc Hoffmann. La poupée Olimpia, poupée inanimée de bois, créée par Coppelius, ou son double Spalanzani, est le personnage principal de L'Homme au Sable ( Der Sandmann commencé à Berlin le 16 novembre 1815). Elle est reprise par Offenbach pour figurer dans Les Contes d'Hoffmann (1881). Hans Bellmer, comme Coppelius et Spalanzani, décide en 1934, de construire une poupée articulée à l'anatomie impossible dont il photographie les positions. 49  La photographie joue un rôle semblable à celui du miroir. Le cinéaste David Cronenberg, dans Faux semblants (Dead Ringers , 1988), privilégie les instruments chirurgicaux qui permettent aux jumeaux de déformer et fouiller le corps de la femme.

      Le vécu trouve sa consécration dans la zone du rêve. Le rêve se donne comme la mise en scène qui n'est plus contrôlée de ce qui va s'appeler l'inconscient. Il s'agit dans les deux récits, récit du baron et récit de Bickert, d'un rêve nocturne, sans fonction prophétique, même si dans le rêve/souvenir d'enfance du baron, l'apparition fantomatique du major dans le rêve coïncide avec sa mort.

      Qu'il y ait possibilité d'interprétation analytique, dans ces récits qui datent des "temps préanalytiques", le travail de Freud le prouve. Freud toutefois, quand il travaille sur une matière littéraire (par exemple dans son étude de L'Homme au sable ), le fait souvent à la lumière de cas rencontrés chez ses patients.

      Le texte du rêve trouve sa légitimation dans le reste du récit, où il est inséré : il contribue à ouvrir un espace à la création qui va se donner à voir, avec ce qui la fonde, un noyau fantastique ou fantasmatique originaire. C'est le contexte qui fournit les clés de la lecture.

      Le rêve à côté ou derrière la vie stable, déterminée montre qu'il y a un envers, et l'évocation du rêve/souvenir (le vieux baron), la construction du rêve, constituent un pas sur le chemin de l'écriture, ou de la création.


3 - Qui parle? Qui rêve?

      Le fait qu'Hoffmann réunisse dans un même récit différents personnages, autour d'un bol de punch, fait circuler la parole d'un narrateur à l'autre, parole narrative-voix narrative qui livre un récit autour d'un feu mourant dans la cheminée, une bien vilaine nuit d'automne. La flamme éclaire les visages de reflets, et Maria elle-même se voit comme une sorte de reflet :

"Was ihr nur noch heute aus mir machen werdet", rief Maria mit heiterm Ton;"kaum habe ich die nächtlichen Fantasien und Erscheinungen überstanden, so findest du in mir selbst etwas Geheimnisvolles, und wenn ich auch weder an den fürchterlichen Major, noch sonst an irgend einen Doppelgänger mehr denke, so laufe ich doch Gefahr, mir selbst gespenstisch zu werden und vor meinem eigenen Bilde im Spiegel zu erschrecken."
-- Das wäre denn doch arg", sagte der Baron lachend, "wenn ein sechzehnjähriges Mädchen nicht mehr in den Spiegel sehen dürfte, ohne Gefahr ihr eigenes Bild für eine gespentische Erscheinung zu halten. Aber wie kommt es, dass wir heute von dem fantastischen Zeuge nicht loskommen können?"  50  (ZB, p. 66, 67)

      Le terme Doppelgänger , traduit par Albert Béguin par spectre , est employé par Jean Paul pour désigner le Double que nous appelons aussi ombre . C'est le terme retenu par Otto Rank pour son étude (voir plus haut). Le reflet dans le miroir, qui joue un grand rôle dans les récits liés au Double, Spiegelbild , peut se dresser menaçant, comme c'est le cas ici pour Maria, mais il peut aussi inquiéter par son absence : C'est le thème de la quatrième partie de Die Abenteuer der Silvester-Nacht Die Geschichte vom verlornen Spiegelbilde .

      La crainte de Maria qui est passée de l'angoisse causée par le fantôme à la crainte du miroir, se rattache à l'influence persistante de l'interdit du miroir. 51 

      Les conditions sont réunies, dans et par le discours, pour l'installation dans le fantastique. Il y a prolifération de récits, mais alors que les récits du baron et de Bickert mettaient en scène leurs propres souvenirs et leurs rêves, les récits qui suivent préparent, à l'arrière-plan, l'entrée d'Alban, qui sera le véritable centre de l'histoire, le magnétiseur, celui par qui tout arrive, avec Maria comme victime désignée : Was ihr nur noch heute aus mir machen werdet . "Qu'allez-vous faire de moi ce soir?" Ce que tous regardent, c'est celui qui manque à l'assemblée, mais qu'on sait dans la maison, absent/présent, à partir duquel le regard sur le merveilleux -wunderbar - s'est modifié. Le récit d'Ottmar, en fait, est un récit que lui a fait son ami Alban; Ottmar fait donc entrer Alban dans le récit, en servant lui-même d'écran et de "passeur" ou médiateur. Le récit écran à la fois cache et manifeste, comme peut le faire un miroir. Maria fait part de son inquiétude face aux récits d'Alban qui, s'ils ne causent pas une profonde terreur, provoquent une telle tension d'esprit, qu'on se sent pourtant épuisé ( man sich doch erschöpft fühlt ). L'épuisement de Maria reprend en reflet l'épuisement du Baron enfant (Erschöpfung ). Le vampirisme peut donc apparaître comme une variante de cette mise en péril qui passe de l'âme au corps.


4 - Le magnétisme ou "la tranmission immédiate des processus psychiques de l'un des personnages à l'autre"

      Theobald (similitude de nom avec Théodore et E.T.A. Hoffmann), pour ramener à lui sa jeune fiancée infidèle, parvient à diriger sa pensée avec l'énergie de la volonté, et lui fait rejouer des scènes de leur enfance. Feuilletage du double à plusieurs niveaux. Theobald se soumet aveuglément au scénario imaginé par Alban. Alban et Theobald ont eux-mêmes échangé leurs conceptions du magnétisme, mais Theobald, adepte de l'influence purement psychique, dans la situation douloureuse d'abandon où il se trouve, accepte d'exercer une sorte de violence sur la jeune fille qui vit la mort sanglante de son bien-aimé. Cette mort est un "semblant", et la jeune fille a quitté son corps une première fois pour vivre dans et avec le bel officier italien. Der arme Theobald ganz vergessen war, und sie nur in dem Italiener lebte und webte (...) ( ZB, p. 71) . Ce qui poursuit la jeune fille, c'est l'image de son bien-aimé. Er musste fort in den Krieg, und nun verfolgte das Bild des Geliebten, wie er in grässlichen Kämpfen blute, wie er, zu Boden geworfen, sterbend ihren Namen rufe, unaufhörlich das arme Mädchen . 52  (ZB, p. 71, 72)

      Theobald passe dans le corps de la jeune fille et c'est en prononçant son propre nom, qu'il chasse le fantôme étranger et libère la jeune fille possédée:

Nun legte Theobald auf ihre Hand die seinige, und nannte leise, ganz leise seinen Namen. Sie nannte nun den Namen des Offiziers abgebrochen, es war, als müsste sie sich auf jede Silbe, auf jeden Buchstaben besinnen, als dränge sich etwas Fremdes in die Reihe ihrer Vorstellungen.- Bald darauf sprach sie gar nicht mehr, nur eine Bewegung der Lippen zeigte, dass sie sprechen wollte, und wie durch irgend eine äussere Einwirkung daran verhindert würde. Dies hatte wieder einige Nächte hindurch gedauert. 53  (ZB, p. 73)

      Pierre-Georges Castex, dans son étude sur Le conte fantastique en France voit dans la renaissance de l'irrationnel, l'envers du siècle des Lumières, et l'ami intime de Hoffmann, le Docteur Koreff, attire l'attention par des considérations nouvelles sur l'existence en l'homme d'un principe inconnu, qui permet de transmettre sa pensée et sa volonté. En 1822, le Docteur Koreff s'installe à Paris et il est introduit dans la société de l'Arsenal. "Ces hommes qui rêvent de fonder une église exercent une influence profonde, mais discrète"(p.19). Occultisme, illuminisme, sectes, charlatanisme, escroquerie deviennent un thème littéraire.

      Le magnétisme d'Alban et de Theobald est en continuité avec le "travail" du major sur l'enfant, et la pénétration dans les pensées. Mais le travail est inversé en quelque sorte, puisque Augusta redevient la petite fille de sept ans qui se livre avec Theobald à des jeux enfantins. Le souvenir est devenu représentation (Darstellung ) d'une scène d'enfance et d'un moment d'émergence de la sexualité , représentation dont Augusta sort guérie.

      L'histoire de Theobald, racontée par Ottmar, n'est pas une parenthèse, mais une préfiguration - de ce qui sera l'histoire de Maria et Alban. Maria, simple auditrice reçoit la narration comme une révélation : Augusta est guérie, délivrée de ses rêves effrayants, et Maria tombe comme morte. Entre Alban, au moment où il est cité par Ottmar, pénétrant par une porte fermée. Le cinéma jouera avec ces apparitions de doubles. L'ironie de Bickert fait de cette traversée le tour de passe-passe d'un magicien faiseur de tours, commentaire qui détruit ce que construit la narration. Le sourire même d'Alban ne lasse pas d'inquiéter (ein seltsames, furchtbares Lächeln durchflog Albans Gesicht ).

      Le Baron établit un rapport entre Alban et le Major danois.

      Le sourire sardonique et vraiment infernal, les yeux noirs comme du charbon sont ceux du Major. Dans les profondeurs de son âme, le baron identifie le major et Alban dans une unité mystérieuse.

"Als Ottmar ihn vor mehreren Monaten als seinen innigsten Freund zu uns brachte, war es mir, als habe ich irgend einmal schon gesehen.(...) Aber, Bickert! merk wohl auf! - Die sonderbarste Erscheinung dünkt mir, dass, seitdem Alban hier ist, ich öfter als je an meinen dänischen Major, von dem ich vorhin erzählt habe, denken muss. - Jetzt, eben jetzt, als er so höhnisch, so wahrhaft diabolisch lächelte, und mich mit seinen grossen pechschwarzen Augen anstarrte, da stand der Major ganz vor mir - die Ähnlichkeit ist auffallend. "  54  (ZB, p. 79, 80)

      L'élaboration que Hoffmann fait subir à une angoisse et au fantasme disperse les éléments dans les différents récits, récit du baron, récit de Bickert, récit d'Ottmar, mais dans les trois récits, l'angoisse est liée soit à une figure paternelle (le major, l'oncle/père), -- le baron et Alban, le retour aux scènes enfantines dans l'histoire de Theobald et Auguste --, soit au motif de la poupée, avec toujours une persistance chez l'adulte d'un fantasme originaire. Freud, avec le sentiment d'inquiétante étrangeté, voit dans le motif littéraire du double une mise en évidence de l'incertitude où nous sommes quand il s'agit de savoir à qui nous avons affaire et ce qu'il nous veut.

      Parmi les motifs du double, producteurs d'inquiétante étrangeté , Freud cite la mise en scène de personnages qui, du fait de leur apparence semblable sont forcément tenus pour identiques , et souligne l'intensification de ce rapport par la transmission immédiate de processus psychiques de l'un des personnages à l'autre - ce que nous nommerions télépathie -, de sorte que l'un participe au savoir, aux sentiments et aux expériences de l'autre, de l'identification à une autre personne, de sorte qu'on ne sait plus à quoi s'en tenir quant au moi propre, ou qu'on met le moi étranger à la place du moi propre - donc dédoublement du moi, division du moi, permutation du moi -et enfin du retour permanent du même , de la répétition des mêmes traits de visage , caractères , destins , actes criminels voire des noms à travers plusieurs générations successives .  55 

      Alban représente pour le baron son mauvais démon : Alban ist mein feindlicher Dämon.

      La nouvelle se poursuit avec deux lettres et un extrait de journal intime, ce qui déplace énonciation et focalisation, en multipliant des effets de miroir et de réfraction. La lettre de Maria à son amie Adelgunde fait le point sur l'état de Maria et revient sur la soirée précédente, la description que fait Maria de ses rêves la montre entièrement sous le pouvoir d'Alban.

      Comme Nathanael dans L'Homme au sable , les images des contes de l'enfance entraînent au départ Maria dans la sphère du fantastique et du merveilleux:

Kannst Du es Dir denken, Adelgundchen, dass die närrischen Kindermärchen vom grünen Vogel, vom Prinzen Fakardin, von Trebisond und was weiss ich sonst, die uns Tante Klara so hübsch zu erzählen wusste, nun auf eine für mich schreckbare Weise ins Leben traten, denn ich selbst unterlag ja den Verwandlungen, die der böse Zaubere über mich verhängte 56  (p. 82)

      Alban lui apparaît comme le sauveur qui occupe le foyer de son être, dans un état de sympathie et de transubstantiation. Mais avant de le rencontrer, Maria l'a vu dans ses rêves:

Das Besondere ist aber, dass in meinen Träumen und Erscheinungen immer ein schöner ernster Mann im Spiele war, der unerachtet seiner Jugend, mir wahrhafte Ehrfurcht einflösste, und der bald auf diese, bald auf jene Weise, aber immer in langen Talaren gekleidet, mit einer diamantnen Krone auf dem Haupte, mir wie der romantische König in den märchenhaften Geisterwelt erschien und allen bösen Zauber löste.(...)Bald kam er mir vor wie der weise Salomo, und dann musste ich auch wieder auf ganz ungereimte Weise an den Sarastro in der Zauberflöte denken  57  (ZB, p. 82, 83)

      Maria reconnaît dans Alban le roi romantique de ses rêves, et, dès qu'il eut fixé son regard perçant sur elle, elle se soumet sans restriction à tout ce qu'il lui prescrit. Par le magnétisme, Alban la plonge dans le sommeil, et ce sommeil qui est celui de l'hypnose, à la fois lui fait peur, et lui donne une existence supérieure à la vie réelle; elle est double, elle fait tout ce qu'Alban, maître de son être, lui ordonne de faire.

Denke einmal, liebe Adelgunde, ich träume jetzt oft : ich könne mit geschlossenen Augen, als sei mir ein anderer Sinn aufgegangen, Farben erkennen, Metalle unterscheiden, lesen u. s. w. sobald es nur Alban verlange.  58  (ZB, p. 84)

      En plongeant son regard dans le regard du médecin, la jeune fille y puise la conscience d'une nouvelle personnalité, elle s'identifie et s'assimile à Alban, mein Herr und Meister.

      On peut voir que cette relation, cette fascination à laquelle le titre de la nouvelle nous ferait donner le nom de magnétisme, est tout à fait semblable à celle qui unissait le major danois au baron enfant, semblable aussi à celle qu'Alban a fait naître entre Augusta et Theobald. La lettre d'Alban à Theobald éclaire sous un jour différent et autorisé -- c'est la parole "vraie" d'Alban qui jusque là a été l'absent -- les événements précédents. Alban joue sans scrupule avec les sentiments et les existences des autres, comme Valmont dont il emploie le vocabulaire militaire. Mais ce qu'il cherche et trouve dans ce que Freud appelle "transmission immédiate de processus psychiques de l'un des personnages à l'autre", c'est une alliance spirituelle : Diese innigste geistige Verbindung mit dem Weibe, im Seligkeitsgefühl jeden andern als den höchsten ausgeschrieenen tierischen Genuss himmelhoch überflügelnd, ziemt dem Priester der Isis . 59  (ZB, p. 93)

      Cette alliance suppose une organisation passive, celle de la femme, avide de se laisser imposer par un être étranger la vénération et le dévouement. Le discours d'Alban double en quelque sorte le discours de Maria, reprenant les mêmes termes.

Nur meines Blicks, meines festen Willens bedurfte es, sie in den sogenannten somnambulen Zustand zu versetzen, der nichts anders war, als das gänzliche Hinaustreten aus sich selbst und das Leben in der höheren Sphäre des Meisters. Es war mein Geist, der sie dann willig aufnahm und ihr die Schwingen gab, dem Kerker, mit dem sie die Menschen überbaut hatten, zu entschweben. Nur in diesem Sein in mir kann Marie fortleben, und sie ist ruhig und glücklich. 60  (ZB, p. 93, 94)

      Des pages arrachées au journal du peintre, après sa mort, notes brèves et jetées au hasard, donnent la clef de la catastrophe finale qui détruit toute une famille. Alban, tel une ombre décharnée se confond avec l'ombre du Major danois. Sonderbares Ereignis! -- Eine hagere Figur in weissen Schlafrock mit dem Licht in der Hand vorüber  61  (ZB, p. 98). La figure (forme, silhouette, fantôme?), rencontrée au détour du couloir, pour Bickert qui cherche une explication rationnelle, est sans aucun doute Alban. Es war unbestritten Alban, und nur die Beleuchtung von unten herauf mochte sein Gesicht, welches alt und hässlich schien, verzerren. Pour le baron, Der Major! - Franz! - der Major! 62 

      Les certitudes vacillent, on ne sait plus à quel personnage on a affaire, et si c'était le même, (cf. Freud et le retour permanent du même), hier le major, aujourd'hui Alban. Jene Erscheinung erfüllt mich mit Grausen, unerachtet ich mich zu überzeugen bemühe, dass es Alban war. -- Sollte der feindliche Dämon, der sich dem Baron schon in früher Jugend verkündete, nun wie ein über ihn waltendes böses Prinzip wieder sichtbarlich, und das Gute entzweiend ins Leben treten?  63  (ZB, p. 98)

      Alban était Satan, responsable de la mort de Maria.

      Le Magnétiseur , si on s'en tient à l'analyse faite par Freud de l'inquiétante étrangeté, apparaît bien comme une histoire domestique (Eine Familienbegebenheit ) où l'étrangement inquiétant est chez soi (heimisch ) , dès l'enfance, ranimé ensuite par d'autres forces venues des ténèbres, jusqu'à la destruction finale.


III Le Double ou le reflet perdu. Les Aventures de la Nuit de la Saint Sylvestre

      Les Aventures de la nuit de la Saint Sylvestre, Die Abenteuer der Silvester-Nacht , composent avec Kreisleriana le tome 4 de Fantasiestücke paru en 1815. Elles ont été traduites partiellement par Gérard de Nerval : les deux premières parties, précédées de l'Avant -propos La traduction "inédite" a paru dans Le Mercure des 17 et 24 septembre 1831. La première partie est anonyme, la seconde est signée "Gérard" 64  .

      Nos références à Die Abenteuer der Silvesternacht , Insel-Bücherei N° 276, 1953, sont intégrées dans le texte, sous la forme Is , suivie du numéro de la page, quand une autre précision ne s'impose pas.

      La référence à la traduction donnée par Contes fantastiques , Marabout, 1979, est intégrée sous la forme M suivie des numéros du livre et de la page. La traduction est de Henri Egmont, 1836, revu par Albert Béguin.

Der reisende Enthusiast, aus dessen Tagebuche abermals ein Callotsches Fantasiestück mitgeteilt wird, trennt offenbar sein inneres Leben so wenig vom äussern, dass man beider Grenzen kaum zu unterschneiden vermag. Aber eben, weil du, günstiger Leser! diese Grenze nicht deutlich wahrnimmst, lockt der Geisterseher dich vielleicht herüber, und unversehens befindest du dich in dem fremden Zauberreiche, dessen seltsame Gestalten recht in dein äusseres Leben treten und mir dir auf du und du umgehen wollen , wie alte Bekannte. 65  ( Is p. 5)

      L'Avant-propos de l'éditeur met l'accent sur la vie intérieure qu'il s'agit d'extérioriser, l'espace du dedans. Cet espace fictionnel est bien celui où peuvent se rencontrer le lecteur et ce Voyageur enthousiaste qui est le narrateur-relais. Le Voyageur enthousiaste, parfaitement anonyme, est le narrateur initial, il devient ici le héros des singulières aventures de la nuit de la Saint Sylvestre, à Berlin.

      L'évocation est placée sous le signe de la mort et de la perte. La mort, Ich hatte den Tod, den eiskalten Tod im Herzen . La course du héros prolonge la fuite de l'Etudiant Anselme. Wild rannte ich, Hut und Mantel vergessend, hinaus in die finstre stürmische Nacht! (Is p. 6)

      Mort de l'année, avancée du Temps, intervention du Diable. On peut penser que ce moment choisi par Hoffmann forme une sorte de reflet de la joie et de la fête de Noël. Après l'enfant et la naissance dans la joie, la mort et la tristesse. A l'envers de la fête et de l'enfance triomphante, le silence, l'obscurité, les tiges desséchées, et les germes morts de toute vie. En outre, le Diable vient toujours enfoncer sa griffe acérée dans le coeur du Narrateur. Le Conseiller de Justice tient le rôle du Diable, c'est dans son salon que tout se joue. L'heureuse surprise préparée tourne à la catastrophe : détournement, inversion, scission, le narrateur est l'intrus grotesque, le participant maladroit, gauche, dans un salon d'où il se fera finalement expulser pour retrouver la solitude, le froid et la nuit.


1 - La perte de la bien-aimée

      Tout est sous le signe de la métamorphose, et d'un double visage, se prêtant toujours à la détérioration. L'apparition de la bien-aimée Julie miraculeusement rendue annule le temps et la séparation. Mais l'ironie, et le ridicule accusent l'isolement et l'étrangeté. C'est le trait incisif de Callot. Le jeune maladroit renverse le thé sur le jabot plissé du Conseiller. Le narrateur, dans une distance par rapport à lui-même souligne sa maladresse, qui est incongruité, distance sociale, perpétuel décalage.

      Julie/Julia, dans l'enivrement de la musique, et du punch fumant dans une coupe merveilleusement taillée dans le cristal rare redevient l'enfant d'autrefois. Un commentaire détaché vient représenter un doute toujours présent sur le réel, sans rejeter pourtant la représentation dans le fantasme.

"Freundchen, Freundchen, etwas Köstliches wartet Ihrer im Zimmer"(...).Die Türen wurden geöffnet, rasch schritt ich vorwärts, ich trat hinein, aus der Mitte der Damen auf dem Sofa strahlte mir ihre Gestalt entgegen. Sie war es - sie selbst, die ich seit Jahren nicht gesehen, die seligsten Momente des Lebens blitzen in einem mächtigen zündenden Strahl durch mein Innres - kein tötender Verlust mehr - vernichtet der Gedanke des Scheidens! - Durch welchen wunderbaren Zufall sie hergekommen, welches Ereignis sie in die Gesellschaft des Justizrats, von dem ich gar nicht wusste, dass er sie jemals gekannt, gebracht, an das alles dachte ich nicht - ich hatte sie wieder! 66  ( Is, p. 7, 8)

      Une double lecture s'opère, qui mine de l'intérieur ce qu'on pourrait croire la satisfaction du désir. C'est Julie offerte, et Julie refusée. Offerte à celui qui accomplit l'action - il entre dans le salon, et toutes les portes sont ouvertes. Refusée à celui qui raconte. C'est la problématique du Double, comme ces visages représentés par la peinture ou la photographie, coupés en deux (cf. le portrait montage de Michaux). Le visage angélique et gracieux de Julie est contracté par une malicieuse ironie, et ses paroles font l'effet du bruit intolérable des cuillers à thé, pendant un concert .

      Le portrait de Julie l'inscrit dans une représentation qui efface la frontière entre le monde réel et le monde peint.

Ihre ganze Gestalt hat etwas Fremdartiges angenommen, sie schien mir grösser, herausgeformter in fast üppiger Schönheit, als sonst. Der besondere Schnitt ihres weissen, faltenreichen Kleides, Brust, Schultern und Nacken nur halb verhüllend, mit weiten bauschigen, bis an die Ellbogen reichenden Ärmeln, das vorn an der Stirn gescheitelte, hinten in vielen Flechten sonderbar heraufgenestelte Haar gab ihr etwas Altertümliches, sie war beinahe anzusehen, wie die Jungfrauen auf den Gemälden von Mieris - und doch auch wieder war es mir, als hab'ich irgendwo deutlich mit hellen Augen das Wesen gesehen, in das Julie verwandelt. Sie hatte die Handschuhe herabgezogen und selbst die künstlichen um die Handgelenke gewundenen Armgehänge fehlten nicht, um durch die völlige Gleichheit der Tracht jene dunkle Erinnerung immer lebendiger und farbiger hervorzurufen. 67  (Is, p.9-10)

      Au dédoublement de Julie, à ses apparitions en trompe l'oeil, répond le dédoublement du narrateur qui avance dans un décor lui aussi en trompe l'oeil - du salon du Conseiller à l'ottomane d'un petit cabinet éclairé seulement par une lampe d'albâtre -, d'une allure toute mécanique ( Ce que Marcel Brion appelle l'automate hoffmannien). Julie est à la fois la même, et marquée de nullité : Du nahst dich der herrlichen Blume, die in süssen heimischen Düften dir entgegenleuchtet, aber sowie du dich beugst, ihr liebliches Antlitz recht nahe zu schauen, schiesst aus den schimmernden Blättern heraus ein glatter, kalter Basilisk und will dich töten mit feindlichen Blicken!  68  ( Is, p. 9) La mort grimace au coeur de la fleur.

      L'histoire au départ a été placée sous le signe d'une sorte de vampirisme, fête sanglante que se donne le diable, et dont le narrateur est toujours la victime désignée pour la Saint Sylvestre. L'ivresse fait glisser chez lui incendie et électricité, -les petites flammes bleues qui se jouent autour du verre et des lèvres - , et l'entraîne jusqu'au désordre final, dans une confusion totale. L'envers de l'extase, c'est le réveil amer de la Chambre Double dans Baudelaire. L'ange disparaît derrière le grotesque, et, comme dans l'imagerie du conte d'enfants, le devenir-animal ouvre une issue en trompe-l'oeil. La Belle est mariée à un grotesque personnage aux jambes d'araignée et aux yeux de crapaud. La Bête joue l'Ombre, et Julie retrouvée est à jamais perdue.

      Auf ewig verloren!

      Pas d'autre sortie que de courir dans la nuit orageuse, ce qui renvoie le lecteur à la course initiale, dans la nuit et l'orage. Le récit ne s'interrompt pas, la nuit n'est pas terminée, et c'est elle qui va imposer la succession des histoires dans une seule nuit. Nuit d'hiver, la mort au coeur, où le Voyageur court sauvagement, sans manteau et sans chapeau (Wild rannte ich, Hut und Mantel vergessend, hinaus in die finstre stürmische Nacht ), (Is, p. 6 ). La première histoire, Die Geliebte , s'est déroulée le temps de faire une première pause dans le salon du Conseiller de Justice, le temps de retrouver et de perdre la bien-aimée.


2 - La rencontre du moi avec son propre appareil psychique

      La course dans Berlin conduit le narrateur dans une cave. La bière et la fumée remplacent le thé. Le commentaire du narrateur souligne sa propre étrangeté, au regard du Conseiller, au regard de l'hôte de la Cave. Une première rencontre, un étranger qui ressemble avec ses longs cheveux à un portrait de Rubens, curieusement vêtu d'une kurtka noire garnie de brandebourgs. Die schwarzen reichen Haare trug er gescheitelt und von beiden Seiten in vielen kleinen Locken herabhängend, so dass er den Bildern von Rubens glich. Als er den grossen Mantelkragen abgeworfen, sah ich, dass er in eine schwarze Kurtka mit vielen Schnüren gekleidet war, sehr viel es mir aber auf, dass er über die Stiefeln zierliche Pantoffeln gezogen hat  69  ( Is, p. 15-16)

      L'étranger est très occupé par des plantes rares fraîchement cueillies. Le costume à l'ancienne est un détail que l'on retrouve souvent dans les textes de Gérard de Nerval. Il marque le décalage par rapport au monde "commun", suggère aussi un autre rapport au temps, permet, comme le rapport au tableau, de faire errer une figure dans le temps et dans l'espace, entre un monde "réel" et un monde "surnaturel". Cf. Hawthorne. Un détail bizarre, cher à Hoffmann, les pantoufles, rappel de l'intime et signe de l'avant-sommeil, par dessus-les bottes. Les plantes elles-mêmes sont des plantes alpines ou qui ne croissent que sur le Tschimborasso. 70 

      Etranger, inconnu, excentrique, l'homme, désigné presque toujours par Er , lui , s'inscrit dans le niveau du rêvé, ancré au profond d'un ailleurs de la conscience du narrateur. N'appartenant pas au territoire du monde réel, il n'en connaît ni les limites, ni le code social. Aber immer mehr regte sich eine Ahnung in meinem Innern, und es war mir, als habe ich den Fremden nicht sowohl oft gesehen, als oft gedacht." 71  ( Is, p. 16)

      La rencontre du narrateur, lui-même un Voyageur presque fantôme, avec ce qu'il faut bien appeler un Double, est moins une rencontre réelle, - ainsi que peut l'être dans Despair de Nabokov, la rencontre du chocolatier le 9 mai 1930 à Prague, avec un vagabond qui a le même physique que lui mais parle tchèque -, qu'une rencontre du Moi avec, selon l'expression de Freud, "son propre appareil psychique". 72 


3 - Le Miroir voilé

      Un second arrivant vient rejoindre le couple déjà formé, dans une rencontre de hasard qui a été reconnaissance de l'Autre et de Soi. Ce qui se passe d'étrange est décrit objectivement par le narrateur, qui souligne seulement son appartenance au même monde que les êtres rencontrés.

      L'espace de la rencontre a été délimité par la fumée, les flambeaux allumés posés sur la table et la boisson. 73 

      Le coup frappé aux carreaux marque seulement l'entrée/irruption du fantasmagorique. Avant d'être une ombre qui voltige, à la lueur des flambeaux le long de la muraille, le nouvel arrivant est une voix qui demande de couvrir les miroirs.

Da pochte es aufs neue ans Fenster, der Wirt öffnete die Tür und eine Stimme rief:"Seid so gut Euern Spiegel zu verhängen."(...) Der Wirt verhing den Spiegel, und nun sprang mit einer täppischen Geschwindigkeit, schwerfällig hurtig, möcht ich sagen, ein kleiner dürrer Mann herein, in einem Mantel von ganz seltsam braünlicher Farbe, der, indem der Mann in der Stube herumhüpfte, in vielen Falten und Fältchen auf ganz eigene Weise um den Körper wehte, so dass es im Schein der Lichter beinahe anzusehen war, als führen viele Gestalten aus- und ineinander, wie bei den Enslerschen Phantasmagorieen. 74  (Is, p. 16)

      Si le miroir nous renvoie aux croyances anciennes et à la coutume très répandue de couvrir les miroirs en cas de décès (cf.note 49), la fantasmagorie joue le rôle qui est donné à l'ordinateur aujourd'hui comme modèle explicatif du fonctionnement de l'intelligence par exemple. Le recours fait par Hoffmann à un modèle optique permet d'ajouter à notre compréhension du statut du sujet et du régime du désir. 75 

      Max Milner dans un Essai sur l'optique fantastique étudie la place privilégiée que tiennent chez Hoffmann les instruments d'optique et voit une connivence de base entre l'imaginaire et l'optique. 76  Le texte hoffmannien fonctionne comme une machine à faire voir, sur le modèle d'un kaléidoscope 77  ou d'une lanterne magique. Le dispositif optique utilise l'obscurité, les verres d'optique ( concaves) et va multiplier des formes qui peuvent apparaître plus ou moins grandes selon la distance, il y a bien là création de doubles artificiels et de copies. Le vocabulaire confond l'illusion de théâtre et l'illusion de la croyance sous un terme unique d'ombre .

      La demande de couvrir les miroirs, demande d'une voix qui n'a pas encore de corps, ouvre dans l'espace clos et enfumé des buveurs de bière, la nuit de la Saint Sylvestre, un passage pour l'étrange. L'indice du miroir disséminé dans la suite du texte, fait apparaître l'interdit. Le reflet de la tabatière/miroir, tabatière d'acier poli, brillante comme une glace pose la présence/rejet du miroir et du reflet qui est le thème de la Nuit de la Saint Sylvestre. 78 

Ich trug die spiegelblank geschliffne Stahldose in der Tasche, die du mir einst schenktest, die zog ich gleich heraus und wollte dem Kleinen Tabak anbieten. Kaum erblickte er die , als er mit beiden Händen darauf zufuhr und, sie wegstossend, rief : "Weg - weg mit dem abscheulichen Spiegel !"  79  ( Is, p. 18)

      L'intervention du miroir est aussi le signal d'une métamorphose, diabolisation faustienne de celui que l'hôte avait appelé le Général Souvarov.

Als ich ihn verwundert ansah, war er ein andrer worden. Mit einem gemütlichen jugendlichen Gesicht sprang der Kleine herein, aber nun starrte mich das todblasse, welke, eingefurchte Antlitz eines Greises mit hohlen Augen an. 80  (Is, p.18)

      Les trois hommes de la Nuit reconnaissent leur affinité et qu'ils sont des êtres d'exception, appelés à laisser des lambeaux de leur être tout au long de la vie. L'humour pourrait constituer entre eux une langue commune. On perd son être (der innere Geist ) , comme on perd son manteau, son chapeau, ou son reflet pris dans la glace du miroir.

      Il en est pour le portrait comme pour le reflet dans le miroir, perçu comme un manque. Le créateur peut-il, est-il en droit, en peignant, de dérober l'image? 81  Parler de la fidélité d'un portrait à l'original comme un reflet dérobé -- Man möchte sagen , wie aus dem Spiegel gestohlen -- impose ce qui a été refusé (le voile du miroir, le refus de la tabatière ), la problématique de l'ombre et du reflet. Le miroir devient ainsi inséparable d'un circuit qui est lui-même un échange. 82 

      Wer vermag aus dem Spiegel Bilder zu stehlen? -- wer vermag das ? meinst du, vielleicht der Teufel? ( "Qui peut dérober une image réfléchie par une glace? qui?... Peut-être le diable, imagines-tu?")

      Das Spiegelbild désigne le reflet dans le miroir, et installe un scénario typique, qui tend à s'imposer, dans la représentation du double dans la littérature ( fin de William Wilson d'Edgar Allan Poe), comme dans les films (L'Etudiant de Prague ). Je est placé devant son image dans le miroir. Absence du reflet (Peter Schlemihl ) . Reflet détesté qui ne laisse plus au personnage qu'une simple vitualité, bris du miroir qui permet enfin la reconquête de l'identité et la mort de Je (William Wilson et L'Etudiant de Prague ) . C'est aussi, dans le monde réel, Clérambault, le visage voilé, l'image spéculaire et la mort. L'image morcelée et les morceaux de miroir de l'Etudiant de Prague se font opaques.

Hoho Bruder, der zerbricht das Glas mit der tölpischen Kralle, und die feinen weissen Hände des Frauenbildes werden auch wund und bluten . 83  (Is, p. 20)

      Le spectacle devant le miroir et l'image du corps se montrent avec la participation et sous le regard d'un Autre, qu'on appelle ici le Diable.

      On est donc passé, dans le texte d'Hoffmann, du portrait à l'image réfléchie pour finir par une forme privée de reflet : le narrateur se retrouve face au Grand qui a perdu son Ombre, le caractère fantomatique est marqué au moment de la disparition dans les ténèbres. --Er stand auf und schritt mitten durch die Stube zur Tür hinaus. Alles blieb hell um ihn -- er warf keinen Schlagschatten. Voll Entzücken rannte ich nach -- "Peter Schlemihl -- Peter Schlemihl!" rief ich freudig, aber der hatte die Pantoffeln weggeworfen. Ich sah, wie er über den Gendarmesturm hinwegschritt und in der Nacht verschwand. 84  (Is, p. 20 et 21)

      La superposition des deux figures, la figure hoffmannienne et celle de Chamisso, fixe le personnage de l'homme qui a perdu son ombre dans le champ symbolique, l'absence de nom propre, aussi bien pour le narrateur que pour les deux étrangers rencontrés, laisse une place vide, hors du temps, hors de la narration, place vide que peut occuper le lecteur.


4 - L'espace du miroir

      Dépossédé d'identité, le narrateur que nous avons vu sans chapeau, sans manteau, a aussi laissé sa clé. Le voici délocalisé ou déterritorialisé pour reprendre l'expression de Gilles Deleuze, réduit à chercher un lieu dans une chambre d'hôtel. Le portier lui ouvre une chambre et dépose des flambeaux. L'appareil du Miroir, piège du Double, est déjà mis en place :

Der schöne breite Spiegel war verhängt, ich weiss selbst nicht, wie ich darauf kam, das Tuch herabzuziehen und beide Lichter auf den Spiegeltisch zu setzen. Ich fand mich, da ich in den Spiegel schaute, so blass und entstellt, dass ich mich kaum selbst wiedererkannte. - Es war mir, als schwebe aus des Spiegels tiefsten Hintergrunde eine dunkle Gestalt hervor. 85  (Is, p. 22)

      Ce que le narrateur identifie dans le miroir, c'est d'abord son propre reflet, ich /mich , mais sa pâleur est telle qu'il a du mal à se reconnaître, difficulté révélatrice de l'étonnement que nous ressentons devant l'image de notre corps propre. La fonction du miroir ne s'arrête pas là : il peut refléter une autre forme (eine dunkle Gestalt ), qui semble sortir de lui-même, sans réalité extérieure, forme sans corps. Le miroir devient alors la première étape d'un voyage hors du corps, dans un autre espace, où les formes se transforment. Le reflet auquel le narrateur s'est identifié devient, sortant des profondeurs glauques du miroir, le reflet de la bien-aimée Julia. Le caractère magique de l'apparition inattendue a beau avoir un caractère hallucinatoire, elle le comble de joie, transport de courte durée, dans une rupture qui à la fois fait disparaître Julia, et apparaître le petit homme du Caveau :

Juliens Bild war verschwunden, entschlossen ergriff ich ein Licht, riss die Gardinen des Bettes rasch auf und schaute hinein. Wie kann ich dir denn das Gefühl beschreiben, das mich durchbebte, als ich den Kleinen erblickte, der mit dem jugendlichen, wiewohl schmerzlich verzogenen Gesicht dalag und im Schlaf recht aus tiefster Brust aufseufzte : "Giuletta - Giuletta!" - Der Name fiel zündend in mein Inneres -  86  (Is, p. 22)

      Le caractère flottant attaché aux images du Miroir (schwebe ) semble gagner par une sorte de contamination les personnages en dehors du Miroir, sans qu'on sache très bien où s'arrête l'espace du Miroir. Dans la rencontre de la Cave, c'était le Grand qui avait perdu son ombre, le Petit se retrouve, de façon tout à fait inattendue, dans la chambre d'hôtel, endormi, avec un visage de jeune homme (Jünglingsgesicht ). Les figures changent constamment. Redevenu jeune, le Petit à nouveau, reprend son vieux visage (Sein Gesicht (...) das wieder plötzlich alt wurde ). Comme si la figure ne se laissait pas enfermer par un contour défini, mais cherchait à fuir ailleurs, voyage hors de soi, commandé par le miroir. Les contraires s'annulent : jeune/vieux, grand/ petit; les sentiments et les rêves circulent de l'un à l'autre. Ce qui était vampirisme dans Le Magnétiseur est devenu échange entre des figures qui n'en finissent pas de se dédoubler, le narrateur lui-même échappant à la stabilité, et surtout à l'unité. Un sujet entre dans la pièce, saisit un flambeau, assume tout le mouvement, tandis qu'un autre sujet est couché sur un lit, endormi. Le cri de l'un, en allemand, Julia ! Julia ! , devant l'apparition dans le miroir, est le gémissement de l'autre, en italien, parlant en rêve, Giuletta - Giuletta ! La souffrance de l'homme qui rêve, de l'homme étendu, est transférée dans le corps de l'homme debout qui a tiré les rideaux:

Der Kleine schlug die Augen auf und blickte mich mit dunklen Blicken an : "Das war ein böser Traum", sprach er, "Dank sei Ihnen, dass Sie mich weckten." Die Worte klangen nur wie leise Seufzer. Ich weiss nicht, wie es kam, dass der Kleine mir jetz ganz anders erschien, ja dass der Schmerz, von dem er ergriffen, in mein eignes Innres drang und all mein Zorn in tiefer Wehmut verging.  87  (Is, p. 23)

      La mise en scène ici donne à voir, dans un dédoublement, le spectateur qui parle (le "je" narrateur qui regarde et commente), dont les gestes de théâtre se limitent au regard - poser les lumières, saisir un flambeau, tirer les rideaux -- et d'autre part le rêveur endormi, moi doublure, qui révèle hors du"moi" ce qui est "moi". La répétition de "Mein Inneres" et de tous les termes qui marquent l'intériorisation fait se rejoindre au dedans de ce qu'on peut bien appeler le sujet, les différents personnages.

      Le petit homme a donc pris la place du Grand, dans une inversion mettant en évidence la duplicité d'un dédoublement qui place le diable de la rencontre précédente en position maintenant de victime. Le Diable, si c'était le Diable, de voleur d'ombre, a perdu, à présent, son reflet:

Mit diesen Worten stand der Kleine langsam auf, hüllte sich in einen weissen weiten Schlafrock und schlich leise und recht gespensterartig nach dem Spiegel, vor den er sich hinstellte. Ach! - rein und klar warf der Spiegel die beiden Lichter, die Gegenstände im Zimmer, mich selbst zurück, die Gestalt des Kleinen war nicht zu sehen im Spiegel, kein Strahl reflektierte sein dicht herangebogenes Gesicht. 88  (Is, p. 24)

      La référence explicite à Peter Schlemihl marque une différence : Si Peter Schlemihl a vendu son ombre ( Leichtsinnig verkaufte er seinen Schlagschatten ), lui, il a donné son reflet : ich gab mein Spiegelbild Ihr , Ihr! Deux scénarios, mais une perte unique. Rêves et fantômes se confondent dans la dissolution de l'espace et du temps. Le narrateur se retrouve dans la scène antérieure, perdant tout sens de l'écoulement du temps. Il n'a pas cessé d'être où il était avec Julie, sur l'ottomane, le miroir se fait coupe de cristal. Et Julie, l'Autre, la Femme, reste la perte fondamentale.

Der Traum erfasste mich plötzlich und trug mich wieder zum Justizrat, wo ich neben Julien auf der Ottomane sass. Doch bald war es mir, als sei die ganze Gesellschaft eine spasshafte Weinachtausstellung bei Fuchs, Weide, Schoch oder sonst, der Justizrat eine zierliche Figur von Dragant mit postpapiernem Jabot. Höher und höher wurden die Bäume und Rosenbüsche. Julie stand auf und reichte mir den kristallnen Pokal, aus dem blaue Flammen emporleckten. Da zog es mich am Arm, der Kleine stand hinter mir mit dem alten Gesicht und lispelte : "Trink nicht, trink nicht - sieh sie doch recht an! hast du sie nicht schon gesehen auf den Warnungstafeln von Breughel, von Callot oder von Rembrandt?" 89  (Is, p. 26)

      L'entrée dans le rêve est sans doute aussi importante que le rêve lui-même: Qui ou quel événement, à l'intérieur de la fiction, pousse le narrateur à passer de l'autre côté de la nuit et du miroir?

      Son compagnon, son double s'endort. "Je" couvre le miroir, éteint les lumières, et s'endort lui aussi. Quand "Je" se réveille, c'est la fin de la nuit, et son double, dans une lumière éblouissante, s'est assis à sa table pour écrire, à la lueur des flambeaux. Il lui tourne le dos. Prolifération d'inversion jusqu'au retournement de la création "poétique": lumières éteintes/ les flambeaux allumés, la nuit/ l'aube, l'homme couché/ l'homme assis, le dos tourné, le double devenu écrivain. Toutes les circonstances sont alors réunies pour que le narrateur maintenant s'abandonne au Rêve: Der Traum erfasste mich plötzlich.

      La coupe de cristal que tend Julie est l'image du miroir, un souvenir aussi du cristal magique des songes de l'étudiant Anselme , menacé par l'imminence d'une chute fatale dans une prison de cristal. Les arbres et les rosiers grandissent à vue d'oeil. Tout est sous le signe de la métamorphose et du semblant, ce qui établit des correspondances entre tous les ordres, de la nature à l'homme. Julie ressemble aux jeunes filles des tableaux. Le Rêve se déroule sur un arrière-plan religieux, comme l'était la peinture (la Vierge - le diable), et de contes enfantins (figurines de sucre et Conseiller en sucre candi), la flamme jaillit de la coupe - rappel de Perceval et du Graal? -. Tout tourne au cauchemar. Les figurines de sucre se multiplient, leur nombre augmente par centaines, par milliers, et toutes se mettent à grimper sur le corps de l'homme qui rêve, comme un essaim d'abeilles 90  .

      Là où on attendait Peter Schlemihl et une variation littéraire, Hoffmann fait passer le lecteur par la pâtisserie et un conte de fées, mais le réveil nous ramène Chamisso et le Reflet perdu. 91 


5 - La subversion de l'histoire merveilleuse de Peter Schlemihl

      La quatrième aventure du Voyageur enthousiaste est l'histoire singulière du Petit telle qu'il l'a écrite. Auf dem Tische, an dem nachts der spukhafte Kleine sass, fand ich ein frisch beschriebenes Blatt, dessen Inhalt ich dir mitteile, da es unbezweifelt des Kleinen wundersame Geschichte ist.  92  (Is, p. 27) Le terme "spukhaft" qui qualifie le Petit prépare le lecteur désigné ici par un dir , dont par ailleurs on ignore tout, à la lecture d'une histoire étrange, c'est la sortie de l'oeuvre de la nuit, peut-être démonique. Nous aurons à revenir sur l'enjeu de l'écriture dans la figuration du Double, écriture qui n'a pas été médiatisée par la parole. Le texte lu alors qu'il vient d'être écrit et constitue la seule trace de celui qui a disparu, est une réécriture de Peter Schlemihl . 93 

      Le titre de Chamisso et le sous-titre de Hoffmann se répondent : Peter Schlemihls Geschichte / Die Geschichte vom verlornen Spiegelbild . L'histoire d'Hoffmann serait le premier dédoublement de l'histoire merveilleuse de Peter Schlemihl, l'homme qui a perdu son ombre. L'effet de miroir d'une histoire à l'autre à la fois unit les deux textes, en multipliant les références apparentes (évocation et invocations multiples du nom de Peter Schlemihl), et les sépare. 94 

      Le récit n'est pas à la première personne, le scripteur à qui le narrateur qui disait je a cédé la plume, écrit bien sa confession, variation à partir de l'histoire merveilleuse de Peter Schlemihl, que manifestement il a lue, mais ce qui est en fait sa propre histoire sera donné comme l'histoire d'un certain Erasmus Spikher.

      Tout commence avec un départ du Nord pour Florence, et laisse supposer qu'Erasmus, Allemand de 27 ans, est un étudiant. C'est le modèle hoffmannien, tel qu'il sera repris dans L'Etudiant de Prague . Giuletta, la Julie des histoires précédentes, est présentée comme un portrait dont elle serait elle-même l'image (Bild ), ou le reflet. La coupe est celle qui a circulé dans les histoires antérieures, la coupe de Tristan ou du roi de Thulé (voir Gérard de Nerval).

In dem Augenblick rauschte es beim Eingange des Bosketts, und aus dunkler Nacht trat in den lichten Kerzenschimmer hinein ein wunderherrliches Frauenbild. Das weisse, Busen, Schultern und Nacken nur Halb verhüllende Gewand, mit bauschigen, bis an die Ellbogen streifenden Ärmeln, floss in reichen breiten Falten herab, die Haare vorn an der Stirn gescheitelt, hinten in vielen Flechten heraufgenestelt. - Goldene Ketten, um den Hals, reiche Armbänder um die Handgelenke geschlungen, vollendeten den altertürmlichen Putz der Jungfrau, die anzusehen war, als wandle ein Frauenbild von Rubens oder dem zierlichen Mieris daher. "Giuletta!" riefen die Mädchen voll Erstaunen. 95  (Is, p. 30-32)

      On assiste à une puissance du portrait qui a le pouvoir de libérer le désir et de capter la volonté d'Erasmus qui désormais ne s'appartient plus, privé de mouvement, et de parole. Das Auge fest geheftet auf Giuletta, mit erstarrten Lippen, sass er da und konnte kein Wort hervorbringen ("L'oeil imperturbablement fixé sur elle, les lèvres immobiles, il restait incapable de proférer une seule parole"). La coupe rétablit le mouvement dans un texte figé, et le mouvement du désir est soumission, il précipite Erasmus aux pieds de Giuletta.

Erasmus warf sich wie im Wahnsinn vor Giuletta nieder, drückte ihre beiden Hände an seine Brust und rief : "Ja, du bist es, dich habe ich geliebt immerdar, dich , du Engelsbild!- dich habe ich geschaut in meinen Träumen, du bist mein Glück, meine Seligkeit, mein höhere Leben! (...) Ja, du - du bist mein Leben, du flammst in mir mit verzehrender Glut? Lass mich untergehen - untergehen, nur in dir, nur du will ich sein" 96  (Is, p. 32-33)

      Le mouvement qui pousse en dehors de lui Erasmus se double d'un retour sur lui-même : L'antiquement familier d'autrefois marqué dans le portrait à l'antique ( den altertümlichen Putz der Jungfrau ), renforcé par le rêve et un sentiment de reconnaissance renvoie peut-être, selon l'analyse de Freud, à la mère et à l'inconscient psychique du petit enfant. 97 

      Giuletta chante. Sa voix de cristal (Kristallstimme ) enflamme tous les coeurs:Wenn Giuletta sang, war es, als gingen aus tiefster Brust Himmelstöne hervor, nie gekannte, nur geahnte Lust in allen entzündend .  98 

      Giuletta le personnage vedette prend son origine dans une image fantasmatique que chacun porte en soi, l'apparition est remémoration. Le nom même de Giuletta n'est qu'un lieu de passage, de retour, pour reprendre les termes de Barthes, de la figure de Julia.

      Giuletta est doublée d'un curieux personnage qui, pour le lecteur, sort d'une gravure de Callot. Aber in den aufsprühenden Funken stand plötzlich eine seltsame Figur vor Erasmus, ein langer, dürrer Mann mit spitzer Habichtsnase, funkelnden Augen, hämisch verzogenem Munde, im feuerroten Rock mit strahlenden Stahlknöpfen 99  (Is, p. 33)

      L'homme rouge (der rote Kerl ) 100  a la livrée du diable, sorti aussi bien de l'imagerie populaire que de l'imaginaire faustien, lié au feu - les étincelles de la torche qu'éteint le valet contre les dalles du pavé. Curieusement la moquerie de l'homme rouge fait de l'étudiant Erasmus un personnage grotesque sorti de quelque vieux livre d'estampes, comme si l'un était l'envers de l'Autre.

      Séparé de Giuletta, Erasmus lui fait don de son reflet. C'est donc la bien-aimée qui reçoit ce que Peter Schlemihl donnait à l'inconnu en gris, en échange de la bourse de Fortunatus. Variation sur la valeur d'échange : l'amour et non la fortune.

      Dapertutto double Giuletta, et dans la scène de la signature de l'engagement, Giuletta donne la feuille de papier, et Dapertutto tend la plume de métal. Erasmus se trouve donc écartelé entre les deux pôles, celui de la vie familiale en Allemagne, avec sa femme, son enfant, et le pôle qui serait celui du rêve, localisé en Italie (Florence), appuyé sur toute une culture (les tableaux, la musique ), tandis que l'autre pôle hérite des valeurs religieuses :

In dem Augenblick sprang dem Erasmus ein Äderchen an den linken Hand, und das Blut spritzte heraus. "Tunke ein, tunke ein-schreib", krächzte der Rote.- "Schreib, schreib, mein ewig, einzig Geliebter", lispelte Giuletta. Schon hatte er die Feder mit Blut gefüllt, er setze zum Schreiben an - da ging die Tür auf, eine weisse Gestalt trat herein, die gespenstisch starren Augen auf Erasmus gerichtet, rief sie schmerzvoll und dumpf : "Erasmus, Erasmus, was beginnst du? Um des Heilandes willen, lass ab von grässlicher Tat!" Erasmus, in der warnenden Gestalt sein Weib erkennend, warf Blatt und Feder weit von sich.  101  (Is, p. 50)

      La scène est sous le signe de la métamorphose, reconnaissance de l'épouse dans le fantôme, weisse Gestalt , repris par in der warnenden Gestalt seinWeib erkennend . Transformation et décomposition de Giuletta, en qui Erasmus Spikher reconnaît une créature de l'Enfer. A la scène nocturne après le battement d'ailes des noirs corbeaux et une vapeur suffocante qui éteint les lumières, succède l'Aurore. Da gellte und heulte es in schneidenden Misstönen, und es rauschte wie mit schwarzen Rabenfittichen im Zimmer umher. Giuletta - Dapertutto verschwanden im dicken, stinkenden Dampf, der wie aus den Wänden quoll, die Lichter verlöschend. Endlich brachen die Strahlen des Morgenrots durch die Fenster.  102  ( Is, p. 50)

      Erasmus retrouve le bonheur à l'autre pôle, avec sa femme et son enfant. Mais la moquerie de la jeune femme se confond avec l'ironie du narrateur, sur le pauvre mari épuisé. Erasmus n'a pas retrouvé son reflet, il ne peut être que la risée de ceux qui l'entourent, incapable d'être un père de famille, incapable d'inspirer le respect à sa femme et à ses enfants. La jeune femme et le narrateur renvoient Erasmus dans le vaste monde à la recherche de son reflet. Wandre also nur noch ein bissschen in der Welt herum und suche gelegentlich dem Teufel dein Spiegelbild abzujagen.  103  (Is, p. 51)


6 - Le Double et l'ironie

      La représentation du Double peut finir en drame ou tragédie, c'est la scène toujours reprise de Je devant le miroir, ce miroir qui se trouve brisé dans la mort. Hoffmann fait un autre choix, l'évasion dans la pantomime et la fantaisie, ce qui va avec la confusion de l'histoire sans solution ou résolution finale.

      La fantaisie constitue le noyau d'une réflexion psychique qui s'écarte de la réalité et du vécu, autant que le fait un acteur de la Commedia dell'Arte. La présence d'un arrière-texte fonde les événements psychiques, et le clin d'oeil final à Peter Schlemihl fait de l'histoire du Reflet perdu une réitération amusée de Chamisso, de cette histoire, un archétype du savoir qui va devenir le savoir psychanalytique. Er traf einmal auf einen gewissen Peter Schlemihl, der hatte seinen Schlagschatten verkauft. Beide wollten Kompagnie gehen, so dass Erasmus Spikher dagegen das gehörige Spiegelbild reflektieren sollte; es wurde aber nichts daraus.  104  (Is, p. 51, 52)

      Le comique, humour, ironie, sous-tend le texte d'Hoffmann, avec des manifestations qui peuvent varier : automatisme de répétition de personnages automatisés (Conseiller de justice, figurine de sucre candi), miroir déformant, plaisanterie qui rompt de façon inattendue avec une situation tragique. L'attitude humoristique est l'affaire du narrateur qui raconte l'histoire d'Erasmus. Freud étudie la relation qu'a le mot d'esprit avec l'inconscient et fait de l'humour une source de satisfaction pour l'écrivain ou le narrateur. Il faut supposer qu'elle apporte à celui qui l'adopte un gain de plaisir; un gain de plaisir analogue échoit à l'auditeur qui n'est pas impliqué.

      L'humour est manifestement lié au narcissisme, à l'invulnérabilité victorieusement affirmée du moi . Le moi se refuse à se laisser offenser, contraindre à la souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité; il maintient fermement que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuvent l'atteindre; davantage : il montre qu'ils ne sont pour lui que matière à gain de plaisir.  105 

      L'inscription de l'histoire de Peter Schlemihl dans les Aventures de la nuit de la Saint Sylvestre produit un effet de miroir. Les histoires de Doubles ont inscrit dans leur fonctionnement une étonnante capacité à produire des doubles et des effets de miroir à l'infini. La narration elle-même se trouve prise dans ces réfractions et ces différents plans de réalité du narrateur fictif. En avant propos (Vorwort des Herausgebers ), le Voyageur enthousiaste voit sa narration précédée par un commentaire de l'éditeur, à l'adresse du lecteur bénévole. Editeur fictif, ou en tout cas pris dans le réseau de la fiction, d'un journal tout aussi fictif, inspiré par les gravures de Callot. 106 

      Si on se réfère au schéma de Greimas, toutes les aventures sont sous le signe funèbre de la mort et de la perte, avec le sentiment d'impuissance marqué par l'éditeur :

Was kann ich mehr für den reisenden Enthusiasten tun, dem nun einmal überall, und so auch am Silvesterabend in Berlin, so viel Seltsames und Tolles begegnet ist? 107  (Is, p.34)

      C'est sous le signe irrévocable de la perte que s'achève la première aventure : La bien-aimée crue retrouvée est définitivement perdue. Elle disparaît à la fin de la nuit dans une vision effrayante qui fait d'elle une oeuvre des ténèbres. Le temps peut revenir, le retour est source de larmes. La blessure est répétée.  108  - Sie waren wieder recht amüsant, mein Lieber, immer noch bei Laune wie vormals, menagieren Sie sich nur im Trinken"  109  . (Is, p. 12). Ce que dit finalement Julie au narrateur, au terme de la première aventure, montre qu'il n'y a pas de réparation possible. Le wieder est cassé par recht amüsant et immer noch ... wie vormals miné par un bei Laune moqueur. Il y a bien répétition et invariance, mais c'est aussi la permanence de la meurtrissure originaire. Le retour de Julie en Giuletta, les permutations de rôles (le Grand, le Petit, le narrateur lui-même...), le passage du journal du Voyageur à l'histoire rédigée à la troisième personne d'Erasme Spicker illustrent le désir et, si on s'en tient aux interprétations de Freud, l'interdit : on veut recouvrer ce qui est perdu, mais la possession va à l'encontre de ce qui est souhaité.

      De toute façon, la perte est irrévocable. Auf ewig verloren .

      L'enfant s'appelle Rasmus. Il s'en faut d'une lettre, la lettre E , pour qu'il porte le prénom de son père, Erasmus. La fin de l'histoire est annoncée dans le texte par un non aboutissement, qui annule plus qu'il ne conclut:

      Es wurde nichts daraus . (Mais cela ne mena à rien )

- Was schaut denn dort aus jenem Spiegel heraus? - Bin ich es auch wirklich? -- O Julie - Giuletta - Himmelsbild - Höllengeist - Entzücken und Qual - Sehnsucht und Verzweiflung. -- Du siehst mein lieber Theodor Amadäus Hoffmann ...  110  (Is, p. 53)

      Le postscriptum (Postscript des reisenden Enthusiasten ) est adressé à Hoffmann, et les histoires racontées sont présentées comme des visions laissées au sommeil. Leurres, mensonges, songes, mensonges. Pas de créatures fictionnelles, mais des créatures du miroir, des cauchemars avec un arrière-goût de réel. Images nées d'images - le conseiller sucre candi de Noël et Julie, une image inspirée par Rembrandt ou Callot. Ces apparitions elles-mêmes témoignent d'une force obscure qui s'introduit dans les rêves du Voyageur. Du siehst, mein lieber Theodor Amadäus Hoffmann ! dass nur zu oft eine fremde , dunkle Macht sichtbarlich in mein Leben tritt und, den Schlaf um die besten Träume betrügend , mir gar seltsame Gestalten in den Weg schiebt .  111  (Is, p. 53)

      "Une sombre puissance étrangère", s'est donc introduite dans les rêves du Voyageur, apportant avec elle des figures étranges, le postscriptum referme ce qu'avait ouvert le prologue de l'éditeur. Le récit des Aventures de la Nuit de la Saint -Sylvestre serait peut-être une tentative par l'écriture de remplir le vide, l'empreinte laissée par es neutre du côté de ce qui peut se raconter, de répondre à la question - Was schaut denn dort aus jenem Spiegel heraus? - Bin ich es auch wirklich? - Au neutre es , répond le neutre de sein schönes ähnliches Spiegelbild (l'image reflétée à sa ressemblance par le miroir )


IV Le vide et le plein : La Maison Déserte

      Das öde Haus est écrite entre 1816 et 1817. Placée dans Nachtstücke , Zweiter Teil.

      L'histoire recourt au procédé utilisé dans Les Frères Sérapion. L'histoire est précédée d'une conversation entre quatre amis, Theodore, Cyprien, Lothaire et Ottmar, qui forment le Club des Frères Serapion. Les amis reconnaissent l'existence d'un sixième sens qui nous permet de reconnaître dans la vie courante et le quotidien l'existence de l'étrange.

Jener sechste bewundrungswürdige Sinn vermag an jeder Erscheinung, sei es Person, Tat, oder Begebenheit, sogleich dasjenige Exzentrische zu schauen, zu dem wir in unserm gewöhnlichen Leben keine Gleichung finden und es daher wunderbar nennen. (Nachtstücke, Reclam n° 154, Stuttgart, 1994. p. 159 à 194. La référence du texte allemand est précédée de NR. Ici, NR, p. 159, 160).


1 - Le vide et la machine à voir

      Theodor, - c'est le prénom d'Hoffmann-, raconte le souvenir d'une étrange aventure qui est d'abord un reflet étrange dans son regard. Halt, halt, das ist ja unser Theodor, der ganz was Besonderes im Kopfe zu haben scheint, da er mit solch seltsamen Blicken in das Blaue herausschaut."In der Tat", fing Theodor an, der so lange geschwiegen, "in der Tat, waren meine Blicke seltsam, solang darin der Reflex des wahrhaft Seltsamen, das ich im Geiste schaute. Die Erinnerung eines unlängst erlebten Abenteuers".  112  (NR, p. 160)

      Le terme de Reflex fait fonctionner la mémoire, die Erinnerung , comme une machine à voir et à réfléchir. Le récit a lieu dans ce qu'on peut appeler une société du discours, qui constituera Les frères Sérapion (Die Serapionsbrüder ).  113  Le discours est placé sous le signe d'une première interrogation :

      Faut-il faire une différence, ou quelle différence faire entre l'étrange (wunderlich ) et le prodigieux (wunderbar ) ?

      Le récit fait par Théodore répond à un besoin de montrer qu'étrange et prodigieux peuvent s'interpénétrer d'une façon terrifiante. In dem Abenteuer, das ich euch mitteilen will, mischt sich beides, das Wunderliche und Wunderbare, auf, wie mich dünkt, recht schauerliche Weise . 114  (NR, p. 161)

      Le récit engage Théodore, - on peut dire aussi qu'il engage Hoffmann lui-même, puisque Théodore recouvre son propre prénom. Il s'agit d'une aventure récemment vécue. L'effet de réel est annoncé dès le début, participation du narrateur, proximité dans le temps, l'espace connu de l'auditoire, familier, avec des repères soulignés d'une histoire commune: "Ihr wisst", so fing Theodor an, "dass ich den ganzen vorigen Sommer in ***n zubrachte .  115  ( NR, p. 161) Cet effet de réel et de proximité de l'auditoire est renforcé par le rôle joué par le carnet avec ses notes de voyage que feuillette et consulte Théodore, carnet que ses amis peuvent identifier ( sein Taschenbuch, worin er, wie die Freunde wussten, allerlei Notizen von seiner Reise her eingetragen hatte ). (NR, p. 161)

      Dans cet univers rempli et authentifié, un manque que va remplir précisément le récit, "la maison déserte". C'est son caractère singulier, avec un qualificatif proposé dans le titre désignant ce qui sera le point de convergence du récit, qui attire le regard.

Schon oft war ich die Allee durchwandelt, als mir eines Tages plötzlich ein Haus ins Auge fiel, das auf ganz wunderliche seltsame Weise von allen übrigen abstach. Denkt euch ein niedriges, vier Fenster breites, von zwei hohen schönen Gebaüden eingeklemmtes Haus, dessen Stock über dem Erdgeschoss nur wenig über die Fenster im Erdgeschoss des nachbarlichen Hauses hervorragt, dessen schlecht verwahrtes Dach, dessen zum Teil mit Papier verklebte Fenster, dessen farblose Mauern von gänzlicher Verwahrlosung des Eigentümers zeugen. Denkt euch, wie solch ein Haus zwischen mit geschmackvollem Luxus ausstaffierten Prachtgebaüden sich ausnehmen muss. Ich blieb stehen und bemerkte bei näherer Betrachtung, dass alle Fenster dicht verzogen waren, ja dass vor die Fenster des Erdgeschosses eine Mauer aufgeführt schien, dass die gewöhnliche Glocke an dem Torwege, der an der Seite angebracht, zugleich zur Haustüre diente, fehlte, und dass an dem Torwege selbst nirgends ein Schloss, ein Drücker zu entdecken war. Ich wurde überzeugt, dass dieses Haus ganz unbewohnt sein müsse, da ich niemals, niemals, so oft und zu welcher Tageszeit ich auch vorübergehen mochte, auch nur die Spur eines menschlichen Wesens darin wahrnahm. Ein unbewohntes Haus in dieser Gegend der Stadt! 116  (NR, p. 162)

      La question posée au lecteur justifie la production du récit et lui fournit une clé d'accès. Comment une maison peut-elle être inhabitée au centre de la ville le plus animé? Il y a là une énigme qui rend possible l'existence du récit et lui donne une construction narrative semblable aux histoires d'Edgar Allan Poe. Histoire policière? Des prosaïques explications - le propriétaire est parti pour un long voyage, la maison sert de réserve au confiseur voisin - triviales et ordinaires, ne sauraient chasser l'imaginaire. D'un côté les bonbons, les massepains, les confiseries, les tartes, les fruits confits, de l'autre, l'imagination poétique.

      Les épais rideaux séparent, isolent l'espace fantastique comme le voile noir isole le Pasteur de Hawthorne.  117  ( Cette fonction du voile se retrouve dans le rideau de théâtre). Le récit est la quête de ce qui se dérobe, ce qui va se montrer, se laisser entrevoir plutôt, pour s'évanouir ensuite.

So geschah es, dass ich eines Tages, als ich wie gewöhnlich zur Mittagstunde in der Allee lustwandelte, meinen Blick auf die verhängten Fenster des öden Hauses richtete. Da bemerkte ich, dass die Gardine an dem letzten Fenster dicht neben dem Konditorladen sich zu bewegen begann. Eine Hand, ein Arm kam zum Vorschein. Ich riss meinen Operngucker heraus und gewahrte nun deutlich die blendend weisse,schön geformte Hand eines Frauenzimmer, an deren kleinem Finger ein Brillant mit ungewöhnlichem Feuer funkelte, ein reiches Band blitzte an dem in üppiger Schönheit geründeten Arm. Die Hand setzt eine hohe seltsam geformte Krystallflasche hin auf die Fensterbank und verschwand hinter dem Vorhange. 118  (NR, p. 164-165)

      La problématique est posée : à qui appartiennent le bras, la main de l'apparition? Illusion, faux semblant? Pour le confiseur dont la splendide boutique est ornée de glaces, la maison déserte voisine est le logis des revenants et fait entendre un tapage diabolique. L'intendant de la mystérieuse maison avec son vieil habit couleur de de café brûlé,- étrange vieillard accompagné d'un chien noir, est le gardien de la maison, voué à une attente sans fin. Le narrateur ne donne à ses auditeurs / lecteurs que des morceaux, un bras, une voix cassée et glapissante, des grattements et des lamentations, un tuyau de fer qui fume. Comment constituer en histoire, dans le vide d'une maison, des fragments qui ne se laissent pas réunir et saisir ensemble?

      Le narrateur, dans l'exaltation de son imagination, fait surgir, la nuit même, non pas en rêve, mais dans cette sorte de délire qui précède le sommeil, la main avec le diamant étincelant au doigt. Meine Phantasie war im Arbeiten, und noch in selbiger Nacht nicht sowohl im Traum, als im Delirieren des Einschlafens, sah ich deutlich die Hand mit dem funkelnden Diamant am Finger, den Arm mit der glänzenden Spange. 119  (NR, p. 170)

      La présence contigüe de la boutique du confiseur place le monde imaginaire  120  en "annexe" du royaume des bonbons. La supposition avancée possible par le Comte P. sur les possesseurs de la maison s'avance fausse. Le récit fantastique tombe dans le conte de fées avec l'ostentation des figurines de sucre et du Conseiller-candi. Doch bald war es mir, als sei die ganze Gesellschaft eine spasshafte Weihnahtsausstellung bei Fuchs, Weide, Schoch oder sonst, der Justizrat eine zierliche Figur von Dragant mit postpapiernem Jabot ( Die Abenteuer der Silvesternacht. 3.Erscheinungen ).  121  Il semble une fois de plus qu'Hoffmann joue avec tous les dispositifs, celui mis en place par et pour l'enfance, celui mis en place par un montreur d'ombres apothicaire ou Satan.

      La scène d'apparition du bras et de la main peut aussi être une activité fantasmatique de Theodor. Il se raconte, il le dit lui-même, non pas en rêve, mais dans cette sorte de délire qui précède le sommeil, la scène déjà "vécue antérieurement". A quel monde alors appartient celui qu'il appelle "l'infâme nécromant"? O, du holdes Zauberbild, tu es mir kund, wo du weilst, was dich gefangen hält? (...) Ich weiss es, die schwarze Kunst ist es, die dich befangen, du bist die unglückselige Sklavin des boshaften Teufels  122  (NR, p. 170)

      Le diamant, le magnétisme du regard, une cornue d'où s'échappent des flammes bleuâtres. Une main osseuse fait disparaître l'image, en cassant le flacon de cristal. In dem Augenblick griff eine knotige Faust über meine Schulter weg nach der Krystallflasche, die in tausend Stücke zersplittert, in der Luft verstäubte. 123  (NR170,171)

      Curieusement, quelqu'un est passé de l'autre côté du miroir, et l'épaule -meine Schulter -, se trouve du même côté que l'image. Rêve ou vision? Au matin, la maison parfaitement close (Ausser den innern Vorhängen waren noch dichte Jalousien vorgezogen  124  ) a tout d'un tombeau.


2 - Faux semblants. L'effet spectre

      

      

      La forme née des ténèbres dans l'encadrement de la fenêtre a-t-elle une autre existence que dans les rêves? La disposition de la jeune femme dans l'encadrement de la fenêtre, la seule mise à portée du regard de son bras joue un rôle privilégié dans la formation du désir et du rêve qui s'y rattache. Succède à l'image morcelée du corps montrée dans l'imagination nocturne une première entrée dans la maison déserte, entrebaillée. La mise en scène préfigure le décor des films expressionnistes 125  : escalier, trousseau de clefs faible éclairage, de vieilles tapisseries. Theodor ne dépassera pas le vestibule. L'apparition se produit le lendemain à midi, ce qui semble faire sortir des ténèbres la jeune fille, mais le personnage paraît privé de vie. Un regard vide empreint de la fixité de la mort.

Nur schien ihr Blick ungewiss. - Nicht nach mir, wie es vorhin schien, blickte sie, vielmehr hatten die Augen etwas Todstarres, und die Taüschung eines lebhaft gemalten Bildes wäre möglich gewesen, hätten sich nicht Arm und Hand zuweilen bewegt 126  (NR, p. 172)

      La ressemblance avec le portrait (...eines lebhaft gemalten Bildes ) fait de la jeune fille, aperçue d'abord comme une image magique et céleste (... holdes Zauberbild ), une ombre, un reflet qui n'a pas d'autre réalité.

      Qu'elle appartienne au monde des ombres et des reflets la situe dans un monde miroir où le double devient la seule réalité. Ce n'est pas l'homme privé de son double, mais le double privé de toute corporéité, qui absorbe la conscience de Theodor, jusqu'à le couper du monde extérieur. Ganz versunken in den Anblick des verwundlichen Wesens am Fenster, das mein Innerstes so seltsam aufregte, hatte ich nicht die quäkende Stimme des italienischen Tabulettskrämers gehört, der mir vielleicht schon lange unaufhörlich seine Waren anbot.  127  (NR, p. 172, 173)

      Le retour au réel passe par la médiation d'une voix, pas n'importe quelle voix, mais une voix italienne, et celle d'un "passeur", le colporteur, marchand ambulant, qui vient proposer l'achat d'un miroir.

      Le Double, nous ne cessons de le voir dans notre travail, est intimement lié au miroir - matrice symbolique selon l'expression de Lacan de formes idéales. Les films allemands multiplieront fenêtres, vitres, vitrines, flaques d'eau qui capturent, libèrent des formes opalescentes ( cf. L'Ecran fantastique , p. 94 ).

      LLe petit miroir de poche rond ( der kleine runde Taschenspiegel ) acheté au colporteur italien, joue d'abord le même rôle que la lorgnette de théâtre ou des jumelles. Il permet de voir, en étant invisible, ce qui se passe dans la maison d'en face. Mais ce qui est restitué ne peut dans le miroir être qu'un reflet. Accès à ce qui est extérieur, mais nécessairement reflet inversé, image spéculaire d'un espace qui échappe au regard.

 128  Mit den Worten : "Auch hier hab'ich noch schöne Sachen!" zog er den untern Schub seines Kastens heraus, und hielt mir einen kleinen runden Taschenspiegel, der in dem Schub unter andern Gläsern lag, in kleiner Entfernung seitwärts vor. - Ich erblickte das öde Haus hinter mir, das Fenster und in den schärfsten deutlichsten Zügen die holde Engelsgestalt meiner Vision (NR, p. 173)

      Serait-ce l'effet spectre? L'histoire racontée par Theodor est le rapport qu'il entretient avec cette image offerte par le miroir, qui finit par l'absorber.

Doch, indem ich nun länger und länger das Gesicht im Fenster anblickte, wurd'ich von einem seltsamen, ganz unbeschreiblichen Gefühl, das ich beinahe waches Träumen nennen möchte, befangen. Mir war es, als lähme eine Art Starrsucht nicht sowohl mein ganzes Regen und Bewegen als vielmehr nur meinen Blick, den ich nun niemals mehr würde abwenden können von dem Spiegel. 129  ( NR, p. 173)

      Comme dans L'homme au sable , on retrouve la trace d'une angoisse de l'enfant, doublée d'une interdiction.

Mit Beschämung muss ich euch bekennen, dass mir jenes Ammenmärchen einfiel, womit mich in früher Kindheit meine Wartfrau augenblicklich zu Bette trieb, wenn ich mich etwa gelüsten liess, abends vor dem grossen Spiegel in meines Vaters Zimmer stehen zu bleiben und hineinzugucken. Sie sagte nämlich, wenn Kinder nachts in den Spiegel blickten, gucke ein fremdes, garstiges Gesicht heraus, und der Kinder Augen blieben dann erstarrt stehen. Mir war das ganz entsetzlich graulich, aber in vollem Grausen konnt'ich doch oft nicht unterlassen, wenigstens nach dem Spiegel hinzublinzeln, weil ich neugierig war auf das fremde Gesicht. Einmal glaubt'ich ein Paar grässliche glühende Augen aus dem Spiegel fürchterlich herausfunkeln zu sehen, ich schrie auf und stürzte dann ohnmächtig nieder. In diesem Zufall brach eine langwierige Krankheit aus, aber noch jetzt ist es mir, als hätten jene Augen mich wirklich angefunkelt.- Kurz alles dieses tolle Zeug aus meiner frühen Kindheit fiel mir ein, Eiskälte bebte durch meine Adern - ich wollte den Spiegel von mir schleudern - ich vermocht' es nicht - nun blickten mich die Himmelsaugen der holden Gestalt an - ja ihr Blick war auf mich gerichtet und strahlte bis ins Herz hinein. Jenes Grausen, das mich plötzlich ergriffen, liess von mir ab und gab Raum dem wonnigen Schmerz süsser Sehnsucht, die mich mit elektrischer Wärme durchglüht. 130  (NR, p. 173, 174)

      Sous le regard freudien, cette perturbation apparaît comme une régression à des époques où le moi ne s'était pas encore nettement délimité par rapport au monde et à autrui. L'angoisse oculaire cache l'angoisse du complexe de castration infantile. Le miroir est dans la chambre du père. L'intervention du médecin, un aliéniste, donne à l'état de Theodor une coloration de folie. Les termes qu'emploie Theodor pour décrire ce qu'il ressent, révèlent le caractère étranger de ce qui se passe en lui, caractère étranger et incoercible d'un comportement qu'il ne cherche pas à contrôler et le sépare de la société. Il a découvert qu'en frottant le miroir, il fait apparaître, avec la trace de son haleine le visage aimé. So geschah es, dass er mir, als ich einst dies wichtige Geschäft abtun wollte, blind schien, und ich ihn nach bekannter Methode anhauchte, um ihn dann hell zu polieren. - Alle meine Pulse stockten, mein Innerstes bebte vor wonnigem Grauen! - ja so muss ich das Gefühl nennen, das mich übermannte, als ich, so wie mein Hauch den Spiegel überlief, im bläulichen Nebel das Holde Antlitz sah, das mich mit jenem wehmutigem, das Herz durchbohrendem Blick anschaute!  131  ( NR, p. 176)

      En décalage et de façon lancinante, surgissent d'autres images de la même figure. Un portrait habile, une illusion d'optique, une illusion bizarre? Mais la vision suppose aussi aussi mouvance et variations. Celui qui regarde passe du reflet (quelque chose en moins) à la réalité, ou plutôt, de l'absence à l'extrême intensité. L'espace du regard est nécessairement limité à un visage dans un cadre, que ce soit celui de la fenêtre ou du tableau, ou encore du miroir (frame en anglais). Das hübsche Gesicht dort im Fenster gesehen , un portrait peint à l'huile. En fait, Theodor ne voit que le reflet d'une image. Il est difficile de ne pas évoquer la Caverne platonicienne, dans un miroir. Tout le texte est centré sur les différents modes de réapparition et d'effacement dans le vide d'une maison (Das öde Haus ), d'un visage de femme et vacille entre différents niveaux de la vision, différentes circonstances, différents états du sujet (sommeil -veille - imagination), différentes réceptions (plaisir - angoisse). Au visage de la jeune-fille, se superpose le visage de Theodor. Nous sommes toujours dans le monde du semblant et du trompe-l'oeil.

Aber dann kam es mir auf grauliche Weise vor, ich sei selbst die Gestalt, und von den Nebeln des Spiegels umhüllt und umschlossen. Ein empfindlicher Brustschmerz, und dann gänzliche Apathie endigte den peinlichen Zustand, der immer eine, das innerste Mark wegzehrende Erschöpfung hinterliess. 132  (NR, p. 177)

      Voir reflétée sa propre image dans le miroir : ce qui peut sembler attendu comme l'usage banal du miroir de poche antérieurement pour mettre sa cravate, par un renversement inattendu, est présenté ici comme frappé d'interdit. On passe de l'amour du jeune homme pour la jeune fille à ce qui serait l'amour de soi. Se prendre soi-même comme objet d'amour. Ce retrait sur soi est perçu par "Je" comme un échec, tout autant que le vide du miroir.

      Deux pôles, le pôle du réel avec le vocabulaire scientifique, les instruments d'optique, et le pôle mental (fréquence de l'adjectif psychisch ). Pour le médecin, il s'agit bien de sortir de cette relation spéculaire, qu'elle soit dirigée vers un objet ou vers soi. Le premier acte du Docteur K., c'est de prendre le miroir.

      L'histoire elle-même fonctionne comme une machine à faire voir, et installe des dispositifs qui, à la façon d'une salle de miroirs, multiplient reflets et réflexions des histoires. Va et vient d'une histoire à l'autre. Un homme âgé raconte un événement dont il a été spectateur, et cet événement régi par une correspondance magnétique - le colonel meurt de la mort d'Antonia -, représente l'histoire, par avance, de Theodor. La multiplication des récits annule l'espace et le temps, comme le temps se trouve annulé à l'intérieur même de l'histoire. Chacun des récits est lui-même un récit spéculaire: Le colonel en Allemagne tombe mort au même moment qu'Antonia à Pise.

      Theodor se retrouve à l'intérieur de la maison déserte, où il n'avait jamais pu pénétrer. Il se retrouve après le passage d'un vestibule faiblement éclairé et plein d'une vapeur étouffante dans un salon décoré dans le goût ancien. La présence du passé et le décor japonais annoncent le cadre de Des Esseintes. La voix qui salue Theodor et crie que l'heure des noces approche, est celle d'une grande jeune femme.

"Willkommen - willkommen, süsser Bräutigam - die Stunde ist da, die Hochzeit nah!" - So rief laut und lauter die Stimme eines Weibes, und ebenso wenig, als ich weiss, wie ich plötzlich in den Saal kam, ebenso wenig vermag ich zu sagen, wie es sich begab, dass plötzlich aus dem Nebel eine hohe jugendliche Gestalt in reichen Kleidern hervorleuchtete. Mit dem wiederholten gellenden Ruf : "Willkommen süsser Bräutigam, trat sie mit ausgebreiteten Armen mit entgegen - und ein gelbes, von Alter und Wahnsinn grässlich verzerrtes Antlitz starrte mir in die Augen. Von tiefem Entsetzen durchbebt wankte ich zurück; wie durch den glühenden, durchbohrenden Blick der Klapperschlange festgezaubert, konnte ich mein Auge nicht abwenden von dem greulichen alten Weibe, konnte ich keinen Schritt weiter mich bewegen. Sie trat näher auf mich zu, da war es mir, als sei das scheussliche Gesicht nur eine Maske von dünnen Flor, durch den die Züge jenes holden Spiegelbildes durchblickten. Schon fühlt'ich mich von den Händen des Weibes berührt, als sie laut aufkreischend vor mir zu Boden sank und hinter mir eine Stimme rief :"Hu hu! - treibt schon wieder der Teufel sein Bocksspiel mit Ew. Gnaden, zu Bette, zu Bette, meine Gnädigste, sonst setzt es Hiebe, gewaltige Hiebe!" 133  NR, 184, 185)

      La répétition de plötzlich accélère le rythme du texte et de la découverte. Les méandres de la phrase font attendre la révélation: une vieille femme, sorcière à la Goya sous les traits célestes de la créature du miroir. Masque sous le masque. Quel est le véritable visage de cette créature, qui au demeurant n'est qu'un visage?

      Comment fonctionne le mécanisme de la mise en scène de la rencontre amoureuse? La fiancée chante, mais d'une voix perçante, doublée, en quelque sorte, par la voix glapissante. Tout se défait au contact, dans un changement constant qui menace le narrateur lui-même. L'apparition du gardien, - l'interdit, la censure-, le vieil intendant, le fouet à la main, marque la clôture et l'exclusion. "Donnerwetter, Herr, der alte Satan hätte sie ermordet, kam ich nicht dazwischen - fort, fort, fort."  134  (NR, p. 185) La sortie se fait dans les ténèbres, la dégringolade le long d'un escalier, décor fantastique que fait apparaître Stellan Rye dans les rues de Prague.  135 

      La porte se referme, on pourrait croire définitivement sur la maison vide. L'explication rationnelle met fin au rêve du narrateur. Nur so viel war gewiss, dass, hielt mich so lange ein böser Zauber gefangen, dieser jetzt in der Tat von mir abgelassen hatte. Alle schmerzliche Sehnsucht nach dem Zauberbilde in dem Spiegel war gewichen, und bald gemahnte mich jener Auftritt im öden Gebaüde wie das unvermutete Hineingeraten in ein Tollhaus. 136  (NR, p. 186) Explication rationnelle d'événements étranges, ou préfiguration chez Hoffmann du principe de dénégation 137  affirmé par Freud. La notion d'un clivage du moi semble inséparable de la figure hoffmannienne du Double.


3- L'intrusion du son

      

      L'espace ouvert par le miroir où sont venus s'insérer d'étranges événements n'est pas réellement fermé. Faux semblant. Faire semblant de croire que ce n'est pas vrai. La narration et la fiction fontionnent comme une sorte de trappe, un piège pour le lecteur. La "fabrication" des doubles se remet en marche. Curieusement c'est par une surcharge rationnelle que prolifèrent les doubles, avec les explications du Comte P. : La jeune fille rencontrée par le narrateur dans un contexte "réel", un dîner dans une nombreuse société, ressemble trait pour trait à l'image du miroir (das wunderbare Frauenbild aus dem Spiegel ), alors qu'elle est totalement extérieure à la maison déserte. Champagne, son aigu et glapissant du verre heurté par mégarde par le narrateur. C'est le son du cristal qui véhicule en quelque sorte la voix perçante de la vieille folle de la maison déserte, et précipite Theodor et sa voisine dans la maison de l'Ailleurs. Alles wäre gut gegangen, wenn ich nicht zuletzt unversehends hart an das vor mir stehende englische Glas gestossen, so dass es in gellender schneidender Höhe ertönte. Da erbleichte meine Nachbarin bis zum Tode, und auch mich ergriff ein plötzliches Grauen, weil der Ton mir die Stimme der wahnsinnigen Alten im öden Hause schien. 138  (NR, p. 187, 188)

      Le son s'est seulement déplacé d'un verre à une voix, pour permettre à nouveau en fin de phrase la mise en place de la maison déserte.

      Le Comte P. avait donné une première explication, fausse?, de la maison déserte. Il en annonce une seconde, qui renforce l'hypothèse de la maison de fous où est enfermée la tante d'Edmonde. Tout devient clair, rationnel dans un imbroglio où se multiplient doubles et faux semblants. Confusion des personnes et des sentiments, fausse clarté qui rappelle les échanges mozartiens (et qu'on retrouve dans La Femme sans Ombre de Richard Strauss). Il devient difficile de dire qui est qui, et de quel original il est le reflet. Angélique trouve un autre double dans la vieille bohémienne. Et l'enfant de Gabrielle passe de mains en mains, comme le Comte d'Angélique à sa soeur, pour revenir à Angélique. Theodor devenu le narrataire - le discours est pris en charge par le Docteur K 139  - ne peut que reconnaître les incohérences et la confusion d'un récit qui ne vise pas à cerner la vérité. Etranges maladies. L'enfant perdu de Gabrielle est-il l'enfant que berce la tzigane? Points d'exclamation, points d'interrogation hachent et triturent le texte. La frénésie sauvage de la folle Angélique gagne l'énoncé dont la fonction n'est pas de faire paraître vrai, ni d'organiser des bribes de vérité, mais d'offrir un lieu fragile - lieu discursif -, où puissent se rencontrer narrateur (le Docteur K ) et narrataire (Theodor).

      La narration s'achève, la seconde narration, prise en charge essentiellement par le Comte P., loin d'éclairer ou de résoudre a juste été un faux-semblant qui a multiplié des événements bizarres à l'intérieur de la maison, sans que le narrateur Theodor puisse y pénétrer. La première narration faite par Theodor le plaçait au centre des interrogations, à la porte, avant de pouvoir pénétrer dans la maison dont il était pratiquement exclu. La seconde narration fait de Theodor un auditeur qui entend une version de ce qui s'est passé autrefois dans la maison. Le récit du médecin, venu relayer dans le récit 2 le Comte P. fait un arrêt sur l'image. Il n'apporte pas une véritable solution au problème de l'image apparue dans la maison déserte, mais instaure pour le sujet, Theodor, une recherche en lui-même, qu'il peut conduire avec le concours du médecin.

      Nous sommes au terme du récit - So endete Theodor seine Erzählung - au terme d'un parcours psychique qui est aussi une analyse qu'on veut croire achevée. Pourtant le récit qui porte en titre La maison déserte est bien centré sur une image dont nous ne saurons jamais à quel réel fictionnel elle correspond. A cet état de la recherche, on pourrait dire que Hoffmann met en place un réel fictionnel, ou une fiction du réel, traversée de doute. Le médecin s'associe à l'imagerie mentale de son "patient", et lui livre une clé qui figure un arrêt. Le docteur K. crée du même coup a contrario la figure de l'analyste.

- Es würde wohl (so schloss der Arzt seine Erzählung) ganz überflüssig sein Sie , gerade Sie auf den tiefern Zusammenhang aller dieser seltsamen Dinge aufmerksam zu machen. Es ist mir gewiss, dass Sie die Katastrophe herbeigeführt haben, die der Alten Genesung oder baldigen Tod bringen wird. Übrigens mag ich jetzt nicht verhehlen, dass ich mich nicht wenig entsetzte, als ich, nachdem ich mich mit Ihnen in magnetischen Rapport gesetzt, ebenfalls das Bild im Spiegel sah. Dass dies Bild Edmonde war, wissen wir nun beide."  140  (RN, p. 193)

      Du sujet Je, on est arrivé à une complicité entre Theodor et le médecin qui se traduit par la proximité mich mit Ihnen in magnetischen Rapport , et par l'utilisation de wir nun beide . Savoir partagé, savoir échangé. Certitude à deux (wissen wir ).

      Mais Edmonde est précisément l'absente, l'enfant de Gabrielle disparue pourrait être retrouvée dans les bras de la bohémienne, mais die verlorne Tochter est aussi wie eine leblose Puppe . Multiplication des permutations, l'enfant passe de mains en mains, comme le Comte S de bras en bras, mise en scène d'un désir unique, et sous un visage unique - reflet dans le miroir - prolifération de doublures qui finissent par produire Edmonde. Façon moins de régler le problème initial - Qui habite dans la maison déserte, quel corps vivant, réel ou quel dispositif produit l'image ou l'illusion reflétée dans le miroir? - que de sortir de l'univers fantasmatique.

      L'objet partiel - la femme aperçue derrière le miroir à la croisée de la fenêtre - ne montre qu'une main, puis un bras, avant, dans le miroir, de laisser voir son visage - auquel s'est attaché le narrateur et ce visage est voué à la mort. La maison vide et ses habitants, son gardien, n'apportent pas de solution véritable. La femme elle-même fragmentée ne sera pas identifiée, elle est tour à tour Angélique, Gabrielle, la bohémienne, Edmonde, l'enfant d'Angélique, l'enfant de Gabrielle, l'enfant de la bohémienne, ou la figure féminine. 141 

      Le narrateur quitte la ville de B... Il y a donc là un sentiment d'inaboutissement, un refus aussi d'aller plus loin dans ce qui, en fait, est sa propre histoire psychologique. Le dernier mot est au médecin et au Sujet (fréquence redoublée de mich et ich au centre du processus de guérison. Ich est placé entre Angelika, Edmonde et le vieux gardien, associé à des échanges mystérieux qualifiés de dämonisches Spiel .

      On pourrait retrouver en quelque sorte les trois temps de l'histoire de Je .

  • premier temps : il veut pénétrer à l'intérieur de la maison, à la recherche de l'original. Tout est sous le signe de la discordance, de la folie. Il est rejeté.
  • deuxième temps qui se superpose au premier et anticipe : ceux qui pénétrent à l'intérieur de la maison - Angélique, le Comte, Edmonde, la vieille bohémienne - vont s'y perdre et se confondent. Jusqu'à l'enfant. Il y a, dans une sorte de dissolution, perte des contours, perte d'identité, de réalité et de vie même.
  • troisième temps : c'est le sentiment d'étrangeté, le unheimliches Gefühl qui chasse Theodor de la résidence.
  • quatrième temps : l'épilogue marque la disparition de la maison. Le terme employé pour désigner Angélique souligne son appartenance au passé, à la mémoire. 142  Marques du passé, l'habit couleur de café brûlé, et l'énorme bourse à cheveux du vieillard, gardien de la maison, vieil intendant. Quelle que soit la désignation, et elles sont multiples, il y a toujours le terme vieux: la vieille sorcière, le vieil intendant, la vieille. Ich glaube, dass die Alte in dem Augenblick, als ein ganz besonderes Wohlsein mein Innerstes durchströmte, gestorben ist. 143  (RN, p. 194) Le son apparaît comme une matière non formée d'expression et renvoie au côté diabolique : grattements- tapage diabolique - étranges lamentations.

Und dann fing es an so hässlich zu scharren und zu rumoren, dass uns beiden ganz graulich zu Mute wurde. Auch ist es nicht lange her, dass sich zur Nachtzeit ein solch sonderbarer Gesang hören liess, den ich Ihnen nun gar nicht beschreiben kann. Es war offenbar die Stimme eines alten Weibes, die wir vernahmen, aber die Töne waren so gellend klar, und liefen in bunten Kadenzen und langen schneidenden Trillern so hoch hinauf, wie ich es, unerachtet ich doch in Italien, Frankreich und Deutschland so viel Sängerinnen gekannt, noch nie gehört habe. Mir war so, als würden französische Worte gesungen, doch konnt'ich das nicht genau unterscheiden, und überhaupt das tolle gespenstige Singen nicht lange anhören, denn mir standen die Haare zu Berge.  144  (RN, p. 166)

      La délivrance et le sentiment de bien-être liés à la mort de la Vieille constituent en quelque sorte l'envers de la mort subite partagée à distance par le Colonel italien mourant de la mort d'Antonia à des kilomètres de là.

      Plaidoyer pour l'anormal, le bizarre, ceux que l'anglais et l'allemand appellent les excentriques, d'autres les fous, La Maison déserte ne s'achève pas sur une explication réductrice, mais salue l'envol nocturne de la chauve-souris somnambule:

"Gute Nacht, du Spalanzanische Fledermaus!" 145 

      L'ouverture l'affirmait, dès les premières lignes, l'histoire racontée était un exemple, une preuve à l'appui de l'affirmation que die wirklichen Erscheinungen im Leben oft viel wunderbarer sich gestalteten, als alles, was die regste Fantasie zu erfinden trachte. 146  (RN, p. 159)


Chapitre 2
La mise en scène de la mort . L'entre-deux-morts


I - Les Héritiers du Majorat ( Achim von Arnim )

      Il peut apparaître paradoxal que, dans la liste publiée à la fin de 1931 ou au début de 1932 dans un catalogue de la librairie José Corti Lisez - Ne lisez pas , soient opposés sur la même ligne Hoffmann à ne pas lire et Arnim à lire . Peu de publications en français d'Arnim. Edition de 1856, Michel Levy frères, Paris, avec préface et traduction de Théophile Gautier fils, et surtout édition des Contes bizarres par les éditions des Cahiers libres à Paris, 19 juin 1933, avec une préface d'André Breton, qui réunit les textes de trois contes, Isabelle d'Egypte, Marie Melück Blainville et Les Héritiers du Majorat 147  .

      Ce récit fantastique a été publié en Allemagne en 1820

      L'histoire est tout entière tournée vers le passé, et renvoie à un monde fabuleux (eine Fabelwelt hinter uns ), un monde antérieur à la Révolution française.

Wir durchblätterten eben einen ältern Kalender, dessen Kupferstiche manche Torheiten seiner Zeit abspiegeln. Liegt sie doch jetzt schon wie eine Fabelwelt hinter uns! Wie reich erfüllt war damals die Welt, ehe die allgemeine Revolution, welche von Frankreich den Namen erhielt, alle Formen zusammen stürzte; wie gleichförmig arm ist sie geworden! 148  ( Achim von Arnim, Sämtliche Romane und Erzählungen, Dritter Band, Die Majoratsherren Erzählung, p. 33 à 67, Carl Hanser Verlag, München, 1965. L'édition sera rappelée par l'abréviation SR III) SR III,p. 33

      Ainsi débute le récit multipliant les références à un passé partagé et l'ambiguïté d'un nous (hinter uns ), qui peut inclure le lecteur. Le terme Fabelwelt n'est pas sans rappeler les histoires entendues par l'enfant, qui semblent maintenant appartenir aux siècles passés. La place tenue par Callot dans Hoffmann est tenue ici par les dessins de Chodowiecki.


1 - Espaces

      La maison des héritiers du Majorat apparaît dès les premières lignes du récit comme l'enjeu d'un héritage qui porte sur un titre autant que sur une demeure. Inhabitée depuis trente ans, la maison des héritiers incarne le passé et la résistance à tout changement.

So stand in der grossen Stadt... das Majoratshaus der Herren von..., obgleich seit dreissig Jahren unbewohnt, doch nach dem Inhalte der Stiftung mit Möbeln und Gerät so vollständig erhalten, zu niemands Gebrauch und zu jedermanns Anschauen, dass es totz seiner Altertümlichkeit, noch immer für eine besondere Merkwürdigkeit der Stadt gelten konnte. Da wurde jährlich, der Stiftung gemäss, eine bestimmte Summe zur Vermehrung des Silbergeschirrs, des Tischzeugs, der Gemälde, kurz zu allem dem verwendet, was in der Einrichtung eines Hauses auf Dauer Anspruch machen kann, und vor allem hatte sich ein Reichtum der kostbarsten ältesten Weine in den Kellern gesammelt. 149  (SR III, p. 33-34)

      La maison est préservée en l'état. C'est sur elle que s'achève le récit et son nouveau propriétaire qui vient d'une autre tradition.

      Le cousin du propriétaire a un caractère désuet, sorte de conservation hors du temps, qu'on retrouve chez sa dulcinée. Comparé au personnage en fer de l'horloge - wie dieser alte rotnasige Herr, der gleich dem eisernen Ritter an der Rathausuhr durch sein Heraustreten, noch ehe die Glocke angeschlagen, den Knaben zur Erinnerung der Schulstunde diente  150  - , il porte un vêtement totalement démodé. Es schien ihm nämlich völlig unbekannt, dass der Kleiderschnitt sich in den dreissig Jahren, die seitdem verflossen, gar sehr verändert hatte. 151  (SR III, p. 34, 35)

      Mécanisation du cousin, qu'on appelle aussi le lieutenant, et mécanisation de la vieille dame de compagnie qu'il courtise. Diese alte, hochauf frieserte, schneeweiss eingepuderte, feurig geschminkte, mit Schönpflästerchen beklebte Hofdame übte auch nach jenem unglücklichen Zweikampfe seit dreissig Jahren dieselbe zärtliche Gewalt über ihn aus, ohne dass sie ihm je ein entscheidendes Zeichen der Ewiderung gegeben hatte.  152  (SR III, p. 36). La façon dont ils vivent tous deux produit la même impression que celle des poupées ou des automates chez Hoffmann. Le cousin collectionne les armoiries relevées dans la correspondance. La dame fait l'effet d'une enseigne d'auberge. Andern Leuten schien dies starre, in weiss und rot mit blauen Adern gemalte Antlitz, das am Fenster unbeweglich auf eine Filetarbeit, oder in den Spiegel der nahen Toilette blickte , eher wie ein seltsames Wirtsschild.  153  ( SR III, p. 36). L'arrivée du jeune maître du Majorat provoque un mouvement dans des vies si bien réglées. Le jeune héritier du Majorat s'exclut lui-même de la maison du majorat, et vient loger dans une petite chambre de la maison de son cousin.

      Le jeune maître du Majorat demande à son cousin, doublant la grande chambre qui lui est réservée, une petite chambre qui donne sur l'étroite ruelle, Judengasse . Ainsi le dispositif spéculaire est-il mis en place, permettant au jeune homme de voir sans être vu Esther, la jeune fille juive de la maison d'en face. Les fenêtres aux carreaux obscurs vont lui servir d'observatoire, pour regarder la jeune fille juive de l'autre côté de la ruelle.

Der Vetter bewilligte ihm gern das schlechte Zimmer an der Judengasse, und wollte gleich Anstalt machen, die trüben, von der Sonne verbrannten Fenster durch andre mit grossen Scheiben zu ersetzen. -"Mein lieber Herr Vetter!" rief der Majoratsherr, "diese trüben Scheiben sind meine Wonne; denn sehen Sie, durch diese eine helle Stelle seh ich einem Mädchen ins Zimmer, das mich in jeder Miene und Bewegung an meine Mutter erinnert, ohne dass sie mich bemerken kann." 154  (SR III, p. 38)

      Le quartier juif aux ruelles obscures ouvre un espace au regard essentiellement. Le jeune cousin a précisé qu'il ne sortait jamais. C'est bien dans un espace séparé (le ghetto), par certains côtés interdit, qu'il peut pénétrer. La jeune fille lui rappelle sa mère disparue. Le désir de pénétrer dans un espace interdit et séparé, manifeste le rapport privilégié qu'entretient le jeune homme avec l'espace des morts. Il n'y a pas de clôture pour lui entre le monde des vivants et le monde des morts. Il est voué, avec ce qu'il appelle sa seconde paire d'yeux, à côtoyer un monde mystérieux où vivent encore les dieux d'autrefois. Aller Glaube, der geglaubt wird, kommt von Gott, und ist wahr, und ich schwöre Ihnen, selbst die heidnischen Götter, die wir jetzt nur als eine lächerliche Verzierung ansehen, leben noch jetzt, haben freilich nicht mehr ihre alte Macht, aber sie wirken doch noch immer etwas mehr, als gewöhnliche Menschen, und ich möchte von keinem schlecht sprechen. Ich habe sie alle mit meinem zweiten Augenpaar gesehen, sogar gesprochen. 155  (SR III, p. 39). Au lieu de refuser des croyances comme diaboliques, ainsi que le font ses contemporains, il parvient jusqu'à un monde intérieur. Mais celui qui est parvenu à ce stade rare, se trouve détruit, - encore qu'apparemment vivant - par l'effort et les activités de son monde intérieur. Des médiateurs facilitent pour le jeune homme le passage d'un monde à l'autre : une devineresse à Paris, sa propre mère, une malade dont le regard voit loin, qui l'a orienté vers son cousin.


2 - Espèces d'ombres

      Le jeune maître du majorat a la possibilité d'entrer dans un réseau de croyances, où il échappe aux limites de la condition humaine. Il est à la fois ici et maintenant , et entre en contact avec une réalité passée, dans une vision rétrospective. A son arrivée dans la ville, il est accueilli par des ombres, âmes malheureuses qui ne peuvent trouver le repos en raison de procès sans conclusion. Arme Seele . Le cousin a peur de ces esprits qu'il croit voir flotter dans la chambre mal éclairée. "Lieber Vetter! befriedigen Sie meines Vaters, Ihres Oheims, arme Seele."Der Vetter sah sich ängstlich in dem trüben Zimmer um, ihm war es zu Mute, als ob die Geister, wie der Schnupfen, in der Luft lägen.  156  (SR III, p. 40)

      Le discours du jeune homme vise à supprimer la distinction entre ce qui est vrai et ce qui relève d'obscures croyances en la survie des âmes. Que le cousin éternue, marque bien qu'il ne peut adhérer et se trouve, de façon irréductible, de l'autre côté. Le jeune homme voit vivre dans les armoiries rassemblées par son cousin dans un tiroir, la désolation d'un monde passé. "Gott! welch ein Lärmen! Wie die alten Ritter nach ihren Helmen suchen, und sie sind ihnen zu klein, und ihre Wappen sind mottenfrässig, ihre Schilde vom rost durchlöchert ; das bricht zusammen, ich halte es nicht aus, mir schwindelt, und mein Herz kann den Jammer nicht ertragen!" 157  (SR III p. 41) Les deux cousins interprètent de façon différente les mêmes objets. Le jeune maître du majorat vit dans un espace intérieur, par delà le temps. Cet Ailleurs est habité par la Mort. C'est sans doute ce qui lui fait voir la mort au milieu des chevaliers massacrés et en morceaux.

      L'attitude des deux cousins par rapport à la mort constitue un terrain d'analyse privilégiée. Leur proximité est mise en évidence par le fait qu'ils portent tous deux le nom de cousin (der Vetter ), le majorat cédé par l'héritier légitime, désiré par l'autre, représente le lieu de rencontre, et aussi celui de la division entre les deux cousins. Le plus jeune se trouve être aussi celui qui fait de la mort son espace de vie et d'élection. Il voit les morts dans le passé, et aussi la mort dans l'avenir. La vision funèbre donnée à voir à partir des armoiries, annonce l'avenir, le danger où se trouve la noblesse française.

Der Vetter rückte den unglücklichen Schrank fort und führte den Majoratsherrn ans Fenster, dass er Luft schöpfen möchte. "Und wer fährt dort?" rief er; "der Tod sitzt auf dem Bocke, Hunger und Schmerz zwischen den Pferden; einbeinige und einarmige Geister fliegen um den Wagen, und fordern Arme und Beine von dem Grausamen zurück, der sie mit kannibalischer Begierde ansieht. Seine Ankläger laufen mit Geschrei hinter ihm drein; es sind die Seelen, die er vorzeitig der Welt entriss, - bester Vetter! ist denn hier keine Polizei?" 158  (SR III, p. 41)

      La mort à la place du cocher se retrouve dans presque tous les films fantastiques, souvent associée à la nuit. D'un côté, la collection morte du cousin, enfermée dans un tiroir, là où la mort est bien morte, de l'autre, la mort vivante dans le passé et l'avenir, la mort des autres et sa propre mort vue et perçue par le jeune homme. La collection du cousin est sans esprit. Ihre Sammlung ist geistlos. Ich kann genau unterscheiden, was ich mit dem Auge der Wahrheit sehen muss, oder was ich mir gestalte; wirklich bin ich ein guter Beobachter meiner selbst, und die Physik der Geister war von je mein Lieblingsstudium."  159  (SR III, p. 41) Le cousin ne veut rien avoir à faire avec cette physique des esprits. Le tiroir, qui cache et enferme, et les abords de la ville (la Porte de la Ville), qui excluent, délimitent la place réservée laissée au monde des morts. Le jeune maître du Majorat ouvre les yeux, ce qu'il appelle sa seconde vue ou encore les yeux de la vérité, sur les frontières de la vie et de la mort, l'entre-deux-morts.

      Il y a en lui quelque chose du vampire : il dort le jour, et c'était seulement quand le soleil déclinait, qu'il se levait de son lit afin de poursuivre son secret travail. Les éléments dont s'emparera le cinéma un siècle plus tard sont déjà donnés : Le maître du majorat fait le plein jour dans sa chambre, en allumant des bougies de cire, et lit, en allant et venant, livres et manuscrits, et poursuit le grand travail de sa vie, son journal.


3 - L'objet du désir et la chambre d'Esther

      Le temps du spectacle d'Esther a été annoncé plus haut, et la chambre obscure permet au maître du Majorat de se livrer à son passe-temps, voir dans sa chambre, sans qu'elle puisse le remarquer, la jeune fille qui ressemble à sa mère. Le lieu du spectacle est proche du spectateur, qui se limite pourtant à un rôle de spectateur, alors qu'il est si près de la fenêtre qu'il pourrait d'un saut s'envoler dans la chambre.

      A l'oeil, se substituent l'oreille et l'audition : le jeune homme joue de la flûte, ce qu'entendent les habitants dans la rue, attirés par la vive lumière des bougies. Si Esther entend, nous ne le savons pas, mais le spectateur, grâce à la finesse de son ouïe, entend l'inaudible.

Der Flötenspieler war der Majoratsherr, aber seine Tönen sollten sich eigentlich zur Esther hinrichten, die er am dunklen Fenster des Nebenzimmers belauschte, wie sie ihre Kleider abwarf, und im zierlichsten Nachtkleide vor einem eleganten Spiegeltische ihre Haare flocht. Der enge Bau jener Gasse, in welche die Balkenlagen jedes Stockwerks immer weiter hinausragten, um den Zimmern noch etwas Raum zu gewinnen, brachte ihm ihr Fenster so nahe, dass er mit einem kühnen Sprunge zu ihr hinüber hätte fliegen können. Aber das Springen war nicht seine Sache; dagegen übte er die seltene Feinheit seines Ohres, das auf bedeutende Entfernung ihm hörbar machte, was jedem andern verhallte. Er hörte zuerst einen Schuss, oder einen ähnlichen Schlag; da sprang sie auf und las ein italienisches Gedicht mit vielem Ausdruck, in welchem der Dienst der Liebesgötter bei einem Putztische beschrieben wurde, und gleich sah er unzählige dieser zartbeflügelten Gestalten das Zimmer beleben; sah wie sie ihr Kamm und Bänder reichten, und ein zierliches Trinkgefäss, wie sie die abgeworfenen Kleider ordneten, alles nach dem Winken ihrer Hände; dann aber, als sie sich in ihr Bett gestreckt, wie ein gaukelnder Kreis, um ihr Haupt schwebten, bis sie immer blässer und blässer sich im Dampfe der erlöschenden Nachtlampe verloren, in welchem ihm dagegen die Gestalt seiner Mutter erschien, die von der Stirn des Mädchens eine kleide beflügelte Lichtgestalt aufhob, und in ihre Arme nahm, -wie das Bild der Nacht, die das Kindleinschlaf in ihrem Gewande trägt, - und in dem Zimmer bis zur Mitternacht damit auf und niederschwebte, als wenn sie ihm die unruhigen Traüme vertreiben wollte, es dann aber über den schwindelnden Strassenabgrund, dicht an das Auge des Staunenden trug, der Esthers verklärte Züge in der Lichtgestalt deutlich erblickte, sie aber mit einem Schrei des Staunens unwiderruflich zerstreute.  160  (SR III, p. 42, 43)

      Le joueur de flûte se fait entendre de la rue, chant lié à la clarté éblouissante pour ceux qui resteront exclus de la vision intimiste d'Esther. Le dispositif spéculaire mis en place isole le jeune homme spectateur, qui est, lui, plongé dans l'obscurité, entendu de la rue et non vu. D'abord, il regarde la jeune fille qui se déshabille. Le terme employé pour l'observation belauschen gomme le regard : capté par ce qu'il observe, le jeune homme est intimement conjoint à l'objet de son désir, dans une perception qui engage tout l'être. La proximité efface la distance ( proximité de la construction -so nahe , finesse de son ouïe - die seltene Feinheit seines Ohres - qui rapproche ce qui est loin), et donne à voir une vision qui échappe à l'espace habituel. La lecture du poème italien par Esther donne vie à des êtres au vol léger qui se chargent de besognes domestiques (souvenir des contes de fées?), pour se perdre ensuite dans la fumée de la veilleuse. Le cercle formé autour de la tête de la jeune fille l'introduit dans le monde religieux des Vierges. C'est l'annonce de la transfiguration finale, ce qui fait de la vision une vision sacrée, de l'âme à l'âme.

      Le second temps du texte est le temps de la métamorphose, dans un espace où les repères sont brouillés, qui est à la fois l'espace de la Chambre et un autre espace : le personnage d'Esther laisse la place à l'image de la mère portant dans ses bras un enfant, en qui l'observateur reconnaît finalement les traits d'Esther. Les figures de la vision, comme dans les textes bibliques, sont pénétrées de lumière ( Lichtgestalt ); c'est dans la lumière et par la lumière que se produit l'identification. Avec la disparition, l'effacement des esprits ailés, dans une sorte d'enchaînement passant par la lumière vacillante, se produit l'apparition, et l'identification de la mère ( ... im Dampfe der erlöschenden Nachtlampe verloren, in welchem ihm dagegen die Gestalt seine Mutter erschien ). La vision se construit, représentant un groupe bien connu à deux niveaux de lecture, - image familiale de la maternité, et d'autre part, illustration plastique de la Nuit et du Sommeil - , à partir de l'image de la mère. Les formes circulent dans un espace traversé de lumière, tout entier rempli par la vision et qui n'a plus rien à voir avec l'espace ordinaire. L'image de sa mère flotte, monte et descend dans la chambre jusqu'à minuit: in dem Zimmer bis zur Mitternacht (...) auf- und niederschwebte . La référence au rêve, als wenn sie ihm die unruhigen Traüme vertreiben wollte suggère que la vision peut être un rêve, mais sans préciser l'énonciation. Qui rêve?

      Dans le troisième et dernier temps, l'observateur 161  , qui jusque là était exclu de la scène et établi dans le rôle de spectateur extérieur, devient celui pour qui le spectacle est donné : la figure centrale de la vision, la Mère, sort des limites de son cadre, - la chambre d'Esther -, et vient présenter, dans l'espace réservé du maître du Majorat, sous ses yeux mêmes, la figure de l'enfant, en qui il peut reconnaître Esther. La Mère apporte l'enfant über den schwindelnden Strassenabgrund , par dessus le goufre vertigineux de la rue. Le fait que la figure de la vision se délocalise provoque une cassure, et met fin à la vision, avec une focalisation sur celui qui regarde. Comme si la communication (La Mère apporte l'enfant) était inconciliable avec la vision. Il n'y a pas de place pour la parole. Le temps de l'apparition-reconnaissance est aussi celui de la disparition. Dès qu'il se manifeste par la parole, celui qui ne pouvait être que spectateur, met fin au spectacle: (...) sie aber mit einem Schrei des Staunens unwiderruflich zerstreute . Après l'évidence de la reconnaissance, - verklärte Züge, Lichtgestalt, deutlich , - son cri fait disparaître l'objet du spectacle. Alors que le Nom d'Esther était apparu en quelque sorte en surimpression, après toute une succession de formes qui se fondaient les unes dans les autres (denn , dann , qui rythment le texte), la vision est aussitôt détruite par le cri. C'est un arrêt brutal qui précipite dans la négation. Avec un caractère irrévocable : unwiderruflig zerstreute . L'observateur est sans pouvoir, chassé du Paradis entrevu, plongé dans la nuit. Kein Wünsch führte ihm diesen seligen Anblick zurück. Er sah Esther in ihrem Bett nicht mehr liegen ; ihr Zimmer war dunkel; nichts regte sich in der Gasse  162  ( SR III, p. 43)

      A la vision bienheureuse irrévocablement effacée, succède l'obscurité, un bestiaire maléfique (les rats), la prière de la vieille Vasthi en haut bonnet fourré, elle aussi dans l'encadrement de la fenêtre.


4 - La mort annoncée et l'Ange de la mort

      Le beuglement d'un taureau transfère le Maître du Majorat sur une autre scène, ou plutôt lui fait localiser un autre espace où se déroule une scène étrange.

Diesem Gebrüll ging der Majoratsherr im Hause nach, und erblickte durch ein Hinterfenster beim Schein des aufgehenden Mondes, auf grüner mit Leichensteinen besetzen ummauerten Fläche, einen Stier von ungeheurer Grösse und Dicke, der an einem Grabsteine wühlte, während zwei Ziegenböcke mit seltsamen Kreuzsprüngen durch die Luft sich über sein Wesen zu verwundern schienen. 163  (SR III, p. 43)

      Le Maître du Majorat se trouve en présence d'un tableau digne de Chagall, découpé comme dans un cadre, avec une double clôture, le cadre de la fenêtre, et la clôture des murs, le monde des morts est bien séparé du monde des vivants. La scène ( remue-ménage des bêtes) est moins importante que le lieu, qui fait irruption dans le récit, et forme une sorte de diptyque avec la vision céleste précédente. L'explication donnée par la gouvernante, explication rationnelle, introduit un élément étrange qui englobe le Maître du Majorat, et Esther dans le monde des morts :

Die Frau trat ans Fenster und sagte : "Ich sehe nichts, als die Majoratsherren der Juden, das sind die erstgebornen Tiere, welche sie nach dem Befehle ihres Gesetzes dem Herrn weihen, die werden hier köstlich gefüttert, sie brauchen nichts zu tun; wenn sie aber ein Christ erschlägt, so tut er denn Juden einen rechten Gefallen, weil er ihnen die Ausgabe spart."- "Die unglücklichen Majoratsherren", seufzte er in sich,"und warum haben sie Nachts keine Ruhe?"- "Die Juden sagen, dass einer aus der Sippschaft stirbt, wo sie Nachts so wühlen am Grabe", antwortete die Frau ; "hier wo dieser wühlt, ist der Vater der Esther, der grosse Rosstaüscher, begraben." 164  (SR III, p. 43)

      Nous sommes mis en présence d'une mystérieuse correspondance et unité qui cimente bêtes et hommes. La désignation Majoratsherr est donnée par les Juifs aux premiers nés des animaux. Les hirondelles prennent en charge le désir du maître du Majorat, en établissant leur nid. devant la fenêtre d'Esther. 165  Es war ihm zu Mute, als ob er sich selbst da anbaue, als hänge sein Glück da von ab, dass sie fertig würden. 166  (SR p. 44)

      "O Gott nein". Ce refus qui suit le begraben met en évidence les simulacres de la mort, réunissant le Maître du Majorat figuré ici par son double animal, les pierres tombales, la terre remuée, la nuit, autour du nom même d'Esther. Tout est fait pour paraître vrai, observable par d'autres, mais les paroles de dénégation du Maître suggèrent l'existence d'un autre sens à déchiffrer. Le cousin, par son application à aider le jeune homme dans son projet, - pouvoir jouir de la vue et de la présence d'Esther, sans être vu, - lui permet, en faisant une partie du chemin avec lui, d'avancer dans son parcours. Le rêve où apparaît Esther n'est pas montré, mais raconté, quand il est intégré et accepté par le sujet : du non explicite au oui non dit, mais passé dans le discours.

Meine guten schützenden Engel sind vertrieben, dachte der Majoratsherr.Ich soll sie sehen, meinen Todesengel, soll den ganzen Traum durchleben, der mich plagte; denn eins ist schon erfüllt, was ich im Schlafe sah. - "Warum so traurig, Vetter?" fragte der Leutnant. - "Ich habe unruhig geschlafen", antwortete der Majoratsherr, "und mir traümte von der Esther, dass sie mein Todesengel. Närrisches Zeug! Ihr Kleid hatte unzählige Augen, und sie reichte mir einen Schmerzensbecher, einen Todesbecher, und ich trank ihn aus bis zum letzten Tropfen!"  167  (SR III, p. 45)

      Ich soll, ich soll , le maître du Majorat confirme son programme, où il inclut la mort. Il n'appartient plus au monde des vivants, au monde "réel", mais se déplace dans un univers singulier et effrayant, modelé par sa vision,  168  qui le fait frissonner. Ihm war's, als wären die hohen hölzernen Häuser nur aus Pappdeckeln zusammen gebaut, und die Menschen hingen wie ein Spielzeug der Kinder an Fäden, und regten sich, wie es das Umdrehen der grossen Sonnenwalze ihnen geboten. 169  (SR III, p. 46)

      Tout, autour de lui, devient décor, on se perd dans une réalité déformée, extravagante, où toutes choses, tous les êtres sont brouillés. Au lieu d'Esther, il trouve une vieille juive, ein grimmig Judenweib, mit einer Nase wie ein Adler, mit Augen wie Karfunkel, einer Haut wie geraücherte Gänsebrust, einem Bauche wie ein Bürgermeister .  170  (SR III, p. 46) Quand il sort de la boutique, elle le poursuit , un corbeau sur la tête. Corbeau, ou châle noir aux longues pointes? De la bouche de la vieille juive, sort un affreux croassement de corbeau, ein fürchterliches Rabengekrächze aus dem Munde . En fait, il s'agit de mots injurieux à demi hébraïques et d'un dialecte grimaçant. La voix antécède et séparée du corps repousse, ou permet la reconnaissance : c'est la voix d'Esther que le Maître du Majorat reconnaît comme familière avant de reconnaître Esther. C'est encore sa voix qui met en espace l'Ange de la Mort. Esther est marquée par une pâleur douloureuse, et quelque chose d'effacé dans son visage annonce sa vocation nocturne et funèbre. Auch ihre Augen schienen dem Lichte zu schwach . 171  (SR III, p. 47) La jeune fille, qui le frappe plus nettement encore que quand il l'a vue par la fenêtre par sa ressemblance avec sa mère, prononce des paroles qui sont ce que le jeune homme a vu en songe. Wer weiss, wer zuerst den bittern Tropfen des Todesengels kosten muss!  172  (SR III, p. 47) La voix non seulement déploie les ailes de l'Ange, elle fait entendre leur bruissement. Der Majoratsherr meinte einen Todesengel nicht nur fliegen zu sehen, sondern auch sein Flügelsausen zu hören : "Wie schrecklich seine Flügel sausen!"" 173  (SR III p; 47)

      Le cousin a appris l'hébreu, pour le commerce. L'hébreu, pour le maître du Majorat, est la langue mythique, la langue sacrée, qui lui permet de s'échapper dans les vieux livres, "langue inouïe d'une multiforme bibliothèque" 174  Les livres et les légendes que le cousin a collectionnés et enfermés dans une armoire (comme il a collé et découpé les armoiries) s'ouvrent vivants pour le maître du majorat. La découverte de la langue hébraïque lui permet de rêver une autre culture, une autre religion.

So sah der Majoratsherr beim Lesender der alten Bücher in seinem Zimmer alle Patriarchen und Propheten, alle Rabbiner, und ihre wunderlichen Geschichten aus den Sagenbüchern hervorgehen, dass die Stube zu eng schien für die ungeheure Zahl. Aber der Todesengel schlug sie endlich alle mit seinen Flügeln hinweg, und er konnte sich nicht satt lesen an seiner Geschichte.  175  (SR III, p. 48)

      Le maître du Majorat a un rapport particulier avec la langue et les livres, il voit et entend ce qui est tapi dans la langue, dans une communication directe. C'est une réactivation de la langue et de la Parole, sans passer par la médiation de la lecture, qui lui permet de retrouver la Vision enfouie sous la Parole. De l'âme, à l'âme. Le Verbe se fait chair.

      Le texte hébraïque donne au maître du Majorat l'explication de ce qu'il a vu chez Esther, et dans Esther. La connaissance de l'Ange de la mort au travers de sa lecture éclaire symboliquement les événements récents de sa vie et leur donne un sens. Il comprend, en disposant du modèle retrouvé dans les livres sacrés, qu'Esther est une figure de la Mort, elle est sa propre mort.

Lilis war die Mitgeschaffene Adams im Paradiese; aber er war zu scheu und sie zu keusch, und so gestanden sie einander nie ihr Gefuhl, und da erschuf ihm der Herr im Drange seines Lebens ein Weib aus seiner Rippe, wie er es sich im Schlafe traümte. Aus Gram über diese Mitgenossin ihrer Liebe, floh Lilis den Adam, und übernahm nach dem Sündenfalle des ersten Menschen das Geschäft eines Todesengels, bedroht die Kinder Edens schon in der Geburt mit Tod, und umlauert sie bis zu dem letzten Augenblicke, wo sie den bittern Tropfen von ihrem Schwert ihnen in den Mund fallen lassen kann. Tod bringt der Tropfen, und Tod bringt das Wasser, in welchem der Todesengel sein Schwert abwäscht  176  (SR III, p. 48)

      Il reconnaît dans Lilith l'image de la femme aimée, l'image d'origine, la forme primitive. Lilith "double" Eve. Eve, née du désir d'Adam, représente son désir de vie. Lilith se charge du rôle d'ange de la mort. Si on reprend, à partir d'un modèle unique les différentes figures intervenues jusqu'ici dans la narration, on retrouve, sous un obscur sentiment de ressemblance, donné dès que le Maître du Majorat demande la chambre d'en face à son cousin, le trait commun de la mort : la mère est morte, la vision présente la petite figure d'Esther comme les croyances primitives présentaient l'âme, Esther dans le magasin est décrite comme une fille de la nuit, d'une pâleur douloureuse. Confondue avec Eve et Lilith, elle assure pour lui le rôle actantiel d'ange de la Mort. "Jeder Mensch , dit le Maître du Majorat, fängt die Welt an, und jeder endet sie. Auch ich liebte scheu und fromm, eine keusche Lilis, sie war meine Mutter; in ihrer ungeteilten Liebe ruhte das Glück meiner Jugend. Esther ist meine Eva, sie entzieht mich ihr, und gibt mich dem Tode hin !" 177  (SR III, p. 49) L'amour d'Esther (qui est aussi l'amour de la mère) , objet tant désiré, comprend les deux termes contradictoires de vie et de mort.

      Le maître du Majorat oscille entre les deux aspirations, et veut éliminer la mort. Il change d'espace, comme si la maison du cousin -avec la chambre-était le lieu de la mort- et quitte la maison, mais la rue, espace ouvert, ne lui offre aucun refuge, et devient, à la tombée du jour un espace de mort.

Er hielt es nicht aus bei dem Anblick des Todesengels, den er immer hinter sich lauernd zu schauen glaubte; er eilte auf die Strasse im Mantel verhüllt, um sich an dem Nachhall des Tages zu zerstreuen. Endlich setzte er sich ermüdet hinter das Fussgestell einer Bildsaüle, die in der Nische eines hohen Hauses stand, und sah den heiligen Laüfern zu, die mit Fackelglanz einem rollenden Wagen vorleuchteten; die Lilis zog hinter ihm her. Jubelnde Gesellen zogen lärmend aus der Trinkstube nach Hause, und klapperten noch mit den Nägeln gegen die Saiten, die sie so lange hatten schwingen lassen; aber auch ihnen zog der Todesengel nach, und - blies sie an aus einem Nachtwächterhorn. Und es wurden der Todesengel so viele vor seinen Augen, dass sie zu einander traten, und paarweis wie Liebende nebeneinander gingen in traulichen Gesprächen. 178  (SR III, p. 49)

      La reversibilité est assez étonnante : comme Esther est devenue l'Ange de la mort, les Anges de la mort qui vont deux par deux, tels des amants, peuvent lui enseigner comment parler d'amour à Esther. Contamination d'amour et de mort. L'espace ouvert qu'il choisit -la rue au lieu de la chambre- l'espace vide se fait piège, traquenard, avec multiplication de la figure qu'il veut fuir (des anges de la mort en si grand nombre devant ses yeux ), et le ramène à la chambre 179  .


5 - La cérémonie du thé et la comédie des Riens

      Le maître du Majorat se réinstalle à son observatoire. Il va regarder une seconde fois Esther dans sa chambre, et répéter ce qu'il a fait la nuit précédente. Ce qui était précédemment découverte est cette fois répétition, construction ritualisée avec son ouverture quasi théâtrale : une détonation qui est bien faite pour le spectateur, puisqu'il semble le seul à l'entendre. Ce qui caractérise la scène, c'est son caractère second. Si l'espace est inchangé, on a enlevé les housses des fauteuils et tout est prêt pour une réception, comme si ce qui était la veille, l'espace fermé de la chambre, devenait un espace ouvert à des hôtes étrangers. Caractère second aussi des acteurs : Esther joue tous les rôles, et l'apparition du miroir tendu par la camériste fantôme signe le caractère illusoire de la cérémonie. La mort est bien au rendez-vous, avec la pâleur d'Esther qui gémit :"Gott, wie bin ich bleich! Hat es denn nicht Zeit mit dem Erbleichen, bis ich tot bin? Du sagst, ich soll mich schminken. Nein, dann gefalle ich dem Majoratsherrn nicht, denn er ist auch blass, wie ich, gut wie ich, unglücklich wie ich."  180  (SR III, p. 50)

      Les langues en usage en Europe, anglais, français, polonais, italien, sont les langues des hôtes d'Esther. Cet appel à d'autres langues que l'allemand fond dans un discours collectif le rêveur et le rêvé; la condamnation du kantien (sur qui Esther renverse maladroitement une tasse de thé) est du même coup la condamnation d'un langage de référence, ce qui rejoint le choix d'une langue mythique comme l'hébreu. Le maître du Majorat qui est l'observateur frappe de dénégation le thé chez Esther. A l'intérieur même de la fiction, une partie est présentée comme un leurre. Les invités d'Esther sont des fantômes -Luftbilder -, des Riens - das erste Nichts -, et la réception, une comédie que se donne Esther , et qu'elle donne au Maître du Majorat, dans une lumière lunaire. Et le Maître du Majorat, quelle figure est-il, puisqu'Esther le cite comme une référence dans sa conversation avec les ombres?

      Dans le récit de la soirée précédente, les deux espaces, l'espace de l'observation et l'espace de la vision, se trouvaient articulés à la fin de la vision; les figures de la vision pénétraient dans l'espace d'observation (pour une sorte de contrôle et d'identification). La seconde fois, une autre opération est effectuée: Le spectateur se voit lui-même comme un acteur avec qui les personnages de la vision peuvent converser. Le dédoublement est une source de souffrance. Bei diesen Worten durchgriff eine kalte Hand den Majoratsherrn. Er fürchtete, sich selbst eintreten zu sehen; es war ihm, als ob er wie ein Handschuh im Herabziehen von sich selbst umgekehrt würde. 181  (SR III, p. 50-51)

      Quel rôle peut jouer le Maître du Majorat "déterritorialisé", retourné comme un gant, de l'autre côté de la rue, dans un espace qui fonctionne un peu comme fonctionnera pour Alice l'espace de l'autre côté du miroir? La table à thé réunit autour d'Esther, des fantômes, à qui Esther donne la parole, dans toutes les langues. La description du salon le présente avec toute la palette des blancs, en harmonie avec la pâleur funèbre d'Esther, et la pâleur de l'Absent, le Maître du Majorat : blanc du satin des fauteuils, argent du samovar et sans doute, l'eau du miroir, piège à merveilles, sous une clarté lunaire.

      L'énonciation (ou la focalisation) change. Jusque là, tout était vu - et entendu par l'observateur. Quand il surprenait une conversation entre le rabbin et Vasthi, quand il cesse de l'entendre, le lecteur aussi cesse de savoir. Il semble, à partir de ce que nous avons appelé la déterritorialisation du Maître du Majorat, que le regard change, et l'objet du regard. Dans le salon d'Esther, une chaise vide. Zu seiner Beruhigung sah er gar nichts auf dem Stuhle, den Esther ihm hinrückte, aber den andern Mitgliedern der eleganten Gesellschaft musste sein Ansehen etwas Unheimliches haben, und während Esther zu ihm flüsterte, empfahlen sich diese, einer nach dem andern. 182  (SR III, p. 51) Il ne voit rien sur la chaise, mais il perçoit le sentiment d'inquiétude que ressentent les commensaux fantômes nés de la fiction d'Esther, le fameux Unheimliches dont parle Freud.

      Les fantômes n'ont pas besoin de voir pour percevoir l'étrange. André Breton, dans la longue introduction qu'il consacre aux Contes bizarres  183  , oppose aux diables de pacotille d'Hoffmann et à sa grossière contrefaçon d'un prétendu golem, ces objets parfaits d'illusion que sont les figures spectrales d'Arnim. Il souligne le double mouvement de l'écriture, privant graduellement de vie, dans un mouvement de sablier, des créatures dans lesquelles nous avions lieu de croire que le sang circulait et, dans le même temps, attribuant une logique bien réelle et une existence véritable aux Objets du regard et aux créations subconscientes du sommeil et du rêve.

C'est très vainement, à mon sens, que le lecteur persisterait à se demander si, aux yeux d'Arnim, tel ou tel de ses personnages est vraiment vivant ou mort, quand bien même cette incertitude serait pour procurer à certains esprits peu exigeants une terreur panique plus ou moins agréable. J'estime que le premier moment d'émotion passé, mieux vaut, à beaucoup près, prendre ces personnages pour ce qu'ils sont et le plus froidement du monde observer pour cela que dans leurs différences, ils ne font que reproduire, par exemple, certaines propriétés des images optiques qui oscillent entre la virtualité et la réalité.

      C'est l'identité qui est en question. Qui suis-je pour l'autre? Le lecteur peut entendre le Que voi? de Lacan. Les paroles adressées par Esther à la chaise vide, après le départ des "Autres", précisent le scénario :

"Sie haben mir in aller Kürze gesagt, ich sei nicht, was ich zu sein - scheine, und ich entgegne darauf, dass auch Sie nicht sind was Sie scheinen." 184  (SR III, p. 51)

      Dans le texte Sie et ich (ou mir ) sont engagés dans un jeu réciproque qui met en cause le Sujet. C'est par le discours, ce discours qui, en fait, est un monologue - Esther joue son propre rôle et le rôle du Maître du Majorat -, que peut se constituer ce qu'on est. Au delà du simulacre du "ventriloquisme" littéraire, la scène affirme le rôle exercé par l'Autre, - cet Autre joué tour à tour par Esther et par le Maître du Majorat -, dans la constitution du Moi. L'effroi du Maître du Majorat qui a l'impression d'être sorti de soi et retourné comme un gant, est interprété par Jean-Claude Schneider comme une duplicité de l'être , signe chez Arnim de malédiction et de destin tragique.

      Le modèle psychanalytique propose une lecture moins romantique du texte. Le dédoublement en miroir des deux figures renvoie au clivage du moi qui cherche à voir clair en lui-même. La même Esther, avec la voix du Maître du Majorat répond à Esther : "Ich will mich erklären. Sie (... ) "(Je m'explique. Vous ) , et conclut toujours à sa propre adresse, et sous le regard du Maître de Majorat muet - seul, son double Esther parle en son nom ) :"Erklären Sie sich mir auch deutlicher" ( Expliquez-moi aussi, que je sache plus clairement . ). Si on s'en tient à la lettre, le clairement , intervenant en pleine confusion, marque seulement une opération visant à trouver une nouvelle structure qui éclaire les différentes valeurs mises en jeu par le sujet. L'échange de rôles - "Es sei. Ich bin Sie und Sie sind ich " ( Soit. Je suis vous, et vous êtes moi ) ne gagnerait pas à être clarifié; les deux êtres traduisent la complexité d'un moi unique avec sa diversité, qui peut osciller entre les deux figures. La réduction serait une perte. Un étroit espace sépare le Maître du Majorat d'Esther. Il ne le franchit pas. Chacun vit dans son espace. Tous deux pourtant ont la même visée.

      Ce qui est en jeu dans le récit, c'est l'héritage du Majorat, la pluralité du titre - Die Majoratsherren - recouvre les ramifications d'une famille qui souhaiterait ne pas laisser perdre son patrimoine. On peut suivre comme un fil rouge cet héritage représenté (posé dès les premières lignes sous les yeux du lecteur et sur lequel s'achève le texte) par un bâtiment, das Majoratshaus . La filiation, légitime ou bâtarde, établit des droits ou des non-droits sur l'héritage. L'unique héritier a en face de lui, le cousin. La part d'héritage qui semble être la valeur suprême circule entre les trois héritiers. Esther est la troisième héritière, celle qui a été écartée, et devrait rester dans l'ombre. Avec l'héritage se trouve posé le problème de la légitimité. Qui est l'enfant légitime? Plus on avance, plus on recule. La vraie mère se double d'une autre mère. La femme, mère et amante, la seule qui sache qui est son fils, la seule qui puisse légitimer, donne la vie et apporte la mort.

      Le Père est l'instance disparue, liée à l'Argent et au péché, ce lourd péché de la richesse et de la dissipation. Légitimité face à l'héritage, légitimité face à la religion. Esther, la fille légitime, dépouillée de la fortune qui lui était dûe, née chrétienne se retrouve jeune fille juive. Là encore, qu'est devenue la véritable Valeur? Quelle possibilité de réparation, comment compenser la Perte? Elle est figurée par Esther. Le manque. ( Faut-il voir la castration freudienne?) Esther peut aussi être la pulsion de mort. Derrière Esther, écartée de l'héritage, se profile en filigrane, nous l'avons vu, Lilith, celle qui a été elle aussi écartée, tandis qu'Adam lui préférait Eve.

      Les personnages à l'exception d'Esther et de la vieille Vasthi sont nommés par leur fonction, dont le caractère héréditaire brouille l'identification. Le Maître du Majorat peut se confondre avec son père, le vieux Maître du Majorat, et le cousin finira à son tour sous la désignation vieux Maître du Majorat. Les cousins peuvent échanger leur titre de parenté. Le lieutenant est tour à tour le cousin, le lieutenant ou le Maître du Majorat, chaque désignation apparaissant comme une sorte de masque pris selon les circonstances. Les reprises pronominales réduites à Er entretiennent une ombre vacillante sur l'identité. On ne sait pas très bien qui prend la place de fiancé d'Esther, les repères sont effacés, seule est affirmée la présence de la mort.

Er sah Esther, die bleich und erstarrt, wie eine Tote auf ihrem Sopha lag, während der Verlobte, ein jammervoller Mensch, ihr seine unglücklichen Begebenheiten erzählte.(...) Er beschwor alle Bedingungen, die sie ihm machen wolle, wenn sie ihn aus dem Elend reissen, und vor dem Zorn der grausamen Vasthi bewahren wolle. "Sie ist der Würgengel, der Todesengel", sagte er, ich weiss es gewiss; sie wird Abends gerufen, dass die toten Leute nicht über Nacht im Hause bleiben müssen, und saugt ihnen den Atem aus, dass sie sich nicht lange quälen, und den Ihren zur Last fallen. Ich hab's gesehen, als sie von meiner Mutter fortschlich, und als ich ans Bette kam, war sie tot. (...) Es ist eine Sache der Milde, aber ich scheue mich davor." 185  (SR III, p. 55-56)

      La mort circule d'un bout à l'autre du récit, une partie des personnages évoqués sont déja morts, et leur mort racontée constitue une révélation qui explique ou modifie de façon décisive, le lien avec la mort. Chacun a une figure quasiment emblématique de la mort : Esther est l'ange de la mort pour le maître du majorat; pour le fiancé d'Esther, elle a les traits de la vieille Vasthi. D'une représentation à l'autre, sous des identités différentes, les objets sont les mêmes. Vasthi figure une version retouchée par le grotesque d'un modèle familier. 186  La troisième apparition/ vision d'Esther vue de la fenêtre de la chambre du maître du Majorat marque un changement de posture, et de registre qui fait basculer la vision et respirer le vertige , pour reprendre l'expression de Baudelaire. Répétition, travestissement, laps d'espace.

      Pour la troisième fois, le maître du majorat, comme les jours précédents, regarde Esther. La mise en scène est immuable : Il entendit comme tous les soirs une détonation . Et la belle Esther met en place ostensiblement son espace. Figuration du miroir - (...) so stand Esther mit Mühe auf, erschrak, als sie sich im Spiegel erblickte  187  -- , mais le Maître du majorat hésite à franchir l'espace qui le sépare de la Vision, et reste spectateur. Il voit affichés les signes du théâtre : masque, manteau de déguisement, qui annoncent la scène qui va suivre : Es ging wie am vorigen Tage, nur viel wilder. Groteske Verkleidungen, Teufel, Schornsteinfeger, Ritter, grosse Hähne schnarrten und schrieen in allen Sprachen, er sah die Gestalten, so wie ihre Stimme sie belebte . 188  ( SR III, p. 56) Le fandango endiablé que danse Esther comble de délices le maître du Majorat. Sie warf die Maske und auch das Ballkleid von sich, ergriff die Kastanietten und tanzte mit einer Zierlichkeit den zierlichsten Tanz, dass dem Majoratsherrn alle andere Gedanken in Wonne des Anschauens untergingen. 189  ( SR III, p. 57). La crainte survient à nouveau, à l'entrée d'un petit homme au déguisement élimé.

Diese armselige Maske trug einen kleinen Tisch und Stuhl auf dem Rücken, empfahl seine Kunststücke, liess einen Teller umhergehen, um für sich einzusammeln, und eröffnete den Schauplatz mit sehr geschickten Kartenkünsten; dann brachte er Becher, Ringe, Beutel, Leuchter und ähnliche Schnurpfeifereien vor, mit denen er das grösste Entzücken in der ganzen Gesellschaft erregte. Zuletzt sprang er in einem leichten weissen Anzuge, doch wieder maskiert, wie eine Seele aus dem schmutzigen Maskenmantel heraus, und versicherte, mit seinem Körper seltsame Kunststücke machen zu wollen, legte sich auf dem Bauch und drehte sich wie ein angestochener Käfer umher. 190 

      Le pauvre fiancé d'Esther semble être un double non identifié du Maître du Majorat : sa dépouille souffrante le réduit à un rôle de bateleur, avec la blancheur du fantôme, proche d'un devenir insecte et rejeté par Esther. C'est ce qui met fin à la troisième Vision.

      La figure du fiancé qui bondit, tel une âme hors du crasseux manteau de déguisement, pour finir sur le ventre, comme un hanneton épinglé, retrace la destinée de l'âme, et préfigure le mouvement du maître du majorat. Jusque là, il est resté prisonnier de son espace. Il n'a été acteur que par procuration dans l'espace d'Esther. Représenté par une chaise vide. Tout se passe comme si la réunion d'Esther et du maître du majorat était impossible à représenter. A l'instant où les formes évoquées par Esther disparaissent, le maître du majorat s'élance.

Im Augenblicke waren dem Majoratsherrn alle Gestalten verschwunden; er sah die Geliebte, die unterdrückte, im schrecklichsten Leiden verlassen; er beschloss, zu ihr zu eilen. Er sprang die Treppe hinunter, aber er fehlte die Tür, und trat in ein Zimmer , das er nie betreten. Und ihm und seiner Laterne entgegen drängten sich ungeheure gefiederte Gestalten, denen rote Nasen, wie Nachtmützen über die Schnäbel hingen. Er flieht zurück und steigt zum Dache empor, indem er sein Zimmer sucht. Er blickt umher in dem Raume, und still umsitzen ihn heilige Gestalten, fromme Symbole, weisse Tauben. 191  (SR III, p. 57)

      Il y a donc simultanément le désir de s'élancer vers Esther, la volonté d'agir pour elle, contrariés par un désir de paix et d'un monde céleste. Le désir de paix prend forme à partir des colombes du pigeonnier. Le cousin réécrit ce qui s'est passé en imposant une construction qui réduit les rêves et les visions à une logique subordonnée au "réel". Il est de façon ridicule attaché à la terre et aux préoccupations bourgeoises ( le bonnet de nuit). Le récit que fait le cousin explique de façon raisonnable les actions passées chez Esther, jusqu'au coup de pistolet qu'elle croit entendre chaque soir. C'est le suicide du jeune dragon. Mêmes acteurs, mêmes signes, mêmes accessoires, pour un scénario différent. Le monde "réel" du cousin ne saurait pourtant apparaître comme le monde de référence. Il est frappé de nullité, si on considère ce qu'a perçu le maître du majorat. Il s'agit de mondes possibles, pour reprendre le terme d'Umberto Eco, promenade dans des mondes virtuels. Le lecteur a un choix à faire, comme s'il était à la croisée des chemins.

      Une question est posée. Par procuration, le maître du majorat la pose en notre nom, au cousin : Nach einer Pause fragte er : "Ist denn diese Vasthi wirklich der Würgeengel? Die Leute sagen, dass sie den Sterbenden den Todesdruck gebe." ( SR III, p. 59) Après un silence, il demanda :"Cette Vasthi est-elle donc vraiment l'ange exterminateur? Les gens disent qu'elle donne la dernière chiquenaude aux mourants." Le cousin ne répond pas. Au lecteur de faire des prévisions sur ce qu'est Vasthi.

      On pourrait considérer la question sur L'ange exterminateur comme la question clef de l'ensemble du récit d'Arnim. Le maître du majorat voit successivement l'ange exterminateur sous les traits d'Esther ( rêve raconté à posteriori, puis vision ), sous les traits de Vasthi, et même sous les traits du cousin .

Der Majoratsherr fühlte sich in den Willen des Vetters ebenso hingegeben, wie Esther in den Willen der Vasthi; er kam ihm auch vor wie ein Würgeengel, und er konnte sich denken, dass er ihm eben so gleichgültig, wie dem jungen Dragoner die Pistole reichen würde, wenn er das Geheimnis des Majorats erführe. Der Majoratsherr liebte aber sein Leben, wie alle Kranke und Leidende (...) 192  (SR III, p. 60)

      La mort n'a pas la même valeur pour la société (Vasthi, le cousin ), et pour Esther. Le cousin voit dans la mort des désagréments qui lui sont extérieurs, et souhaite que le monde des morts et le monde des vivants soient bien séparés. Pas de morts vivants. Au médecin de s'en assurer. Il faut que le Maître du Majorat et Esther prennent à leur charge la Mort et la transforment. La mort devient alors le salut et la vie. Le Maître du Majorat s'endort en se répétant un poème jusqu'au désespoir. Le cousin représente un message opposé, un faux bonheur, une poésie de bouts rimés qui n'est qu'un leurre, comme le bonheur qu'il pourrait trouver à la cour. Le poème du maître du majorat, à la façon d'une ballade populaire, chante l'amour et la mort :

Es war eine alte Jüdin,
Ein grimmig gelbes Weib
Sie hatt' eine schöne Tochter;
Ihr Haar war schön geflochten,
Mit Perlen, so viel sie mochte,
Zu ihrem Hochzeitkleid.

"Ach liebste, liebste Mutter,
Wie tut mir's Herz so weh; -
In meinem geblümten Kleide
Ach lass mich eine Weile
Spazieren auf grüner Heide,
Bis an die blaue See.

Gut Nacht! Gut Nacht, Herz Mutter,
Du siehst mich nimmermehr;
Zum Meere will ich laufen 193 
Und sollt ich auch ersaufen;
Es muss mich heute taufen;
Es stürmet gar zu sehr!"
( SR III, p. 60-61)

      Le maître du majorat dort toute la journée, il est réveillé par le coup de pistolet qui se fait entendre à l'heure habituelle. C'est la quatrième nuit. Jusque là, il a toujours regardé, depuis la chambre obscure, dans la chambre d'Esther. Il regarde par la fenêtre de derrière le cimetière juif. L'espace ouvert, à la fin de la première nuit, donné comme lieu de la sépulture du père d'Esther, avec les terribles animaux constitués en signe de mort, est agrandi d'une place couverte d'herbe. C'est le lieu de la noce juive : la noce d'Esther et de son fiancé. Détournement de l'espace, mais c'est toujours à l'intérieur du ghetto, et le regard, - car il est immobilisé à son coin de fenêtre (blieb erstarrt in seiner Fensterecke liegen ) - saisit l'étrangeté dysphorique du spectacle. Saleté, laideur, artifice, avec la note funèbre de l'étoffe noire que porte autour de la tête le fiancé.

Lange Häuserschatten und zwischendurch strahlende Abendlichter streiften über den grünen Platz neben dem Begräbnisort, der mit einem schrecklichen Gewirre schmutziger Kinder eingehegt war. Die Art der Musik, welche jetzt anhob, erinnerte an das Morgenland; auch der reich gestickte Baldachin, der von vier Knaben vorausgetragen wurde. Eben so fremdartig waren alle Zeichen der Lustigkeit unter den Zuschauern, welche Nachtigallen und Wachteln künstlich nachmachten, einander zwickten und Gesichter schnitten, und endlich, zum Teil mit künstlichen Sprüngen, den Bräutigam begrüssten, der wie ein Schornsteinfeger ein schwarzes Tuch um den Kopf trug und mit einer Zahl befreundeter Männer eintrat. 194  (SR III, p. 61)

      La narration fait succéder à la joie de la noce l'annonce de la mort d'Esther . On entend à ce moment là un terrible beuglement du taureau. Le lieu de sépulture qui s'était ouvert à la noce, est rendu à son sens premier de cimetière. Der wilde Stier brüllte schrecklich, oder wurde jetzt erst gehört.

      ( "Le taureau furieux poussa un terrible beuglement, ou bien on commença de l'entendre seulement à ce moment-là" ). Qui parle? L'absence d'un narrateur, l'effacement momentané de l'héritier du majorat ouvre le texte au lecteur dans une sorte d'aparté.

      Le cimetière s'est inversé en espace de fête pour les noces de la jeune fille, la noce s'inverse en mort. La présence d'une colombe figure l'envol de l'âme. On est parti du monde des choses, le pigeonnier et les bêtes "réelles", pour nouer une relation avec le monde de l'âme rendu visible. Ce que voit le maître du Majorat donne à voir ce qui échappe à la vue.


6 - Le passage. Anamorphose et métamorphose

      Seul le maître du majorat était resté figé, alors que tout le monde courait. Il ose enfin regarder vers les fenêtres d'Esther.

Sie lag auf ihrem Bette. Der Kopf hing herab, und die Haarflechten rollten aufgelöst zum Boden. Ein Topf mit blühenden Zweigen aller Art stand neben ihr, und ein Becher mit Wasser, aus dem sie wohl die letzte Kühlung im heissen Lebenskampfe mochte empfangen haben.
-"Wohin seid ihr nun entrückt", rief er nun zum Himmel, "ihr himmlischen Gestalten, die ahnend sie umgaben? Wo bist du schöner Todesengel, Abbild meiner Mutter! So ist der Glaube nur ein zweifelhaft Schauen zwischen Schlaf und Wachen, ein Morgennebel, den das schmerzliche Licht zerstreut! Wo ist die geflügelte Seele, der ich mich einst in reinere Umgebung zu nahen hoffte? Und wenn ich mir alles abstreite, wer legt Zeugnis ab für jene höhere Welt? Die Männer vor dem Hause reden von Begräbnis, und dann ist alles getan. Immer dunkler wird ihr Zimmer, die geliebten Züge verschwinden darin."  195  (SR III, p. 62)

      Julien Gracq est particulièrement sensible à la singularité du fantastique autour duquel toute la nouvelle est bâtie : celui de la "scène d'intérieur surprise d'une fenêtre en vue plongeante".

La barrière de la rue (...) confère pourtant aux scènes muettes qui se déroulent dans un appartement inconnu (scènes muettes auxquelles l'ouïe hallucinée de l'héritier du Majorat superpose dans la nouvelle une sorte de doublage vocal artificiel et mécanique) à la fois une privauté fascinante, sur le mode de l'exclusion, et une nuance d'étrangeté très rare, en ce sens qu'au lieu de s'écarter insidieusement du normal, elles semblent en le singeant chercher plutôt désespérément et vainement à le rejoindre.(...) C'est ce désarroi onirique en quête d'un ordre intelligible hors de sa portée (...) qui fait pour moi tout le pathétique glacial des Héritiers du Majorat ; j'y suis rendu sensible non à ce qu'on s'y éloigne peu à peu, comme dans le fantastique traditionnel, des chemins coordonnés du réel, mais plutôt au fait qu'à peine quittée par accident la grand'route de la vie normale, il apparaît brusquement impossible de la rejoindre." 196 

      On peut s'interroger sur la manifestation d'un sujet qui parle en son propre nom, comme s'il était enfin constitué. Mais la reprise de la narration, après la description à la façon d'un tableau d'Esther gisante sur son lit, laisse encore le maître du majorat de l'autre côté de la rampe, condamné à l'exclusion, incapable de rejoindre le lieu de l'action, si proche. Il peut prier avec la vieille Vasthi qui est entrée dans la chambre. Pour la dernière fois, la scène qui se déroule sans lui dans l'appartement d'en face, au lieu de donner le sentiment de la vie ou du réel, prend un aspect fantomatique et théâtral, avec un rappel du théâtre d'ombres. Und wie sie gebetet hatte, zogen sich alle Züge ihres Antlitzes in lauter Schatten zusammen, wie die ausgeschnittenen Kartengesichter, welche einem Lichte entgegengestellt, mit dem durchscheinenden Lichte ein menschliches Bild darstellen, das sie doch selbst nicht zu erkennen geben : sie erschien nicht wie ein menschliches Wesen, sondern wie ein Geier, der lange von Gottes Sonne gnädig beschienen, mit der gesammelten Glut auf eine Taube niederstösst. 197  (SR III, p. 63) Le caractère théâtral (théâtre d'ombres ) qui dépossède Vasthi de son caractère humain (menschliches Wesen ), rend possible la transfiguration : ce qui n'était plus reconnaissable devient, dans la lumière, un vautour fondant sur une colombe. 198  Nous sommes entrés dans un autre espace avec une déformation de ce que nous avions jusque là sous les yeux.

      La vision finale, annoncée dans la scène d'intérieur surprise de la fenêtre le premier soir, sert à libérer définitivement le sujet : d'exclu qu'il était jusque là, il trouve place sur et dans la scène installée de l'autre côté de la rue.

Und wie Esther das Ringen aufgab und ihre Arme über den Kopf ausstreckte, da erlosch das Licht, und aus der Tiefe des Zimmers erschienen mit mildem Grusse die Gestalten der ersten reinen Schöpfung, Adam und Eva, unter den verhängnisvollen Baume, und blickten tröstend zu der Sterbenden aus dem ewigen Frühlingshimmel des wiedergewonnenen Paradieses, während der Todesengel zu ihrem Haupte mit traurigem Antlitze in einem Kleide voll Augen mit glänzendem gesenkten Flammenschwerte lauerte, den letzten bittern Tropfen ihren Lippen einzuflössen. So sass der Engel wartend tiefsinnig, wie ein Erfinder am Schlusse seiner mühevollen Arbeit. Aber Esther sprach mit gebrochener Stimme zu Adam und Eva : "Euretwegen muss ich so viel leiden!" - Und jene erwiderten : "Wir taten nur eine Sünde, und hast du auch nur eine getan?" - Da seufzte Esther, und wie sich ihr Mund öffnete, fiel der bittre Tropfen von dem Schwerte des Todesengels in ihren Mund, und mit Unruhe lief ihr Geist durch alle Glieder getrieben, und nahm Abschied von dem schmerzlich geliebten Aufenthaltsorte. Der Todesengel wusch aber die Spitze seines Schwertes in dem offenen Wasserbecher vor dem Bette ab, und steckte es in die Scheide, und empfing dann die geflügelte, lauschende Seele von den Lippen der schönen Esther, ihr reines Ebenbild. Und die Seele stellte sich auf die Zehen in seine Hand und faltete die Hände zum Himmel, und so entschwanden beide, als ob das Haus ihrem Fluge kein Hindernis sei  199  (SR III, p. 63)

      La vision ultime n'a pas d'autre spectateur que le maître du majorat totalement effacé du texte, situé hors champ, pour emprunter un terme au cinéma. La métamorphose de Vasthi en vautour a suscité l'apparition consolante près d'Esther mourante d'Adam et Eve au Paradis terrestre recouvré. Deux pôles organisent le discours : celui du salut - perdu et retrouvé- et celui de la mort amère. Deux lieux, la terre et la montée au ciel, nouvelle assomption. Le passage se fait d'un pôle à l'autre, et l'âme - sur la pointe des pieds, dans la main de l'Ange -, est décrite avec des termes matériels, non pas par métaphore, mais par contamination. Le haut et le bas introduisent la verticalité d'un tableau, à la façon de la peinture baroque. Les objets correspondent à une réalité référentielle, le verre d'eau sollicité par la mourante, mais annoncent une valeur thématique et circulent d'un monde à l'autre; l'Ange lave la pointe de son épée dans la coupe /verre d'eau, appelée à devenir la coupe mortelle.

      Les formes apparaissent au maître du majorat. Après la disparition de l'Ange et d'Esther, le texte qui avait effacé toute présence explicite du maître du majorat, inscrit à nouveau son nom et précise que "l'idée vint au maître du majorat que tout ce qu'il avait vu pouvait bien avoir quelque chose de réel en ce monde aussi" (Erst jetzt fiel dem Majoratsherrn ein, dass etwas Wirkliches auch für diese Welt an allem dem sein könne, was er gesehen ) SR III, p. 64.. La vieille Vasthi, dans la chambre d'Esther, a une possibilité d'action, - elle s'empare de quelques bijoux -, mais elle est exclue du spectacle : "Elle ne semblait rien reconnaître ni voir de toute cette splendeur. Ses yeux étaient détournés."( Die alte Vasthi schien aber von all der Herrlichkeit nichts zu erkennen, und zu sehen; ihre Augen waren abgewandt ). Dans le dispositif spéculaire aménagé dans l'espace du spectacle, Vasthi décroche du mur un petit tableau représentant Adam et Eve (ein Bild von Adam und Eva ), mimant ainsi, sans le savoir, la disparition d'Adam et Eve. Qu'elle décroche l'image qui pourrait faire croire qu'elle est la source, du côté du réel, de la représentation que nous venons de voir, offre un monde double, celui des choses et de la perception sensible, et celui de la représentation imaginaire. Vasthi elle-même renvoie aux deux ordres : comme le cousin, elle représente tous les éléments matériels, et se rattache, sous le regard du maître de majorat, à l'ordre symbolique (le vautour). Ses gestes mélangent les gestes habituels de ceux qui s'occupent des morts (soins donnés au cadavre, préparation du cercueil), et toute une symbolique (l'élimination de l'image - Bild - d'Adam et Eve). La lumière initiale est celle de la lanterne sourde de Vasthi, elle est aussi celle qui ouvre, pénètre, enlève, transfigurée en oiseau de proie. Inversement l'Ange se matérialise pour accomplir son pénible travail, de l'autre côté de la vie.

      Après la mort d'Esther et son assomption avec l'Ange, se développe un troisième temps. Le sujet qui pouvait paraître avoir été totalement absorbé par la vision, surgit après l'envol de l'âme, signifié typographiquement - la virgule et le texte en italique - et discursivement - agent effacé du passif erkenntlich wird - :

Und die Seele stellte sich auf die Zehen in seine Hand und faltete die Hände zum Himmel, und so entschwanden beide, als ob das Haus ihrem Fluge kein Hindernis sei, und es erschien überall durch den Bau dieser Welt eine höhere welche den Sinnen nur in der Phantasie erkenntlich wird : in der Phantasie, die zwischen beiden Welten als Vermittlerin steht, und immer neu den toten Stoff der Umhüllung zu lebender Gestaltung vergeistigt, indem sie das Höhere verkörpert. 200  (SR III, p. 63-64)

      Jusqu'à ce point du récit, il y a toujours eu séparation entre le monde qu'on appelle "réel", et le monde de l'Imagination ( die Phantasie ), donné sous forme de "spectacle", la nuit, surpris de la fenêtre. Les tentatives quasi désespérées pour faire se rejoindre les deux mondes, pour le maître du Majorat comme pour Esther, ont échoué, la barrière de la rue symbolisant une barrière infranchissable. Séparation et confusion parfois, confusion du Moi et de cet Autre mimé dans son salon par Esther. La mort d'Esther libère le maître du Majorat de son impuissance. Alors seulement (Erst jetzt ), il perçoit le caractère "réel" de ce qu'il a perçu. Faut-il y voir la conviction qu'il y a un point privilégié de passage et de communication de l'intérieur, entre le Sujet et le fantasme?

Erst jetzt fiel dem Majoratsherrn ein, dass etwas Wirkliches auch für diese Welt an allem dem sein könne, was er gesehen, und mit dem Schrei :"Um Gottes Gnade willen, die Alte hat sie erwürgt", sprang er, seiner selbst unbewusst, auf das Fenster, und glücklich hinüber in das offene Fenster der Esther.  201  (SR III, p. 64)

      Ce qui avait été un échec précédemment est une réussite, il passe d'un territoire à l'autre, et heureusement - glücklich -, il tombe dans la fenêtre ouverte d'Esther. C'est le cri qui fait le passage. C'est encore le cri qui ouvre la maison d'Esther. Le parcours de la mort arrive à son terme. Tous les acteurs sont réunis dans la chambre mortuaire, qui est bien le lieu de la mort. Il ne reste plus au maître du Majorat qu'à l'accomplir. Esther lui a montré le chemin, et lui a ouvert la voie du ciel. Sortie du monde du faux semblant, où elle ne pouvait que "singer" la vie, elle est passée de l'autre côté. Tout ce qui s'est joué au niveau d'Esther avec la présence effective de l'Ange de la Mort et la vision consolante d'Adam et Eve, se répète pour le jeune homme qui prend la mort à son propre compte, et donne un sens à ses actes : l'eau de mort de la coupe funèbre est aussi l'eau de vie, la mort, une nouvelle naissance. Le thème de la naissance - le secret des origines, la véritable mère, le véritable père -, trouve son achèvement dans le ciel retrouvé.

      La mort du maître du majorat laisse intact, l'espace où il a toujours refusé de pénétrer. Les trois dernières pages de la nouvelle, comme les premières pages sont consacrées à la maison. Caractérisée par l'apparat, la magnificence, le lieu de dépenses somptuaires, elle est à la fois un cadre pour se montrer, le lieu de fêtes magnifiques, et le signe du titre. Posséder la maison, c'est devenir le maître du majorat. Mais la possession ne va pas sans la perte. Perte des volatiles, destruction de sa collection de blasons. Le lieu de matérialité qui a été défini par son caractère matériel (répétition de tout ce qui tourne autour des repas ), garde une réserve d'âme, l'âme de l'ami de la Dame, âme sortie d'un flacon où elle était enfermée. Le nouveau Maître n'ose pas résister, n'a pas le courage de parler, et il se trouve relégué dans une chambre du grenier, humilié, en dépit de ses charges honorifiques. Il a, sans l'avoir voulu, ce qu'a recherché l'ancien maître.

      La maison avec ses chambres d'apparat abrite une colonie de chiens et de chats, et se ferme à l'extérieur. Personne ne peut entrer à l'intérieur de la maison. Elle est livrée à des on-dit, et c'est le lecteur qui se trouve exclu, réduit aux racontars des curieux placés en position de guetteurs, le soir, au travers des fenêtres illuminées. Définitive clôture, une haute grille de fer. Am andern Tage wurde das Haus mit einem hohen eisernen Gitter umgeben, so dass niemand mehr diesen Heimlichkeiten zusehen konnte . SR III, p. 67 ( "Et le jour suivant, la maison fut entourée d'une haute grille de fer, si bien que personne ne pouvait plus regarder ces menées mystérieuses.") H. T. p. 803

      C'est sur la grille que se referme l'histoire des héritiers du Majorat. La maison protégée de tout changement, préservée par la ville elle-même manifestait avec ostentation le dernier éclat d'un monde appelé à disparaître. Achim von Arnim, dans le préambule de la nouvelle, fait de la Révolution française une date repère. Après des siècles de tradition immobile, survient la cassure de la révolution, aggravée par les guerres napoléoniennes. C'est un bouleversement des valeurs établies. Il n'y a plus de place pour ceux qu'Arnim appelle les aventuriers du mystère, ces malades prophétiques capables de s'approcher d'un monde supérieur. Le monde ancien peut disparaître sans que personne le remarque. Le premier maître du majorat a gagné l'éternité d'un monde supérieur. Le nouveau maître du majorat se perd, sans qu'on puisse dater ni localiser sa perte. Es war eine so unruhige Zeit, dass die alten Leute gar nicht mehr mitkommen konnten, und deswegen unbemerkt abstarben. SR III, p. 67("L'époque était si troublée que les vieilles gens ne parvenaient plus du tout à suivre, ce qui fait qu'ils disparaissaient sans que personne le remarquât.") H. T. p. 803. Le monde ébranlé connaît un bouleversement, qui le met littéralement sens dessus-dessous : le majorat est aboli, les juifs libérés de leur étroite ruelle et le continent, en revanche, enfermé comme un fieffé criminel. L'esprit volatile, celui-là même qu'on essayait autrefois d'enfermer dans un flacon de sels, peut transparaître, de façon dérisoire, dans le changement final. Vasthi rachète pour une somme dérisoire, la maison du Majorat, afin d'y établir une fabrique d'ammoniaque. L'utilité fait loi. Peu importe l'odeur, un nouveau monde commence.


II - La Mascarade de Howe. Les Ombres des choses passées

Le Persan Omar Kayyam avait écrit que l'histoire du monde est une représentation que Dieu, le Dieu multiple des panthéistes conçoit, met en scène et contemple pour distraire son éternité.
Jorge Luis Borges

Alors, invoquant le courage violent de désespoir une foule de masques se précipita à la fois dans la chambre noire ; et, saisissant l'inconnu, qui se tenait comme une grande statue, droit et immobile dans l'ombre de l'horloge d'ébène, ils se sentirent suffoqués par une horreur sans nom en voyant que sous le linceul et le masque cadavéreux, qu'ils avaient empoignés avec une si violente énergie, ne logeait aucune force palpable.
Edgar Allan Poe (traduction de Charles Baudelaire)

They groaned, they stirred, they all uprose,
Nor spake nor moved their eyes ;
It had been strange, even in a dream,
To have seen those dead men rise.

Samuel Taylor Coleridge, The Rime of the Ancient Mariner 202 

      La Mascarade de Howe (Howe's Masquerade ) est la première de quatre nouvelles de Hawthorne regroupées sous le titre Légendes du Palais des Gouverneurs ( Legends of the Province House ). Elles ont été recueillies dans Twice Told and other tales (1837- 1842).

      En 7 pages 203  Hawthorne fait le récit d'une fête et d'un bal masqué, qui se sont déroulés au printemps 1776, à l'Hôtel du Gouverneur Howe à Boston, pendant la dernière partie du Siège par les Américains insurgés. Aux costumes du bal masqué, costumes parodiques et théâtraux, se mêlent des spectres des morts, -- généraux anglais qui ont trouvé la mort dans les batailles passées ) et des apparitions fantomatiques d'autres temps passés ou à venir. Sir William Howe voit, pour finir, son propre double, présage de sa défaite et de la fin de l'empire britannique. Le bal masqué qui se voulait divertissement, est devenu cérémonie funèbre et enterrement du pouvoir du dernier gouverneur du Massachussetts.

      Le conte se fonde sur un article de Washington Irving paru dans The Gift en 1836

      ( avec prépublication en août 1835 dans le Knickerbocker ) : Irving donne la trame d'un poème que Byron projetait d'écrire, sous le titre "Un drame que Lord Byron n'écrivit pas", en invitant les poètes à l'utiliser. Poe envoie William Wilson à Irving, dans une publication de 1839, en indiquant qu'il a suivi son conseil. Mais Hawthorne avait déjà utilisé le thème donné par Irving en écrivant Howe's Mascarade . Poe accusa alors Hawthorne de plagiat, on suggère qu'il voulait détouner l'attention de ses propres plagiats, et faire ainsi du Masque de la mort Rouge ( paru en 1845) "un exercice d'ironie aux dépens de Hawthorne" 204  , qu'il accuse de cultiver l'allégorie en affirmant que "ce genre et cette activité étaient indéfendables". La même figure constitue une matrice symbolique ou métaphorique, dans laquelle peuvent se couler des histoires qui se dédoublent, et utilisent comme un masque, les personnages, les lieux, les scènes d'autres histoires. Des vraies métaphores, Borges 205  dit qu'elles ont toujours existé. Et c'est par une métaphore qu'il fait commencer l'histoire des lettres américaines, avec Hawthorne, -- Je veux parler de la métaphore qui assimile les rêves à un spectacle théâtral , -- en prenant la défense de la métaphore et de l'allégorie.

      A un jeu, cher à Borges, qui confond le monde imaginaire et le monde réel, Borges donne comme origine littéraire possible un passage de l'Iliade où Hélène de Troie tisse sur sa tapisserie les malheurs de la guerre de Troie. Virgile a repris le même épisode avec Enée découvrant sculptée sur le temple, à son arrivée à Carthage, la représentation des scènes de la guerre, et "entre tant d'images de guerriers, sa propre image". Borges cite une ébauche d'histoire telle qu'elle a été notée par Hawthorne dans un de ses carnets: Qu'un homme écrive un conte et s'aperçoive qu'il se déroule contre ses intentions : que les personnages n'agissent pas comme il le voulait; que se produisent des faits qui n'avaient pas été prévus par lui, et que s'annonce une catastrophe qu'il essaie en vain d'éviter. Ce conte pourrait préfigurer son propre destin et il pourrait en être lui-même l'un des personnages. La suite de la présentation que fait Borges d'Hawthorne met en évidence l'importance pour Hawthorne des jeux et des confluences momentanées entre l'imaginaire et le monde que, dans le cours de la lecture, nous feignons de prendre pour réel.

      Ces contacts de l'imaginaire et du réel plaisaient à Hawthorne; ils sont des reflets et des duplications de l'art .


1 - Une histoire deux fois contée. Twice-told tale

      Histoire de Doubles, la mascarade de Howe donne libre cours à des effets de duplication variés et se développant dans tous les domaines : narration, espace, temps, et mascarade elle-même.

      Un narrateur à la première personne, dont tout laisse croire qu'il vit au temps d'Hawthorne, simulacre de lecteur, entraîne le lecteur dans une promenade à l'intérieur du vieux Boston. Promenade aléatoire qui se transforme pour celui qui lit en promenade guidée, jalonnée de signes.

One afternoon, last summer, while walking along Washington Street, my eye was attracted by a sign-board protruding over a narrow archway, nearly opposite the Old South Church. The sign represented the front of a stately edifice, which was designated as the "OLD PROVINCE HOUSE, kept by Thomas Waite".  206 

      La transformation de ce qui fut, il y a moins d'un siècle, le siège de l'autorité anglaise en une taverne, ne peut que bouleverser le narrateur et le conduire à la recherche de ces traces d'un passé disparu. Sous le masque de la modernité, une autre réalité qui sera elle aussi masquée et maquillée.

      En même temps qu'il reconstitue un lieu transformé et caché, véritablement dégradé 207  , il donne accès à un récit qu'il dit lui-même avoir modifié. Son informateur, un vieux monsieur habitué du bar, semble faire partie intégrante du décor et être sécrété par les lieux.

Being of a sociable aspect, I ventured to address him with a remark calculated to draw forth his historical reminiscences, if any such were in his mind; and it gratified me to discover, that, between memory and tradition, the old gentleman was really possessed of some very pleasant gossip about the Province House. The portion of this talk which chiefly interested me, was the outline of the following legend. He professed to have received it at one or two removes from an eye-witness; but this derivation, together with the lapse of time, must have afforded opportunities for many variations of the narrative; so that, despairing of literal and absolute truth, I have not scrupled to make such further changes as seemed conducive to the reader's profit and delight. (p. 359 )  208 

      La chaîne est ainsi établie pour le lecteur à partir d'un lieu contemporain du moderne Boston, par la médiation des deux narrateurs ( Histoire deux fois contée ). Du Boston Times , -- le journal du jour --, au Times in Boston , il y a soixante-dix ou cent ans.


2 - Province House

      Parti de Washington Street, le narrateur se retrouve à la fin de son récit, promenade dans un autre temps, dans la cohue de Washington Street. Dès l'ouverture, le décor se dédouble, et prépare le passage d'un univers à l'autre.

      La matérialité, la visibilité des signes- pourrait rappeler les flèches qu'aime à multiplier Francis Bacon dans ses tableaux, marquage apparemment et volontairement grossier. L'enseigne est représentative du vieil hôtel avec la contradiction entre le caractère majestueux de l'ancien édifice et l'utilisation actuelle par Thomas Waite.

I was glad to be thus reminded of a purpose, long entertained, of visiting and rambling over the mansion of the old royal Governors of Massachusetts; and entering the arched passage, which penetraded through the middle of a brick row of shops, a few steps transported me from the busy heart of modern Boston, into a small and secluded courtyard. (p. 358 ) 209 

      Il suffit d'un passage voûté ( the arched passage ), pour passer d'une ville moderne, ouverte et affairée à une petite cour fermée. Passage tel celui d'Alice précipitée dans le terrier du lapin, ou passant de l'autre côté du miroir. Le dispositif urbain sépare, isole, enclôt, établit et sépare un autre espace temporel 210  .

      Un autre trait définit ce nouvel espace, c'est la hauteur et l'existence d'une opposition bas / haut

      Province House a trois étages, et se trouve surmontée par une coupole sur le sommet de laquelle on peut voir un Indien doré avec un arc tendu et une flèche prête à partir, comme s'il visait la girouette du clocher de l'église (Old South ). La menace est installée avec la présence de l'Indien. La fin du récit seulement donnera la clé de la menace, menace cryptée puisque la figure de l'Indien représente l'indigène face au colonisateur.

      L'absence de lumière et l'abandon actuel de la maison créent un décalage avec les brillantes évocations de l'imagination 211  représentant la pompe toute vice-royale des anciens gouverneurs, entourés de militaires, de juges de conseillers, et autres officiers de la couronne et l'hommage de la province loyaliste.

      D'un côté, la construction en hauteur, haut / bas , avec accusation de degrés, marches de grès rouge, balcon qui surmonte la porte, sorte de squelette imprescriptible (intouchable ) évoquant un passé détruit avec, un premier maquillage, l'inscription du temps et d'une dégradation, ce qui fait de la somptueuse demeure une demeure fantôme, mais surtout un lieu promis à une destination imprévue précisée par un bar de style moderne. La dégradation peut être, en effet, résumée dans cette transformation quasi emblématique : La pièce où devait se tenir la cour des anciens gouverneurs est devenue à présent, la salle de bar de Thomas Waite. Les objets accusent un modernisme prosaïque, le bar avec ses bouteilles, boites à cigares, un filet plein de citrons, la pompe à bière, en face de la cheminée encadrée de carreaux de Delft qui représentent l'Histoire Sainte. Decanters, bouteilles, boîtes, filet, récipients fonctionnels qui enferment, versus la représentation du sacré.

      Il faut un violent effort d'imagination figuré par le narrateur qui se place en position d'auditeur, pour retrouver dans la taverne et sous la peinture sale et écaillée, la magnificence d'autrefois, comme les divisions et les cloisons cachent l'ouverture de l'ancien espace et détruisent le volume.

But the room, in its present condition, cannot boast even of faded magnificence. The panelled wainscote is covered with dingy paint, and acquires a duskier hue from the deep shadow into which the Province House is thrown by the brick block that shuts it in from Washington Street. A ray of sunshine never visits this apartment any more than the glare of the festal torches, which have been extinguished from the era of the revolution. (p. 358 ) 212 

      L'ombre épaisse et la saleté de la peinture donnent une dimension inquiétante à la pièce, et pourtant une autre dimension se profile, celle de la représentation. Annoncée par l'Indien de la Coupole (fixé par un sculpteur sur bois très adroit), il y a plus de soixante-dix ans, reprise par la mère qui raconte à ses enfants l'histoire de chaque carreau de Delft, la mémoire peut retrouver une trace de ce qui a été.

      Le grand escalier déployé au centre de la maison, avec une ascension continue vers la Coupole, suppose une vie disparue, et des comportements des figures militaires d'autrefois, bien différentes des clients tranquilles et des vieux messieurs allongés dans leur fauteuil auprès du bar. Le passé illustre avec ses acteurs fameux a un poids de vie qui existe plus intensément pour le spectateur ou le visiteur que la vie moderne endormie avec les trop bonnes liqueurs.

      L'architecture du passé menace ruine. La lourde charpente en chêne blanc de la coupole ressemble à un vieux squelette , et la moindre secousse fait tomber la poussière séculaire sur le parquet de chaque chambre.

      Le jeu d'opposition "en ce temps là"( in old times , in those days ) / "maintenant" (now ) place en surplomb la représentation du roi figurée par le regard de Province House donnant sur la rue. Province House n'est plus maintenant qu'une mémoire morte. Il reste au narrateur à transmettre, avec les variations qu'autorise le glissement du temps, une histoire qui s'est déroulée dans le décor qu'il a présenté.

He professed to have received it at one or two removes from an eye-witness; but this derivation, together with the lapse of time, must have afforded opportunities for many variations of the narrative; so that, despairing of literal and absolute truth, I have not scrupled to make such further changes as seemed conducive to the reader's profit and delight. 213  (p. 359 )

      Après ce préambule, le narrateur peut mettre en place les acteurs d'un épisode historique qui s'est déroulé dans Province House. Une scène qui n'a jamais été expliquée de façon satisfaisante. Et, contrairement aux mécanismes policiers montés par Edgar Allan Poe, l'énigme, à la fin du récit, n'est pas déchiffrée, mais garde son caractère obscur. La réception a lieu dans la dernière partie du siège de Boston (printemps 1776 ) et réunit pour un bal masqué 214  les officiers de l'armée britannique et les bourgeois loyalistes de la province du Massachusetts, regroupés dans la ville assiégée.

      Le bal masqué doit, selon le projet du Gouverneur, cacher la détresse des assiégés.

For it was the policy of Sir William Howe to hide the destress and danger of the period, and to desperate aspect of the siege, under an ostentation of festivity. (p. 359 ) 215 

      Howe est donc l'organisateur du bal qui doit faire diversion par son caractère ostentatoire, et détourner les esprits de la catastrophe imminente, la chute de l'empire.

      Les appartements sont brillamment éclairés. Les costumes donnent une impression de bouffonnerie, empruntés à des portraits anciens, à des romans ou à un théâtre de Londres. Des chevaliers du règne d'Elizabeth, un Falstaff, un Don Quichotte, avec une rame à haricots en guise de lance, et un chaudron pour bouclier.

      Mais plus que les costumes de théâtre, ce sont des costumes militaires qui provoquent le rire, vêtements usagés de la Guerre de sept ans ou des uniformes français. C'est la représentation mascarade qui est donnée de l'armée américaine, comme si le général Washington et ses troupes n'avaient pu s'habiller que chez un fripier et portaient d'avance les livrées d'une défaite pas encore consommée.

One of these worthies -- a tall, lank figure, brandishing a rusty sword of immense longitude -- purported to be no less a personage than General George Washington; and the other principal officers of the American army, such as Gates, Lee, Putnam, Schuyler, Ward, and Heath, were represented by similar scarecrows. An interview in the mock heroic style between the rebel warriors and the British commander-in-chief, was received with immense applause, which came loudest of all from the loyalists of the colony. (p. 360 ) 216  .


3 - Mascarade et simulacre de combat

      Un des invités se tient à l'écart, un vieil homme qui a été un célèbre soldat dans son temps. Sans être déguisé, il se détache, vieille silhouette austère au milieu de toute cette bouffonnerie. Il a, sans déguisement au milieu des bouffons, l'apparence d'un fantôme, avec le puritanisme qui projette comme une ombre autour de lui.

And there, amid all the mirth and buffoonery, stood his stern old figure, the best sustained character in the masquerade, because so well representing the antique spirit of his native land. The other guests affirmed that Colonel Joliff's black puritanical scowl threw a shadow round about him ; although in spite of his sombre influence, their gaiety continued to blaze higher, like - an ominous comparison - the flickering brilliancy of a lamp which has but a little while to burn. (p. 360) 217 

      Peu avant minuit sonnés à l'horloge de l'Old South , la rumeur se répand qu'on va assister à un nouveau spectacle. Moment pivotal dont la gestion va échapper au maître de cérémonies. A partir de cet instant, le responsable de la mascarade 218  , on pourrait dire le destinateur, ignore ce qui va se passer.

      Trois signes : l'apparition du Colonel, les coups de l'horloge, et la gaîté des participants qui évoque l'éclat d'une lampe qui n'a que peu d'instants à brûler.

      On entend au dehors une lente marche funèbre, le bruit vient de l'extérieur.

A sound of music was heard without the house, as if proceeding from a full band of military instruments stationed in the street , playing not such a festal strain as was suited to the occasion, but a slow funeral march. The drums appeared to be muffled, and the trumpets poured forth a wailing breath, which at once hushed the merriment of the auditors, filling all with wonder, and some with apprehension. The idea occured to many, that either the funeral procession of some great personage had halted in front of the Province House, or that a corpse in a velvet-covered and gorgeously decorated coffin was about to be borne from the portal. (p. 361 )  219 

      L'ordre de William Howe de cesser cette marche funèbre est sans effet. Le tambour-major dit n'avoir entendu cette musique qu'une fois, à l'enterrement du roi George II, ce qui nous rapporte à 1760. Sir William Howe est devenu un spectateur qui attend quelque mascarade antique.

      C'est le moment de l'apparition d'un premier "fantôme" ainsi présenté :

A figure now presented itself, but among the many fantastic masks that were dispersed through the apartments none could tell precisely from whence it came . (p. 361) 220 

      Le personnage qui surgit sans qu'on sache d'où il vient, se distingue par son attitude et fixe tous les regards en attente, vers l'escalier vide, ce grand escalier présenté avant le récit de la Mascarade de Howe. Variation une fois de plus dans une histoire de double sur le vide et la perte, vide du pouvoir et perte imminente d'une autorité. Le masque extérieur de la représentation du pouvoir couvre le vide et une absence fondamentale. Le narrateur reconstitue un vide, un corps doublement absent, qui représente le pouvoir tombé en poussière. Il le reconstitue avant la chute, mais avec déjà le halo de la disparition.

      La musique funèbre dans la rue, les regards de Howe et de ses hôtes préparent l'arrivée du curieux cortège qui va descendre l'escalier.

      Ils ont tous un costume d'autrefois, personnages manifestement de haut rang, avec des attributs religieux ( La Bible), et militaires, et se préparent à sortir pour rejoindre le cortège funèbre.

      Sir William Howe, lançant une imprécation, ne peut les identifier, et c'est au Colonel Joliffe qu'il revient d'interpréter le cortège et de lui donner un sens par sa parole :

"In the devil's name, what is this?" muttered Sir William Howe to a gentleman beside him; "a procession of the regicide judges of King Charles the Martyr?"
"These ," said Colonel Joliffe , breaking silence almost for the first time that evening , "these , if I interpret them aright, , are the Puritan governors -- the rulers of the old, original Democracy of Massachusetts" 221  ( p. 361)

      La tache de sang sur la fraise du costume d'un jeune homme annonce sa mort, il a été décapité quelques années plus tard pour avoir défendu les principes de la liberté.

      La mascarade des premiers moments de la fête organisée à des fins de diversion, par Howe, qui tournait en ridicule les Américains insurgés, a fait place, dans une sorte de retournement à la célébration de la résistance passée des Puritains, et au défilé des anciens Gouverneurs. La petite fille du Colonel Joliffe, à mi voix, ce qui atténue le degré de réalité des assistants donne la clé du spectacle et sa dimension allégorique :

"But what is the meaning of it all?" asked Lord Percy.
-- Now, were I a rebel," said Miss Joliffe, half aloud , "I might fancy that the ghosts of these ancient governors had been summoned to form the funeral procession of royal authority in New England.."
 222  ( p. 362 )

      Funérailles d'une véritable figure allégorique, l'autorité royale (britannique), en Nouvelle Angleterre, représentée par celui qui ne sait pas encore qu'il sera le dernier gouverneur.

      Le même terme est employé pour désigner les apparitions qui se succèdent dans l'escalier, surgies d'on ne sait où, caractérisées toujours par le costume qu'elles portent.

      Apparus en haut de l'escalier, les fantômes en uniforme désuet, nommés par l'un des spectateurs, disparaissent ensuite dans l'obscurité, parvenus au seuil de la porte, appelés par la musique funèbre.

      Au fur et à mesure de leurs apparitions, les"ombres" semblent gagnées par une sorte de dégradation, dévorées par l'anxiété, le mal être et une mortelle fatigue. L'angoisse et le désespoir des "figures" font grelotter les spectateurs.

      Le commentaire de Miss Joliffe sonne le glas de ces anciens gouverneurs.

"Methinks they were miserable men, these royal governors of Massachusetts," observed Miss Joliffe. "Heavens, how dim the light grows!"  223  ( p. 363 )

      La décadence des gouverneurs est manifestée par la descente de l'escalier, et aussi par la chute de la lumière qui éclairait l'escalier. La singulière procession est au bord de l'effacement, avec la lumière qui baisse et fait de ceux qui défilent des ombres à peine identifiables.

It was certainly a fact that the large lamp which illuminated the staircase, now burned dim and duskily ; so that several figures, which passed hastily down the stairs and went forth from the porch, appeared rather like shadows than persons of fleshy substance. 224 

      Les formes (the shapes ) sont reconnues grâce à des particularités de leur costume, ou des caractéristiques d'attitude, ou de maintien plutôt qu'à une ressemblance de traits ( than by any perceptible resemblance of features to their prototypes ). Their faces (...) were invariably kept in deep shadow . 225 

      Acteurs ou spectres? Les ombres se tordent les bras dans les ténèbres avec une expression d'affreuse détresse avant de disparaître.

      Celui qui avait été le dernier gouverneur, que tous peuvent reconnaître, apparaît aussi ressemblant qu'un reflet dans un miroir.

"The shape of Gage, as true as in a looking-glass", exclaimed Lord Percy, turning pale.  226  ( p. 363 )

      Miss Joliffe est devenue la maîtresse de la parole et provoque Sir William Howe, en l'obligeant à sortir de son rôle de spectateur extérieur, pour rentrer dans le jeu et saluer Gage, son ancien compagnon d'armes. Obligation de courtoisie et d'hospitalité, les termes sont renvoyés de la jeune fille à Howe.

      C'est le dernier temps de la cérémonie, annoncé par un éclat de musique, farouche et triste, qui retentit comme un appel. A wild and dreary burst of music came through the open door. It seemed as if the procession, which had been gradually filling up its ranks, were now about to move, and that this loud peal of the wailing trumpets, and roll of the muffled drums, were a call to some loiterer to make haste. (p. 364) 227 

      Alors que tous les yeux sont tournés vers Sir William Howe, Miss Joliffe pointe son doigt tremblant vers l'escalier qui aura été d'un bout à l'autre de l'histoire le lieu de tous les regards.

"See ! - here comes the last!"  228 

      Meneur de jeu, Howe, dans la deuxième partie, a été un spectateur, distancié et insouciant, voire moqueur. La troisième et dernière partie va en faire un acteur, précipité vivant dans le défilé des fantômes, et le dernier de la liste.

      La silhouette (a figure ) semble surgie et faite d'obscurité. Le regard se déplace de la silhouette de l'escalier aux spectateurs. Les traits de la figure sont dissimulés, mais les officiers britanniques reconnaissent l'uniforme, et cherchent du regard William Howe, comme s'il avait brusquement disparu. Les termes pour évoquer cette possible disparition sont ceux-là mêmes qui ont évoqué la disparition des ombres au sortir de l'escalier.

      Sir William Howe semble passé de l'autre côté, du côté de l'ombre et de la nuit, devenu lui-même tache d'ombre et d'absence.

      Sir William Howe tire son sabre et s'avance à la rencontre de l'ombre. Il est le seul, comme dans les histoires de fantôme, à voir son propre double. Une sorte de vide dans le texte et d'absence laisse apparaître ce que ne voient pas les spectateurs.

"Villain, unmuffle yourself!" cried he. "You pass no farther!"
The figure, without blenching a hair's breadth from the sword which was pointed at his breast, made a solemn pause and lowered the cape of the cloak from about his face, yet not sufficiently for the spectators to catch a glimpse of it. But Sir William Howe had evidently seen enough. The sternness of his countenance gave place to a look of wild amazement, if not horror, while he recoiled several steps from the figure, and let fall his sword upon the floor. The martial shape again drew the cloak about his features and passed on; but reaching the threshold, with his back towards the spectators, he was seen to stamp his foot and shake his clenched hands in the air. It was afterwards affirmed that Sir William Howe had repeated the selfsame gesture of rage and sorrow, when, for the last time, and as the last royal governor, he passed through the portal of the Province House. 229  ( p. 364 )

      Last est le mot qui est répété durant cette dernière partie du texte. Howe se trouve en face de lui-même, ce qui est au coeur de lui-même, cet intérieur, ce vide, caché par le manteau militaire, - identifié par les Autres-. Tout finit aux derniers coups de minuit. On entend alors le grondement de l'artillerie de Washington.

      Le Colonel Joliffe, le vrai maître du jeu avec sa petite fille, peut annoncer le sens de ce qui s'est déroulé : "The empire of Britain, in this ancient province, is at its last gasp to-night; -- almost while I speak it is a dead corpse ; -- methinks the shadows of the old governors are fit mourners at its funeral!"! 230  ( p. 364 )

      L'explication rationnelle est suggérée (It was supposed that....) sans preuve assurée.

      L'histoire qui s'est déroulée cette nuit-là est appelée à être répétée par la commémoration et la célébration de la chute de l'empire britannique.

It was supposed that the Colonel and the young lady possessed some secret intelligence in regard to the mysterious pageant of that night. However this might be, such knowledge has never become general. The actors in the scene have vanished into deeper obscurity than even that wild Indian band who scattered the cargoes of the tea ships on the waves, and gained a place in history, yet left no names. But superstition, among other legends of this mansion, repeats the wondrous tale, that on the anniversary night of Britain's discomfiture, the ghosts of the ancient governors of Massachusetts still glide through the portal of the Province House. (p. 364, 365 ) 231 

      La mise en place d'acteurs referme le récit sur une autre mascarade, la Boston tea party du 16 décembre 1773, où des Bostoniens déguisés en Peaux-Rouges jetèrent à la mer dans le port de Boston la cargaison de thé, produit injustement taxé par la couronne britannique. Premier acte insurrectionnel de Bostoniens dont on ne connaît ni le visage, ni le nom. Hommes sans autre visage qu'un masque identitaire.

      N'est-ce pas un moyen de faire resurgir quelque chose qui soit là où on ne l'attend pas, nulle part et sans visage? L'étoffe, -- ce n'est pas le Voile noir du Pasteur, mais le pli du manteau militaire -- montre et cache à la fois, révèle et escamote l'absence. La structure narrative se fait anamorphose : "Il s'agit, d'une façon analogique, ou anamorphique, de réindiquer que ce que nous cherchons dans l'illusion est quelque chose où l'illusion elle-même se transcende en quelque sorte, se détruit, en montrant qu'elle n'est là qu'en tant que signifiante." 232 


Chapitre 3
La métamorphose. Identités et identité dans La Fée aux Miettes et dans Aurélia


I - La Fée aux Miettes ou le chant de la mandragore

Comment voudrais-tu nier, chère amie, l'existence d'êtres étranges qui furent engendrés par le plaisir pervers de pensées folles?(...) Quand les ombres s'allongent, quand la mer cruelle dévore le joli soleil d'or, alors un rayon vert comme le poison tressaille un instant au-dessus des vagues.
Ewers, Mandragore , 1920, Prélude

      More strange than true. I never may believe
These antique fables, nor these fairy toys.
Lovers and madmen have such seething brains,
Such shaping fantasies, that apprehend
More than cool reason ever comprehends.
The lunatic, the lover, and the poet,
Are of imagination all compact
Le songe d'une nuit d'été ,V, 1

traduit en exergue de l'épilogue de Smarra
Jamais je ne pourrai ajouter foi à ces vieilles fables, ni à ces jeux de féérie. Les amants, les fous et les poètes ont des cerveaux brûlants, une imagination qui ne conçoit que des fantômes, et dont les conceptions roulant dans un brûlant délire, s'égarent toutes au delà de la raison.

Pour intéresser dans le conte fantastique, il faut d'abord se faire croire, et (qu')une condition indispensable pour se faire croire, c'est de croire. Cette condition une fois donnée, on peut aller hardiment et dire tout ce que l'on veut.
La Fée aux Miettes Au lecteur qui lit les préfaces

      La Fée aux Miettes qui donne son titre à la nouvelle de Nodier apparaît à la seizième page dans la bouche de l'oncle du jeune et beau Michel, comme une image repoussoir, figure de la pauvreté et de l'exclusion : si Michel ne prend pas un métier, il lui faudra déterrer ses coques dans le sable pour déjeuner , et mendier pour dîner, à côté de la vieille naine de Granville, sur le morne de l'église. Cet "à côté", dès le chapitre suivant, devient le centre du conte : "la naine sans âge", que tous connaissent, qui venait journellement recueillir pour ses repas les débris des déjeuners des écoliers, dont on ne connaît ni l'origine, ni les attaches, sortie de la tradition orale populaire. Cette petite vieille blanchette, proprette, parfaite en tout point, soudainement dans le discours, se transforme pour devenir "la déplorable princesse de l'Orient et du Midi, la malheureuse Belkiss". Le charpentier Michel commence par la croire folle , pour rentrer bientôt dans sa folie. Il n'est plus tout à fait le maître de ce qu'il croit. Ainsi devient-il le mari de la Fée aux miettes, alias la Reine de Saba, définitivement acquis comme le Giglio de la Princesse Brambilla à l'imaginaire, ce qui lui vaut d'être enfermé chez les lunatiques de Glasgow (où le narrateur l'a remarqué.)

      Dans la conclusion qui n'explique rien et qu'on peut se dispenser de lire, Michel s'est échappé, enlevé de sa prison par la princesse Mandragore, et le texte sur une feuille matériellement trouée de toutes parts, s'envole au rythme de la calèche cahotante du narrateur plongé dans ses rêves.

      Du narrateur qui dit "je" et s'adresse au lecteur, on sait peu de choses, sinon qu'il ouvre la voie d'un double dialogue, dialogue mis en place avec le lecteur, et dialogue avec un fou de "la maison des lunatiques", le jour de la Saint Michel. Sa narration constitue une sorte d'enveloppe qui indique le sens de la lecture et de l'interprétation.

      Le récit de Michel et ses dialogues avec "la fée", on pourrait dire aussi la reine Belkiss, ou la naine aux grandes dents, récusent le monde raisonnable, et nous verrons que l'humour du narrateur place à distance le monde "normal" qui fait le procès de Michel et, pour finir, l'enferme dans la maison des "lunatiques". La perspective a été donnée au départ, "vecteur" de reconnaissance pour le lecteur, appelant à une confrontation entre un "croire" mis en place par la figure du conte de fées (sous les traits de la vieille naine de Granville) et nos représentations habituelles relevant de ce qu'on appelle le réel. C'est l'avertissement donné par l'auteur "au lecteur qui lit les préfaces" :

      Pour intéresser dans le conte fantastique, il faut d'abord se faire croire et (qu') une condition indispensable pour se faire croire, c'est de croire. Cette condition une fois donnée, on peut aller hardiment et dire tout ce que l'on veut .


1 - Dédoublement et prolifération des séries

      Il peut être intéressant de reprendre le terme de Deleuze "prolifération des séries" pour étudier une figure du double héritée sans doute du conte que Nodier met en place dans La Fée aux miettes .

      Le même personnage de La Fée aux miettes prolifère à la façon d'un reflet dans un jeu de miroirs. Il n'y a pas de miroir, mais un rêve raconté par Michel, dans un conte qui en comporte peu.

J'arrivai bien tard à Granville, et je dormis aussi cette nuit-là plus longtemps que d'habitude, plongé dans un rêve singulier qui se reproduisait sans cesse, et qui consistait à pêcher dans le sable une multitude de jeunes princesses, éblouissantes de charmes et de parure, et à les voir danser en rond autour de moi, chantant sur l'air de la Mandragore, des paroles d'une langue inconnue,mais que je trouvais harmonieuse et divine, quoiqu'il me semblât l'entendre par un autre sens que celui de l'ouïe, et l'expliquer par une autre faculté que celle de la mémoire. Ces princesses ne se lassaient donc pas de chanter, de danser, et de déployer devant moi mille séductions ravissantes qui me gagnaient le coeur, quand je fus tout de bon réveillé par mes camarades, les caboteurs , qui répétaient le même refrain sous ma fenêtre, à gorge déployée:
C'est moi, c'est moi!
Je suis la Mandragore,
La fille des beaux jours qui s'éveille à l'aurore,
Et qui chante pour toi!  233 

      Le rêve a permis de passer de la mendiante repêchée dans le sable mouvant avec la pointe à coques par les "deux terribles dents" (en l'engageant sous une des longues dents) à la figure d'une princesse éblouissante de charme. Prolifération d'une même figure, et prolifération du rêve. Le rêve "se reproduisait sans cesse". La caractéristique de ces figures, c'est leur mouvement, mouvement qui a sans doute son origine dans le mouvement de la Fée aux Miettes, mouvement mécanique, -- ce qui prépare à la multiplication, à la façon de la poupée automate hoffmannienne.

Cette idée m'inspira une gaieté si extravagante quand je vis la Fée aux Miettes se relever sur ses petits pieds et sautiller joyeusement comme une de ces figurettes fantasques qui vibrent sur le piano des jeunes filles, que je ne puis retenir un éclat de rire .

      En deux pirouettes et deux bonds la Fée aux Miettes s'était débarrassée de toute la poussière qui chargeait cet attirail de poupée (...) qui n'aurait fait aucun tort à l'étalage élégant d'un vendeur de jouets .

      Freud, dans L'inquiétante étrangeté tente d'éclaircir ce rapport du moi avec quelque chose dont on ne sait s'il est animé ou inanimé.

      On peut noter dans le texte de Nodier l'incertitude entre le mouvement -- qui traduit la vie, et l'automatisme, -- de la poupée, du jouet. L'image de la ronde enfantine bloque le sujet placé au centre de la ronde, "enchanté" par la musique des voix et les danses séductrices, la multiplication de l'un et les multiples figures virtuelles.

      L'enchantement de la Mandragore poursuit le héros qui, tourné en dérision par ses compagnons caboteurs, et traité de "visionnaire" -- auquel ils avaient eu tort de croire du bon sens et de l'esprit revient tomber sur son lit et s'endormir. La suite du texte précise alors les traits des princesses des rêves.

Et comme les rêves qui ont vivement occupé l'imagination se renouvellent plus facilement que les autres, surtout dans le sommeil du matin, mes yeux n'étaient pas clos que je pêchais encore des princesses plus belles que les anges, aux grèves du mont Saint- Michel. Quelque chose de surprenant que je ne dois pas omettre, c'est qu'il n'y en avait pas une qui ne me rappelât plus ou moins les traits de la Fée aux Miettes, à part ses rides et ses longues dents
(chapitre IX, p. 217 )

      L'attention du lecteur est toujours portée sur les longues dents de la Fée et sa béquille 234  . La béquille contribue à donner à la Fée une démarche sautillante qui la fait échapper, elle est un être de fuite que Michel retrouve quand il ne s'y attend pas, dans des circonstances périlleuses où Michel la sauve, de l'enlisement à marée montante et du naufrage; elle lui doit la vie. Elle sautille donc à l'ordinaire sur la béquille, ne se fixant jamais à une place. Elle ne pouvait plus résister à l'instinct pétulant de ses inclinations dansantes et (qu') elle sautait sur elle-même avec une élasticité incroyable, comme une balle sur une raquette, mais en augmentant progressivement et en suivant une sorte d'ordre chromatique la portée de son élan vertical, au point de me faire craindre encore qu'elle finît par ne plus redescendre. (p. 225)

      Mécanique rythmique du sport (la balle), ou de la musique (la gamme chromatique) rythment ainsi un déplacement vertical, ce qui ouvre à la fée sortie d'un sac échappé d'un naufrage l'espace céleste : c'est la disparition.

      Le souci de lui rendre le médaillon précieux donne "des ailes aux talons" de Michel, mais en vain.

Je ne doutais pas de la rejoindre à l'instant, lorsqu'en arrivant à un autre angle de la côte d'où l'on découvrait de demi-lieue d'étendue, je l'aperçus tout au sommet d'une petite montée qui finissait fort nettement l'horizon, et sur laquelle elle sautillait, la béquille en arrêt d'une main, l'autre bras étendu en balancier, et la jupe arrondie au vent, comme vous avez vu sur la corde des marionnettes, la gracieuse Pretty, l'objet des passions illégitimes de Master Punck. J'aurais eu beau crier pour la retenir, mais je précipitai cette fois ma course avec tant d'impétuosité qu'un de nos bons chevaux de Normandie aurait eu peine à me suivre, et que je me réjouissais de tomber à ses côtés comme une bombe à la première descente, quand je me trouvai au-dessus d'une route d'une lieue en ligne droite qui était terminée au point où ses deux parallèles allaient se rejoindre, en vertu de la perspective et en dépit de la géométrie, par une petite figure toute blanche, si preste, si leste et si modeste qu'on n'en vit jamais de plus avenante, et qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à la Fée aux Miettes, regardée par le grand verre d'une lorgnette d'Opéra. ( chapitre XI, p. 227 )

      La Fée aux Miettes vacillant sur sa béquille est donc éminemment transportable, transformable, toute prête, pour reprendre le terme de Deleuze, à s'ouvrir sur des séries à l'illimité à la façon des clones. La Fée aux Miettes n'est plus une figure unique, mais, avec ses quatre-vingt-dix-neuf soeurs, toutes semblables, une multitude d'images toujours renouvelées. Déposons la lorgnette d'Opéra pour prendre "une machine optique" avec cent lentilles, et examinons ainsi le ballet des bayadères :

Il n'y avait pas une de ces aimables petites femmes qui ne ressemblât trait pour trait à la mienne, de manière qu'il aurait été malaisé d'en faire la différence (...). Quand elles furent relevées sur leurs petits pieds du milieu de leurs robes bouffantes, où j'avais craint un moment de les voir disparaître, je m'aperçus, à parcourir des yeux la longue ligne sur laquelle elles étaient rangées, comme les tuyaux d'un orgue ou de la flûte de Pan, que cet avantage relatif les distinguait également les unes des autres, depuis la première à la dernière, dans un ordre de décroissement insensible, mais je ne saurais vous en donner une idée qu'en supposant une machine d'optique où l'on ferait passer devant vous la même personne vue à travers cent lentilles artistement graduées, depuis la proportion naturelle jusqu'au dernier point perceptible de réduction. La quatre-vingt-dix-neuvième de mes belles-soeurs aurait certainement pu être offerte comme un jouet charmant à la fille cadette du roi de Lilliput, si la dignité de sa condition l'avait permis.
(...) on reprit la musique, où je remarquai que leurs voix parcouraient, selon leurs tailles et dans les mêmes rapports, l'échelle la plus étendue des gradations toniques qu'il soit possible d'imaginer, sans que la délicieuse unité du choeur en fût dérangée le moins du monde (...). La soirée fut terminée par un bal (...). Je ne me sentais pas du plaisir de voir se croiser en entrechats élégants, à la hauteur de ma tête, les coins roses de leurs bas de soie blancs; et ces élans prodigieux, qui mettaient en défaut la souple légèreté de nos bayadères, ne se seraient probablement pas effectués sans désordre, dans un espace aussi étroit, si la puissance d'élasticité verticale dont elles semblaient recevoir l'impulsion ne les avait pas ramenées à leur place avec une précision merveilleuse, comme la poupée des fantoccini qu'un fil caché appelle aux frises du théâtre, et laisse retomber perpendiculairement sur sa planchette. (chapitre XXIII, p. 305, 306 )

      La machine d'optique évoquée pour suggérer la multiplicité de l'objet unique renvoie à Hoffmann, -- le bal des poupées vivantes --, mais aussi aux images fantasmatiques projetées dans le rêve.

      La musique, concert vocal dont est souligné l'unisson, l'accord harmonieux, accordée au chant de la mandragore, constitue l'horizon de rêve de l'unité.

      L'autre trait déjà indiqué est celui d'un automatisme (poupée / jeu d'un ressort mécanique couplé avec la miniaturisation, roi Lilliput, la poupée des fantoccini sur la planchette ). On retrouve, comme chez la Fée, la verticalité et l'élasticité.

      Le texte est traversé par le désir du spectateur : plaisir de voir et surtout d'entrevoir , dans le bal final. Je ne me sentais pas du plaisir de voir se croiser en entrechats élégants, à la hauteur de ma tête, les coins roses de leurs bas de soie blancs .

      L'érotisation du texte, reprise sur des multiples de l'élasticité verticale décrite pour la Fée aux Miettes (Elle sautait sur elle-même avec une élasticité incroyable, comme une balle sur la raquette p. 225 au chapitre XI), conduit à l'ouverture, à la fin du chapitre, de l'espace du rêve : avec la profondeur du ciel, des colonnes qui montent jusqu'au ciel, et à l'apparition, en clôture du chapitre, de Belkiss -- et Belkiss parut. / Elle n'y manqua jamais depuis .

      Jusqu'ici, la multiplication que nous avons étudiée, concernait la figure de la femme aimée, dédoublée et multipliée. Un autre cas se présente : le dédoublement de Michel lui-même. Quand il arrive à Greenock, la ville de la Fée, il est reconnu pour ce qu'il n'est pas, dans une ville placée sous le signe d'une mémoire absente. Sorte de fausse reconnaissance, -- La figure de ce garçon me revient; je ne sais où je l'ai rêvée -- dit maître Finewood, et ignorance ou oubli de la Fée qui a dit avoir sa maison à Greenock.

      Il n'y a pas ou il n'y a plus de place pour Michel, à l'auberge, la maison est occupée de fond en comble, sans lit libre.

      Pourtant à l'intérieur de cet espace prêt à être un espace d'exclusion, le jeune charpentier se fait une place par son métier. Il sait travailler, il sait aussi rapidement se protéger, il ne dit pas ce qu'il sait. Cela n'empêchera pas le procès.


2 - Le procès et le monde à l'envers

      Dans un monde qui ne fait aucune place au Rêveur, et le prend pour un autre, ne l'accepte que pris pour un autre, -- un autre qui lui ressemble à l'identique, -dans ce monde totalement étranger à ses valeurs -, une seule place : le pailler où couchent ordinairement les deux dogues de la maison qui sont aujourd'hui de fête. (chapitre XII )

      Les chiens se sont rendus à la noce du bailli de l'île de Man. L'animal est tout de suite placé du côté de la musique, et avant de les donner à voir, Michel entend un concert particulier, un mélange confus de hurlements, de jappements, d'abois, de grognements, de grondements... (p. 229- 230, chapitre XII).

      Tout ce qui revient normalement à l'homme dans cette société qui isole Michel, est accordé à l'animal. La société ne reconnaît pas les illusions de Michel, s'en moque, les tourne en dérision, et ne s'étonne pas des simagrées des chiens 235  .C'était en vérité, une société élégante et choisie .

      Ce qui est mis en scène dans la cérémonie animale, par les animaux eux-mêmes, c'est une doublure de l'homme, dans ses "singeries", par l'animal. Celui qui raconte joue et se moque, utilise le cérémonial animal, de façon ludique, avec l'écran de l'ironie, une feinte admiration et une avalanche de citations.

      C'est à l'animal que revient la palme de la civilisation. Songe faux? Vision fantasque, c'est Michel qui est mis en situation de valider le spectacle. En fait ce spectacle valide aussi les aventures antérieures. Tout est vrai, ou rien n'est vrai. Le médaillon fait la preuve. La frontière est effacée entre ce qui serait le monde rêvé, fantasmé et le monde "réel". Tout est fictif, tout est réel. Il y a porosité de part et d'autre. La chanson de la mandragore est chantée par les compagnons qui se moquent de Michel.

      Le bailli/ chien danois de l'ile de Man avec lequel Michel soupe à l'auberge, partage ensuite le lit de l'ouvrier, nuit bizarre où est marquée une transformation. Je croyais sentir que la faculté de rêver s'était transformée en moi . Il y a inversion des mondes C'est quand il est dans la vie réelle qu'il retrouve "un monde bizarre et imaginaire"

Je rêvais peu dans ce temps-là, ou plutôt je croyais sentir que la faculté de rêver s'était transformée en moi. Il me semblait qu'elle avait passé des impressions du sommeil dans celle de la vie réelle, et que c'est là qu'elle se réfugiait avec ses illusions. Je ne rentrais, à dire vrai, dans un monde bizarre et imaginaire que lorsque je finissais de dormir, et ce regard d'étonnement et de dérision que nous jetons ordinairement au réveil sur les songes de la nuit accomplie, je ne le suspendais pas sans honte sur les songes de la journée commencée, avant de m'y abandonner tout à fait comme à une des nécessités irrésistibles de ma destinée. (chapitre XV, p. 246, 247 )

      Les songes de la nuit sont la réalité. Les scènes cruelles qui ont occupé la conscience du dormeur, -- une sinistre ménagerie de monstres ( quatre têtes pour un corps ) - font d'un innocent dormeur un meurtrier pris en flagrant délit, un assassin qu'il faut juger et exécuter. Face à ceux qui vont le condamner, se produit pour l'accusé un changement de regard, il voit surgir l'animalité ( versus la politesse et la civilisation du bailli chien danois de l'île de Man )

      La limite intérieur / extérieur se trouve annulée. Le seuil est franchi de séparation entre l'homme et l'animal, correspondant au paroxysme de la situation. Celui qui dit "Je", intérieurement se fait Dieu pour réinventer la création et placer ou plutôt déplacer sur la scène animale ceux qui lui font face au tribunal et le condamnent avant de l'avoir jugé.

      Le chapitre 17 intitulé Qui est le procès -verbal naïf des séances d'une cour d'assises est construit sur une prolifération de dédoublement. Dédoublement de l'énonciation. Dédoublement du regard. Celui qui est regardé, l'objet de tous les regards, transforme en spectacle ceux qui le regardent.

Quoique toutes les figures qui m'entouraient fussent à peu près des figures humaines, il ne dépendait pas de moi de les entrevoir d'abord autrement qu'à travers de vagues ressemblances d'animaux .

      La raison toujours invoquée, reprise au compte du Sujet opère une seconde transformation : animaux -- hommes raisonnables, pour mettre en évidence l'incompatibilité scandaleuse qu'il y a à être homme et devoir (l'incroyable obligation ) envoyer mourir légalement au milieu de la place publique, un être organisé comme nous, qui est notre égal.

      Pour finir, une troisième transformation rend aux tristes quadrupèdes cette triste meute de juges, dont la moitié bâille en limiers endormis et l'autre moitié en panthères affamées , sous couleur de lui enlever le masque animal, l'énorme bec de vautour, qui sert de nez, au président, le timbre éclatant du perroquet et l'agilité du sapajou à l'avocat.

      La transformation se joue dans l'espace social et institutionnel. La transformation antérieure, la noce du bailli de l'île de Man avec les chiens était placée dans l'espace de la communauté, la salle de bal de l'auberge, extérieure au jeune homme qu'elle empêchait seulement de dormir. Le tribunal des hommes vautours a un tout autre enjeu : c'est la vie d'un innocent transformé en coupable.

      On est passé d'un espace de fable tenu à distance par un regard extérieur, -- commentaire ironique, jeu sur les noms, sir Jap Muzzleburn 236  le "déshabillé fort rassurant", les toilettes coquettes, rubans, paillettes et galons, des invités de la noce (p. 230) -- à l'irruption dans l'espace intime des animaux flamboyants, les quatre têtes énormes.

Je vis alors, chose horrible à penser, quatre têtes énormes qui s'élevaient au-dessus de la lanterne flamboyante, comme si elles étaient parties d'un même corps, et sur lesquelles sa clarté se reflétait avec autant d'éclat que si elle avait eu deux foyers opposés (...) Une tête de chat sauvage qui grommelait avec un frôlement grave, lugubre et continu, à travers les rouges vapeurs du soupirail de la lampe, en arrêtant sur moi des regards plus éblouissants que le ventre bombé du cristal, mais qui, au lieu d'être circulaires, divergeaient minces, étroits, obliques et pointus, semblables à des boutonnières de flamme. Une tête de dogue toute hérissée, tout écumante de sang, et qui avait des chairs informes, mais animées, palpitantes et gémissantes encore, pendues à ses crocs. - Une tête de cheval plus nettement dépouillée, plus effilée et plus blanche que celles qui se dessèchent dans les voiries, à demi calcinées par le soleil, et qui se balançait sur une espèce de col de chameau, en oscillant régulièrement comme le pendule d'une horloge, et en secouant çà et là de ses orbites creuses, à chaque vibration, quelques plumes que les corbeaux y avaient laissées. -- Derrière ces trois têtes, -- et ceci était hideux, -- se dressait une tête d'homme ou de quelque autre monstre, qui passait les autres de beaucoup, et dont les traits, disposés à l'inverse des nôtres, semblaient avoir changé entre eux d'attributions et d'organes comme de place, de sorte que ses yeux grinçaient à droite et à gauche des dents aussi stridentes qu'un fer réfractaire sous la lime du serrurier, et que sa bouche démesurée, dont les lèvres se tordaient en affreuses convulsions, à la manière des prunelles d'un épileptique, me menaçait d'oeillades foudroyantes. Il me parut qu'elle était soutenue d'en bas par une large main qui s'était fortement nouée à ses cheveux et qui la brandissait comme un hochet épouvantable pour amuser une multitude furieuse attachée par les pieds aux lambris des plafonds qu'elle faisait crier sous ses trépignements, et qui battait vers nous ses milliers de mains pendantes en signes d'applaudissement et de joie.

      L'effrayante scène nocturne dans le lit de l'homme endormi fait passer le sujet de l'état d'innocence à l'état de coupable; c'est un événement majeur qui justifie l'envoi au tribunal, espace institutionnel. Les rapports vont se trouver inversés : le dormeur, spectateur, faux acteur, est placé, cette fois en tant qu'acteur, sous le regard, avec son existence qui se joue (regardé vs regardant ). L'apparition nocturne pouvait être une hallucination, elle ne saurait avoir un statut d'objectivité, -- devant un tribunal par exemple --, la scène du tribunal fait passer tous les participants, à l'exclusion du seul accusé sur une autre scène, sans communication possible, sans jonction, puisqu'il ne saurait y avoir de partage des valeurs.

      La société met à l'écart par deux exclusions : la condamnation à mort, l'image imposée de la folie. Dans les deux cas, il s'agit d'un rejet pour non conformité.

      On a voulu donner Michel en spectacle, il n'essaie pas de se défendre, ni de réintégrer la société, mais il se pose face à la Société qui établit de fausses valeurs (valeurs de mort ), comme un autre Destinateur, créateur véritable. Et à son tour, il se donne à lui-même le spectacle d'un monde fou, dévoré de l'intérieur par l'animalité.

      La parole de l'Autre est devenue saccadée, et une mécanique de l'extermination. Une sorte de clappement rauque et convulsif, tout à fait étranger au système de notre organisme vocal, le criaillement d'un écrou mal graissé , avec la répétition obstinée de LA MORT, signifiée en lettres capitales dans le texte. Les points d'exclamation, les répétitions font de la sanction épinglée avec ostentation par le texte, le scandale et l'inacceptable. D'un côté, une sorte de surdité, en dehors du seul mot "LA MORT", de l'autre, une logorrhée verbale, une enflure qui ne cherche pas à argumenter, mais à imposer "LA MORT". La mécanique homicide préfigure la guillotine, avec la voix factice et pénible à entendre des automates parlants .

      Le terme d'écrou est repris par les lèvres sanglantes du rictus homicide qui se resserrèrent lentement, comme les dents acérées d'une tenaille que la clef à vis rappelle de cran en cran à l'endroit où elles se mordent

      D'un côté, le refus d'entendre , au sens où la parole est refusée à l'autre, -- De quoi va-t-il parler, messeigneurs, je vous le demande ? --, de l'autre, une parole qui se mue au delà des râlements effrayants, en silence funèbre.

      La négation de l'identité -- l'individu ici présent -- est le fait du président qui avoue même ne pas se rappeler le nom de l'accusé.

      Le tribunal est le lieu possible d'un affrontement entre le jeune charpentier et l'institution sociale. Dans les choix successifs que Michel est sommé de faire pour garder le portrait de Belkiss, figure du rêve et de l'imaginaire, le choix répété et incompréhensible que fait Michel du portrait de Belkiss, où l'institution ne voit qu'une image dénuée de valeur, fait de lui réellement pour Belkiss le fiancé et l'Epoux et consacre ainsi son engagement à ce qui n'est pas la terre.


3 - La bourse de Fortunatus . L'être et l'avoir

      La nostalgie du huis clos et la hantise du cercle poursuivent Michel jusqu'à l'échafaud.

      La pauvreté semble le trait dominant réalisé ou non, qui, de toute façon, menace toujours Michel et la Fée. Pour obtenir la reconnaissance de la Fée, Michel doit lui donner de l'argent qui lui permettra d'aller à Greenock. Le même don se répétera trois fois. La répétition nous invite à suivre le circuit de l'argent.

      Le héros se définit au début, quand le narrateur le distingue à l'asile des lunatiques, comme le charpentier opulent, le plus riche du monde, richesse qui se traduit par un costume d'une recherche singulière : châle, broderies de Cachemire, bijoux d'or, rubis et bracelets de diamants, ce qui est en contradiction avec son état de charpentier, actuellement détenu dans une maison de lunatiques à Glasgow. Ce sont, dit-il, des cadeaux de sa femme qui fait un commerce avec le Levant. Lui-même fournit les solives de cèdre et les lambris de cyprès du palais que Salomon fournit à la reine de Saba. Mais ce beau jeune-homme riche n'est qu'un charpentier enfermé dans la maison des lunatiques.

      Cette description avec son double sens 237  est en correspondance étroite avec le portrait de la Fée aux Miettes mis en place sur un contraste : La vieille mendiante de Granville, accroupie sous le porche du grand portail de l'Eglise, et le médaillon fabuleux qu'elle porte au cou. Etrange créature, dis-je, que la Fée aux Miettes, si brillante d'esprit et de savoir, si instruite d'étude et d'expérience, et qui a mendié deux cents ans, de pays en pays, avec un colifichet de cinquante millions à son cou (chapitre XVII p. 263). Un curieux circuit de richesses, avec un système de valeurs propre, s'installe, ne concernant que ceux qui sont les marginaux de la société. Les richesses fabuleuses, -- propres aux mythes et aux légendes --, sont une sorte de témoin qui passe de main en main.

      Les richesses fictives sont placées sous le signe de la perte et du renouvellement, à l'image de la bourse sans fond de Fortunatus. Ce qui va de pair avec le caractère indénombrable. Les vingt louis en réserve qu'a Michel vont passer trois fois dans les mains de la fée aux Miettes, et ils seront trois fois perdus. Une première fois, Michel donne les vingt écus que lui a donnés son oncle, pour permettre à la fée de gagner la petite ville de Greenock. La somme lui a été volée, dit-elle, par les Bédouins, sur les côtes d'Afrique, quand Michel la repêche dans les sables mouvants. La somme est reconstituée par les moules des boutons de la vieille veste de l'oncle, elle sera perdue à nouveau dans le naufrage. Michel se dépouille une troisième fois de vingt louis d'or de ses économies, -- pour réparer la perte. Les dons successifs coïncident avec la saint Michel et les anniversaires du jeune homme. Autant d'étapes dans l'initiation du jeune charpentier, jusqu'au don / échange de la fée qui offre contre la bourse du jeune homme, son portrait dans un médaillon suspendu à une chaîne.

      Il y aura un dernier don de vingt louis d'or, là encore don qui se traduit par une perte; ce sera le prix payé par Michel pour embarquer sur le grand vaisseau La Reine de Saba , prix du passage pour un voyage auquel il ne pourra participer, puisqu'il est jugé le jour même du départ, précisément le jour de la Saint Michel. Les vingt louis lui avaient été donnés par maître Finewood, dont il a été aimé comme par un autre oncle ou un autre père. Après le père perdu, après l'oncle parti à la recherche du père, on retrouve une troisième figure du père, et c'est encore à la reherche de son père que veut partir Michel en embarquant sur la Reine de Saba  238  . Les vingt louis d'or, après une addition magique, représentent le travail du charpentier.

      Le voyage lui-même semble reproduire le précédent voyage qui s'est soldé par un naufrage.

      Un autre acteur rentre dans ce circuit fantastique de la fortune opposée à la pauvreté, c'est le juif Jonathas appelé le changeur.

      Il est apparu une première fois dans le chapitre XIV, en même temps que l'affiche annonçant en hébreu le voyage du grand vaisseau, La Reine de Saba.. Michel a traduit pour les autres ouvriers le message mystérieux, et le vieux juif a validé sa traduction de l'hébreu.

      C'est la rencontre de trois pôles, le pôle du mythe céleste (le vaisseau, la quête), le jeune charpentier, le cycle du temps.

A la garde de ses brillantes étoiles, et sous la protection des saints anges qui couvrent de leurs ailes le commerce de la mer, les mariniers, les charpentiers et les marchand de Greenock sont avertis du départ du grand vaisseau La Reine de Saba , qui fera voile après demain, jour de saint Michel, prince de la lumière, créé et bien-aimé du Seigneur souverain de toutes choses, hors de ce port d'élite et de salut, qui brille au front des îles de l'Océan comme une perle très choisie. (chapitre XIV, p. 238 )

      Belkiss 239  , héritière de l'anneau, du sceptre et de la couronne de Salomon est au terme du voyage.

      L'image du "vieux petit juif" accroupi dans ses haillons a quelque chose du squelette des cabinets d'anatomie. Là où le peuple se moque, des conditions du voyage, de Michel, du juif maudit, il y a occasion pour le jeune Michel de rêver sur toutes les ressemblances du nom, nom du bateau / Belkiss, Michel et le jour de la saint Michel, et de respecter le Juif et sa lecture de la Loi.

"La Reine de Saba est frétée pour l'île d'Arrachieh dans le grand désert libyque, où elle parviendra, si Dieu ne l'a autrement résolu dans les desseins impénétrables de sa sagesse, devant laquelle l'univers entier est un faible atome, par les canaux souterrains qu'a ouverts à un petit nombre de navigateurs choisis la puissante main de la très sage Belkiss, souveraine de tous les royaumes inconnus de l'Orient et du Midi, héritière de l'anneau, du sceptre et de la couronne de Salomon, et l'unique diamant du monde.(chapitre XIV, p. 239 )

      D'un côté, la transmission perpétuée, -- transmission de la sainte Ecriture et circularité du temps --, et de l'autre, l'incompréhension, la moquerie, l'isolement, le ghetto . On retrouve au coeur de la constellation l'oncle et le père pleurés. Michel a le devoir sacré de courir à la recherche de cette île fantastique.

      Le vaisseau fantôme met à la voile au moment même où Michel marche au supplice. Il y a coincidence entre le vrai départ du vaisseau fantôme et le faux départ de la vie. Jonathas, le vieux Juif réapparaît au procès. Appelé cette fois "le batteur d'or", Jonathas est sommé par le juge d'évaluer le médaillon. Le portrait qui est fait du "vieil Hébreu" le situe dans un espace totalement différent de celui des juges et de la foule qui remplit le tribunal. La transformation notée est l'indice de sa véritable dimension figurative qui se découvre alors au jeune charpentier :

Jonathas le batteur d'or -- c'était le vieux juif que j'avais vu deux jours auparavant au pied de la pancarte hébraïque du capitaine -- me parut cette fois plus décharné, plus diaphane et plus misérable encore que l'avant-veille. Son échine cassée, qui se pliait en cerceau, soutenait avec peine à la hauteur de sa poitrine une tête branlante, qui ne se soulevait sur l'espace de rameau fatigué auquel elle pendait comme un fruit trop mûr qu'au traitement ou au nom de quelque métal précieux. Tout exigüe que fut cette apparence de corps, elle n'avait certainement pas pu entrer sans un effort incroyable dans le juste étriqué de serge autrefois noire qui la comprimait comme le fourreau d'un mauvais parapluie tordu, et qui ne descendait jusqu'au-dessus de ses genoux, avec une somptuosité un peu prolixe, que pour dissimuler le délabrement d'un caleçon de toile cirée que le temps avait réduit à la plus simple expression de sa trame grossière, en enlevant par larges écailles l'enduit solide qui l'avait protégé, pendant une moitié de siècle. Le tissu de cet habit, blanchi par le frottement de ses omoplates, et percé symétriquement par la saillie de ses vertèbres, rappelait aux yeux le vent ou la nuée textile dont parle Pétrone, tant les frêles réseaux qui lui prêtaient encore une consistance fugitive semblaient près de se dissoudre au frottement flexible du premier arbuste, ou au souffle espiègle du premier passant; et vous les auriez confondus avec ceux de l'araignée travailleuse qui avait tendu sur leur canevas presqu'invisible une doublure de peu de valeur, prudemment respectée par la brosse de Jonathas, brosse innocente et vierge, si elle a réellement existé, qui ne frotta jamais rien, de peur d'user quelque chose.(p. 260 )

      Le corps du vieux juif construit, ou plutôt déconstruit à partir de la figure du Juif errant, est une apparence de corps, dans un tissu qui n'est plus qu'une toile d'araignée. La fragilité de l'homme et de l'habit, la menace de la dissolution sont combattues par la mise en réseau figurée par l'araignée représentant la corrélation qui peut exister entre des mondes si différents. L'évaluation rappelle le mode de calcul de maître Finewood, totalement séparée du rapport à la richesse de la société. Le compte fait par Jonathas évaluant le médaillon retenu par une chaîne d'or contenant le portrait de Belkiss, va de dix-neuf guinées à dix-neuf mille, puis à vingt mille neuf cents, pour finir par deux cent mille guinées, ou plutôt deux millions de guinées. Pendant ce temps-là, le partage des diamants fait oublier aux juges que la vie d'un homme est en jeu.

      Le Juif est condamné à mendier, ce qu'il rappelle, depuis la ruine du temple de Jérusalem (ce qui renvoie à Salomon et à la Reine de Saba ).


4 - L'un dans l'autre. La "vision binoculaire"

      Le bijou retenu par la chaîne d'or avec le portrait de Belkiss, donné par la Fée aux Miettes à Michel, n'a pour le juge et ses comparses, qu'une valeur marchande et vaut ce que valent les procès de justice. Le changeur, par son métier, se trouve à la lisière des deux mondes, et des temps différents, puisqu'il est attaché à la tradition sacrée et reste toujours partiellement dans l'espace biblique du temple de Salomon.

      En même temps que la vente du médaillon, intervient un pli aux sept sceaux signé de Belkiss.

      Ainsi sont pensés et signifiés deux espaces, l'espace institutionnel du tribunal et l'espace sacré : immanent / transcendant.

      L'espace sacré insinue, au travers de Jonathas peut-être une présence de la faute, mais aussi d'un possible rachat. Jonathas est décrit dans sa fragilité (cassé, branlant, décharné ), comme un objet d'art préservé, infiniment précieux, rameau détaché d'un arbre mystique. Il y a à la fois restriction, exiguïté et somptuosité, au delà du corps ruiné qui ressemble à un mort, toujours humilié et pourtant passeur, -- ce qui rappelle le rôle de Charon avec la barque des morts --, vers l'Ailleurs 240  . Michel vend son cadavre à Jonathas, pour toucher une dernière fois le portrait de Belkiss. Au pied de l'échafaud où il doit être pendu, il retrouve Jonathas roulé dans le linceul où il espérait emporter le cadavre du jeune homme. La mort absente de Michel est présentée par ce linceul--enveloppe. Condamné à mort dans le monde des humains pour un crime imaginaire, Michel peut rentrer dans "le monde de l'imagination et du sentiment". Il a vingt et un ans. Il a gagné par cette épreuve dont il est sorti vainqueur, l'accès à la maison magique de la Fée aux Miettes.

Nous arrivâmes enfin à l'endroit des murs extérieurs de l'arsenal où devait être appuyée cette maisonnette dont la Fée aux Miettes me parlait quelques années auparavant. Je l'avais souvent cherchée depuis sans la découvrir, et je ne fus pas surpris qu'elle m'eût échappé jusque là, quand la Fée aux Miettes me la montra dans un recoin fort caché en la touchant du doigt avec une baguette . (chapitre XX, p. 278 )

      Entrer dans la maison de la Fée qui a la taille d'une maison de poupées implique un autre mode de lecture qui renvoie à la langue de l'enfance, la langue originaire, et le "vous" par lequel Michel interpelle son visiteur à la maison des lunatiques, -- Vous avez infailliblement vu, monsieur dans les jouets des enfants, et vous vous souvenez peut-être, car c'est la dernière chose qu'on oublie, d'avoir possédé parmi les vôtres une jolie petite maison de carton verni (...) --, interpelle en fait le lecteur et le fait rentrer dans l'univers des valeurs de l'imaginaire.

      L'espace de la Fée participe de la maison de poupée avec ses dimensions réduites et son aspect sans doute naïf, mais qui refuse de "prêter à l'illusion par quelque artifice imposteur". L'illusion est donnée comme telle, et ce que dit la Fée aux Miettes à Michel qu'elle guide, est leçon pour le lecteur :Tu t'étonnes de tout, (...) et c'est une mauvaise disposition pour vivre dans le monde de l'imagination et du sentiment, qui est le seul où les âmes comme la tienne puissent respirer à leur aise. Laisse-toi conduire, car il n'y a que deux choses qui servent au bonheur : c'est de croire et d'aimer .

      Les jardins de la Fée sont un labyrinthe pour le promeneur, jardin enchanté, des plus rares merveilles de la création, et propres à figurer le jardin d'Eden. Divine munificence de la création ! Sublime enchantement des yeux ! La Fée aux Miettes, en l'appelant, interrompt les rêveries de Michel. La "bonne vieille" l'éclaire avec un flambeau.

      Placé dans un jardin édénique comme aux premiers jours de la création, Michel pose la question du rapport de l'homme au savoir. C'est le savoir qui est responsable du malheur de l'homme et l'empêche de jouir du bonheur.

Que m'importent les causes et les motifs du bien dont je ressens les effets, et de quel droit irais-je m'en informer avec une sotte et orgueilleuse curiosité, quand tout m'avertit que je suis né pour jouir de ma vie et de mon imagination, et pour en ignorer le mystère? Funeste instinct qui ouvrit à Eve les portes de la mort, à Pandore la boîte où dormiraient encore toutes les misères de l'humanité, et à je ne sais quelle noble châtelaine dont j'ai oublié le nom, le cabinet sanglant de la Barbe bleue ! (Chapitre 20, p. 283)

      Sur la terre, la Fée, sous ses traits humains d'une vieille naine, dentue, difforme et ridicule, que tout Granville a vu mendier pendant cent ans, sous le porche de son église, est à la fois mère, éducatrice et dépositaire de la mémoire de l'humanité. Elle est à la fois la gardienne et celle qui transmet les langues, les secrets de la terre. C'est elle qui donne à Michel à choisir entre l'état de charpentier, --- le travail des mains --, et une carrière illustre et fortunée. La Fée aux Miettes, celle qui a éduqué, formé le charpentier depuis son enfance, ressemble le plus souvent à un personnage de contes, avec une sorte de caractère mécanique, mais, par instants, il y a ancrage dans un réel saturé de réalisme, sous la forme, -- celle que voient les Autres que Michel --, d'une vieille naine aux longues dents, et dans le texte de présentation de la maison de poupée, d'une "bonne vieille" 241 

      Le sommeil ouvre une porte nouvelle, et un autre espace à l'intérieur de la petite maison de la fée. Une porte se ferme, celle de la chambre de la fée aux Miettes. Si on regarde la construction des chapitres XX et XXI, ils sont essentiellement consacrés à la maison de la Fée, et au dialogue de la Fée et de celui qui veut n'être qu'un charpentier, mais ils servent aussi à construire une sorte de parcours en forme de labyrinthe, préparant l'arrivée de Belkiss et la nuit de noces. Une porte s'est refermée, Michel,une fois seul, fait jouer le ressort du médaillon.

      Le médaillon a joué, dans la mise en place d'une autre scène, dans la migration de l'autre côté, le rôle d'une sorte de miroir. Donné par la fée comme étant son portrait (chapitre XI, p. 224), il est défini par elle comme ayant un pouvoir magique.

Qu'il te souvienne seulement de ne jamais l'offrir aux regards d'un homme, car je connais son funeste effet sur les coeurs; il trouble au premier abord les raisons les plus éprouvées, et ce n'est que pour toi, mon bien-aimé, qu'il est sans danger de contracter cette folie, dont la prochaine possession de ma main te guérira . (chapitre XI, p. 224, 225)

      Portrait, ressort, secret, ouvert / fermé. Il fait donc partie de l'intime, ce qui ne doit pas être montré.

      Le portrait magique dans le médaillon en or pur, serti d'escarboucles fabuleuses, liées au voyage et aux légendes du passé, a un effet miraculeux.

(...) je ne l'écoutais plus, je ne la voyais plus. Je ne voyais, je n'entendais que ce portrait de femme qui parlait pour la première fois à un sens de mon âme nouvellement révélé. Je ne sais comment cela se faisait, mais j'éprouvais que le sentiment même de ma vie venait de se transformer en quelque chose qui n'était plus moi et qui m'était plus cher que moi!... Ce n'était pas une femme comme je l'avais comprise; ce n'était pas non plus une divinité comme je l'avais imaginée. C'était cette divinité revêtue d'un extérieur où elle daignait s'assortir à la faiblesse de mes organes, sous des apparences qui troublent sans faire tout à fait mourir. C'était cette femme radieuse d'une expression indéfinissable, et dont la vue comblait mon coeur d'une félicité plus achevée et plus parfaite que toutes les félicités fantastiques de l'imagination. Et je me perdais dans cette contemplation, comme le dévot extatique pour qui le ciel de mystères vient de s'ouvrir. (chapitre XI, p. 226 )

      Il se passe, dès le moment où Michel ouvre le médaillon, une transformation dans ses sens, annulation de la vue et de l'ouïe, pour un rapport totalement différent qui le révèle à lui-même. Le portrait miroir avec son cristal crée en retour du regard de celui qui le contemple, une forme qui s'anime, comme il s'est animé quand il a été produit par la parole divine.

      Contemplation vaut conversation avec Belkiss, sans la médiation de la parole.

Il s'était formé entre son portrait et moi une espèce d'intelligence merveilleuse qui suppléait à la parole, avec plus de mouvement, de rapidité, d'entraînement peut-être, comme si la plus légère des impressions de ma pensée allait se refléter, par je ne sais quelle puissance dans ces linéaments immobiles, dans ces couleurs fixées par le pinceau , et mettre en jeu sur l'émail une âme qui m'entendait. (chapitre XIII, p. 234 )

      Le pouvoir de la conversation imaginaire est tel qu'elle prête vie à la créature peinte sur le médaillon.

      La vie du portrait sans doute est toujours soumise à des modalités : "On aurait dit que Belkis voulût me rassurer par un sourire"

"On aurait dit qu'elle compatissait à mes souffrances par une larme"

      "Belkiss semblait y céder elle-même par une si invincible sympathie". Belkiss semble céder à la passion qui anime Michel.

Un jour, un seul jour, le désordre de ma passion m'avait emporté si loin, et Belkiss semblait y céder elle-même par une si invincible sympathie, que mes lèvres se rapprochèrent en frémissant du médaillon, tandis qu'un prestige dont le délire de l'amour peut seul expliquer le mystère prêtait à l'image animée le mouvement et les proportions de la nature, et me la montrait émue, agitée, palpitante, prête à s'élancer, pour joindre ses lèvres aux miennes, hors de son cercle d'or et de son auréole de diamants. Je sentis que la chaleur de son baiser versait des torrents de flammes dans mes veines, et que ma vie défaillait à ma félicité. Ma poitrine se gonfla comme si elle était près d'éclater, ma vue se voila d'un nuage de sang et de feu, mon âme se réfugia sur ma bouche, et je perdis connaissance en prononçant en balbutiant le nom de Belkiss.(p. 234 )

      On est passé du portrait animé, à l'animation en retour du sujet passionné. portrait sans référent, sinon fantasmatique. Peu d'informations sur la femme du portrait : on part d'une "apparition", -- comme les balbutiements d'un homme endormi qui se croit frappé d'une apparition ( chapitre XL, p. 225 ), et de son caractère magique. Elle est une femme, à l'expression indéfinissable, le narrateur évoque la voix mystérieuse, et le céleste souvenir de ses lèvres et de son regard.

      Le regard n'est pas seul en cause. Du "voir le portrait", on passe à un rapport religieux, -- il se précipite à genoux devant l'image vivante --, puis amoureux (le baiser ). Le portrait se dédouble, à la fois portrait peint, enfermé dans un médaillon, -- qu'il porte sur sa poitrine, ouvre, referme -, et image magique de Belkiss 242 

      L'objet portrait passe de mains en mains, peut être évalué, vendu, fractionné. Il est apparu au chapitre XI, lors du naufrage. En fait, il a frappé le narrateur 1 dans le costume du lunatique, dès le chapitre II.

      Si Michel voit et sent le portrait qui s'anime et vit aussi d'une vie propre en dehors de lui, -- cf. "Belkiss dormait" qui clôt le chapitre XXI --, le portrait change de visage, selon celui qui le regarde : La reine de Saba "menace les regardants de deux rangées de dents (si) effroyables", quand le regardant est le vieux Jonathas, et le président du Tribunal de Greenock reconnaît la peinture parlante de l'auguste reine des îles d'Orient, la divine Belkiss , mais elle semble toujours grincer des dents quand elle le regarde, et le repousser en présentant un aspect rébarbatif et maussade. La multiplicité des visages recouvre une réalité unique et mythique.

      Un rapport très particulier unit le narrateur et le portrait :

Et tandis que je me confondais ainsi en inexprimables douleurs, je m'aperçus à je ne sais quelle pulsation impossible à décrire que le portrait de Belkiss ne m'avait pas quitté, car il palpitait contre mon coeur comme un autre coeur . (chapitre XVI, p. 252 )

      Ce n'est pas l'effet de réel qui est cherché 243  , mais un rapport archaïque sur la scène du fantasme. La figure d'une femme se dévoile tout entière dans le portrait, et c'est au travers du portrait que s'établit la communication amoureuse, où le Sujet participe par "l'enthousiasme", à la dimension du divin, émotion qui engage le corps, en actualisant dans l'instant une figure qui échappe au temps, hors du temps.

      La dualité est résolue dans une palpitation réciproque. L'image enfermée dans le médaillon, fixée dans une représentation picturale, que peuvent regarder, toucher même le président du tribunal, le changeur juif, et dont se moque en la dévaluant Folly Girlfree, qui passe de main en main au tribunal, ne rend compte qu'imparfaitement de la miraculeuse suavité de cette céleste physionomie .

      Une nouvelle manifestation de Belkiss, cette fois, est réservée au Sujet, l'apparition a lieu dans son sommeil, quand il est dans sa chambre close, parfaitement close, dans la maison de la Fée.

      Le chapitre XXI s'est refermé sur le Belkiss dormait , la Belkiss du médaillon. Le chapitre XXII s'ouvre avec l'apparition en songe de Belkiss.

La décoration élégante, mais simple, de la maisonnette fit place aux colonnades magnifiques d'un palais éclairé de mille flambeaux qui brûlaient dans des candélabres d'or, et dont l'éclat se multipliait mille fois dans le cristal des miroirs, sur le relief poli des marbres orientaux, ou à travers la limpide épaisseur de l'albâtre, de l'agate et de la porcelaine. Bientôt la lumière diminua par degrés, jusqu'à ne verser sur les objets indécis qu'un jour tendre et délicat, semblable à celui de l'aube quand les profils de l'horizon commencent à se découper sur son manteau rougissant. Je vis alors Belkiss, c'était elle, s'avancer modestement, enveloppée dans ses voiles comme une jeune mariée et appuyer sur mon lit ses mains pudiques et son genou de lis, comme pour s'y introduire à mes côtés.

      C'est d'abord un espace, la mise en place d'un palais des Mille et une nuits, avec un dispositif multipliant les reflets. La naissance de Belkiss est aussi la naissance d'un faux jour.

      La figure paradisiaque de Belkiss n'est pas un portrait peint limité à un visage, elle a un corps, enveloppé de voiles, s'avance et appuie ses mains et son genou sur le lit, la pudeur étant le trait essentiel de son attitude : modestement, pudique, genou de lis, voile, jeune mariée.

      Le couple peut se former, avec la résolution de la dualité entre Belkiss et la Fée aux Miettes. En donnant le médaillon ( p. 225 chapitre XI ) la Fée aux Miettes avait une première fois affirmé qu'elle était Belkiss.

-- Prodige de grâce et de beauté, ravissante Belkiss, où êtes-vous ?
-- Elle est devant tes yeux, répondit la Fée aux Miettes, et ne la reconnais-tu pas ?

      Mais Michel a beau attendre le miracle, rien ne se produit, et il ne voit que la Fée aux Miettes d'un côté, et le portrait peint.

      Nous avons un mouvement inverse avec l'apparition dans le sommeil de Belkiss. Michel qui veut rester fidèle à la Fée aux miettes commence par la refuser et la repousser.

-- Hélas ! Belkiss, m'écriai- je en la repoussant doucement, que faites-vous, et qui Vous amène ici ? Je suis le mari de la Fée aux Miettes.
-- Moi, je suis la Fée aux Miettes, répondit Belkiss, en se précipitant dans mes bras
( p. 296 )

      Les deux figures se trouvent réunies dans la magie de la nuit et son obscurité, pour devenir une figure unique, articulant l'humain et le divin :

-- La Fée aux Miettes! repris-je en tressaillant d'un étrange frisson, car tout mon sang s'était réfugié à mon coeur. Belkiss est incapable de me tromper, et cependant je sens que vous êtes presque aussi grande que moi !
-- Oh ! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que je me déploie .
-- Cette chevelure aux longs anneaux qui flotte sur vos épaules , Belkiss, la Fée aux Miettes ne l'a point !
-- Oh ! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que je ne la montre qu'à mon mari.
-- Ces deux grandes dents de la Fée aux Miettes, Belkiss, je ne les retrouve pas entre vos lèvres fraîches et parfumées !
-- Oh ! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que c'est une parure de luxe qui ne convient qu'à la vieillesse.
-- Ce trouble voluptueux, ces délices preque mortelles qui me saisissent auprès de vous, Belkiss , je ne les connaissais pas auprès de la Fée aux miettes! -- Oh ! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que la nuit tous les chats sont gris
.

      Le jour rétablit la dualité: l'ombre de Belkiss qui s'enfuit à travers les ténèbres, et "la bonne vieille" accroupie devant la bouilloire pour préparer le déjeuner.

      La dualité de Belkiss, alias la Fée aux Miettes, est perçue par Michel qui se connaît lui aussi double. Il apparaît comme un fou au regard de maître Finewood et ses compagnons. La répétition des apparitions nocturnes divise sa vie en deux, un côté diurne avec sa vieille épouse, et un côté nocturne dans la volupté d'un Orient de rêve.


5 - Loup, y es-tu? L'écriture et le double poétique

      Vécue et éprouvée comme double, la réalité s'exprime sous une double forme poétique : l'utilisation à l'arrière-plan d'un second texte, ou plutôt d'un texte primitif sur lequel le texte qui nous est proposé est réécrit à la façon d'un palimpseste, permet de conjuguer poétiquement, de donner une représentation, deux écritures en une, du deux - fournissant la manifestation d'une dualité en cours de résolution.

      Le dialogue du rêve entre Michel et Belkiss laisse reconnaître le dialogue du Chaperon Rouge et du Loup. Le cadre est le même, le trouble sexuel et l'interrogation sur les parties du corps, avec, au terme, les grandes dents de la Fée aux Miettes que le jeune homme ne retrouve pas dans Belkiss.

      Pierre-Georges Castex parle d'un pastiche ( note 1, p. 297, Nodier, Contes , Garnier). On peut préférer, en se référant à Palimpsestes de Genette parler d'"intertextualité", et de "coprésence"entre les deux textes 244  perçue par le lecteur, et bien faite pour lui donner du plaisir et le placer en situation d'écoute d'un conte. Si Belkiss appartient à l'espace sacré et religieux du mythe, la Fée aux Miettes est reliée à l'espace populaire du conte qui ici fait son apparition, à la fois reconnu et nié. -- Ces deux grandes dents de la Fée aux Miettes, Belkiss, je ne les retrouve pas entre vos lèvres fraîches et parfumées. ( versus -- Ma mère- grand , que vous avez de grandes dents ! ). Derrière la négation qui sépare, la communauté de l'étreinte et de l'enveloppement, sur un arrière-fond d'interdit.

      Le caractère formulaire et rituel de la rencontre qui place le héros dans la position du petit Chaperon rouge est répété quand Michel, dans la nuit, "finit d'épouser"la Fée aux Miettes, au chapitre XXV.

      Belkiss, c'est moi, dit la Fée aux Miettes, et c'est à la Fée que Michel adresse les mêmes paroles.

-- (...) mais ne m'expliquerez-vous pas auparavant comment il se fait que vous soyez dans votre lit presque aussi grande que moi?
--- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle; c'est que je me déploie.
-- Cette chevelure aux longs anneaux qui flotte sur vos épaules, Fée aux Miettes, vous l'avez jusqu'ici cachée à tous les yeux!
--- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle; c'est que je ne voulais la laisser voir qu'à mon mari.
-- Ces deux grandes dents qui vous déparent un peu au jour, Fée aux Miettes, je ne les retrouve pas entre vos lèvres fraîches et parfumées.
-- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que c'est une parure de luxe qui ne convient qu'à la vieillesse.
-- Ce trouble voluptueux ...

      Mais s'il y a une répétition explicite du même dialogue, la seule variation étant introduite par le changement de nom, un dialogue recouvrant l'autre, le doute subsiste, exprimé par la Fée.

Ces explications, Fée aux miettes, je les avais rêvées une autre fois, ou je les rêve maintenant.
-- Oh ! que cela ne t'étonne pas, dit-elle; tout est vérité, tout est mensonge.

Toute ma vie est en vous, Fée aux Miettes

      Dans les contes, la métamorphose finale rend à la bête son apparence première, et le prince, "plus beau que l'Amour", prend la place de la Bête. Belkiss ne prend pas la place de la Fée aux Miettes. La Fée va disparaître, et avec elle, les visions nocturnes de Belkiss. Il reste à Michel à accomplir le programme fixé par la Fée avant son départ : aller chercher de par le monde la mandragore qui chante - dans les six mois qui viennent et le séparent de la saint Michel.

      La quête de Michel, obéissant au programme de la Fée, est coulée dans le moule déjà utilisé, celui des vieilles légendes et de l'enfance; les mandragores qui chantent, il les connaît, pour les avoir entendues dans "les folles ballades des écoliers et des compagnons de Granville.

      Le portrait de Belkiss laisse découvrir, si on fait jouer le ressort dans le sens opposé, sur l'autre face, le portrait de la Fée aux miettes. Ni fusion, ni superposition, ni effacement, mais une coexistence des contraires, ce que manifeste la phrase de la Fée :Tu les conserveras tous les deux . (p. 314 )

      C'est une épreuve à laquelle la Fée soumet Michel; il lui faut arriver au coucher du soleil de la saint Michel suivante, sans ouvrir son coeur à une autre passion et sans éprouver des regrets des engagements qu'il a pris . Il doit trouver le remède spécifique qui prolongerait l'existence de la Fée, en lui rendant sa jeunesse. Cette dernière phase débouche sur une sorte d'impasse. Pour Michel, il y a impossibilité totale de vivre dans un monde qui lui est étranger.

Que ferais-je après vous dans ce monde qui m'est étranger, au milieu des hommes qui ne me comprennent pas, et dont les tristes sciences m'ont rebuté de tous les bonheurs dans lesquels vous n'entrez pas pour quelque chose ?

      Sans la Fée / Belkiss, il est condamné à vivre parmi les hommes comme un proscrit interdit de l'eau et du feu.

      La Fée disparaît et annonce avec sa disparition, celle de Belkiss. Je ne t'accompagne pas ( ... ). Bien plus, pendant tout ce temps-là, tu ne reverras pas Belkiss.

      En même temps que s'effacent les deux figures féminines de l'intercession, apparaît la Figure de la Mort. Curieusement la figure de la mort se profile derrière la Fée aux Miettes : celle qui n'avait pas d'âge accuse les méfaits du temps et craint la vieillesse. Menace de la mort et du temps. Il n'y a pas de temps à perdre, dit-elle, (... ) Les heures me vieillissent plus depuis quelque temps, que ne faisaient les années . La Fée est nommée "la bonne vieille", vieille femme accroupie telle Cendrillon auprès du feu. Mais, alors qu'elle craint la vieillesse, Michel appelle la mort. Toute ma vie est en vous, Fée aux Miettes .

      Quelque chose se joue avec la mort et le vieillissement que ne connaîtra pas Michel, et auquel cherche à échapper la Fée.


6 - Le RIEN et le TOUT

      Plusieurs fois dans le récit, des personnages ou même des épisodes ont échappé au regard des autres, par une singulière invisibilité intermittente, ce qui est la qualité des fantômes.

      Quand Michel arrive à Greenock et se recommande sur les chantiers du nom de la Fée aux Miettes, son nom est inconnu, et sa maison (pourtant près de l'Arsenal ) ignorée ( chapitre XIII ). Après le procès et la condamnation à mort, Michel qui est conduit à l'échafaud dressé en ville pour être pendu, ne reconnaît personne dans la foule, comme si elle s'était renouvelée tout entière, durant le cours de cette terrible nuit (XIX, p. 267 ).

      Enfin quand Daniel fait une sorte d'enquête à Greenock, nul n'a entendu parler de la Fée, ni, chez l'aubergiste, de "l'homme à la tête de chien".

      Si l'ordre social et la science s'en mêlent, la présence de ceux qui sont différents apparaît comme une menace qu'il faut écarter. La société alors enferme, se fait "anthropophage", s'érige en juge et exclut. C'est sa façon à elle d'effacer les traces des indésirables. Indésirables pour la société, ceux qui ne partagent pas ses valeurs ou les mettent en péril.

      Sans nous appesantir sur une lecture maçonnique de La Fée aux Miettes, il faut bien, au terme du parcours de Michel le charpentier placé sous le signe de la saint Michel, -- tous les événements importants de sa vie ont lieu le jour de la saint Michel -- chercher un sens initiatique au Voyage qui permet au jeune homme de retrouver les traces de ses pères. Guidé par la figure maternelle de la Fée, il peut quitter le monde conventionnel où il n'a pas sa place, pour réintégrer le lieu mystérieux où sont déjà son père et son oncle.

      Le Voyage dont le grand vaisseau de la Reine de Saba  245  est sans doute la figure la plus achevée, puisqu'il conduit au royaume mythique de la Reine de Saba et de Salomon, est répété d'un bout à l'autre de l'histoire de Michel, sans jamais prendre forme pour lui.

      Naufrage, impossibilité d'embarquer, nous ne voyons que son parcours de Granville à Greenock, pour revenir à Glasgow.

      Alors que ses pères ( père et oncle ) ont réussi leur "sortie", les trajets de Michel sont sous le signe de la simulation et de la représentation. Simulacre de départ, simulacre de voyage, simulacre de crime, simulacre d'exécution. La répétition même de certains actes ( le don fait trois fois de la même somme à la Fée aux Miettes ), déréalise la vie du jeune homme.

      L'effacement des traces va de pair avec une sorte de brouillage qui efface la différence entre ce qui peut être l'imaginaire et le réel. Le corps donné au rêve ( les chiens ) estompe les angles prosaïques de la vie réelle et ouvre des perspectives infinies. Les séries élargissent jusqu'à l'infini ce qui est limité. Nous avons vu la multiplication de la Fée avec ses quatre-vingt-dix-neuf soeurs. Michel lui-même, à l'intérieur de la république des charpentiers, se trouve multiplié : toutes les filles de maître Finewood ont eu, le même jour, un petit garçon nommé Michel, et ils portent tous une marque semblable. L'épanchement du conte dans la vie réelle donne un aspect de fantaisie à l'espace terrestre, le rend peut -être acceptable.

      Mais sur un autre versant, se laisse repérer une dimension d'un ailleurs véritable, capable non pas d'amuser, mais de régénérer le Sujet. Il court, en effet, à travers tout le texte de La Fée aux Miettes , un vocabulaire religieux qui suppose des places ou des rôles à remplir, échappant au temps et aux lieux. L'importance du calendrier, avec le retour de la saint Michel anniversaire, sert de toile de fond à la célébration d'une sorte de mystère.

      L'utilisation des langues, langue sacrée comme l'hébreu, ou langue régionale comme la langue maternelle de la Fée aux Miettes, l'anglais que parle Michel en Ecosse, relève de cette volontaire dispersion à vocation cosmique.

      La Fée aux Miettes quitte l'espace des fées pour s'encadrer dans un espace religieux. La Fée aux Miettes prenait la Bible, ou quelque production de la philosophie et de la poésie antique, et m'en lisait des passages dans la magnificence naïve de leurs langues originales, en les développant tantôt dans ces langues mêmes, tantôt dans celles des modernes, car les faciles travaux auxquels elle n'avait cessé d'accoutumer agréablement mon esprit ne tardèrent pas à me mettre en état de les laisser entendre aussi distinctement que la mienne . ( p. 310, chapitre XXIV )

      Le Livre Sacré garantit l'existence de la Fée, avec un commentaire du héros qui laisse entrevoir qu'il n'adhère pas totalement à ce qu'il raconte :

Il est incontestable que la Fée aux Miettes est une de ces intelligences supérieures dont elle vient de me parler, et dont il n'est pas permis de mettre l'existence en doute, à moins de contester outrageusement au Créateur la puissance de faire quelque chose qui vaille mieux que l'homme, elle n'est certainement pas du nombre de celles que Dieu a maudites, car toutes ses actions et tous ses enseignements semblent n'avoir pour objet que de le faire aimer davantage. Il n'y a pas d'ailleurs de plus savante, de plus digne et de meilleure femme. C'est seulement grand dommage qu'elle soit si vieille et qu'elle ait de si grandes dents . (chapitre XXIV, p. 311 )

      Le narrateur évoque, avec une ironie amusée, la double vie qu'il mène, ses nuits d'amour avec Belkiss, et ses journées studieuses avec la Fée aux Miettes. La distance prise avec la narration fait ainsi de lui, à ce moment comme à d'autres du texte, un narrateur privilégié, interprète de ce qu'il raconte et capable de jeter un regard distancé et amusé sur son propre discours. Le même texte valide l'existence de la Fée et la désigne comme le personnage caricatural des contes de fées.

      Placée auprès de Dieu, la Fée, sous la forme disgracieuse qui lui est donnée, marquée par le temps humain, veut arracher Michel au limon humain et lui rendre sa véritable place. Les deux faces du médaillon, figure de la dualité, sont à l'image des deux aspects de l'homme.

Enfant ! reprit-elle, pauvre, mais digne créature qu'une méprise de l'intelligence qui préside à la distinction des espèces a malheureusement laissé tomber pour un petit nombre de jours dans le limon de l'homme, ne te révolte pas contre l'erreur de ta destinée ! je te reconduirai à ta place ! ( chapitre XXV, p. 314 )

      Le programme de la Fée reconduire Michel à sa place , ( Michel est appelé par superposition au Tribunal dans un glissement moqueur par le Président qui ne se rappelle pas son prénom, "Raphaël, Gabriel, ou comme on t'appelle") est marqué par le nom de Michel et coïncide avec le monologue à demi-voix de Michel à la Cour d'Assises. Placé en position d'accusé et de coupable pour un meurtre imaginaire, il transforme en animaux les juges et la Cour, vision dégradée d'une humanité déshumanisée, et il trace une voie de Salut pour l'homme qui n'aurait pas été dégradé.

-- Il faut convenir (...) que le mystère du sixième jour de la Genèse 246  est encore loin d'être éclairci, et qu'en réduisant l'homme dégradé par sa faute à l'état des animaux relevés jusqu'à son abaissement, le Seigneur aurait tiré une digne vengeance de l'orgueil insensé du père de notre race. -- Et alors, ou je me trompe, les enfants d'Adam qui auraient conservé sans altération, pendant la nouvelle épreuve de vie, le germe d'immortalité qui a été déposé en eux pourraient espérer de retourner un jour à ce paradis de délices, oeuvre facile de la toute puissance, oeuvre naturelle de la toute bonté. Le reste retournerait d'où il vient : dans le foyer de la matière éternelle ! (chapitre XVII, p. 254 )

      

      Anticipant l'enfermement final chez les "lunatiques" de Glasgow, l'avocat, en entendant les déclarations de Michel le tient pour un fou. La manifestation physique de ce que croit l'avocat, - il tient Michel avec un doigté si brutal et si aigu qu'il semble prêt à extraire la substance médullaire de son cerveau --, fonde par la violence les valeurs sociales.

      La double position de Michel au tribunal, sujet voulu ( accusé ) et sujet voulant (sujet du croire) l'inscrit dans un double espace contradictoire.

      On découvre une double lecture des temps calamiteux annoncés dans les prophéties . La lecture sociale et institutionnelle n'est pas la lecture de Michel et de la Fée. La mobilité inattendue du portrait de Belkiss, reine de Saba, aimée de Michel, mais aussi reine de Greenock, reflète les perceptions différentes et les variations de l'illusion à la réalité, chacun voit ce qu'il croit.

      L'épreuve finale dont la sanction devrait permettre à Michel de gagner pour toujours la Fée aux Miettes lui impose de trouver la Mandragore qui chante . La mandragore 247  est une figure intertextuellement qui est liée au fantômes, on la retrouve, nous allons le voir dans d'autres récits fantastiques jusqu'à Alraune ( La Mandragore ) de Hanns Heinz Ewers.

      Les mandragores, flétries et mortes, nommées dans le texte avant Michel, offrent dans le jardin des"lunatiques" de Glasgow une figure des "misérables" condamnés à "végéter" là, et une image d'un adoucissement opiacé de leur souffrance.

Je réfléchissais à ceci en mesurant du regard un grand carré de mandragores presque entièrement moissonné jusqu'à la racine par la main de l'homme, et sur lequel toutes ces mandragores gisaient flétries et mortes sans que personne eût pris la peine de les recueillir. Je doute qu'il y ait un endroit au monde où l'on voie plus de mandragores.
Comme je me rappelai subitement que la mandragore était un narcotique puissant, propre à endormir les douleurs des misérables qui végètent sous ces murailles, j'en arrachai une de la partie du carré qui n'était pas encore atteinte, et je m'écriai en la considérant de près : Dis-moi, puissante solanée, soeur merveilleuse des belladones, dis-moi par quel privilège, tu supplées à l'impuissance de l'éducation morale et de la philosophie politique des peuples, en portant dans les âmes souffrantes un oubli plus doux que le sommeil et presque aussi impassible que la mort?...( chapitre II, p. 180)

      Le premier narrateur mis en place dans le chapitre I condamnant le positivisme de son siècle, l'histoire et les historiens, accorde plus de crédibilité aux lunatiques , ils ont la possibilité de communiquer avec les intelligences d'un monde qui ne nous est pas connu , et si nous ne les entendons pas, c'est que leurs idées appartiennent à un ordre de sensations et de raisonnements qui est tout à fait inaccessible à notre éducation et à nos habitudes . Ce narrateur initial, destiné à être remplacé par un second narrateur Michel qui va dire Je à son tour, lunatique volontaire, se trouve lui-même parfaitement isolé et incompris chez les lunatiques de Glasgow, la situation qu'il a voulue étant le reflet comme dans un miroir de la situation du lunatique dans la société qui le condamne.

      La mandragore est sans voix pour le narrateur, comme toutes les mandragores que j'ai cueillies de ma vie. La mandragore qui chante est la fleur absente que cherche Michel.

C'est moi, c'est moi, c'est moi,
Je suis la mandragore,
La fille des beaux jours qui s'éveille à l'aurore,
Et qui chante pour toi!

      La chanson de la Mandragore, chantée par Michel enfermé à l'asile, est répétée plusieurs fois dans le récit, comme une sorte de refrain significatif. Elle est reprise par le jeune homme qui revient du Mont Saint Michel, présentée comme une ballade que les jeunes gens de Granville ont sans doute  248  apprise de je ne sais qui, si ce n'est de la Fée aux Miettes ; elle le réveille, chantée par les caboteurs qui vont prendre la mer sans lui. Refrain de l'enfance, la mandragore qui chante, si elle se matérialise enfin, doit mettre un terme à l'exil sur la terre de Michel.

      La conclusion qui n'explique rien et qu'on peut se dispenser de lire , apprend que Michel s'est évadé de la maison des lunatiques. Ce sont ses camarades, des lunatiques comme lui, qui ont décrit son ascension, dans la nuit de la saint Michel, avec, à la main, la mandragore qui chante.

-- Evadé, monsieur? et comment s'évaderait-on de la maison des lunatiques, à moins de s'évader par l'air, comme le disent ses camarades, qui prétendent l'avoir vu se balancer un moment à la hauteur des tourelles de l'église catholique, avec une fleur à la main, et chantant d'une manière si douce qu'on ne savait si ces chants provenaient de la fleur ou de lui?
-- C'était de la fleur, Daniel, ne t'y trompe pas
(Conclusion , p. 323 )

      L'évasion constatée par les lunatiques est validée par Je, le narrateur anonyme qui a visité la maison des lunatiques avec Daniel, son valet de chambre écossais. Cette issue "qui n'explique rien", n'efface pas toutefois l'angoisse de Michel exprimée au chapitre II, quand il fait la connaissance du narrateur. Il reste une dernière fleur et il craint de la cueillir, car c'est mettre en doute sa vie entière, au prix de l'illusion.

C'est là, c'est dans cette touffe de vertes et riantes mandragores qu'est caché le secret de mes dernières illusions; c'est là qu'à la dernière, à laquelle il reste encore une fleur, à celle qui cédera sous le dernier effort de mes doigts, et qui arrivera muette à mon oreille, comme la vôtre, mon coeur se brisera! et vous savez si l'homme aime à repousser jusqu'à son dernier terme, sous l'enchantement d'une espérance longtemps nourrie, la désolante idée qu'il a tout rêvé... TOUT; et qu'il ne reste rien derrière ses chimères... RIEN!...(Chapitre II, p. 185 )

      Réveillé de son sommeil, que lui restera-t-il?

      Il peut être intéressant de comparer le texte d'Arnim Isabelle d'Egypte , où la mandragore est utilisée à des fins magiques. La mandragore requiert nécessairement une jeune fille sacrée et pure. Elle doit aller la nuit à la onzième heure avec un chien noir, sous le gibet, à l'endroit où un pendu innocent a laissé tomber ses larmes ( en fait du sperme ). Là, elle doit se boucher soigneusement les oreilles avec du coton, et chercher à tâtons jusqu'à ce qu'elle mette la main sur la racine... puis s'enfuir.  249  Isabelle d'Egypte est une nouvelle de 1812, dédiée aux frères Grimm. La nouvelle est bien connue en France, sous la traduction de Théophile Gautier fils. Cette mandragore née des pleurs équivoques d'un pendu innocent, est reprise dans un roman par Hanns Heinz Ewers. 250 

      Le cri de la mandragore qui rend folle la jeune fille de la quête, est devenu chant dans La Fée aux Miettes , pour Michel, le charpentier 251  inscrit dans la lignée maçonnique. Le but suprême du texte qui figure dès les premières lignes, pourrait bien être la mise en place d'un chant et sa circulation, véritable mot de passe pour couvrir, - comme le médaillon, ouvert / fermé -- et découvrir une parole condamnée et tournée en dérision par la Société, la parole poétique 252  .

      Le dernier chapitre, en conclusion, sauve de la mort et du RIEN, -- ce rien que représente aussi bien le vide des mots de miss Babyle Babbing, veuve Speaker, que le jargon des juges et des médecins --, le récit merveilleux mis en abyme des superbes aventures de la Fée aux miettes . Ce récit est devenu un petit livre bigarré de jaune et de bleu brandi par un colporteur, et son cri enroué appelle les acheteurs.

      La scène s'est transportée à Venise sur la place Saint Marc, souvenir hoffmannien de La Princesse Brambilla , mais la Parole ne s'arrête pas là, le volume est volé par une bande de Zingari ( rappel d'Isabelle d'Egypte ), pendant le sommeil du Narrateur. Dans la véritable bibliothèque merveilleuse, les superbes aventures de la Fée aux Miettes et comment Michel le Charpentier a été enlevé de sa prison par la princesse Mandragore, comment il a épousé la reine de Saba rejoignent les Contes de Perrault et les Mille et une nuits.


II - Aurélia . Le rêve et la vie

"Désormais, il y eut un moi qui savait et un autre qui croyait . Le courant était coupé entre les deux. Même leurs mémoires ne communiquaient pas."
J. Cathala, Sans fleur ni fusil , cité par Greimas Du sens II

Trois jours de Folie
Le monde est plein de fous... et qui n'en veut pas voir
Doit rester dans sa chambre... et casser son miroir.

Eulenspiegel
Lettre de Nerval à Alexandre Dumas, Passy 14 novembre 1853

Au Docteur Emile Blanche, Passy 3 décembre 1853
La vue de mon père relèverait ma force morale et me donnerait l'énergie de continuer un travail qui je crois, ne peut qu'être utile et honorable pour votre maison. J'arrive ainsi à débarrasser ma tête de toutes ces visions qui l'ont si longtemps peuplée. A ces fantasmagories maladives succéderont des idées plus saines.
Je est un autre.
Arthur Rimbaud

Je ne reconnais plus celui qui parle, cet autre moi, mais un autre à chaque fois que le souvenir vient l'éclairer. Un autre? Il y a donc un autre? Je ne suis pas seul sur cette terre de songes, où ce qui fut et ce qui sera se con fondent en ce qui est.
Aragon, La mise à mort

AURELIA, Or il y a.
Michel Leiris, Glossaire

      Avant de procéder à l'analyse des figures du double et de la métamorphose dans Aurélia , il faut d'abord les situer dans l'ensemble du texte. Sans prétendre dire du nouveau sur un texte difficilement classable (nouvelle, récit, journal ...), nous organiserons notre étude en cherchant à l'intérieur du texte l'agencement des figures du double et ce qui les unit, les relations qu'elles ont pour fonction de manifester quand le narrateur que nous appellerons Ego les utilise.


1 - La descente aux enfers et la nébuleuse des ombres

      En 70 pages Ego, le héros narrateur, fait le récit à la première personne d'une expérience déclenchée par le rêve et la maladie qui lui a permis de se constituer comme Sujet, et d'écrire pour communiquer ce qu'il croit maintenant vrai. Il a dû passer, comme pour toute initiation, par une série d'épreuves au terme desquelles il peut se déclarer et se faire reconnaître par le lecteur comme celui qui a su interpréter et comprendre les signes, les épreuves formant les preuves. On reconnaît sans peine le schéma greimassien.

Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort : un engourdissement nébuleux saisit notre pensée(... ); le monde des Esprits s'ouvre pour nous.
(...) Je vais essayer(...) de transcrire les impressions d'une longue maladie qui s'est passée tout entière dans les mystères de mon esprit
.

      Les deux premiers alinéas d'Aurélia définissent le projet, plaçant d'emblée Ego dans la problématique du Double, puisqu'il se propose de transcrire ce qu'il a perçu dans un état second qui est celui du rêve ou de la maladie. La clôture est ramenée circulairement en boucle. A la limite du texte, le parcours s'achève de façon similaire :

De ce moment, je m'appliquai à chercher le sens de mes rêves, et cette inquiétude influa sur mes réflexions de l'état de veille. Je crus comprendre qu'il existait entre le monde externe et le monde interne un lien; que l'inattention ou le désordre d'esprit en faussaient seuls les rapports apparents, - et qu'ainsi s'expliquait la bizarrerie de certains tableaux, semblables à ces reflets grimaçants d'objets réels qui s'agitent sur l'eau troublée.
(...)
Toutefois, je me sens heureux des convictions que j'ai acquises , et je compare cette série d'épreuves que j'ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l'idée d'une descente aux enfers
.

      Le thème de la "descente aux enfers", avec ce qu'il véhicule de religieux et d'initiation à la mort pour un vivant privilégié apparaît dès les origines, comme une réponse aux craintes de la mort. Nerval calque un modèle poétique explicitement, puisqu'il cite Dante (et à l'arrière-plan de Dante, nous pouvons lire Virgile, et à l'arrière-plan de Virgile, Homère). Sous la conduite d'un poète, un autre poète traverse le royaume des morts, avec pour enjeu, un savoir eschatologique.

      Les ombres des morts jouent un rôle d'informateurs, de prédiction avec la génération descendante des races de l'avenir, mais aussi assurent une continuité affective. Les figures des morts appartiennent naturellement au monde des morts, et sur la scène du Rêve, le "souterrain vague qui s'éclaire peu à peu" installe, sous forme d'un spectacle à venir, le décor funèbre et le théâtre des ombres. "Les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes" investies dans le texte occupent une position initiale et ce sont elles qui accueillent le "moi" sous une autre forme : les doubles, et le Double.

      Ce n'est pas dans l'espace souterrain, dans l'espace des morts qu'apparaît dans le texte pour la première fois Aurélia. Mais elle surgit sous forme de fantôme la nuit dans une rue.

      Elle a été nommée une première fois (Première partie I p. 696). Une dame que j'avais aimée longtemps et que j'appellerai du nom d'Aurélia était perdue pour moi .

      Se trouve ainsi posé dès le début, avec l'effacement volontaire des circonstances (peu importent les circonstances ) l'événement majeur, -la perte- , qui se solde par le choix pour le Sujet entre la vie ou la mort. Il faut alors se résoudre à mourir ou à vivre .

      Ego a fait le choix de la vie et cherche à cacher ses idées mélancoliques. Un premier simulacre préfigure la transformation où tout va se jouer pour lui: Le faux amour (tous les termes concordent "empruntais", "factice", "formules", "apparence de sincérité", "en l'abusant"...) qui l'a trompé lui-même, le reconduit à l'amour unique et à une autre vie.

      "Un soir, vers minuit, je remontais un faubourg où se trouvait ma demeure, lorsque levant les yeux par hasard, je remarquai le numéro d'une maison éclairé par un réverbère. Ce nombre était celui de mon âge. Aussitôt, en baissant les yeux, je vis devant moi une femme au teint blême, aux yeux caves, qui me semblait avoir les traits d'Aurélia. Je me dis : C'est sa mort ou la mienne qui m'est annoncée! Mais je ne sais pourquoi j'en restai à la deuxième supposition, et je me frappai de cette idée, que ce devait être le lendemain à la même heure."

      C'est la deuxième fois que le nom d'Aurélia est prononcé. Disparition, effacement, effacement dans l'écriture. 253  Le nom d'Aurélia réapparaît en VII- 1° partie, à propos d'un rêve, où le jardin finit par prendre l'aspect d'un cimetière : Ce rêve si heureux à son début me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il? Je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte .

      L'annonce de la mort d'Aurélia, préfigurée par la rencontre de son fantôme 254  est faite par une anticipation du discours. Si on regarde l'accès à la conscience du sujet, elle est différée, remplacée par sa propre mort, ce qui pourrait être l'expression figurative du refus et de la dénégation : Sa mort ou la mienne qui m'était annoncée.

      La mort ne peut être acceptée par le Sujet que quand elle fait sens avec la vie. 255  Dans les différents manuscrits, l'apparition de la femme avec une figure blême et des yeux caves se déplace de la Mort à la mère ("Elle avait la figure blême et les yeux caves; - je me dis : "C'est la mort." / "Cette femme était pour moi le spectre de ma mère, morte en Silésie ." (O. C. III, p. 752, 753 256  )

      Le cimetière des rêves devient "celui-même où se trouvait le tombeau d'Aurélia" et dans la seconde partie, Ego détruit définitivement la dernière lettre d'Aurélia et le papier qui lui avait été donné avec l'indication précise de la tombe, ce qui rend impossible dès lors le fait de retrouver sa tombe (Seconde partie, II p. 728)

      On peut remarquer qu'Aurélia appartient aux mêmes mondes que le Sujet, du monde réel (réduite à la démarche d'une main tendue et à un regard profond et triste) au monde des Rêves, image persistante, mais sous le signe de la métamorphose, vision funèbre qui prend son sens avec la disparition et l'effacement. Elle partage le même espace avec une impossible conjonction, elle n'apparaît que pour disparaître.


2 - Melancholia, un auto-portrait spirituel

      Si on s'en tient à l'ordre du texte, après l'apparition nocturne de la femme qui semble avoir les traits d'Aurélia, vient tout aussitôt dans le récit, un rêve d'où le Sujet sortira transformé. Julia Kristeva décrit ainsi l'enchaînement des séquences : "mort de la femme (mère) aimée, identification avec celle-ci et avec la mort, mise en place d'un espace de solitude psychique soutenu par la perception d'une forme bi-sexuelle ou a-sexuelle, et enfin éclatement de la tristesse que résume la mention de Dürer".

Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée. - J'errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles, dont les unes étaient consacrées à l'étude, d'autres à la conversation ou aux discussions philosophiques. Je m'arrêtai avec intérêt dans une des premières où je crus reconnaître mes anciens maîtres et mes anciens condisciples. Les leçons continuaient sur les auteurs grecs ou latins, avec ce bourdonnement monotone qui semble une prière à la déesse Mnémosyne. - Je passai dans une autre salle, où avaient lieu des conférences philosophiques. J'y pris part quelque temps, puis j'en sortis pour chercher ma chambre dans une sorte d'hôtellerie aux escaliers immenses, pleine de voyageurs affairés. Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors, et en traversant une des galeries centrales, je fus frappé d'un spectacle étrange. Un être d'une grandeur démesurée, - homme ou femme, je ne sais, - voltigeait péniblement au-dessus de l'espace et semblait se débattre parmi des nuages épais. Manquant d'haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contempler un instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de mille reflets changeants. Vêtu d'une longue robe à plis antiques, il ressemblait à l'ange de la mélancholie, d'Albrecht Dürer. - Je ne pus m'empêcher de pousser des cris d'effroi, qui me réveillèrent en sursaut.

      La description part d'un espace supérieur au-dessus de l'espace (au milieu des nuages qui bouchent l'azur), pour aboutir en bas, au milieu de la cour, et transforme ce qui pourrait être un espace ouvert en un espace clos, comme peut l'être un espace pictural où s'achève tout mouvement.

      Haut versus bas, espace céleste versus espace terrestre avec les limites (balustres, toits). Le vol lourd d'un être encagé : un androgyne (cf. Manuscrits antérieurs ou postérieurs remis à la Revue de Paris  257  )

      Ce qui devrait faire la force de l'être, sa grandeur, -- ses ailes --, contribue à sa chute.

      La gravure de Dürer qui apparaît à plusieurs reprises dans l'oeuvre poétique et graphique de William Blake, très aimée des Romantiques, est citée dans El Desdichado :

Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie  258 

      Mise en mouvement, la gravure en noir et blanc de Dürer est aussi mise en couleurs (couleurs empruntées à William Blake? ), avec des teintes vermeilles et des reflets changeants. La Mélancholie ailée de Dürer 259  avec sa "robe longue à plis antiques" décrite par Nerval est assise dans la gravure, presque accroupie, tapie sur le sol, sa robe à plis autour d'elle, cheveux épars, yeux grand ouverts, avec ses instruments de travail ( un compas...) inutilisés, avec découragement. Le sol est jonché d'outils de mesure, du nombre, et du poids. Alors que le rêveur utilise dans sa vision un élément et le transforme, des traits non retenus répondent en écho à la déambulation antérieure, véritable parcours de connaissance - assujetti à des principes scientifiques 260  .

      Dans la gravure d'Albert Dürer, le titre Melencolia I est inscrit sur les ailes d'une chauve-souris qui pousse un cri, sans doute le cri qui réveille en sursaut le dormeur de Nerval. Un couplage évident pour celui qui regarde la gravure de Dürer réunit la composition de Dürer et le premier rêve d'Aurélia

      L'utilisation emblématique de la Mélancholie oriente le rêve.

      A travers l'utilisation de Melencolia I de Dürer, peut se lire une relation entre le Rêveur et la mélancholie. La Mélancholie est associée à la Chute de l'homme. La longue étude de Panofsky 261  analyse l'utilisation faite par Albrecht Dürer de la matrice d'une figure popularisée avant lui par les almanachs, les calendriers et les encyclopédies ou ouvrages médicaux. La Mélancholie est associée à la Chute de l'homme causée par la faute originelle. La prédominance d'une des quatre humeurs, l'humeur mélancholique (, noir et ó , bile) peut entraîner la maladie et la mort.

      La mélancolie dénote aussi le génie et la folie. La célébration néoplatonicienne du mélancolique s'accompagne de la célébration de Saturne: tout ce qu'on estime de nature mélancolique (être vivant ou plante) est sous la dépendance de Saturne, Saturne le dieu père castré qui porte aussi avec lui l'image de la mort.

      En relation avec le génie et la folie, l'esprit saturnien, fracassé dans son élan, héritier de la Melencolia I de Dürer, apparaît dans le Rêve comme un rappel de la chute et une promesse d'élévation. On peut donc dans la figure rêvée qui se place sous le signe de la gravure de Dürer, voir un Double du rêveur.

      La première phase de la transformation du Sujet, après cette double rencontre de la femme fantôme qui ressemble à Aurélia 262  et le rêve de la chute de l'Ange de Dürer, fait du Sujet un savant capable de disserter sur des sujets mystiques, et c'est dans ce sentiment d'omniscience (Il me semblait que je savais tout, et que les mystères du monde se révélaient à moi dans ces heures suprêmes ) qu'il se prépare à la mort annoncée la veille.

      Ce Moi tout puissant pourtant est disqualifié par le moi poétique qui introduit le doute et dévalorise les croyances du moi rêveur. La quête de l'Etoile n'est qu'une illusion, et ce n'est pas vers la mort que marchait Je mais une croisée de trois rues et l'arrestation / arrêt de la marche à l'étoile.


3 - L'énonciation. Je est un autre

Ici a commencé pour moi ce que j'appellerai l'épanchement du songe dans la vie réelle. A dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double, - et cela, sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m'arrivait. Seulement mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce que l'on appelle illusion, selon la raison humaine...
Cette idée m'est revenue bien des fois que, dans certains moments graves de la vie, tel Esprit du monde extérieur s'incarnait tout à coup en la forme d'une personne ordinaire, et agissait ou tentait d'agir sur nous, sans que cette personne en eût la connaissance ou en gardât le souvenir
.

      Le début du chapitre III dans la 1° partie occupe une position presque similaire au début du premier chapitre. Il n'appartient pas au récit des aventures essentiellement nocturnes de Je . Il marque qu'une étape irréversible a été franchie et introduit, avec un arrêt dans la suite des événements de la nuit, la présentation de deux logiques : la logique de Je et la perception qu'il a de ce qu'il peut faire, avec le souvenir de ce qu'il en garde, et ce qu'on pourrait appeler, selon l'expression de Greimas, la logique de l'acteur social qui s'en tient à l'apparence. Les points de suspension brouillent la suite du texte.

      Qui parle à la première personne dans le second paragraphe pour dire l'incarnation d'un Esprit du monde extérieur dans la forme d'une personne ordinaire? Le bien des fois dans "cette idée m'est revenue bien des fois" suggère qu'un accord se fait entre le Sujet "souffrant"(il n'apparaît pas depuis le début du chapitre sous forme de sujet grammatical, et il est opacifié par le nous dans "tel Esprit du monde extérieur" "tentait d'agir sur nous" et le Sujet de l'écriture. L'énonciateur prend en charge, à son compte, la quête du Sujet. L'emploi de nous (rappel de "notre pensée", "nous" deux fois dans l'ouverture) réintègre je qu'on aurait pu croire malade ou fou dans un même champ de croyances.

      L'intervention de Paul ***, à la fin du chapitre précédent, 263  est l'intervention de l'apôtre, intervention placée sous le signe de la métamorphose : Paul grandit et prend les traits de l'apôtre. L'espace même se modifie, s'élève, devient l'espace divin, une colline entourée de vastes solitudes. Je croyais voir le lieu où nous étions s'élever, et perdre les formes que lui donnait sa configuration urbaine; - sur une colline, entourée de vastes solitudes, cette scène devenait le combat de deux Esprits et comme une tentation biblique

      La distance que prend le Sujet de l'écriture que nous appellerons S2 par rapport au sujet de la quête S1, varie sous la pression plus ou moins affirmée du discours social. Situés dans deux espaces de temps et de lieu distincts, ils se distinguent par la nature du croire et du savoir. Je écrivain détient un savoir sur la valeur des valeurs du Rêveur, et il exerce sur ce qu'il a vécu, sur ce qu'il a vu quand il souffre de "sa maladie rêveuse", par intermittence, un rappel, suggérant et voilant à tout instant. Cet effort pour atteindre sincèrement par l'écriture les émotions, les perceptions les plus intimes, la vérité de l'être, qui échappent à tout contrôle, se double de réserves qui font interpréter et sanctionner des comportements d'exception en termes de normalité, de "rôles sociaux" et de "stéréotypes pathémiques" ou "cognitifs", pour reprendre les termes greimassiens.

      Je écrivain a donc un double langage qui le place lui-même face à un double, empêtré de pensée commune.

Si je me proposais un but que je crois utile, je m'arrêterais ici, et je n'essayerais pas de décrire ce que j'éprouvai ici, et je n'essayerais pas de décrire ce que j'éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives ( 1° partie chap. III, p. 700, O.C. III )

      C'est avec un lyrisme religieux qu'est décrite la marche en direction de l'étoile de S1 : débarrassé de ses habits terrestres, il est vu au-delà du miroir, dans un autre espace. La route semblait s'élever toujours et l'étoile s'agrandir L'excès même de l'élan qui l'emporte fait redescendre le Sujet sur terre. Il y a de la moquerie, une légère ironie dans le récit décalé, légèrement ostentatoire que fait S2, et le rappel à l'ordre, c'est à dire S1 couché sur un lit de camp. La position horizontale qui peut être aussi celle du dormeur manifeste le corps, la terre, la société des hommes. Un double mouvement rythme le chapitre III, la chute d'un corps et sa pesanteur, la descente, et une ascension qui est la marche ascendante vers l'étoile.

      S'amorce dans le même temps une désagrégation où le sujet se brise, et témoigne de la brisure, une seconde fois par l'écriture. Des apparitions de figures rayonnantes se meuvent et se fondent tour à tour jusqu'à l'apparition d'une divinité unique, toujours la même, dans les splendeurs du ciel. La figure identique de la divinité est prise dans un jeu perpétuel de rapprochement et d'éloignement, un mouvement qui se fait et se défait continuellement pour revenir à l'immobilité  264  . La structuration sérielle de l'espace organise dans l'infini d'immenses cercle concentriques, à l'image de ce qui se passe dans l'eau, en rupture avec la verticalité de la chute et l'horizontalité du corps couché.

Je fermai les yeux et j'entrai dans un état d'esprit confus où les figures fantasques ou réelles se brisaient en mille apparences fugitives.

      Ces images mouvantes et brisées suppriment tout repère du temps et de l'espace, et contribuent au dédoublement du Sujet.

      Dans une projection onirique et fantasmée, Je entend et voit son Double arrêté comme lui et libéré.

Couché sur un lit de camp, j'entendais que les soldats s'entretenaient d'un inconnu arrêté comme moi et dont la voix avait retenti dans la même salle. Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi dire, - distinctement partagée entre la vision et la réalité. Un instant j'eus l'idée de me retourner avec effort vers celui dont il était question, puis je frémis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double , et que lorsqu'il le voit, la mort est proche.-(... ) Un instant je vis près de moi deux de mes amis qui me réclamaient, les soldats me désignèrent; puis la porte s'ouvrit, et quelqu'un de ma taille, dont je ne voyais pas la figure, sortit avec mes amis que je rappelais en vain. - Mais on se trompe! m'écriai-je; c'est moi qu'ils sont venus chercher et c'est un autre qui sort! - Je fis tant de bruit, que l'on me mit au cachot.

      Les doubles de la veille ont toujours un support réel, et sont une transfiguration, comme nous l'avons vu, de personnes ou d'objets matériels qui entourent le Sujet, caractérisés par une pénombre qui en modifie la forme et une décomposition des couleurs. Le rêve en continue la probabilité. Il y a donc effacement des limites entre le Sujet et l'objet de sa vision, entre le "réel" et le rêve, transfiguration au sens propre.

      Julia Kristeva 265  installe les figures du Double chez le dépressif comme la mise en place de la Chose 266  perçue élément frontalier du moi, sans que le moi parvienne à se mobiliser pour en faire une constructrice de séparations et de frontières, mais la chose s'inscrit en lui, premier étranger, "autre archaïque", haï et désiré, qui échappe encore à la nomination, et qui ne peut se présenter qu'en tant que cri. La notion de clivage  267  permet d'interpréter la non-intégration qui empêche la cohésion du moi, et de comprendre le fonctionnement des différentes figures du double, variations sur le Double féminin, et Double masculin.

"Loin de refouler le désagrément que comporte la perte de l'objet (perte archaïque ou perte actuelle), le mélancolique installe la Chose ou l'objet perdu en soi, s'identifiant d'une part aux aspects bénéfiques et d'autre part aux aspects maléfiques de la perte. Nous voici face à une première condition du dédoublement de son moi, amorçant une série d'identifications contradictoires que le travail de l'imaginaire essaiera de concilier : juge tyrannique et victime, idéal inaccessible ou malade irrécupérable, etc... Les figures vont se succéder, se rencontrer, se poursuivre ou s'aimer, se soigner, se rejeter? Frères, amis ou ennemis, les doubles pourront engager une véritable dramaturgie de l'homosexualité.
Toutefois, lorsqu'un des personnages se sera identifié avec le sexe féminin de l'objet perdu, la tentative de conciliation débouchera sur une féminisation du locuteur ou sur l'androgynie. (...) Elle et lui, la vie et la mort, sont ici des entités qui se reflètent en miroir, interchangeables." 268 


4 - La topologie et le temps.

      Transféré sur la scène du rêve, le Sujet est d'emblée replacé, réencadré dans la clôture d'un espace familier et protecteur. Tout lui semble connu, avec le sentiment d'une mémoire ancienne. Pourtant les repères temporels sont brouillés: il y a bien une horloge, mais sur l'horloge, un oiseau qui parle comme une personne et pourrait bien abriter l'âme de son grand-père. Des personnages disparus depuis un siècle ou morts en divers temps, semblent exister simultanément. Illouz parle d'une concentration du temps et d'une redisposition selon une temporalité gigogne, chaque époque s'emboîtant dans une autre et se conservant en elle.

      Des paysages de son enfance, des lieux où ses parents avaient vécu et qu'il n'a pas connus, fantômes des choses à l'instar des fantômes des corps, s'élèvent sous ses yeux. Une salle d'une maison de son aïeul (le grand oncle maternel) en VI place le Sujet dans une structure d'échange. Trois femmes travaillaient dans cette pièce, et représentaient, sans leur ressenbler absolument, des parentes et des amies de ma jeunesse. Il semblait que chacune eût les traits de plusieurs de ces personnes. Les contours de leurs figures variaient comme la flamme d'une lampe, et à tout moment quelque chose de l'une passait dans l'autre; le sourire, la voix, la teinte des yeux, de la chevelure, la taille, les gestes familiers s'échangeaient comme si elles eussent vécu de la même vie (p. 708, O.C., III))

      Comme englobé dans cette vie partagée, le Sujet peut se voir : Je me vis vêtu d'un petit habit brun de forme ancienne, entièrement tissu à l'aiguille de fils ténus comme ceux des toiles d'araignées. Il était coquet, gracieux et imprégné de douces odeurs. Je me sentais tout rajeuni et tout pimpant dans ce vêtement qui sortait de leurs doigts de fée, et je les remerciais en rougissant, comme si je n'eusse été qu'un petit enfant devant de grandes belles dames . On peut dire que le Sujet, d'une certaine façon, retrouve la maison du Père, et la naissance du monde. La communication peut s'établir sur le mode fusionnel, sans même le recours à la voix, tandis qu'il s'inscrit dans la chaîne des générations. Une sorte de communication s'établit entre nous; car je ne puis dire que j'entendisse sa voix; seulement, à mesure que ma pensée se portait sur un point, l'explication m'en devenait claire aussitôt, et les images se précisaient devant mes yeux comme des peintures animées. (p. 704, O.C., III).

      Intimement conjoint à ce qu'il voit, le Sujet peut aussi se retrouver errant dans les rues d'une cité très populeuse et inconnue. Au voyage intime où dominaient l'intérieur (jusqu'à un voyage parmi les lobes du cerveau ) et un sentiment de reconnaissance, de déjà vu, s'oppose un voyage dangereux dans l'inconnu, un espace ouvert où son guide - un vieillard- (cf. Paul, l'apôtre, et le rôle du guide dans toute descente aux enfers ) le fait monter, puis descendre.

      Topologie et temps se confondent. Le Sujet découvre la succession des constructions du passé dans une sorte de vertige qui annule la séparation entre les différents âges. Cela me représentait l'aspect des fouilles que l'on fait dans les cités antiques .  269  Dans cet espace avec des perspectives infinies qui traversent les temps, la figuration du Sujet le fait se décomposer et se recomposer, se concentrer et se disséminer, dans une métamorphose continuelle. Il est à la fois lui-même et les autres, en dehors de lui, et en lui, figure individuelle et figure collective, Un et multiple.

Cette idée me devint aussitôt sensible, et, comme si les murs de la salle se fussent ouverts sur des perspectives infinies, il me semblait voir une chaîne non interrompue d'hommes et de femmes en qui j'étais et qui étaient moi-même; les costumes de tous les peuples, les images de tous les pays apparaissaient distinctement à la fois, comme si mes facultés d'attention s'étaient multipliées sans se confondre, par un phénomène d'espace analogue à celui du temps qui concentre un siècle d'action dans une minute de rêve. Mon étonnement s'accrut en voyant que cette immense énumération se composait seulement des personnes qui se trouvaient dans la salle et dont j'avais vu les images se diviser et se combiner en mille aspects fugitifs. (p. 704, O.C., III)

      La figure animique et collective sur laquelle s'achève le chapitre IV constitue la combinaison qui s'oppose au morcellement moléculaire du début du chapitre qui est aussi l'entrée dans le sommeil et dans la nuit, quand il se sentait emporté avec une accélération vertigineuse. Je me sentais emporté sans souffrance par un courant de métal fondu, et mille fleuves pareils, dont les teintes indiquaient les différences chimiques, sillonnaient le sein de la terre (...) Tous coulaient, circulaient et vibraient ainsi, et j'eus le sentiment que ces courants étaient composés d'âmes vivantes, à l'état moléculaire, que la rapidité du voyage m'empêchait seule de distinguer (p. 703, O.C., III)

      Ce dédoublement qui oscille entre le morcellement moléculaire et la concentration dans une figure collective témoigne d'une dislocation du Sujet, aux limites du sens, et pourtant à la recherche de l'expression capable par métaphore de rendre la perception de l'éclatement. Ecriture des passages et du mouvement, où la vision disparaît, dans la nuit des fantômes.

      Le Rêveur, qui n'est que spectateur dans un premier temps, voudrait toujours rester dans la jouissance que lui procure le spectacle du bonheur. Nous verrons qu'il est à la fois conjoint à l'objet du spectacle - Il se voit lui-même au milieu de la société primitive de l'âge d'or - et exclu ou sur le point de l'être, avec l'inquiétude qu'entretient chez lui son guide dès le début du parcours ( Tu appartiens encore au monde d'en haut et tu as à supporter de rudes années d'épreuves ) A d'autres moments, le rêve aboutit à une conjonction parfaite, par exemple dans la chaîne des êtres. La limite est effacée alors entre le passé et l'avenir, entre toutes les races confondues et le visionnaire, comme si mes facultés d'attention s'étaient multipliées sans se confondre . Régression, au regard de la psychanalyse. C'est une façon d'annuler la mort, sa propre mort ou celle de la femme aimée, une façon de conjurer la Perte, de déplacer le manque, en prolongeant la vie par une vie qui traverse les générations. Métamorphose de la mort en vie et recherche d'hommes d'une race nouvelle, race de vainqueurs de la mort.

      Dans la première partie d'Aurélia , la succession des rêves qui forme une suite logique, avec une série d'événements logiques maintient une mise à distance de la vie. S1 ne peut faire comprendre, il n'a pas le matériel verbal, ses perceptions qui lui permettent de tout comprendre dans l'espace des rêves. Ce qu'il pressent, ces communications directes avec les esprits, n'est pas communicable. Il y a donc retrait de la vie, et coupure avec la plupart de ses amis et relations. Le rêve est la seule issue permise, la ligne de fuite.

      A partir de la demeure de l'aïeul, reprise de la maison des bords du Rhin (Vaterland , "la maison du Père"), s'enchaîne, de manière continue, le parcours de la dame qui guide le Sujet d'un petit parc à un vaste espace découvert. L'ombre  270  des treilles chargées de grappes de raisin fait varier pour lui ses formes et ses vêtements. C'est le décor d'un jardin revenu à l'état sauvage, où l'eau d'un bassin se fait entendre. La Dame développe sa taille élancée comme Adrienne dans Sylvie , dans la fête nocturne de Chaalis et grandit jusqu'à disparaître dans sa propre grandeur, à la clarté de la lune. La rose trémière, c'est celle que tient la Treizième dans Artémis .

La dame que je suivais, développant sa taille élancée dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas changeant, entoura gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements; tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs contours aux nuages pourprés du ciel. Je la perdais ainsi de vue à mesure qu'elle se transfigurait, car elle semblait s'évanouir dans sa propre grandeur. "Oh! ne fuis pas! m'écriai-je... car la nature meurt avec toi!"
Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces, comme pour saisir l'ombre agrandie qui m'échappait, mais je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. En le relevant, j'eus la persuasion que c'était le sien... Je reconnus des traits chéris, et portant les yeux autour de moi, je vis que le jardin avait pris l'aspect d'un cimetière. ( Première partie, VI, p. 710 )

      Placés sous le signe d'une harmonie retrouvée et d'un espoir de salut, les rêves si heureux en leur début opposent à l'harmonie privilégiée le néant; la terre qui pourrait mourir et la colère des dieux ouvrent la voie à une phase ultime où quelque chose finirait, sans qu'autre chose commence. Temps de la discontinuité et de la rupture. Je ne sais combien de mille ans durèrent ces combats qui ensanglantèrent le globe.

      Ce salut qui est en question laisse pour le Rêveur une question sans réponse. Du combat lié aux représentations de Noé et du déluge 271  , que se livrent trois des Eloïm réfugiés sur la cime la plus haute des montagnes d'Afrique, il ne connaît pas l'issue :

Seulement je vois encore debout, sur un pic baigné des eaux, une femme abandonnée par eux, qui crie les cheveux épars, se débattant contre la mort. Ses accents plaintifs dominaient le bruit des eaux... Fut-elle sauvée? je l'ignore ( p. 714, Première partie, VIII ).

      La "scène sanglante d'orgie et de carnage" toujours reproduite et renouvelée par les mêmes esprits "sous des formes nouvelles" découvre la faute primitive et le meurtre du Père.

      Le trouble de la mémoire ("Ici ma mémoire se trouble, et je ne sais quel fut le résultat de cette lutte suprême." p. 714) affecte le souvenir d'un caractère incertain et vacillant, souvenir qui est une régression dans un passé qui n'est pas celui d'une mémoire individuelle, mais le passé de races disparues. Ce passé, le Sujet le retrace "par une sorte de vague intuition", et le met en scène par une série de tableaux dramatiques visibles et perceptibles par les yeux de l'âme.

      Le sommeil-refuge échappe au Sujet qui devient incapable de rêver ou tout au moins de retrouver en rêve l'Image de celle qu'il a perdue. "L'idée me vint d'interroger le sommeil, mais son image, qui m'était apparue souvent, ne revenait plus dans mes songes. Je n'eus d'abord que des rêves confus, mêlés de scènes sanglantes." (P. 716, Première partie, IX). Regrets, reproches, le coupable est renvoyé à lui-même, ou plutôt à l'Autre, son Autre qui va usurper sa place. L'Esprit qui l'a menacé lorsqu'il entrait dans les familles pures qui occupaient les hauteurs de la Ville mystérieuse -- Au moment où je franchissais la porte, un homme vêtu de blanc, dont je distinguais mal la figure, me menaça d'une arme qu'il tenait à la main ( Première partie V, p. 706 ) --, ce même Esprit se retrouve dans le monde des songes. Quand le Sujet se prépare à l'affronter, l'Autre se tourne vers lui et il reconnaît son propre visage. Ô terreur! ô colère! c'était mon visage, c'était toute ma forme idéalisée et grandie... ( Première partie IX, p. 716, O.C. III )

      C'est ainsi qu'il y a à la fois coïncidence entre "les événements terrestres" et "le monde surnaturel" L'Autre / Double du Rêve est le Double arrêté la même nuit que lui. Coïncidence, conjonction et disjonction au sein de la conjonction, puisque cet Autre menaçant n'est Autre que son Double. Simultanément Autre et menaçant, et identique. En lui, "un esprit de mort et de vengeance".

      C'est au coeur du rêve, à l'intérieur du récit construit autour de l'identification du Double, que le narrateur impose comme un "savoir absolu". Ce que Je a à décrire est plus facile à sentir qu'à énoncer clairement. Le pronom je à cet instant du texte réfère à une présence à soi-même, au delà de la visée référentielle, qui apparente le sujet au sujet lyrique dans un déplacement de Soi. Aux limites du langage, les questions posées ouvrent au Sujet ( Sujet écrivant, Sujet Lecteur ) l'espace de l'imaginaire. "Quoi qu'il en soit, je crois que l'imagination humaine n'a rien inventé qui ne soit vrai dans ce monde ou dans les autres, et je ne pouvais douter de ce que j'avais vu si distinctement " (Première partie, IX, p. 717, O.C. III )

      Ce qui a été jusque là disjoint et distribué à différents endroits du texte -- rencontres antérieures d'un inquiétant étranger --, est proposé à l'interprétation et au commentaire. Au comportement soumis à la raison, aux bizarreries de la maladie, Je peut opposer et proposer une autre dimension, une autre forme du croire. Quoi qu'il en soit, je crois...

      Ce frère mystique, qui surgit dans la Ville fantastique pour lui barrer le chemin et l'accès à l'autre monde, est dans le même rapport de dualité avec le Sujet que celui qui a été arrêté la même nuit que lui et qu'on a fait sortir, pense-t-il, sous son nom. En tout cas l'autre m'est hostile .

      Le clivage n'est pas seulement en lui. Il partage ses amis en deux camps, ceux qui le croient malade et ceux qui ont des idées analogues aux siennes ( voir Première partie, V, p. 708, O.C. III), frères de la patrie mystique, et il les voit eux-mêmes dédoublés dans leur pensée à son égard, une partie de leur âme "affectionnée et confiante", l'autre "comme frappée de mort à ( son ) égard". Dans ce que ces personnes disent, il entend un sens double.

      A partir de là, le récit se partage comme l'affrontement entre deux savoirs, un savoir de la tradition et de la science, et un appel de forces obscures, les forces de la nuit et d'une fatalité hostile. L'introduction du Double, et surtout sa reconnaissance contaminent le rêve et font de l'espace utopique le lieu de l'anéantissement, du Non-Moi, du vide et de la mort, où le témoin, celui qui parle, risque de périr.

      Le combat duel s'engage.

Eh bien, me dis-je, luttons contre l'esprit fatal, luttons contre le Dieu lui-même avec les armes de la tradition et de la science. Quoi qu'il fasse dans l'ombre et la nuit, j'existe, -- et j'ai pour le vaincre tout le temps qu'il m'est encore donné de vivre sur la terre. ( Première partie, IX, p.718, O.C. III )

      La cérémonie du mariage mystique se présente comme l'impossible conjonction. Le Sujet veut ce qui lui est interdit. Et la figure de l'Autre qui frappe et menace, prend sa place. 272 

      Le chapitre X sur lequel s'achève la première partie est le chapitre de l'échec : la volonté de retrouver Aurélia, la certitude d'une existence immortelle qui pourrait actualiser en lui une joie infinie dans une communion avec l'univers des vivants et des morts se heurtent à un "hors de" qui le destine "au désespoir ou au néant". Le monde d'en bas (Je descendis par un escalier obscur ), incapable de créer, monde artificiel aux eaux mortes, desséché, monde sans soleil désolé pour un esprit désolé, ignore le Sujet ( ne pas me voir , sans avoir l'air de me connaître ) et la Fête inachevée semble tenter de mettre en place son Double qui doit épouser Aurélia.

      Ceux qui l'entourent sont eux-mêmes marqués par la non-existence et le factice de l'illusion. Le Rêve qui avait été un lieu privilégié de conjonction se retrouve le lieu de l'isolement, et de l'impuissance : impuissance gestuelle (le geste est arrêté : je voulus m'élancer, mais la boule qu'il tenait... je levai le bras pour faire un signe ), impuissance de la parole.

      Il s'ensuit un retour brutal dans la demeure terrestre, dans l'espace humain par un double cri  273  , le cri d'une femme distinct et vibrant, c'est par le cri que s'articulent les deux espaces, puisque au cri de la femme, dans l'ordre transcendantal, sont liés les cris des ombres en fuite; et la mise en place, à la fin du chapitre qui est aussi la fin de la première partie, de l'espace funèbre de la descente aux Enfers se fait avec un effacement de tout spectateur.

Les ombres irritées fuyaient en jetant des cris et traçant dans l'air des cercles fatals, comme les oiseaux à l'approche d'un orage. 274 


5 - Les images ou le simulacre de la création.

      A l'intérieur de la maladie, les révélations de l'espace transcendantal sont passées par la médiation du rêve. A la fin du chapitre VI une menace de transformation est apparue à l'intérieur des rêves : cimetière, voix qui disaient L'Univers est dans la nuit .

      Rendu à la santé sans retrouver la raison, le narrateur a recours à la création artistique pour fixer les images dont il lui semble voir les formes. Les chapitres VII, VIII correspondent à une description des oeuvres du Sujet réalisant une série de fresques. La représentation d'Aurélia reproduit l'image vue en rêve. Mais il essaie aussi de façonner avec de la terre le corps de la femme aimée. Les "fous" ( c'est la première apparition du terme ) détruisent cette image. Apparaît un Destinateur jusque là laissé dans l'ombre: On me donna du papier . Et la représentation suscite le rêve. L'écriture mêlée de dessins avec une utilisation de toutes les langues connues vise à représenter une cosmogonie, une sorte d'histoire du monde mêlée de souvenirs d'études et de fragments de songes . Le Sujet prend en charge un discours historique, mais en faisant intervenir le rêve, il transforme en vision ces premiers jours de la création, avec sous la pâle lumière des astres, une étoile plus lumineuse.

      On peut observer qu'on est parti dans ce cadre de faux-semblant de sortes de fresques ( c'est le terme employé ) à la façon des peintures égyptiennes ou des fresques d'Herculanum, pour traverser l'écriture, et qu'on aboutit à la glaise originelle, l'argile encore molle -- la terre avec laquelle il tente de figurer le corps de la femme aimée --, ce qui place , nous le verrons plus loin, l'utilisateur de la glaise en situation d'un Dieu qui façonne le monde. 275 

Je peuplais les coteaux et les nuages de figures divines dont il me semblait voir distinctement les formes.- Je voulus fixer davantage mes pensées favorites, et à l'aide de charbons et de morceaux de briques que je ramassais, je couvris bientôt les murs d'une série de fresques où se réalisaient mes impressions. Une figure dominait toujours les autres; c'était celle d'Aurélia, peinte sous les traits d'une divinité, telle qu'elle m'était apparue dans mon rêve. Sous ses pieds tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège. Je parvins à colorier ce groupe en exprimant le suc des herbes et des fleurs. -- Que de fois j'ai rêvé devant cette chère idole! Je fis plus, je tentai de figurer avec de la terre le corps de celle que j'aimais; tous les matins mon travail était à refaire, car les fous, jaloux de mon bonheur, se plaisaient à en détruire l'image. On me donna du papier, et pendant longtemps je m'appliquai à représenter, par mille figures accompagnées de récits de vers et d'inscriptions en toutes les langues connues, une sorte d'histoire du monde mêlée de souvenirs d'étude et de fragments de songes que ma préoccupation rendait plus sensible ou qui en prolongeaient la durée
( Première partie VII, p. 711, O.C. III )

      Le texte procède ensuite par une série de tableaux qui semblent défiler à la façon des dioramas. Pas d'autres protagonistes que les premiers germes de la création avec utilisation répétitive de s'élevaient , s'élançaient , se formaient comme si le texte s'engendrait lui-même sous les yeux du lecteur, sans autre spectateur.

      On retrouve le Sujet au milieu des combats auxquels il participe en conjonction totale avec les monstres préhistoriques.

      ( ...) dans le désordre de la nature, ils se livraient des combats auxquels je prenais part moi-même, car j'avais un corps aussi étrange que les leurs.. (Première partie, VIII, p. 712, O.C. III ) Je est repris par nos solitudes dans la phrase qui suit.

      La lumière qui éclaire la scène est empruntée à la clarté lunaire, source de la lumière de l'étoile. Des figures se détachent par leur clarté propre, c'est une déesse rayonnante qui guide l'évolution (voir plus loin le Museum) des êtres dans ces nouveaux "avatars". Les figures toujours en transformation ne peuvent être fixées, ni dans leur réalité, ni dans leur représentation ( tous les matins , le travail est à refaire ). Les simulacres que sont le récit ou les figures peintes de la fiction désignent un trou irréparable  276  .

      Le Sujet s'absorbe, comme il le dira dans la deuxième partie, dans la somme des êtres. Il trouve ensuite sa place chez les nécromants que le narrateur caractérise et qualifie par leur savoir et leur assurance de pouvoir renaître sous une autre forme : ils ont emporté dans les demeures souterraines les secrets de la divine cabale qui lie les mondes. De puissants cabalistes les enfermaient, à l'approche de leur mort dans des sépulcres bien gardés (...). Longtemps encore ils gardaient les apparences de la vie, puis semblables à la chrysalide qui file son cocon, ils s'endormaient quarante jours pour renaître plus tard sous la forme d'un jeune enfant qu'on appelait plus tard à l'empire. Par empathie le héros souffre de l'exil et de la captivité. Il accompagne dans la mort et le salut retrouvé ( l'Arche de Noé ) les images maudites des civilisations qui meurent pour renaître dans un cycle ininterrompu.

      A s'identifier avec les mondes disparus, il perd son identité et son individualité ), caché dans le texte où se multiplient métaphoriquement les souterrains, les hypogées, l'enveloppe protectrice du cocon, avec l'assurance d'une création nouvelle et du salut, la promesse toujours réitérée de l'Etoile du soir et de la Mère éternelle, dans un renouvellement perpétuel. Placées sous le signe de la malédiction et de la mort, les races humaines et la vie même sont aussi placées sous le signe du renouvellement et de la création. Les figures violentes de la guerre et de l'extermination, les figures sanglantes des scènes d'orgie et de carnage du monde d'en bas supposent, au-delà de la sanglante destruction, de la mort inévitable, un possible pardon, un rachat virtuel. L'hymne ininterrompu de la terre et des cieux ( l'espace d'en bas et l'espace d'en haut, la terre et les lieux souterrains ), l'harmonie divine permettent l'espérance.

      La comparaison des chapitres VIII et IX de la première partie avec un passage du chapitre X permet d'entrevoir le parcours de Je. Perdu ou instruit par les simulacres qu'il a mis en place en VII et et VIII, il est soi-disant guéri. En X, il veut être le maître de ses rêves ( voir Rimbaud ), et se retrouvant dans le monde souterrain, il voit modeler en glaise "un animal énorme de la forme d'un lama, mais qui paraissait devoir être muni de grandes ailes".

      Ce rêve annoncé grimaçant et bizarre dénonce les limites de l'art, fausse création, illusion de vie, illusion de création peut-être qui, malgré la présence du feu sacré de la terre, ne peut créer la vie. La phrase ambigüe "Je m'arrêtai à contempler ce chef d'oeuvre, où l'on semblait avoir surpris les secrets de la création divine" est suivie par la reconnaissance des limites de l'illusion: Ne créerait-on pas aussi des hommes? dis-je à l'un des travailleurs, mais il répliqua : "Les hommes viennent d'en haut et non d'en bas : pouvons-nous nous créer nous-mêmes?"

      Il n'est pas indifférent que l'animal énorme ailé, le monstre ailé, statue de glaise vienne après la chute de la Melancholia ailée du premier rêve. Pour pouvoir aller plus loin, il fallait sans doute que le Sujet soit troublé dans toutes ses certitudes, y compris sa croyance dans l'art.

      *

      La seconde partie d'Aurélia fait appel en épigraphe à Eurydice! Eurydice! double imploration, mais aussi répétition insistante de la perte. C'est répéter le cri d'Orphée, le poète descendu aux enfers, pleurant sa bien aimée Eurydice irrémédiablement perdue, par sa propre faute. L'âme incertaine, qui flotte entre la vie et le rêve, plongée dans le désespoir, avant même que le cadre spatio-temporel ne soit défini, veut faire que la mort ne soit pas le néant, et cherche à reconstruire un "édifice mystique".

      Le Sujet découvre ou redécouvre ce qu'il avait oublié, une larme versée et c'est avec cette larme qu'il part à la quête de Dieu et de la Vie spirituelle. Il ne peut pas nier ce qu'il sait.

      Au sortir d'un cycle qu'il définit de synthèse et d'analyse, de croyance et de négation, il lui faut s'engager dans un autre cycle, de purification et retrouver "la lettre perdue ou le signe effacé". Le feu central, l'esprit de l'Etre-Dieu qu'il n'a pas trouvé dans les simulacres, il peut le trouver dans l'Autre. L'homme image de Dieu constitue le premier Double.

L'esprit de l'Etre-Dieu reproduit et pour ainsi dire reflété sur la terre, devenait le type commun des âmes humaines dont chacune, par suite était à la fois homme et Dieu. ( 2° partie I p. 724, O.C. III )


6 - Le Rêve de l'Autre. L'enfermement

      L'épisode de la visite au malade ( Seconde partie, chapitre I ) transforme les relations du Sujet et de son double usurpateur. C'est un dispositif en miroir qui fait de la vision de son ami malade hospitalisé - il est lui aussi comme Je traité dans "une maison" -, affirmant la valeur mystique de son double, la réponse à sa propre interrogation 277  .

      Le rêve "sublime" du malade qui s'est vu mort en fait un témoin : passé de l'autre côté de la vie, il ne peut qu'avoir une parole vraie. Il est celui qui sait.

Il me raconta comment il s'était vu , au plus fort des souffrances de son mal, saisi d'un transport qui lui parut être le moment suprême. Aussitôt la douleur avait cessé comme par prodige. - Ce qu'il me raconta ensuite est impossible à rendre : un rêve sublime dans les espaces les plus vagues de l'infini, une conversation avec un être à la fois différent et participant de lui-même, et à qui, se croyant mort, il demandait où était Dieu. "Mais Dieu est partout, lui répondait son esprit; il est en toi-même et en tous. Il te juge, il t'écoute, il te conseille; c'est toi et moi , qui pensons et rêvons ensemble, - et nous ne nous sommes jamais quittés, et nous sommes éternels!"

      La question posée dans la Première partie (IX p. 717, O.C.III) trouve ici sa réponse:C'était bien lui, ce frère mystique (...) répond à Etait-ce le Double des légendes, ou ce frère mystique que les Orientaux appellent Ferouer ?  278 

      Mais cette découverte désespère le Sujet. Lui qui cherche Dieu découvre qu'il l'a eu en lui et l'a chassé. Alors qu'il cherchait le salut qui le réunirait à Aurélia, il a, par les actes accomplis et la mauvaise lecture des actes de l'Autre, procédé à une auto-destruction. Le désormais final qui clôt le premier chapitre, -- C'était bien lui, ce frère mystique, qui s'éloignait de plus en plus de mon âme et qui m'avertissait en vain! Cet époux préféré, ce roi de gloire, c'est lui qui me juge et me condamne, et qui emporte à jamais dans le ciel celle qu'il m'eût donnée et dont je suis indigne désormais! --, marque un point d'arrêt à la quête. Un autre dispositif a donc dû être mis en place à partir de la vision première du mourant. Dieu entrevu par le malade amène au jour et à la lumière, en contrepoint, le Double vu par le Sujet. Ce qui est donné à voir, à partir de l'univers d'un Sujet (le malade), c'est l'univers d'un autre Sujet. Le "toi et moi " a donc un double sens, et ce qui a été énoncé par le malade ménage un lieu pour "Je" auditeur, et lecteur, -- ce qui était annoncé par l'emploi de "on" au début de la séquence --, pour ouvrir une voie à l'interprétation.

      Ce qui est ainsi signifié à travers l'aveu de la Faute, c'est un possible rachat de la Faute.

      Aurélia définitivement perdue par la faute du Sujet ( "à jamais" ) à la fin du chapitre I de la deuxième partie, réapparaît, mise doublement à distance dans le chapitre II de la deuxième partie :

J'allai coucher dans une auberge où j'étais connu. L'hôtelier me parla d'un de mes anciens amis, habitant de la ville, qui, à la suite de spéculations malheureuses, s'était tué d'un coup de pistolet... Le sommeil m'apporta des rêves terribles. Je n'en ai conservé qu'un souvenir confus. -- Je me trouvais dans une salle inconnue et je causais avec quelqu'un du monde extérieur, -- l'ami dont je viens de parler peut-être. Une glace très haute se trouvait derrière nous. En y jetant par hasard un coup d'oeil, il me sembla reconnaître A***. Elle semblait triste et pensive, et tout à coup, soit qu'elle sortît de la glace, soit que passant dans la salle elle se fût reflétée un instant auparavant, cette figure douce et chérie se trouva près de moi. Elle me tendit la main, laissa tomber sur moi un regard douloureux et me dit : "Nous nous reverrons plus tard... à la maison de ton ami." ( Seconde partie II, p. 727, O.C.III )

      L'apparition d'Aurélia, c'est la seconde fois dans le récit, vient s'enchâsser avec un dispositif hoffmannien. Alors même que le Sujet, la tête perdue, a sur lui les deux papiers qui lui permettraient de retrouver le tombeau d'Aurélia, au moment de se diriger vers le cimetière, il change de résolution et se rend aux environs de Paris à la recherche d'heureux souvenirs de sa jeunesse. Le voyage à quelques heures de Paris, voyage dans sa jeunesse, le rappel d'autres figures féminines déplace le Sujet vers un ailleurs qui trouve son accomplissement dans le rêve.

      L'apparition est caractérisée par son inscription dans une continuité funèbre avec l'annonce finale du suicide d'un ami. Le rêve qui n'est pas volontaire, présente un double aspect : il est à la fois inscription, et effacement, comme le nom d'Aurélia réduit à l'initiale "A" trois fois étoilée. La présence de la glace permet d'établir un reflet et de le faire sortir, de façon figurative, de l'espace imaginaire. "Elle" est en position de sujet grammatical tandis que le Sujet se retrouve Objet, avec la projection et l'espoir d'un "nous" au futur.

      Le caractère fugitif et illusoire de l'apparition est pourtant un moment décisif dans le parcours du Sujet, puisqu'il le réinstalle dans un monde ouvert sur un autre plan. L'apparition d'Aurélia atteste une autre instance qui, elle, est irreprésentable, et dont le Sujet a "manqué" la venue : l'Epoux divin 279  .

      On peut voir peut-être ici un moment d'émergence de la constitution du Sujet. Il n'est plus seulement lié au monde des choses et à la perception du monde sensible, il rentre dans une représentation discursive où la Sainte de l'abîme fait écho à sa crainte d'une perte définitive.

      La circulation de l'argent dans la deuxième partie d'Aurélia figure tout un circuit presque obsessionnel du rachat. Cela va des pièces d'or et d'argent jetées en l'air par amusement dans un café du boulevard (chapitre V, p. 735, O.C. III ) au début de la nuit parisienne. Georges reçoit la monnaie de la pièce d'or jetée sur le comptoir pour l'achat d'un chapeau. Quand il se prend pour Napoléon, il y a sans doute un lien avec les pièces d'or.

J'ai fait une faute, et je ne pouvais découvrir laquelle en consultant ma mémoire que je croyais être celle de Napoléon... Il y a quelque chose que je n'ai point payé par ici .
( Seconde partie, chapitre Vp. 737, O.C.III )

      Rendre l'équivalent de tout ce qu'il peut devoir, marque la nouvelle attitude du Sujet. Mais, devant la masse des réparations à faire, son impuissance l'écrase. Il veut rendre l'argent donné en avance sur un travail de traduction non fait, par un poète allemand. Le rachat spirituel est mis en relation dans la vie "normale" avec les deux faces du rachat matériel : matérialité des dettes et matérialité de tout achat.

      On peut établir une relation entre la description que fait le Sujet de sa chambre et juste après, séparée par une ligne en pointillé, la description d'une chambre où il se trouve enfermé.

      Un segment de texte antérieur a introduit la transfiguration du lieu d'enfermement, avec un regard derrière les vitres, par un jeu d'ombres qui a quelque chose de l'expressionnisme du cinéma muet :

Outre le promenoir, nous avions encore une salle dont les vitres rayées perpendiculairement donnaient sur un horizon de verdure. En regardant derrière ces vitres la ligne des bâtiments extérieurs, je voyais se découper la façade et les fenêtres en mille pavillons ornés d'arabesques, et surmontés de découpures et d'aiguilles qui me rappelaient les kiosques impériaux bordant le Bosphore.

      La description de sa chambre,"à l'extrémité d'un corridor habité d'un côté par les fous et de l'autre par les domestiques", est la création d'un espace propre au Sujet qui se met en scène lui-même, et prépare son décor, à la façon d'un décor de théâtre. "C'est un capharnaüm comme celui du docteur Faust", lieu de mémoire aussi, qui rassemble les "débris" de sa vie passée.

Un narguilé rapporté de Constantinople, une grande coupe d'albâtre, un vase de cristal; des panneaux de boiseries provenant de la démolition d'une vieille maison que j'avais habitée sur l'emplacement du Louvre, et couverte de peintures mythologiques par des amis aujourd'hui célèbres (...). Je me suis plu pendant quelques jours à ranger tout cela, à créer dans la mansarde étroite un ensemble bizarre qui tient du palais et de la chaumière, et qui résume assez bien mon existence errante. J'ai suspendu au-dessus de mon lit mes vêtements arabes, mes deux cachemires industrieusement reprisés, une gourde de pélerin, un carnier de chasse. Au-dessus de la bibliothèque s'étale un vaste plan du Caire; une console de bambou, dressée à mon chevet, supporte un plateau de l'Inde vernissé où je puis disposer mes ustensiles de toilette.

      Comme le narrateur a plaisir à garder des traces matérielles d'un passé qui n'est pas le sien (table antique à trépied à bec d'aigle, meubles du dix-septième et dix-huitième siècles, lit à baldaquin ) et de son propre passé, il classe dans ses tiroirs des fragments de correspondance et d'écrits anciens. Dans sa lutte contre la folie et la mort, le sujet semble à la fois prendre acte d'un morcellement -- débris, restes confus, capharnaüm -- , et tenter une recomposition au travers de ces morceaux épars, l'écriture elle-même figurant avec ses trous --- points de suspension, manques, nom mangé -- la déconstruction toujours présente.

Avec quelles délices, j'ai pu classer dans mes tiroirs l'amas de mes notes et de mes correspondances intimes ou publiques, obscures ou illustres, comme les a faites le hasard des rencontres ou des pays lointains que j'ai parcourus. Dans des rouleaux mieux enveloppés que les autres, je retrouve des lettres arabes, des reliques du Caire et de Stamboul. Ô bonheur! ô tristesse mortelle! ces caractères jaunis, ces lettres à demi froissées, c'est le trésor de mon seul amour... Relisons... Bien des lettres manquent, bien d'autres sont déchirées ou raturées; voici ce que je retrouve :

      Retour sur le passé, régression, répétition, circularité de l'enfermement et du narcissisme. L'espace réel s'ouvre et se défait à la fois en espace imaginaire avec les préoccupations orientales, le goût des débris de mémoire, et, en abyme, les brouillons et les lettres effacées et ce qui a été écrit ou perdu. (p. 742, 743, O.C III).

      La Chambre, pour reprendre les termes de Baudelaire 280  , qui ressemble à une rêverie, une chambre véritablement spirituelle, elle, ne disparaît pas pour être remplacée par la cellule étroite d'une chambre disciplinaire au rez de chaussée. Le sujet reconnaît et recrée entre ces nouveaux murs la chambre féerique :

Une nuit, je parlais et chantais dans une sorte d'extase. Un des servants de la maison vint me chercher dans ma cellule et me fit descendre à une chambre du rez-de-chaussée, où il m'enferma. Je continuais mon rêve, et quoique debout, je me croyais enfermé dans une sorte de kiosque oriental. J'en sondai tous les angles et je vis qu'il était octogone. Un divan régnait autour des murs, et il me semblait que ces derniers étaient formés d'une glace épaisse, au-delà de laquelle je voyais briller des trésors, des châles et des tapisseries. Un paysage éclairé par la lune m'apparaissait au travers des treillages de la porte, et il me semblait reconnaître la figure des troncs d'arbre et des rochers. J'avais déjà séjourné là dans quelque autre existence, et je croyais reconnaître les profondes grottes d'Ellorah. (Seconde partie, chapitre VI, p. 743, O.C. III )

      Le rapprochement des textes permet d'observer l'identité du décor qui manifeste la force de la volonté du Sujet autodestinateur, capable, alors qu'il ne peut échapper à l'enfermement de "découper" son champ de vision mentale et de perception, en prenant à son compte la clôture. La présence de la glace épaisse dont nous ne saurons pas à quel monde elle appartient, les châles et les tapisseries qui circulent d'une chambre à l'autre ( transcendant les cachemires industrieusement reprisés) ouvrent l'espace clos sur un paysage qu'il croit reconnaître.

      L'acte de transformation est un acte poétique qui fait du Sujet le producteur du texte.


7 - Le double et le gain du plaisir humoristique

Des corridors, --- des corridors sans fin! Des escaliers, --- des escaliers où l'on monte, où l'on descend, où l'on remonte, et dont le bas trempe toujours dans une eau noire agitée par des roues, sous d'immenses arches de pont... à travers des charpentes inextricables! -- Monter, descendre, ou parcourir des corridors, -- et cela, pendant plusieurs éternités... Serait-ce la peine à laquelle je serais condamné dans mes fautes?

      Le début de CAPHARNAUM  281  pourrait résumer les déplacements du sujet dans Aurélia , mis à distance avec humour.

      Le récit à la première personne des aventures ou mésaventures du Sujet avec son / ses double/s témoigne de la même distance. Du fait de sa position énonciative, S 2 détient un savoir supérieur au savoir de S 1 sur la valeur des valeurs de S 1, et il peut utiliser ce savoir et marquer sa supériorité en se moquant avec une légère ironie de ce qui arrive à S 1 et en multipliant avec des jeux de miroir, le dédoublement et les mises à distance 282  .

Les personnes les plus chères qui venaient me voir et me consoler me paraissaient en proie à l'incertitude, c'est à dire que les deux parties de leurs âmes se séparaient aussi à mon égard, l'une affectionnée et confiante, l'autre comme frappée de mort à mon égard. Dans ce que ces personnes disaient, il y avait un sens double, bien que toutefois elles ne s'en rendaient pas compte, puisqu'elles n'étaient pas en esprit comme moi. Un instant même cette pensée me sembla comique en songeant à Amphitryon et à Sosie. Mais si ce symbole grotesque était autre chose, - si, dans d'autres fables de l'antiquité, c'était la vérité fatale sous un masque de folie?

      L'ironie vise ici le malaise des visiteurs qui hésitent sur l'attitude à tenir vis à vis du malade et utilisent ce que Sartre dénonce sous le nom de mauvaise foi.

      L'écriture a une double fonction : elle essaie de transcrire, fixer, interpréter, mais elle essaie aussi de démonter les mécanismes et d'en rendre compte par une figure, comme celle du Double.

      Freud met en évidence dans L'humour  283  , le lien entre l'humour et la défense de soi. L'humour constitue une défense contre la possibilité de souffrance. Dans le texte de Nerval que nous avons cité, les termes comique (cette pensée ) et grotesque ( ce symbole ) commencent la phrase qui s'achève sur un masque de folie . Diriger l'humour contre sa propre personne, c'est se défendre de la sorte de ses propres possibilités de souffrance. L'individu dans une situation déterminée surinvestit brusquement son surmoi et modifie dès lors, à partir de celui-ci les réactions de son moi . Les explications et les conjectures qu'envisage Freud, mettant en jeu la fluctuation des rapports entre le moi et le surmoi, paraissent particulièrement intéressantes dans la mesure où elles instaurent une structure dialogique où le surmoi, par l'humour, aspire à consoler le moi et à le garder des souffrances, sans toutefois renoncer à l'instance parentale.


8 - Saturnin

      L'épisode de Saturnin occupe une position terminale dans Aurélia et représente, avant l'exaltation lyrique des Mémorables , le terme. L'épreuve , dit l'apparition, à laquelle tu étais soumis est venue à son terme .

      Le médecin, pour guérir son malade, le met en présence d'un autre malade, on pourrait dire qu'il fait de son malade (S 1), un sujet opérateur, qui transforme un autre malade (= contribue à sa guérison). Le médecin --mon excellent médecin -- disparaît de la scène dans une sorte de prologue. Si on regarde Saturnin comme sujet d'état et la maladie ( le jeune homme refuse de prendre de la nourriture, il ne peut ni voir, ni parler ), une transformation s'opère. Ce que l'institution médicale n'a pu faire, le Sujet malade le réalise, et Saturnin commence à guérir, retrouvant successivement la possibilité de parler, de voir, de boire. La maladie qu'on peut regarder comme l'anti-Sujet, devient le lieu de la performance, ce à quoi il faut résister.

      La transformation de Saturnin est une condition de la transformation du Sujet. Apparemment disjoints -- l'ancien soldat d'Afrique, le jeune homme de la campagne, l'âme simple / l'écrivain --, les deux figures se rejoignent, leurs deux esprits étant réunis par une sorte de magnétisme. Sujet opérateur, sans le savoir, Saturnin transforme son compagnon et le fait sortir du cercle monotone de ses sensations ou de ses souffrances morales.

      Saturnin est défini, être silencieux et indéfinissable comme un sphinx aux portes suprêmes de l'existence , ce qui le place dans le parcours de la descente aux enfers, sur la frontière qui sépare la vie de la mort. Il participe des deux espaces, vivant placé entre la mort et la vie ce qui fait de lui un médiateur, un interprète sublime . Saturnin qui ne peut ou ne veut pas parler est capable, semble-t-il, de transmettre des secrets.

      La sympathie et la pitié, sentiments religieux de communion qu'inspire Saturnin à son compagnon le "relèvent" et l'intercession de cette "âme simple et dégagée des liens de la terre" permet au sujet d'obtenir rachat et pardon, dans l'exaltation finale chantée dans les Mémorables .

      L'épisode final de Saturnin apparaît à la fin d'Aurélia , comme le symétrique de la vision de la Melencolia I . Au spectacle de l'être nocturne descendant lourdement dans la cour pour s'écraser, s'oppose le spectacle de l'apparition de la divinité qui est redoublée par l'apparition du Messie vainqueur chevauchant entre Saturnin et son compagnon, dans la lumière céleste. Le parcours toujours recommencé, parti au chapitre VI d'un vaste charnier avec les corps tranchés de toutes parts à coups de sabre des femmes, s'élève enfin pour atteindre le ciel et retrouver la beauté dans un décor fleuri de paradis. De la chair mutilée, figure de la création, avec la tour profonde - encore l'image du cercle - qui part de la terre, et monte si haut du côté du ciel, le mouvement vertical peut , après l'ouverture d'une porte latérale qui livre passage à un Saturnin transfiguré, aboutir, dans la joie, à une création nouvelle et à la conjonction du ciel et de la terre régénérée. L'ascension partagée comble sans doute le Sujet dans ses rêves, mais manifestement laisse sur une ligne d'ombre la génération descendante des races de l'avenir. Et je voyais (... ) sur une ligne d'ombre qui se faufilait par un des jours de la porte, la génération descendante des races de l'avenir

      L'épisode de Saturnin est aussi la reprise, un ton au-dessus, de la visite à l'ami malade ( 2° partie, chapitre I ), un pas de plus dans la libération du Sujet. Si on compare les deux interventions, le premier échange montre un Sujet très impressionné par la conversation avec son ami, mais qui consent à l'éloignement de l'espace céleste.

      Avec l'aide de Saturnin, il devient capable d'actualiser tout ce qui était virtuel en lui : le partage avec l'Autre  284  .

C'est ainsi que je m'encourageais à une audacieuse tentative. Je résolus de fixer le rêve et d'en connaître le secret. Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations, au lieu de les subir .

      L'étude de la construction du Sujet et de sa quête de soi, conduite jusqu'ici en suivant, dans la mesure du possible, l'ordre du texte, et ce qui permettait d'établir une syntaxe narrative, doit pourtant être complétée par la mise en évidence d'un autre mode de fonctionnement du texte, multipliant reprises, renvois, répétitions, qui pourraient être figurés par la présence obsessionnelle du cercle et de tout ce qui s'y rapporte.

      La construction circulaire, en miroir, s'achève sur le lyrisme des Mémorables

      Dans la deuxième partie, deux chapitres qui se suivent évoquent deux scènes traitées comme deux épreuves d'un même événement. Le chapitre V semble suivre de façon linéaire les événements qui se sont produits au chapitre précédent, en fait il est surtout une variation, une version différente et en même temps semblable du chapitre IV. Les pérégrinations dans Paris, à plusieurs mois de distance, reproduisent les mêmes manifestations, et placent le sujet en crise, dans son impossibilité à assumer le discours social.

      A une certaine heure, dans une promenade nocturne du côté des Halles, en entendant sonner l'Eglise de Saint-Eustache, il pense aux luttes des Bourguignons et des Armagnacs et croit voir s'élever autour de lui "les fantômes des combattants". C'est le son de la cloche qui est à l'origine de la vision, sur fond de guerre et d'extermination, de moments d'intolérance et d'exclusion.  285  Dans un deuxième temps, il se prend de querelle avec "un facteur qui portait sur sa poitrine une plaque d'argent , et que je disais être le duc Jean de Bourgogne". Il veut l'empêcher d'entrer dans un cabaret. Dispute, soufflet, querelle, métamorphose. Dans le chapitre précédent, une scène semblable faisait du promeneur le témoin d'une dispute, à la barrière de Clichy, avec la rencontre d'un ouvrier en qui il croyait voir saint Christophe portant le Christ enfant.

      Au delà du comportement du Sujet fait de violence et d'opposition à tous ceux que le hasard lui fait rencontrer, la façon dont il malmène l'autre à portée de son visage, le place à la limite de lui-même sans instaurer une autre structure. Le désespoir et les larmes que verse "je", pour son incapacité à séparer les combattants au chapitre IV sont les larmes qu'il voit sur le visage du facteur / Jean sans Peur au chapitre V. Par une singularité que je ne m'explique pas, voyant que je le menaçais de mort, son visage se couvrit de larmes. Je me sentis attendri, et je le laissai passer.

      Ces larmes versées sur lui-même qui affleurent sans cesse dans l'errance désespérée des terrains vagues au chapitre IV, traduisent un sentiment d'impuissance, sans autre horizon que la pensée de se détruire et la mort.

      Ces larmes vont encore couvrir son visage, quand il s'agenouille devant l'autel de la Vierge à Saint Eustache ( chapitre VI ).

      Ce désespoir s'articule avec l'incapacité et l'impuissance découvertes par "Je" au travers de la violence et de la recherche de la force physique dans ses rapports avec l'autre. Je m'imaginai que c'était saint Christophe portant le Christ, et que j'étais condamné pour avoir manqué de force dans la scène qui venait de se passer . La condamnation renvoie à une faute inconnue, -- J'ai fait une faute et je ne pouvais découvrir laquelle --, et la recherche d'un rachat lui inspire des dépenses désordonnées et le remboursement de ses dettes.

      Une question, toujours la même, tout au long de ces deux périples : comment trouver une sortie, alors que toutes les portes se ferment et répondent à la perte par l'absence? La fermeture du cimetière, le refus du prêtre de le confesser, l'absence du père, témoignent de la vanité et de l' inutilité de tous les recours. Le retour vers le centre de Paris, après ce déplacement d'un lieu à l'autre entre la barrière et le faubourg reconduit le sujet dispersé dans cet intérieur, ce vide dont (il) ne sait plus s'il est à (lui).

      Deux sortes de données s'opposent sans autre résolution que l'enfermement à l'hospice de la Charité, rue des Saints Pères : l'absence de père d'un côté, l'averse / déluge qui peut tout emporter (les femmes et les enfants ), la crainte du monde toujours en foule compacte qui risque de l'étouffer comme l'eau risque de le submerger, et d'un autre côté le salut possible et qui commence à briller après l'orage, avec l'espoir d'arriver à déchiffrer les hiéroglyphes.

      Le parcours reproduit, à la façon d'un chemin de croix, des étapes signifiantes: la visite au père, qui n'accepte pas l'aide de son fils au chapitre IV (épisode de la bûche), son absence au chapitre V, le bouquet de marguerites, figure faustienne de la mère morte  286  . L'absence du père (vivant ) est réparée par la présence florale de la Mère morte. Il n'est pas indifférent que le Jardin des Plantes vienne immédiatement après la visite au père au chapitre V et installe la chaîne darwinienne, renouant avec le passé de l'humanité et son anéantissement possible par le Déluge  287  .

      Le narrateur jette alors, pour conjurer la montée inquiétante des eaux rue Saint Victor, l'anneau acheté à Saint Eustache -- anneau dont la destinée semble toujours d'être perdu, brisé, jeté, et renouvelé, signe de l'union mystique --, et le contact qui ne s'était pas établi à Notre Dame de Lorette se trouve maintenant établi.

      On peut ainsi mettre en parallèle les deux chapitres, pour suivre les répétitions et les transformations :

      
Désespéré, je me dirigeai en pleurant vers Notre Dame de Lorette, où j'allai me jeter au pied de l'autel de la Vierge, demandant pardon pour mes fautes. Quelque chose en moi me disait :"La Vierge est morte et tes prières sont inutiles. "(...) Je fis glisser de mon doigt une bague d'argent dont le chaton portait gravés ces trois mots arabes : Allah! Mohamed ! Ali ! (...)
Quand tout fut éteint, je me levai et je sortis, me dirigeant vers les Champs- Elysées (...)
Le Christ n'est plus (...)
En entrant, je lui dis que tout était fini et qu'il fallait nous préparer à mourir
Puis je me dis :"(...)C'est le véritable déluge qui commence." L'eau s'élevait dans les rues voisines; je descendis en courant la rue Saint-Victor, et, dans l'idée d'arrêter ce que je croyais l'inondation universelle, je jetai à l'endroit le plus profond l'anneau que j'avais acheté à Saint-Eustache. Vers le même moment l'orage s'apaisa, et un rayon de soleil commença à briller.
L'espoir rentra dans mon âme.
(...)
Pendant mon sommeil, j'eus une vision merveilleuse; Il me semblait que la déesse m'apparaissait, me disant :"Je suis la même que Marie, la même que ta mère (...)"


9 - Et si c'était la même , il y a de quoi devenir fou

      C'est par la parole que la déesse définit son identité :

"Je suis la même que Marie , la même que ta mère, la même  288  aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. A chacune de tes épreuves, j'ai quitté l'un des masques dont je voile mes traits, et bientôt , tu me verras telle que je suis... "

      L'apparition de la Vierge dans son sommeil s'oppose à La Vierge est morte du chapitre précédent. Elle n'est qu'une voix, car son lieu est dans la tête du visionnaire. C'est la promesse ici-bas d'une conjonction prochaine avec l'espace céleste. Bientôt tu me verras telle que je suis . L'emploi du terme "épreuve" --A chacune de tes épreuves, j'ai quitté l'un des masques dont je voile mes traits --, place l'apparition dans le parcours narratif, manifestation, dévoilement de l'objet de valeur, qui se découvre au sujet dans son sommeil et le comble. Vierge, mère, objet de désir, et si c'était la même, il y a de quoi devenir fou . L'identification de la Chose (répétition de "la même" ) ne suffit pas pour construire le sujet et combler le vide de la perte.

      La comparaison des deux textes avec leurs similitudes, met à jour les oscillations entre la mort du Christ, l'univers dans la nuit, la destruction du monde, et la lumière du salut, une éternité retrouvée.

      Toutefois, semblables et différents, les deux parcours s'achèvent de la même façon, la maison Dubois ( Seconde partie chapitre IV ), l'hospice de la Charité (Seconde partie chapitre V).

Il(le poète allemand) appela sa femme qui me dit : "Qu'avez-vous? -- Je ne sais, lui dis-je, je suis perdu." Elle envoya chercher un fiacre , et une jeune fille me conduisit à la maison Dubois.

Trois de mes amis (...) me firent entrer dans un café pendant que l'un d'eux allait chercher un fiacre. On me conduisit à l'hospice de la Charité.

      Dans les deux cas, le sujet devient objet pour un sujet anonyme. Entre les deux épreuves, une médiation qui semble avoir fait du sujet un opérateur de transformation : l'écriture dont le narrateur dit qu'elle fut pénible et dont les corrections l'agitèrent beaucoup. Là encore on peut constater une oscillation et non résolution. La rédaction d'une de ses meilleures nouvelles  289  est suivie de l'épisode raconté au chapitre V , qui se termine encore par un enfermement.

Peu à peu, je me remis à écrire et je composai une de mes meilleures nouvelles. Toutefois, je l'écrivis péniblement, presque toujours au crayon, sur des feuilles détachées, suivant le hasard de ma rêverie ou de ma promenade. Les corrections m'agitèrent beaucoup. Peu de jours après l'avoir publiée, je me sentis pris d'une insomnie persistante.

      Enfermé, le Sujet entretient deux types de relation avec lui-même : il se voit avec la camisole de force, -- Pendant la nuit le délire s'augmenta, surtout le matin, lorsque je m'aperçus que j'étais attaché. Je parvins à me débarrasser de la camisole de force  290  -- Cette perception, il la partage avec les médecins, l'interne et ceux qui peuvent le voir à l'hospice. Mais simultanément un autre mode de présence donne accès au Sujet à une expérience mystique dont la valeur est déniée et ne peut être reconnue par l'acteur social de l'hospice.

      A la science médicale, "Je" oppose le rôle qu'il se donne et qui fait de lui l'égal de Dieu : c'est cet "être Dieu" qui instaure, justifie et rend possible , selon les termes de Greimas, le faire, ici guérir les malades. L'idée que j'étais devenu semblable à un Dieu et que j'avais le pouvoir de guérir me fit imposer les mains à quelques malades, et, m'approchant d'une statue de la Vierge, j'enlevai la couronne de fleurs artificielles pour appuyer le pouvoir que je me croyais . (p. 737 )

      Selon la logique sociale (ici la science médicale), la possibilité de guérir est réservée à la science, et dans un monde régi par les valeurs sociales, il n'y a pas de place pour les valeurs transcendantales. Ces valeurs garanties pour Ego par la déesse Isis ne sont valeurs que pour lui et n'ont aucune valeur objective.

      Ego se met en scène avec une sorte de sosie qu'il regarde presque comme un corps étranger livré à l'institution, avec toujours une voix intérieure qui cherche à faire reconnaître sa mission et imposer ce pouvoir qu'il s'attribue.

      La camisole de force manifeste la violence d'une société qui ne connaît pas d'autres valeurs que les siennes et exclut par la force en le renvoyant ainsi à lui-même. L'expression "fleurs artificielles", et la répétition des modalités "le pouvoir que je me croyais" sanctionnent une double incapacité : incapacité de la société à comprendre, incapacité du Sujet à trouver, pour manifester son être rénové, une attitude adéquate.

      Le Sujet qui écrit ( le narrateur) "est impliqué dans une double relation intersubjective : il exerce sur celui qu'il a été autrefois, réflexivement, un faire interprétatif, évaluatif et judicateur, dans l'intention de persuader le narrataire de la vérité du croire et du savoir qui fondent le Discours qui est désormais le sien." 291 

      Le narrateur fait apparaître "objectivement" 292  la manière dont est traité le sujet et il évalue sans doute la manière de faire du sujet, mais il apporte aussi l'image d'une exclusion par la force des "aliénés", déplacés d'une maison à un hospice, et d'un hospice à une autre maison de santé. La mise en place de deux modes de désignation installe le texte au coeur d'un double discours : Le Sujet, double, passe dans un monde de doubles. Ses compagnons sous différentes appellations, -- les personnes réunies dans ce jardin , les prisonniers , les aliénés , les fous , -- reconstituent , dans un espace clos, comme ce qui se passe sur une scène de théâtre, les scènes d'une possible régénération de l'univers.

      Le Sujet, dans sa folie, sur l'autre scène qui lui a été imposée, avec un mur de fond, au couchant, installe une figuration de la mort, masque sur masque et sélectionne les représentations ostentatoires de la mort et de l'au-delà.

La partie de la maison où je me trouvais donnait sur un vaste promenoir ombragé de noyers. Dans un angle se trouvait une petite butte où l'un des prisonniers se promenait en cercle tout le jour. D'autres se bornaient, comme moi, à parcourir le terre-plein ou la terrasse bornée d'un talus de gazon. Sur un mur, situé au couchant, étaient tracées des figures dont l'une représentait la forme de la lune avec des yeux et une bouche tracés géométriquement; sur cette figure on avait peint une sorte de masque; le mur de gauche présentait divers dessins de profil dont l'un figurait une sorte d'idole japonaise. Plus loin, une tête de mort était creusée dans le plâtre; sur la face opposée, deux pierres de taille avaient été sculptées par quelqu'un des hôtes du jardin et représentaient de petits mascarons assez bien rendus. Deux portes donnaient sur des caves, et je m'imaginai que c'étaient des voies souterraines pareilles à celles que j'avais vues des Pyramides. (dernier paragraphe du chapitre V, Seconde partie, p. 738, O.C. III )

      Le nouvel espace fonctionne d'abord à partir de la représentation sur le mur, faux semblant, simulacre, à l'image du labyrinthe, d'une initiation souterraine.

      La répétition du terme jardin transforme le promenoir des malades et l'ouvre sur un jardin funèbre avec ses hôtes. Les exclus, dans l'espace qu'ils n'ont pas choisi, espace contraint, lieu de réclusion et de prison, sont pris en charge par le Sujet qui double leur corps réel d'un corps mystique. A l'intérieur de l'asile / prison/ hospice / maison de santé, placé quel que soit son nom sous le signe de l'exclusion, il y a transfiguration et métamorphose.

      La collectivité remplit, sans le savoir, des rôles à dimension cosmique, qui tendent à régler l'univers, à la fois en opposition à leur place d'homme-machine, et gardant quelque chose de leur activité réelle. Alors que les fantômes n'ont pas de corps, ces hommes ont des corps qui habitent ou servent de réceptacle à des êtres de race divine.

Je m'imaginai d'abord que les personnes réunies dans ce jardin avaient toutes quelque influence sur les astres, et que celui qui tournait sans cesse dans le même cercle y réglait la marche du soleil. Un vieillard que l'on amenait à certaines heures du jour et qui faisait des noeuds en consultant sa montre m'apparaissait comme chargé de constater la marche des heures. Je m'attribuai à moi-même une influence sur la marche de la lune, et je crus que cet astre avait reçu un coup de foudre du Tout-Puissant qui avait tracé sur sa face l'empreinte du masque que j'avais remarquée. Seconde partie, chapitre VI, p. 738, O.C. III )

      Le cercle avec sa fermeture caractérise le mouvement, qui règle l'espace asilaire et les personnes réunies dans le jardin.

      Convergence, communauté, harmonie, accord céleste, conspiration de tous les êtres pour rétablir l'harmonie première du monde. C'est l'élargissement de l'espace en un univers d'universelles communications. A l'intérieur de ce monde uni et aimanté ( en opposition avec la fragmentation et l'éparpillement de l'être ), les âmes fraternelles peuvent se délivrer des corps mortels et trouver enfin refuge dans la lune, au sein d'une fusion qui est aussi dissolution, se perdre pour renaître.

      La métamorphose conjoint, comme le système darwinien, la chaîne des êtres. A cette universelle conjonction qui unit harmonieusement l'espace terrestre et l'espace ouranien, préside le Sujet qui s'imagine chargé de rétablir l'harmonie universelle par art cabalistique et de chercher une solution en évoquant les forces occultes des diverses religions.

      Au centre de cet espace circulaire, ce qui le place au coeur d'une universelle correspondance, au milieu de ses compagnons qui lui semblent "endormis" et "pareils aux spectres du Tartare", "Je" comprend le secret des Mondes, ce qui vient corriger la fin de la première partie.

--Mais selon ma pensée, les événements terrestres étaient liés à ceux du monde invisible. C'est un de ces rapports étranges dont je ne me rends pas compte moi-même et qu'il est plus aisé d'indiquer que de définir...
Qu'avais-je fait? J'avais troublé l'harmonie de l'univers magique où mon âme puisait la certitude d'une existence immortelle. J'étais maudit peut-être pour avoir voulu percer un mystère redoutable en offensant la loi divine; je ne devais plus attendre que la colère et le mépris! Les ombres irritées fuyaient en jetant des cris et traçant dans l'air des cercles fatals, comme les oiseaux à l'approche d'un orage. (Première partie, X, p. 721, O.C. III)

      A la fin de la Seconde partie, dans les chapitres V et VI, Ego, placé dans la limite d'un espace étroit, borné par des murs, où la promenade ne peut que tourner en rond, fait intervenir les autres, malades et soignants sur la scène planétaire.

      L'opération de l'imagination qui est transfiguration transcende l'enclos asilaire. Là où on avait des objets manipulés, Le Sujet opérateur supérieur fait de ses compagnons, des sujets influant sur les astres et réglant la marche des astres.

      Captif sur la terre, -- la prison du corps --, il s'entretient avec le choeur des astres qui prend part à ses douleurs.

      A l'intérieur de l'univers régénéré mis en place par le Sujet, le Sujet lui-même perçoit comme à la fois incompatible et nécessaire, la dénégation possible des valeurs nouvelles. A l'univers harmonieux, s'oppose un univers déchiré, et ensanglanté : vouloir revivre dans son fils, comme on a vécu dans son père, c'est rentrer dans une série qui peut être fatale à l'humanité, avec l'apparition de la filiation. La crainte de l'exclusion rejoint Ego. La captivité, par une sorte de contamination, gagne des peuples entiers dans la succession des générations. D'un côté une science impitoyable, les nouveaux dieux, des esprits hostiles et tyranniques, la domination, les nécromants, de l'autre côté, le vide, le néant qui disparaît dans l'immensité, la dissolution, la crainte d'être à jamais chassé parmi les malheureux.

      Les transformations condamnent l'âme à subir la vengeance des êtres puissants.

      L'eau, qui était l'eau des larmes qui ruisselait sur le visage du Sujet, qu'il retrouvait sur le visage de l'autre, l'eau du Déluge qui punit, l'eau froide imposée au malade, est aussi l'eau de la purification, qui lave des impuretés. Vers 2 heures on me mit au bain, et je me crus servi par les Walkyries, filles d'Odin, qui voulaient m'élever à l'immortalité en dépouillant peu à peu mon corps de ce qu'il avait d'impur. (Seconde partie VI, p. 739, O.C. III )

      La déesse Isis préside. Elle est là dans la promenade du soir, sous les mots de la sérénité aux rayons de la lune . Et l'apparition d'Isis sous des visages différents réalise enfin le mariage mystique d'où le Sujet se trouvait exclu. Regardons la transformation dans la mise en scène de l'apparition et de la reconnaissance d'Isis. Le nom est effacé --la déesse p. 736. Elle est nommée avec une modalisation p. 738  293  , elle apparaît ensuite sous le voile de la divinité de mes rêves p. 745, dans un costume presque indien , qui est étoilé d'astérisques ***. Les Mémorables p. 746, confondent enfin Aurélia, et les saintes perdues et retrouvées  294  Quel que soit son nom, ce qui est affirmé, c'est bien l'identité annoncée par la vision merveilleuse du chapitre V.

      Après le rêve comblé des Mémorables , l'affirmation au présent laisse croire que le narrateur prend à son compte la déclaration du Rêveur fou : Le sommeil occupe le tiers de notre vie (... ) Après un engourdissement de quelques minutes une vie nouvelle commence, affranchie des conditions du temps et de l'espace, et pareille sans doute à celle qui nous attend après la mort. Qui sait s'il n'existe pas un lien entre ces deux existences et s'il n'est pas possible à l'âme de le nouer dès à présent? (Seconde partie, VI, p. 749, O.C. III)

      On peut rapprocher cette déclaration du projet formulé dans la fameuse lettre préface des Filles du feu adressée à Alexandre Dumas :

Une fois persuadé que j'écrivais ma propre histoire, je me suis mis à traduire tous mes rêves, toutes mes émotions, je me suis attendri à cet amour pour une étoile fugitive qui m'abandonnait seul dans la nuit de ma destinée, j'ai pleuré, j'ai frémi des vaines apparitions de mon sommeil. Puis un rayon divin a lui dans mon enfer; entouré de monstres contre lesquels je luttais obscurément, j'ai saisi le fil d'Ariane, et dès lors toutes mes visions sont devenues célestes. Quelque jour j'écrirai l'histoire de cette "descente aux enfers", et vous verrez qu'elle n'a pas été entièrement dépourvue de raisonnement si elle a toujours manqué de raison. (O. C. III, p. 458)


10 - L'écriture du double ou l'auto-portrait

      On pourrait penser que l'apparition du sosie, pour reprendre l'expression de Kurt Schärer, expliquée, traduite, transcrite, fixée dans les Chimères et Aurélia , disparaît de la vie de l'écrivain. Pourtant l'annotation portée le 1er juin 1854 sur son propre portrait  295  Je suis l'Autre revendique comme un élément de salut la distinction entre un faux Nerval, celui du portrait, et le poète qui s'efforce de se dégager de l'image de lui en train de se former. La lettre adressée à Georges Bell de Strasbourg le 31 mai et 1er juin 1854 constitue une sorte de chambre noire en marge d'Aurélia , où Nerval revient sur des épisodes de sa vie troublée traduits dans le texte poétique ( le rude soufflet, une nuit, à la halle, donné à un quidam ) et à la distinction souhaitée entre le malade que montre le portrait et celui qu'il est :

      Je tremble de rencontrer ici aux étalages un certain portrait pour lequel on m'a fait poser, lorsque j'étais malade, sous prétexte de biographie nécrologique . Dites partout que c'est mon portrait ressemblant, mais posthume, -- ou bien encore que Mercure avait pris les traits de Sosie et posé à ma place .( Pléiade, III, p. 857 ). De ce portrait de lui qu'il refuse, il dit encore qu'il fait trop vrai , condamnant aussi le daguerréotype qui pervertit le goût des artistes.

      André Breton décrit ainsi dans Arcane 17 les incriptions, de la main de Nerval, "bien autrement agitantes", qui encadrent le portrait :

"en marge supérieure, à gauche "Cigne allemand", au centre "feu G rare", la dépendance de la lettre G et de l'adjectif étant soulignée par un petit signe de liaison. Le passage du G au geai (...) est clairement spécifié, à droite, par le dessin sommaire d'un oiseau en cage. Partant de ce G, je ne puis, quant à moi, m'empêcher de relever dans le portrait la curieuse position de l'index méditativement appuyé au menton et qui, dans la planche, tombe juste au-dessous de la lettre. Mais je doute que les familiers de l'oeuvre de Rimbaud découvrent sans frémissement, en marge inférieure, les mots : "Je suis l'autre" précédés d'un point d'interrogation et comme signés d'un hexagramme à point central (...). Le fameux "JE est un autre" de la "Lettre du Voyant" prend du coup un recul auquel rien ne se faisait attendre" 296 

      Cette photographie de lui faite par les autres, qui lui apparaît travestissement, mensonge, sosie, exacerbe, chez Nerval, le souci de rentrer lui-même dans un processus d'élaboration de son image : la vision qu'il a de lui, il se croit le seul à pouvoir la construire et la détruire, par l'écriture. Ce qui est laid vu par le regard de l'autre, ce qui est malade, fou, il lui reste à l'organiser et à le traduire poétiquement, comme un objet d'art.

      Kurt Schärer, dans son article de l'Herne dédié à Alexandre Dumas, voit, avec l'apparition du sosie un phénomène effrayant. Car le sosie se présente comme un ennemi ou un usurpateur qui profite de la ressemblance pour ravir au moi sa place . Obsession de l'impuissance, de la castration, le moi faible et déshérité devient la victime de son sosie usurpateur.

      Ce dédoublement prend tout son sens, compris dans la dualité cosmique, la dissociation fondamentale qui partage le monde d'en haut et le monde d'en bas.

      S'il écrit sa propre histoire, et celle de sa brisure et de son dédoublement, il ne se débarrasse pas pour autant de la crainte de perdre sa substance, il n'écrit pas le journal d'une cure, il cherche, en se posant en traducteur, à laisser aux rêves et aux fantasmes, leur mouvance et leur surgissement. Tour à tour, narrateur, observateur, patient, acteur, dédoublé, il fait varier, dans son écriture , la distance, les rôles, la place et les temps.

      La "vacillation" 297  de l'identité perçue en marge du portrait où il refuse de se reconnaître et de se laisser enfermer, passe dans la vacillation de l'écriture : Le double se fait miroitement, reflet, chez le sujet, dans la divinité et ses multiples incarnations, dans la déchirure des mondes. L'hésitation constante entre le doute et le vertige de la perte, l'impossible identification, sont poétiquement entretenus par l'écriture. Sans doute, on peut lire le texte d'Aurélia comme une descente orphique aux Enfers, une progression avec une ouverture sur l'Autre représenté par Saturnin, mais l'ébauche d'une initiation réussie est suspendue par des retours et des répétitions, l'oeuvre à faire est dite infaisable, les trous du récit, les preuves annoncées et détruites 298  , les lambeaux du texte arrachés au dernier vertige, le processus toujours visible d'une construction suivie d'une déconstruction, mettent en place un lieu de nulle part où poser, résoudre sans jamais pouvoir l'abolir la dualité spéculaire.

      Le dernier dessin 299  de Nerval au crayon semble une illustration de la phase ultime des Mémorables , nous laissant sur une problématique de séries où les reines sont associées aux poètes dans la montée vers la Jérusalem céleste. Parallèlement au texte des Mémorables , le dessin montre une série de sept reines, six portant le prénom de Marie à laquelle sont joints Catherine de Médicis et Charles V. On voit à gauche le Poète représenté avec sa lyre, en costume de Dionysos, couronné de laurier, sur un petit char, une coupe dans une main, et, dans l'autre, le thyrse de Bacchus, lui aussi multiplié par la légende du dessin. Au-dessus du groupe des Reines, deux sirènes soutiennent une conque où est assis une sorte de Bouddha.

      Les séries sont à la fois indépendantes et regroupées dans un ensemble qui joint la Poésie, l'Autorité, et la Religion. Dans un coin, en bas à droite, comme abandonné ou à la place de la signature, un petit masque de comédie rappelle que tout n'est que représentation.


Chapitre 4
La Voix des fantômes
L'inscription de la figure du Double dans Le Tour d'Ecrou
Opéra de Chambre de Benjamin Britten

Des miroirs encore d'autre sorte, que j'appellerai miroirs isolants , comme la musique, le chant qui accaparent une autre sorte de regard, le détournement de ce qui se passe au profit de la mémoire ou simplement de l'âme.
Louis Aragon, La mise à mort


1 - Une histoire de fantôme d'Henry James

      Le Tour d'Ecrou est le troisième Opéra de Chambre composé par Benjamin Britten en 1954 à l'âge de 41 ans pour être joué à la Fenice dans le cadre de la Biennale de Venise. Il n'a besoin que de sept chanteurs, treize musiciens pour dix-huit instruments, étant entendu que le percusionniste en a dix-huit à sa disposition. Une petite flûte, une flûte alto, un hautbois, un corps anglais, une clarinette, une clarinette basse, un basson, un cor, une harpe, un piano, un célesta, un quatuor à cordes, une contrebasse, et l'ensemble de la percussion. Au départ, une nouvelle écrite par Henry James, soixante-six ans plus tôt ( en 1898, James a cinquante-cinq ans).

      Le Tour d'Ecrou est une histoire de fantômes sur le thème du double qui inspire une grande part de l'oeuvre fictionnelle de James. Deux enfants orphelins, dont les parents sont morts aux Indes, sont confiés à une jeune gouvernante inexpérimentée, dans un château de roman, en Angleterre, avec un oncle tuteur à Londres, qui refuse tout contact avec eux. Flora et Miles sont sous l'influence de deux revenants, l'ancienne institutrice et un valet de chambre. La gouvernante, en essayant d'arracher Miles à leur emprise, le voit mourir entre ses mains.

      L'histoire noyau commence après un long prologue, nettement détaché, hors chapitres, qui met en scène, de façon presque théâtrale, ce qui sera le récit du Tour d'Ecrou . Le décor, le coin du feu, dans une vieille maison, la nuit de Noël. 300  Une première histoire a été racontée, donnée comme le seul cas où une épreuve pareille eût été subie par un enfant. La surenchère fait naître une seconde histoire, un peu à la façon dont on double la mise. Dans la première histoire, il s'agissait d'une apparition dans une vieille maison, comme celle de la veillée, apparition d'une horrible espèce, à un petit garçon qui dormait dans la chambre de sa mère. L'appareil de la "duplication" est déjà en place, puisque la mère se trouve elle aussi en présence de la même vision, et avec la même épouvante. C'est deux jours plus tard, que Douglas donne un tour d'écrou supplémentaire à l'émotion en racontant l'histoire de deux enfants. "If the child gives the effect another turn of the screw, what do you say to two children - ?" "We say, of course,"(...)"that they give two turns!" 301  Le soir du Massacre des Saints Innocents, Douglas lit à un cercle d'auditeurs, le manuscrit de la gouvernante.

      Comme les éléments d'une poupée russe, nous avons trois narrateurs, le "je" qui met en scène la situation narrative, Douglas qui lit le manuscrit de la gouvernante, le "je" de la gouvernante. Les situations de transmission vont se répéter : sur le point de mourir, la "narratrice" a envoyé les pages écrites à Douglas. Douglas, à son tour, fait parvenir le manuscrit au narrateur, quand il se sent près de la mort.

      Dès l'installation de l'histoire par Douglas, l'ambiguïté du texte est telle qu'il est tout à fait possible de faire, en se tenant aux termes mêmes du texte, deux lectures. Nous ne savons de Douglas que ce qu'il dit de lui-même. La Gouvernante, quand il l'a rencontrée, était l'institutrice de sa propre soeur, il avait dix ans de moins qu'elle, et il revenait du collège pour les vacances d'été. Répétition ou identification? 302 

      En définissant le rôle de l'auditeur, Henry James appelle le lecteur à lire en filigrane du texte une Autre histoire.

I liked her extremely and am glad to this day to think she liked me, too. If she hadn't, she wouldn't have told me. She had never told anyone. It wasn't simply that she said so, but that I knew she hadn't. I was sure; I could see. You'll easily judge why when you hear."
"Because the thing had been such a scare?"
He continued to fix me. "You'll easily judge," he repeated: "you will."
I fixed him too. "I see. She was in love."
He laughed for the first time. "You are acute. Yes, she was in love. That is, she had been. That came out -- she couldn't tell her story without its coming out. I saw it, and she saw I saw it; but neither of us spoke of it. (...)"
Mrs Griffin, however, expressed the need for a little more light. "Who was it she was in love with?"
"The story will tell," I took upon myself to reply. (...)
"The story won't tell," said Douglas; "not in any literal, vulgar way." 303  (p. 87)

      En filigrane, ou à l'envers du texte? Histoire racontée, histoire écrite, histoire lue, voix féminine, voix masculine. On peut considérer que Benjamin Britten, mettant en musique la nouvelle de James, à partir d'un livret de Myfanwy Piper cherche à donner un tour d'écrou supplémentaire.


2 - L'écart

      Dans l'Opéra, toute la situation est présentée par un ténor (Peter Pears à la création, qui joue aussi le rôle de Peter Quint ), avec un accompagnement au piano. Ce prologue narratif résume ce qui a précédé l'arrivée de la gouvernante au château. La présence constante en scène de la gouvernante, sauf dans la scène 5 de l'acte II, où Quint pousse Miles à prendre la lettre, fait bien d'elle le personnage réflecteur au travers duquel tout est vu. La matérialisation du décor, enferme, emmure la jeune fille, comme dans une chambre close, avec les miroirs-pièges des apparitions. Le texte de James est donné comme la lecture par la voix de Douglas d'un texte écrit par une jeune femme. Le lecteur est interpellé par une voix disparue qu'il lui faut entendre en quelque sorte traversée par l'écriture. ... Douglas (...) had begun to read with a fine clearness that was like a rendering to the ear of the beauty of his author's hand. (K p. 92)  304  La Voix défunte est restituée par Britten, et c'est par la Voix que se fait le passage obligé de l'innocence à l'âge adulte. The ceremony of innocence is drowned . 305 

      Les fantômes, muets dans la nouvelle de James, ce qui intériorise leurs apparitions, font entendre dans Benjamin Britten leur voix, en même temps qu'ils manifestent leur présence. Une question se posera : comment introduire le doute, le vacillement de l'incertitude, la frange de l'ombre dans la voix et la musique?


3 - Thèmes, segmentation, figures

      La musique d'orchestre assure un découpage tout à fait particulier. L'ouvrage comporte un Prologue, et deux actes de huit scènes chacun. Le Thème joué par l'Orchestre intervient une première fois dans une section intitulée Thème, entre le prologue et la première scène. Les scènes sont reliées entre elles par quinze Variations, à partir du thème central exposé à la fin du Prologue.

      Bernard Brugière  306  montre que Britten, en utilisant une série dodécaphonique pour le thème central, symbolise musicalement la métaphore du titre, en mimant une spirale sans fin.

      Voici le thème central :

      

      Il le réécrit comme suit :

      

      ce qui lui permet de mettre en évidence une série où alternent quartes justes ascendantes et tierces mineures descendantes, deux gammes de tons entiers en quinconce, épuisant la gamme chromatique. Brugière fait dire à Benjamin Britten s'entretenant avec Henry James : "L'enchaînement des tonalités à travers l'opéra montre que leur séquence constitue une deuxième figure circulaire qui se déploie et fait figure comme suit :

      

      Au premier acte, la tonalité de chaque diptyque (Variation + Scène) s'enchaîne à celle de la section précédente ou suivante selon un mouvement ascendant qui va de la mineur à la bémol majeur : ainsi sont utilisées toutes les tonalités majeures correspondant aux seules touches blanches du clavier comprises entre ces deux notes extrêmes (si majeur, ut majeur, majeur, mi majeur, fa majeur, sol majeur). Au deuxième acte, la boucle se referme sur elle-même, on a un mouvement de déclin qui part de la bémol majeur pour aller vers la majeur; l'enchaînement conjoint des tonalités suit une gamme descendante composée des mêmes écarts que la gamme montante du premier acte : la bémol majeur, fa dièse majeur, fa majeur, mi bémol mineur, mi majeur, do majeur, si bémol majeur, la majeur. On notera donc deux différences cependant : variation XI et scène 4 sont écrites en mi bémol mineur, variation XII et scène 5 en mi majeur, alors qu'on s'attendrait à mi bémol majeur dans le premier cas et bémol majeur dans le second. Reste néanmoins qu'il y a parfaite symétrie en miroir, moyennant le décalage d'un demi-ton entre la gamme montante du premier acte et la gamme descendante du second : l'une et l'autre se constituent à partir des toniques qui inaugurent chaque variation, à deux exceptions près : la variation XII s'ouvre sur un do dièse qui respecte l'ordonnance de l'ensemble, mais n'a pas de fonction tonale; la variation XV s'ouvre sur un accord de douze notes qui utilise le total chromatique comme Berg à la fin de Wozzeck."

      L'analyse de Bernard Brugière attire l'attention sur les possibilités qu'a la musique de figurer par des symétries, d'une façon presque analogique ce que James a appelé le tour d'écrou .

      L'opéra investit trois domaines, le domaine des enfants, le domaine des adultes qui en ont la charge, le domaine des fantômes. Un espace unique, avec des lieux privilégiés de rencontre ( la tour, le lac ), et de passage (les fenêtres, les miroirs). On retrouve cette répartition dans l'utilisation par Britten de trois thèmes, motifs conducteurs, le motif des fantômes, le motif qui représenterait la mise en ordre des adultes, le motif angoissé des enfants. Répartition toute théorique, puisque, nous le verrons, il semble que Britten ne les établisse que pour les entrecroiser, tisser un réseau de relations, contamination, inversion, "ensemencement" d'un domaine à l'autre.

      Le premier motif : La gouvernante "aveugle à elle- même et terrible d'inconscience" 307 

      La gouvernante s'exprime d'une façon directe, presque coupante, traduisant son affection possessive par un récitatif qui privilégie la parole. Le thème instrumental, a installé, à son arrivée à Bly, une première fois, la présence des fantômes.

      

      Il revient, chanté par la gouvernante, à la première apparition du fantôme, et la voix de la gouvernante ouvre un espace à la musique de l'étrange et à l'informe qu'elle a du mal à mettre en mots et en chant. Le chant se fait hésitant, avec des blancs, comme troué ( Acte I, scène 5, p. 57 308  ). On retrouve le motif des fantômes entrelacé au chant à l'acte II, scène 7, quand Flora a rejoint près du lac Mrs Jessel, en contrepoint du dialogue, quand la gouvernante dans la scène finale interroge Miles (Acte II, scène 7, p. 185).

      Le thème inquiétant se fait entendre, dans le silence de la nuit, quand la Gouvernante pense aux ordres de l'oncle, avant l'apparition de Quint sur la Tour, ou encore quand elle décide d'écrire à l'oncle-tuteur. La reprise du thème par l'alto, le hautbois et le cor ( I scène 3 p. 26 ; I scène 5 p.50 ) découvre l'angoisse que refoule la voix. A l'envers de l'ordre et des ordres (le tuteur à Londres et sa consigne de ne rien lui dire), les horreurs insondables du mal.

      Le deuxième motif : La "pureté du mal"

      Il n'est pas facile d'étiqueter le second motif conducteur. Il intervient bien pourtant comme une figure, opposé à d'autres, reconnaissable, et permettant de passer d'un monde à un autre. Nous l'entendons la première fois (15 p. 25, H&K, scène 3, acte I) joué par l'alto et le celesta, quand la gouvernante vient de lire la lettre qui lui annonce le renvoi de Miles de son école.

      

      Ces trois notes avant que la gouvernante, troublée par sa lecture ne livre, avec un étrange frisson, ce qui entame sa vision de l'innocence des enfants. Au si bémol se superposent d'abord une tierce mineure, puis une quarte juste. Ce motif est apparu une première fois incomplet, quand la gouvernante désigne Miles qu'elle rencontre pour la première fois ( Acte I, scène 2, p.15, B&H ), après avoir chanté la et pour Flora, en montant d'un demi-ton pour Miles - si bémol et mi bémol -, elle découvre, avec un manque, ce qui servira à identifier l'horreur, Peter Quint vu par la gouvernante sur la tour. Mrs Grose prononce pour la première fois le nom de Peter Quint (avec une intervention du célesta), en reprenant cette fois de façon complète le motif, si bémol, bémol, mi bémol, le retour des notes se double de leur utilisation à nouveau pour Miles, sous l'influence de Quint. Comme si Quint, dont Mrs Grose a annoncé qu'il était mort, s'était glissé dans le petit Miles, avec le goût des mauvaises choses qui laissent une trace : things have been done here... that are not good, and have left a taste... behind them  309  Il y a, par le traitement du motif, anticipation (qui vaut prescience, intuition ), redoublement, dédoublement, hantise et fascination de cet ailleurs et de cet Autre qui habite Bly. Comme si la musique et la voix elle-même étaient minées de l'intérieur.

      Le troisième motif : La voix et les mensonges du double, Malo

      Le troisième motif associé à Miles est la chanson qu'il chante une première fois à la scène 6 de l'acte I.

Malo... I would rather be
Malo... in an apple tree
Malo... than a naughty boy
Malo... in adversity  310 

      

      Les deux enfants sont dans la salle de classe , avec la gouvernante. Miles récite sa leçon de latin et Flora l'"aide". Les éléments de la fugue (sujet au piano et aux cordes, contre-sujet à la harpe et aux instruments à vent), accompagnent la récitation mécanique du jeune garçon, qui mémorise avec une sorte de comptine, le genre des noms en is de la troisième déclinaison. Après un jeu de Flora, Miles commence, en la bémol, accompagné par la harpe, l'alto et le cor anglais, en hésitant, cachant derrière le si bémol, bémol, mi bémol l'appel auquel il s'ouvre. Slowly moving, to himself, hesitating . Il retrouve dans la multiplicité des sens de malo, verbe (préférer), substantif (pommier), adjectif animé (méchant), non animé (l'adversité), les aspirations qui le traversent. Le commentaire que fait la gouvernante dans sa surprise, lui fait refuser l'étrangeté : Why, Miles, what a funny song! Did I teach you that?  311  Le thème de Malo n'est pas sans rappeler, le thème de l'écrou, dont il semble dériver avec des hésitations (la tierce remplace la quarte), et la Variation VI qui suit est dominée par Malo confié au cor et au basson, tandis que le thème de l'écrou confié aux cordes recule à l'arrière plan.

      La scène qui suit (Acte I, scène 7), installe Flora et la gouvernante dans un autre lieu, toujours à l'intérieur de Bly, le lac dans le parc, un matin d'été. Après la verticalité de la Tour et l'apparition hamlétique de Peter Quint (apparition muette), après la fenêtre et la seconde apparition de Peter Quint toujours muette, c'est l'horizontalité de l'eau miroir, eau menaçante et morte qui attire le second fantôme, celui de l'ancienne gouvernante, Miss Jessel, de l'autre côté du Lac.


4 - Dead Sea

      La scène 6 était consacrée à Miles et mettait en place, à partir d'une comptine d'apprentissage du latin, le motif de Malo appelé à devenir l'emblème de Miles, et de son désir. La scène 7, en miroir, réunit et sépare Flora et la Gouvernante, par un beau matin ensoleillé de juin, au bord du lac.

      La même scène existe dans James, mais entièrement muette. La gouvernante est assise, un ouvrage de couture entre les mains , et Flora construit un petit bateau, les postures de Flora et de la Gouvernante soigneusement décrites envahissent le texte, et rien n'est dit de ce que voient les deux personnages dans un silence absolu, placées sous le regard d'un Objet étranger.

I tranferred my eyes straight to little Flora, who, at the moment, was about ten yards away. My heart had stood still for an instant with the wonder and terror of the question whether she too would see; and I held my breath while I waited for what a cry from her, what some sudden innocent sign either of interest or of alarm, would tell me. I waited, but nothing came; then, in the first place - and there is something more dire in this, I feel, than in anything I have to relate - I was determined by a sense that, within a minute, all sounds from her had previously dropped; and, in the second, by the circumstance that, also within the minute, she had, in her play, turned her back to the water. This was her attitude when I at last looked at her - looked with the confirmed conviction that we were still, together, under direct personal notice. She had picked up a small flat piece of wood, which happened to have in it a little hole that had evidently suggested to her the idea of sticking in another fragment that might figure as a mast and make the thing a boat. This second morsel, as I watched her, she was very markedly and intently attempting to tighten in its place. My apprehension of what she was doing sustained me so that after some seconds I felt I was ready for more. Then I again shifted my eyes - I faced what I had to face. 312  ( chap. VI, p. 122, K) )

      Jean Perrot, dans son étude d'Henry James (Henry James Une écriture énigmatique ), s'attache à ce que James appelle le "dédoublement d'attention de la gouvernante" (a fierce split of my attention ) : La gouvernante, pour lui, est atteinte de l'hystérie telle qu'elle est définie par William James et Janet, c'est à dire d'un dédoublement de la personnalité fondé sur les troubles de la "vision"; de là, l'importance attachée par le narrateur à son récit, à une écriture due à une main "anesthésiée" transcrivant un récit "fantastique" qui double et recouvre, par un effet subtil de superposition, une série de "faits réels". Tout le talent de James consiste alors à nous faire comprendre et saisir l'aspect double du récit.  313  L'état hypnotique de la gouvernante est facilité par un sentiment de repos, et une activité mécanique, l'ouvrage de couture qu'elle tient entre les mains. C'est ce qui a préparé l'apparition pour elle de Miss Jessel, l'ancienne gouvernante - morte -, de l'autre côté du lac. La scène silencieuse qui, dans James, clôt le chapitre VI, est doublée du récit commenté qu'en fait la gouvernante à Mrs. Grose dans le chapitre VII. Le chapitre 6 n'a pas donné le contenu de ce qui fixait le regard de la femme et de l'enfant, chose autant que créature, on passe soudain du monde de l'invention de l'enfant, des jeux innocents de Flora à la présence d'un tiers qu'on voudrait exclure : There was an alien object in view - a figure whose right of presence I instantly, passionately questioned . 314 

      Quand la gouvernante se confie ensuite à Mrs Grose, sa confession focalisée sur les enfants, est d'abord incohérente, décousue, multipliant les pronoms :

      --they , "ils"-, - him , "lui" -, - her , "elle"-, effaçant l'objet du verbe:

"They know -- it's too monstrous : they know, they know!" "And what on earth --?" I felt her incredulity as she held me.

"Why, all that we know - and heaven knows what else besides!" Then, as she released me, I made it out to her, made it out perhaps only now with full coherency even to myself. "Two hours ago, in the garden"-- I could scarce articulate -- "Flora saw !" 315  L'énigme du "it" répété cache ce qui ne peut être dit. "She has told you?" she panted. "Not a word -- that's the horror. She kept it to herself! The child of eight, that child! Unutterable still, for me, was the stupefaction of it" 316  ( K, p. 124)

      C'est seulement après ce long préambule, que la personne devient une figure, puis une femme; la gouvernante et Mrs Grose redoutant de prononcer le nom que toutes deux connaissent : Miss Jessel. La gouvernante, dans " a figure of quite as unmistakable horror and evil : a woman in black, pale and dreadful-- with such an air also, and such a face!" 317  , a reconnu, sans l'avoir jamais vue, son prédécesseur, celle qui est morte. Le chapitre VII "révèle", au sens photographique du terme, le fantôme en utilisant le regard que porte la gouvernante sur le jeu de Flora, dont elle déchiffre la signification. Dans l'entretien qui suit avec Mrs Grose, c'est encore un jeu de reflet qui permet de découvrir l'image latente. I was conscious as I spoke that I looked prodigious things, for I got the slow reflection of them in my companion's face . ( VII, K p. 124 ). "Je savais bien que mon expression, en parlant, révélait de prodigieux sous-entendus, car je les voyais se réfléchir lentement sur le visage de ma compagne."( VIII, S, p. 71 )

      La question que nous sommes conduits à nous poser, c'est comment Britten installe et figure dans l'opéra ce qui, de par sa nature même, dans James est lié au secret, au refus de la parole, ce que tous savent, sans vouloir le dire. Avant de faire intervenir les deux spectres dans un duo de séduction, ce qui donnera à Quint et à Miss Jessel une représentation vocale autant qu'une représentation corporelle, Britten fait de la mélodie enfantine que chante Flora une manifestation insidieuse de la présence, chez l'enfant de l'Autre.

      C'est par la parodie que Britten, lui, détruit, de l'intérieur, le modèle victorien imposé à l'enfant. Ce qui est bonne éducation devient, transformé par Flora d'une manière parodique, insidieusement détourné, transgression et condamnation de la contrainte. Commencée sous le signe de l'innocence de l'enfance, -- la petite fille qui joue avec sa poupée au bord d'un lac, un beau matin d'été --, la scène s'achève avec l'apparition de Miss Jessel et l'invasion de la peur qui gagne tout l'orchestre, tandis que la gouvernante chante son désarroi, devant le sentiment d'une perte irrémédiable. La forteresse s'écroule: It is far worse than I dreamed. They are lost! -- lost! -- ("C'est bien pire encore que ce que j'imaginai. Ils sont perdus!...perdus!...")

      La leçon de géographie évoquée par Henry James transformait le lac en mer d'Azov. Dans l'opéra, la mer d'Azov se déploie en une énumération mécanique des mers, Baltique, Caspienne..., ritournelle sur une note unique, jusqu'à la rupture d'un saut d'octave, - à l'aide de deux Mi bémol -, qui introduit la Mer morte. Surprise, étonnement de la gouvernante, "les silences gangrènent le tissu orchestral à la seule mention du mot"mort"..." 318  Miles, dans la scène précédente enfermait sa révolte dans une chanson différente, Malo , qui étonnait la gouvernante, et laissait entendre son étrangeté. Au Why, Miles, what a funny song! Did I teach you that? , il répondait: No! I found it. I like it. Do you? ("Non, je l'ai inventée. Elle me plaît. Et à vous?"). La scène en miroir entre Flora et la Gouvernante du détournement d'une berçeuse par Flora inscrit la révolte/ évasion de Flora dans le cadre rigoureux prescrit par l'éducatrice. C'est la gouvernante qui est à l'initiative de la berçeuse. Sing to her, dear, Dolly must sleep wherever you choose , repris dans les mêmes termes, sur les mêmes notes par l'enfant : Dolly must sleep wherever I choose.  319  La reprise du thème de Malo , -le thème de Miles-, au hautbois, en ut mineur, avec des accords à la harpe et aux cordes en harmoniques, similaires à ceux qui caractérisent Quint, accompagne les préparatifs de Flora qui commence à bercer sa poupée étendue sur le sol. Une berceuse sur ordre. Sing to her, dear... , qui intime l'ordre de dormir. Etrange séance où le Go to sleep revient en refrain. La ligne naïve de la berceuse ne se développe pas régulièrement dans les trois couplets, séparés par des interventions du hautbois et du basson. Les couplets grandissent, 10 mesures, 11 mesures, 13 mesures, tandis que la mélodie, comme affolée, se déplace par rapport à la barre de mesure, et que les interventions de l'accompagnement se font plus insistantes (éléments de gamme par tons ).

      Les paroles mêmes de la berceuse se font l'écho de ce que l'enfant a entendu dans la mer Morte, et l'image de la mort, présente pour elle avec l'eau morte du lac, mais qu'elle rejette pour Miles et pour elle ( I wouldn't go in it, and neither would Miles  320  ), se fixe sur la poupée, condamnée à un sommeil mortel, à moins que la mer ne se change à nouveau en palais.

Today by the dead salt sea,
Tomorrow her waxen lids may close
On the plains of Moscovy

      L'apparition de Miss Jessel comble le vide laissé par la berçeuse de Flora, "elle est soulignée par un motif qui caractérisera désormais le spectre : une intervention de gong, puis un étagement de quartes qui se déploient au piano, au violoncelle, au basson et à la clarinette en si bémol à partir d'un fa dièse grave du cor. Motif sombre, qui génère une harmonie dissonante, mêlant tritons (do / fa dièse; sol dièse /ré ) et éléments de gamme par tons." 321  La gouvernante traduit son agitation par un chant troué par les interventions de l'orchestre, les pauses, une voix qui répète and said nothing, said nothing!  322  et garde, comme en mémoire, des fragments de la berceuse de Flora. Musique sous le signe de la perte - They are lost, lost, lost!  323  - . Cette perte chantée sur les trois notes du thème de Quint, - bémol- mi bémol - si bémol -, est ressentie comme une défaite, et le signe d'une déroute marquée par une lutte entre le sol et le la bémol majeur: I neither save nor shield them, I keep nothing from them  324  . Le doute énoncé en bémol, lors de la première apparition de Quint sur la tour ( Acte I, scène 4 ), est repris en dièse. Les lumières s'éteignent, avec un lost répété sept fois, accompagné par la harpe et le célesta, ( le mi bémol final fait écho au mi bémol des mots Dead Sea prononcés par Flora ), et en clôture, le gong qui est la marque de Miss Jessel.


5 - L'appel et la voix des fantômes

      Britten a attendu la fin du premier acte pour faire entendre la voix des fantômes. Scène nocturne dans le jardin, où les enfants rejoignent Quint et Miss Jessel, et mêlent leurs voix aux leurs, presque détachés de leur corps. La tonalité de la scène 8 s'enchaîne à la variation précédente qui a redonné le thème de l'écrou, avec la figure de Quint introduite par le célesta. C'est à partir de cette figure que Quint, du haut de la Tour, invisible, appelle le nom de Miles. Arabesques descendantes, et ascendantes, mélismes de la voix, reprise par le célesta de la note laissée par la voix. La réponse de Miles, comme l'appel, est chantée en mi bémol majeur. Les voix se trouvent et s'articulent , l'une à l'autre, jusqu'à se fondre.. I'm here... O I'm here!...L'irruption de la voix de Quint dans la nuit est d'abord invocation du nom de Miles, voix qui vient de la tour, sans qu'on puisse l'attacher à un corps visible. Ce que va chanter la voix, après la réponse de Miles, à partir du mi bémol, c'est la voix secrète que l'enfant peut entendre en lui :

      
I'm all things strange and bold,
The riderless horse,
Snorting, stamping on the hard sea sand,
The hero-highwayman plundering the land.
I am King Midas with Gold in his Hand.

- Gold, O yes, gold!

- I am the smooth world's double face, Mercury's heels
Je suis tout ce qui est étrange et téméraire
Le cheval indompté
Bronchant et frappant le sol de la plage.
Le héros de grand chemin pillant la contrée.
Je suis le roi Midas de l'or plein les mains.

- De l'or, oh oui! de l'or!

- Je suis le double visage du vaste monde. Les talons de Mercure
Feathered with mischief and a God's deceit.
The brittle blandishment of counterfeit.
In me secrets, half formed desires meet.


- Secrets, O secrets!

-I am the hidden life that stirs
When the candel is out
Upstairs and down, the footsteps barely heard
The unknown gesture, the soft persistent word,
The long sighing flight of the night-winged bird.
Empennés de traîtrise et de mensonge divins
La subtile caresse de l'imposture.
En moi trouvent accueil les secrets et les désirs à demi formés

- Les secrets, oh! les secrets!

-Je suis la vie cachée qui brille
Quand la chandelle est éteinte.
Les pas à peine entendus qui montent et descendent
Le geste inconnu, le doux mot qui obsède,
Le long vol soupirant de l'oiseau de nuit.

      "Le renouvellement constant de la texture, l'orchestration multicolore ( un instrument chasse l'autre), (... ), le rythme de la harpe et du Wood-block (riderless horse ) , éclat des vents sur gold , élargissement des intervalles vocaux à chaque répétition de plundering , glissando de harpe ( smooth world ) retour à l'archet, nuance piano , suppression des vents", c'est une entreprise de séduction par la voix, voix que l'autre doit reconnaître comme sienne. Ce que Quint ouvre à Miles par la magie du chant, c'est ce que l'enfant refoule au fond de lui-même, ce qui lui interdit l'accès au pays des merveilles. Il est difficile de parler de la voix de Quint sans rappeler que le rôle a été écrit pour l'interprète favori de Britten, Peter Pears, ténor qui chanta le rôle pendant plus de vingt ans  325  .Le rôle de Miles est écrit pour une voix de treble, voix de jeune garçon soprano. L'alternance des deux voix a pour l'auditeur lui-même quelque chose de troublant. Miles soupire autant qu'il chante, de façon presque ineffable des fragments de ce que vient de chanter Quint, il reprend ainsi Gold, O yes, gold! ( en mi bémol )- Secrets, o secrets! -Bird - . Pour finir, on retrouve en miroir sur les mêmes notes, I'm listening. I'm here .

      La voix des fantômes semble être la voix qui résonne chez les enfants, qui résonnera ensuite dans la gouvernante. Quand pour la première fois on entend Quint, c'est un appel, la répétition incantatoire du prénom Miles modulé comme en rêve, comme une voix subjective. Miles entend la voix masculine, Flora, la voix féminine. La Gouvernante entend les deux voix.

      La voix relaie le Double, constitue elle-même le double. La voix humaine, pour Michel Chion 326  est doute, leurre, possession, avec cette parole qui peut voltiger d'un être à l'autre, voix, âme, ombre, double. Au cinéma, avec l'avènement de la parole, la voix supplante la surimpression du film muet. Ce que quelqu'un entend dans sa tête, le cinéma parlant le fait entendre, marquant ainsi le pouvoir d'un être sur un autre; comme le cinéma, la musique fait flotter la Voix. Et c'est ainsi que l'appel modulé et traînant de la voix masculine, de l'autre côté du lac, dans l'ombre, la voix de l'ombre se perd dans une autre voix qui lui fait écho et lui renvoie des éclats de sa propre voix.

      L'apport de Denis Vasse 327  peut nous aider à penser la voix comme objet. Il établit un rapport entre l'ombilic et la voix qui relaye le rôle de l'ombilic dans une fonction de lien nourrisseur et ne laisse alors aucune chance d'autonomie au sujet piégé dans sa toile ombilicale. Dans cette perspective, les enfants de James se nourrissent de la voix des morts qui crée elle-même son propre espace. "La voix se présente comme l'énigme de la réalité humaine. Enigme puisqu'elle ne peut être pensée ni comme le lieu de la présence, ni comme le savoir de la représentation. Elle est le rapport incessant des deux, irréductible à aucun des deux ordres qu'elle articule et parce que justement, elle les articule. Absente de la représentation, elle est cependant dans le manque où elle s'inscrit , ce qui organise le savoir. Absente du lieu, elle est cependant, dans la mort où elle s'écoute, ce qui organise la vie. Elle est, dans le savoir, la subversion du lieu, et dans le lieu, la subversion du savoir : elle est le passage de l'un à l'autre, la traversée elle-même . S'il en est ainsi, la voix en son énigmatique traversée fonde du même coup, le sujet et l'Autre , sans qu'elle appartienne jamais ni au sujet , ni à l'Autre . Elle n'est situable que dans la traversée de la limite qui les sépare. En traversant cette limite, la voix la crée, créant du même coup, la coupure radicale où le sujet et l'Autre viennent s'articuler dans leur absolue hétérogénéité." Ainsi le choix qu'a fait Britten de donner une voix aux fantômes permet un déchiffrement du texte de James.

      La seconde partie de la scène fait intervenir, de façon symétrique en miroir, Miss Jessel et Flora : l'appel est identique avec reprise des mêmes notes, des mêmes paroles, I'm here, O I'm here , la musique réunit les enfants et les fantômes, chacun semblant ne se manifester, dans la nuit, que pour doubler et faire écho à l'autre, cet autre dont le désir surgit en lui. L'écriture musicale, utilisation du mode octatonique faisant alterner tons et demi-tons, les sauts de septième et doublure de quarte ( I shall be there! You must not fail! ), avec l'accompagnement des bois, porte l'émotion d'une rencontre unique qui permet une sorte de communion où chaque membre du quatuor fait entendre sa partie. Miss Jessel chante, passionately , sur un air confondu avec son propre motif, mais soutenu cette fois par les cordes, un appel qui invite Flora à franchir tout ce qui les sépare, Flora est à la fenêtre, et Miss Jessel de l'autre côté du lac. Come! Come! (Viens! Viens! ) en utilisant le mi bémol. Les questions de Quint à Miles n'ont pas d'autre réponse que le Oh! (mi bémol), soupiré par Miles, pressé par les Ask! Ask! Ask! ( Demande! Demande! Demande!). Flora, elle, questionne, avec la curiosité de Pandore ou de Psyché, déjà femme. Quint n'a pas besoin d'entendre la réponse, il sait, comme un autre lui-même, les questions et les interrogations de Miles, il sait ce qui hante ses rêves, puisqu'il est ses rêves.

      
Miss Jessel
Their dreams and ours
Can never be one;
They will forsake us.
O come, come to me, come!

Quint (to Miles)
What goes on in your head, what questions?
Ask, for I answer all.

Flora
Tell me, what shall I see there?

Miles
Oh!

Miss Jessel
All those we have wept for together,
Beauty forsaken in the beast's demesne,
The little mermaid weeping on the sill,
Gerda and Psyche seeking their loves again,
Pandora, with her dreadful box, as well.

Quint
Ask! Ask! Ask!
What goes on in your dreams? Keep silent,
I know and answer that too!

Flora
Pandora with her box as well!

Miles
Oh!

Miss Jessel
Their knowledge and ours
Can never be one.
They will despise us.
O come, come to me, come!

Quint, Miss Jessel
On the paths, in the woods, on the banks, by the walls, in the long lush grass or the winter leaves, fallen leaves, I wait...
On the paths, in the woods, on the banks, by the walls, in the long lush grass or the winter leaves, I shall be there! You must not fail!
Miss Jessel
Leurs rêves et les nôtres
Ne peuvent se rejoindre.
Ils vont nous abandonner.
Oh! viens, viens à moi, viens!

Quint (à Miles)
Qu'est-ce qui hante ton esprit, quelles questions?

Flora
Dites-moi, que verrai-je là bas?

Miles
Oh!

Miss Jessel
Tous ceux que nous avons pleurés ensemble.
La beauté abandonnée à l'instinct bestial.
La petite sirène pleurant sur la grève,
Gerda et Psyché cherchant encore leurs amours,
Pandore aussi, avec sa terrible boîte.
Quint
Demande! Demande! Demande!
Qu'est-ce qui hante tes rêves? Ne dis rien!
Je le sais, et à cela aussi je répondrai.

Flora
Pandore aussi, avec sa boîte!

Miles
Oh!

Miss Jessel
Leur savoir et le nôtre
Ne peuvent se rejoindre.
Ils vont nous mépriser.
Oh! viens, viens à moi!

Quint, Miss Jessel
Dans les sentiers, dans les bois, sur les rives, le long des murs, dans l'herbe haute ou les feuilles d'hiver, les feuilles mortes, j'attends...
Dans les sentiers, dans les bois, sur les rives, le long des murs, dans l'herbe haute ou les feuilles d'hiver, je serai là. Tu ne dois pas faillir!

      Le colloque des fantômes et des enfants est interrompu par l'intervention de la gouvernante et de Mrs Grose qui mêlent leurs appels et leur recherche au quatuor, formant ainsi un sextuor, où l'on distingue les voix à l'unisson des enfants, sur le mi bémol répété, la ligne descendante et heurtée de Miss Jessel, les sauts de quarte de la Gouvernante.

      La scène 8 marque une rupture par rapport aux scènes précédentes, on entend pour la première fois, les fantômes invisibles dans la nuit; la rupture avec ce qui précède est marquée musicalement : les sept premières scènes et les six premières variations utilisaient uniquement les sept touches blanches de l'octave (sur un piano), ce qui correspond au monde réel. Avec les fantômes, apparaît la première touche noire, le monde des fantômes créé par des tonalités en bémol. L'accord en mi bémol majeur accompagne la première apparition muette de Quint dans la scène 4 avec le célesta, symbole du mal emprunté à la musique de Mahler; c'est encore avec le mi bémol majeur que Quint appelle Miles et avec le mi bémol majeur que Miles répond. L'utilisation des instruments de musique double le texte d'une autre dimension, l'étrangeté orientale du gamelan  328  , dans le groupe des percussions, est bien faite pour séduire et envoûter Miles et l'auditeur, autant que les paroles d'or et les mélismes de Quint. L'apparition de la gouvernante et de Mrs Grose relègue dans l'ombre et le silence les fantômes et Flora; la musique de la Peur ( cordes, timbales et bois), avec le timbre qui se fait de plus en plus sombre, le rappel à la harpe de la berceuse de Flora, annoncent la perte de l'enfance et ce qui sera l'engloutissement de l'innocence. La voix de Miles, qui n'est plus le soupir de l'ineffable, fascinée par l'appel de Quint, traduit l'autre versant, celui que voit la gouvernante et l'institution qui l'a rejeté : You see, I am bad, I am bad, aren't I? "Vous voyez, je suis mauvais, n'est-ce pas?"


6 - Le tombeau de l'innocence

      La variation 8 sur laquelle s'ouvre l'acte II, fait reprendre par les différents instruments de l'orchestre, les airs chantés par Quint et miss Jessel, airs/ appels, qui ont uni, dans la dernière scène de l'acte I, les enfants et les fantômes. La première scène de l'acte II, dans un lieu indéfini (nowhere ) sans les enfants, est placée presque symboliquement au centre de l'opéra, et elle met en évidence, de façon abstraite, l'enjeu de l'histoire, d'un côté, les fantômes, de l'autre, la Gouvernante qui se disputent les enfants, dans un désir commun de conquête.

      Le titre donné à la scène, Colloque et soliloque , marque la scission entre les personnages, scission qu'on retrouve à l'intérieur de la scène : d'abord, le colloque des fantômes , ensuite, le soliloque de la gouvernante.

      Nous retrouvons en duo le couple formé par Quint et Miss Jessel. Même structure que dans la scène précédente, mais alors que les appels de Miss Jessel correspondaient aux appels de Quint, en miroir, Miss Jessel occupe la place de la gouvernante, qu'elle a été de son vivant, et accuse Quint de l'avoir séduite, et ce qu'elle dit à Quint, la gouvernante pourrait le dire : Why did you call me from my schoolroom dreams?  329  , ce qui annonce la scène 3, la rencontre dans la salle de classe de la Gouvernante et de Miss Jessel.

      Miss Jessel, double de la Gouvernante, se présente comme la victime de Quint, mais Quint la renvoie à ses propres désirs, en reprenant pour les rejeter ses propres mots, avec la répétition de No, not I ,

      Au Cruel! Why did you beckon me to your side?, répond I beckon? No, not I! Your beating heart to your own passions lied. 330  L'étendue de la voix de Miss Jessel qui couvre les extrêmes, et, partie des graves, monte vers l'aigu (Ah! suivi d'une intervention du gong, puis de la reprise descendante sur le nom de Quint ), manifeste son trouble et son égarement, avec la pression de l'orchestre, qui couvre les voix d'une façon angoissante. La quête de Quint, martelée de façon syllabique s'accroche au mi bémol , ses phrases partent de là, y reviennent, comme si là était le coeur de sa hantise et de son obsession. I seek a friend , /Obedient to follow where I lead ( "Je cherche un ami /prêt à me suivre où je le conduirai.").

      Le cor avec un rappel de la chanson de Miles -Malo - avoue ce qui n'est pas dit, comme un rappel de la berçeuse de Flora dessine les contours du désir de Miss Jessel. L'explosion de l'orchestre met en scène le vers de Yeats chanté d'abord par Quint, repris en écho, un ton plus haut par Miss Jessel, chanté enfin en duo par les deux fantômes :

The ceremony of innocence is drowned  331 

      La théâtralité des voix, la force des instruments, la répétition, les reprises par les deux voix font de ce passage un moment tout à fait particulier, d'une rare tension, un déchirement de l'innocence condamnée irrémédiablement à disparaître. L'opéra de Britten se manifeste comme le simulacre de cette noyade. Tout est accompli, sans retour possible, avec la dominante du la bémol majeur.

      La Gouvernante seule en scène, après la disparition de Quint et Miss Jessel rendus à la nuit, exprime son désarroi, dans une aria qui traduit la mouvance d'un ton à l'autre , du triple piano au double forte. Oscillations de la pensée, oscillations de la voix, dislocation de la ligne mélodique : la voix est prise au labyrinthe de la musique. Lost in my labyrinth I see no truth, only the foggy walls of evil press upon me. O Innocence, you have corrupted me, which way shall I turn? I know nothing of evil, yet I fear it, I feel it, worse, imagine it. 332 


7 - La parodie de la mort

      De simulacre en simulacre, l'opéra de Britten, comme la nouvelle de James, conduit à une mort qui, nous le verrons, n'est peut-être encore qu'un dernier simulacre. Britten emprunte à James le décor du cimetière, passage obligé dans une histoire de fantômes, mais, ainsi que dans la scène du lac avec Flora, le lieu devient le théâtre d'un rituel avec lequel il entretient un lien privilégié, par la médiation de la voix. La scène du cimetière, dans la nouvelle de James, laisse la Gouvernante à la porte de l'église, incapable d'affronter avec les enfants les questions qui lui font peur, engluée dans les contradictions, et le parcours qu'elle fait, -- elle va jusqu'à l'église où elle ne pénètre pas, puis rentre à la maison, sans attendre Flora et Miles--, mime une impossible fuite, qui reconduit la Gouvernante dans la salle d'études où l'attend le fantôme de Miss Jessel, véritable parcours figuratif.

My fear was of having to deal with the intolerable question of the grounds of his dismissal from school, for that was really but the question of the horrors gathered behind. That his uncle should arrive to treat with me of these things was a solution that, strictly speaking, I ought now to have desired to bring on; but I could so little face the ugliness and the pain of it that I simply procrastinated and lived from hand to mouth. (chap. XV, K p. 159, 160) 333 

      

      Britten déplace l'accent mis par le romancier sur la Gouvernante/ narratrice, pour lui faire entendre et nous faire entendre les chansons insidieusement parodiques et sacrilèges des enfants qui jouent auprès des tombes. Britten utilise le procédé que nous avons déjà vu avec les nursery rhymes ( reprise-citation de Tom,Tom, The Piper's Son et de Lavender's Blue ); c'est bien une chanson qui est psalmodiée, mais que les enfants ont fabriquée, sur la musique du Benedicite, en réutilisant, comme un patchwork des morceaux antérieurs; sous couleur de new song , on retrouve la leçon de latin, déjà parodiée, O amnis, axis, caulis, collis, -/ - clunis, crinis, fascis, follis , et un rappel de la scène du lac, O ye rivers and seas and lakes , et l'hymne des fantômes O ye paths and woods, praise him . Les cloches de l'église - qui sont données comme titre de la scène - apportent une coloration inquiétante (avec le sol dièse mineur, en harmonie de la bémol). Sur fond du Benedicite chanté par Flora et Miles , la Gouvernante essaie d'engager un dialogue avec Mrs Grose, jusqu'au moment où elle prend conscience de ce que chantent les enfants: Dear good Mrs Grose, they are not playing, they are talking horrors.  334 

      Ce qu'entend la Gouvernante dans la bouche des enfants, c'est bien la voix des fantômes. La musique permet, aussi bien dans la partie instrumentale (reprise du thème de Malo inversé aux basses ), que dans la partie vocale, de faire émerger la part secrète et cachée des enfants, qui échappe à Mrs Grose. Can you not feel them round about you? They are here, there, everywhere. And the children are with them, they are not with us.  335 

      Présents sur scène, avec leurs voix, les fantômes peuvent l'être aussi dans la musique, et cette présence / absence oblige la Gouvernante à affronter ce qu'elle fuit, et à faire la lumière sur ce qu'elle veut tenir caché. La question de Miles -- Then we can talk , and you can tell me when I'm going back to school---  336  , exige une réponse, et fait surgir, en termes de droit et de revendication, la nécessité de savoir.

      Henry James fait se jouer une scène semblable, un dimanche matin sur le chemin de l'église. La Gouvernante se voit avec celui qu'elle appelle le petit Miles comme une geolière, une sorte de lutte s'engage entre eux, lutte de pouvoir, de sexe, de classe sociale, où la gouvernante ne reconnaît plus, sous le regard de l'autre, son propre visage, terrible jeu où l'on risque de tout perdre : si chaque phrase de Miles appelle aussitôt un commentaire qui dénonce la duplicité, la cruauté cachée sous l'angélisme charmeur, chaque phrase de la Gouvernante est éclairée par une interprétation, une auto-analyse qui brouille plus qu'elle n'éclaire le sens de ses paroles. But, oh, how, I felt that at present I must pick my own phrases remember that, to gain time, I tried to laugh, and I seemed to see in the beautiful face with which he watched me how ugly and queer I looked. (K p.156, chap. XIV) 337 

      Otto Rank, dans son étude de Don Juan , cherche quelle est la part qui revient à la musique elle-même comme expression artistique dans l'oeuvre de Mozart. Il y voit la possibilité d'un double sens : " Manquant en une certaine mesure de compréhension pour les moyens d'expression dont dispose la musique, nous ne pouvons formuler là-dessus que des suppositions. Il semble que la musique, grâce à sa faculté d'exprimer parallèlement différents mouvements affectifs, soit particulièrement capable de représenter et de déterminer les conflits ambivalents. Or, il existe dès le début, dans le fond même du caractère de Don Juan, une rupture entre cette sensualité sans frein qui le caractérise d'une part, et de l'autre, le sentiment de culpabilité et la crainte du châtiment. Cette dualité est au fond une lutte entre la joie de vivre et la crainte de la mort. Il n'y a que la musique qui, du fait de la souplesse de ses moyens d'expression, puisse traduire si parfaitement la simultanéité de ces deux sentiments contradictoires. Tandis que l'orchestre marque par les accords graves ( le chant du convive de pierre ) le pénible conflit qui pèse sur la conscience du héros, s'élève par- dessus cette voix dans des rythmes passionnés la nature indomptable et la joie voluptueuse du conquérant, avec une sensualité comme on la chercherait en vain dans toute la littérature si riche du Don Juan ." 338 

      La découverte de Miss Jessel, dans la salle d'études, installée à son propre bureau place la Gouvernante face à son double : le lieu, à lui seul, résume la fonction, et laisse supposer qu'un même sort attend la nouvelle Gouvernante. Chez Henry James, l'apparition fantomatique et muette, de James rappelle les lectures des romans gothiques terrifiants qu'a pu faire la jeune fille de pasteur; qu'elle occupe la position de la morte ou l'usurpe, rapproche la Gouvernante ( anonyme et définie toujours par une référence à sa fonction, elle était, dit Douglas le possesseur du manuscrit, l'institutrice de sa soeur ) de Miss Jessel, ombre funèbre et haïe : ne se disputent-elles pas les enfants?

She rose, not as if she had heard me, but with an indescribable grand melancholy of indifference and detachment, and, within a dozen feet of me, stood there as my vile predecessor. Dishonored and tragic, she was all before me; but even as I fixed and, for memory, secured it, the awful image passed away. Dark as midnight in her black dress, her haggard beauty and her unutterable woe, she had looked at me long enough to appear to say that her right to sit at my table was as good as mine to sit at hers. While these instants lasted, indeed, I had the extraordinary chill of feeling that it was I who was the intruder. It was as a wild protest against it that, actually addressing her - "You terrible, miserable woman!" - I heard myself break into a sound that, by the open door, rang through the long passage and the empty house. She looked at me as if she heard me, but I had recovered myself and cleared  339  (K p. 161, 162)

      Le nom de Miss Jessel est significatif, elle est la face cachée de la Gouvernante, aussi possessive qu'elle, on peut entendre dans Jessel , l'anagramme de jealous , à moins encore d'y retrouver jess , le jet, le lien pour faucon, il fait penser aussi à l'arbre de Jessé, et à la généalogie du Christ. Miss Jessel, la Jalouse, évoque derrière celle qui éduque, l'image de la Mère, figure de substitution, avec Quint et l'oncle tuteur, des parents absents (Miss Jessel porte toujours, dans ses apparitions de spectre, les signes de la mort et du deuil ).  340  Le face à face musical de la Gouvernante et de sa devancière débute dans le silence de l'orchestre, un chuchotement dans le registre le plus grave de la voix, l'accent étant mis sur le here repris ensuite comme un pivot, au coeur du chant alterné. Chant alterné, sans qu'il y ait dialogue. Le lamento de Miss Jessel est accompagné par la harpe, et entrecoupé de fragments du récitatif de la Gouvernante. Le lamento de Miss Jessel exprime un conflit permanent entre le mineur et le majeur: Ah! here... I suffered, here (fa mineur ), I must find my peace ( fa majeur). Le basson accompagne de façon uniforme et monotone la douleur de Miss Jessel. Enclose dans sa peine. elle semble totalement fermée aux interpellations de la Gouvernante qui s'adresse à elle : le rythme s'accélère, les accords de l'orchestre se font discordants avec des sauts d'octave, la voix de la Gouvernante couvre la voix de Miss Jessel. En miroir, I ... can not rest ... de Miss Jessel , et I can't go, ... I can't , I can't ... de la Gouvernante. La voix possessive martèle frénétiquement ses attaques - Begone ! You horrible , terrible woman !  341  Miss Jessel se laisse dominer dans l'aigu, fatigue, effacement, disparition. Elle cède la place, et sa disparition est soulignée par un changement de tempo, le fa majeur retrouvé, une figure agitée jouée par la clarinette, le piano et les cordes, on peut supposer que c'est le reflet de l'agitation de la Gouvernante qui s'est décidée à écrire au Tuteur. Détente, ralentissement, --relaxing , quieter --, c'est avec une modulation douce que la Gouvernante lit, pour elle-même, la lettre qu'elle vient d'écrire, (et qui a d'abord été composée par l'orchestre), avec un accompagnement assourdi de harpe et des cordes. Elle se reconnaît incapable d'accomplir seule la mission qui lui a été confiée, la répétition du destinataire -Sir , dear Sir , - my dear Sir ,- croise l'Interdit lui aussi répété -of silence , of silence --, cherchant à couvrir l'inquiétude marquée par la tierce obsessionnelle, -- mi bémol, bémol, si bémol-- attestant la présence de l'étrange et des fantômes.


8- La lettre volée et l'inversion

      Christopher Palmer 342  souligne le rôle de l'inversion dans l'opéra de Britten.

      La quatrième scène de l'acte II marque une tentative de la Gouvernante pour assurer son pouvoir sur Miles. Elle le questionne, dans sa chambre, à la lumière d'une bougie. Miles chante sa musique, Malo , introduite par le cor anglais. Pour Christopher Palmer, le sombre, mélancolique cor anglais est le dernier instrument qu'on voudrait "normalement" associer à la luminosité de l'enfance. Mais c'est la couleur centrale de la résonance émotionnelle de Malo . Son impact est d'autant plus grand que l'instrument n'a pas été entendu du tout avant que Miles ne chante sa chanson. La berceuse de Flora sur le bord du lac n'est pas moins oppressive; lestant d'un poids avec les cordes de la harpe, à la fin de la berceuse, les tons se font de plus en plus graves, comme si on s'enfonçait dans les profondeurs d'un lac, et la fin du chant ainsi "lesté"( à la façon dont on charge de pierres un corps qu'on souhaite immerger) coïncide avec la matérialisation de l'apparition de Miss Jessel. "Son" gong semble sortir naturellement des basses fréquences de la harpe dans la mesure précédente. C'est de cette façon, dit Palmer, que Britten noie la cérémonie d'innocence. ( It is in ways like this that Britten drowns the ceremony of innocence .). Le sombre canon entendu dans la variation XI, sous sa forme originale ou inversée, sur le thème de l'Ecrou accompagne les questions de la jeune femme.

      I don't know, Miles, for you've never told me, you've told me nothing of what happened before I came. (...) Miles - dear little Miles, is there nothing you want to tell me ?  343  Miles parle d'un ton moqueur, et les accords de la harpe constituent une sorte d'ombre inquiétante à la ligne vocale des paroles du garçon. Les éléments d'une inquiétante étrangeté , pour reprendre les termes de Freud, à partir de la Variation XI, avec le canon de la clarinette basse et de la flûte alto, développent des arabesques séduisantes et faussement charmantes, préparant l'entrée de Quint. Palmer utilise la métaphore du ronronnement du chat pour rendre cet aspect lisse et inquiétant de la musique. Fantôme invisible, ombre chinoise, avant d'être une voix qui chuchote et pousse Miles à prendre la lettre, Quint est une présence associée au Glockenspiel, prenant le masque et le faux semblant du celesta pentatonique. Christopher Palmer voit, à partir de cette scène de la Chambre, le développement de la corruption, et pose la question : "Mais qui est le corrupteur et qui est le corrompu?". C'est Miles qui éteint la bougie et établit ainsi la nuit, quand il reconnaît l'appel de Quint. Le rythme régulier et mélodieux de la musique est lui-même, comme la douceur des instruments, l'absence d'aspérité, engagé dans le processus de séduction. La reprise de Malo la mélodie de Miles, par un rapide pizzicato des cordes est une invention qui place la musique au centre de la scène où Quint persuade Miles de voler la lettre que la Gouvernante a écrite au Tuteur. Quint est toujours invisible, et la scène peut apparaître comme une scène de possession. Britten réserve l'arco au moment d'extrême tension, le point culminant de la scène où Miles saisit la lettre et l'emporte dans sa chambre.

      La séquence de la lettre, déterminante au regard de la narrativité et de l'accélération des événements, s'accompagne d'une mutation des acteurs - la Gouvernante, Quint et Miles révèlent leur être profond, et d'une mutation de la structure musicale : ce qui était chanté est confié aux instruments, la variation XII fait intervenir la voix de Quint, tandis que, nous l'avons vu, la mélodie de Miles gagne les instruments. Jusque là, les Variations ont été uniquement instrumentales. A ce point de l'oeuvre, il semble que surgit de l'intérieur, chez la Gouvernante, chez Miles, et bientôt chez Flora, une pulsion qui retourne toutes les catégories et contribue à la transgression de toutes les limites, limites de soi, et limites imposées par la société. Ce qui arrive , écrit Didier Anzieu, n'est pas tellement événement réel, qu'accomplissement imaginaire d'un désir.  344  A travers la lettre, la Gouvernante et Miles figurent leur passion et son image renversée et niée (le vol). Nous savons ce que contient la lettre, mais nous ne saurons pas ce qui s'est passé avant l'arrivée de la Gouvernante à Bly.


9 - L'aveuglement.

      Pour la deuxième fois, nous entendons le piano seul : Miles interprète des variations brillantes, exercices de style, où Britten pastiche Weber et Mendelsohn, Debussy, tournoiement d'images musicales bien faites pour étourdir et séduire la Gouvernante et Mrs Grose, dans la salle d'études, le domaine des enfants. Flora joue au berceau du chat, et il règne une fausse atmosphère de calme et de bonheur. Flora, en fait, reprend la berçeuse de la poupée, mais c'est pour endormir Mrs Grose : Go to sleep ! , commande-t-elle soudain, sur les notes maléfiques ( mi bémol, si bémol, bémol ), répétées trois fois. Au piano, Miles imite, en la bémol majeur, le chant d'appel de Quint. La musique a joué le rôle des fenêtres, ou des miroirs, et permis aux enfants d'échapper aux deux femmes. Le gong retentit, les contrebasses installent une pédale de fa dièse : Flora s'enfuit.

      Miles au piano joue une sorte de concerto triomphant, et on reconnaît l'air du duo des fantômes, On the paths . L'orchestre serre un tour de plus de l'Ecrou. Britten indique que Miles continue à jouer de façon triomphante. L'apparition de Miss Jessel obéit au même rituel que précédemment : La gouvernante se trouve plongée dans une sorte d'hypnose, ici, c'est la musique qui joue le rôle de passeur, et construit l'espace de l'Ailleurs. Britten n'a fait que transcrire ce qu'écrivait Henri James :

He sat down at the old piano and played as he never played; and if there are those who think he had better have been kicking a football I can only say that I wholy agree with them. For at the end of a time that under his influence I had quite ceased to mesure, I started up with a strange sense of having literally slept at my post. It was after luncheon, and by the schoolroom fire, and yet I hadn't really, in the least, slept: I had only done something much worse - I had forgotten. Where, all this time, was Flora? ( chap. XVIII, K p. 374 )  345 

      Le paysage joue un rôle primordial dans l'apparition des fantômes. Britten a gardé les lieux et le parcours circulaire, à l'intérieur de la propriété de Bly, la vieille tour où Quint apparaît (et sa verticalité ), le lac et ses eaux mortes (horizontalité ), refuge de Flora et lieu d'élection de Miss Jessel, chassée de la salle d'études. Miss Jessel, comme dans la scène 7 de l'Acte I, apparaît de l'autre côté du Lac. Britten accentue l'effet de miroir en reprenant musicalement le duo de la flûte et de la clarinette entendus dans la scène précédente, et le motif de Miss Jessel retentit dans toute la scène. La construction, un quatuor ( Miss Jessel, Flora, Mrs Grose, la Gouvernante ) qui occupe l'essentiel de la scène, suivi d'un monologue de la Gouvernante, met en évidence à la fois l'isolement de la Gouvernante, abandonnée par Mrs Grose et haïe par Flora, et rappelle qu'elle est le regard et l'écran, celle par qui tout passe et peut être existe, le regard et la Voix qui transmet. et qui cache.

      La Gouvernante et Mrs Grose apparemment conduisent la même recherche, avec des répliques symétriques, mais rapidement, au mouvement enveloppant de Mrs Grose se répandant en un torrent de questions - Fancy running off like that , and such a long way , too, without your hat and coat. You are a naughty girl !  346  - s'oppose, isolée, avec l'accompagnement de la flûte et de la clarinette en quintes, l'unique phrase, sur une gamme descendante, de la Gouvernante : And where, my pet, is Miss Jessel ?  347  Henry James, a fait de cette scène avec Flora, la révélation pour la Gouvernante d'une autre Flora qui lui échappe totalement. Curieusement l'apparition de Miss Jessel est niée par Mrs Grose, niée par Flora, et alors que la Gouvernante, dans une sorte de jubilation, pensait y voir la preuve et le témoignage de l'horreur enfin reconnue à visage découvert, le romancier s'attarde sur l'écroulement, la défaite, la ruine de la jeune femme, face à ce qui l'entoure. Séparée de Mrs Grose, séparée de Flora, elle n'a, en face d'elle, qu'une scandaleuse opposition. On peut donc se demander comment Britten, dans l'Opéra a donné musicalement ce tour d'écrou supplémentaire.

      Dans le quatuor, on entend en permanence le motif de Miss Jessel traité en ostinato .  348  La Gouvernante, sur un ton saccadé, répète sur les mêmes notes son invitation à regarder Look... She is there! Avec la réitération de violents sauts de voix, des répétitions obsessionnelles de la Gouvernante et de Miss Jessel qui reprend des fragments de "l'air des fantômes", - We know all things - et des extraits de son lamento de la salle d'études, - So I shall be waiting - il y a superposition, contrastes, que seule la Musique peut traduire dans la simultanéité. La Gouvernante, avec l'obstination de Look, look et la violence exercée sur Mrs Grose et Flora, ne parvient pas à couvrir la continuité du gémissement de Miss Jessel, mais provoque un étonnant duo : En même temps que Miss Jessel affirme avec une lenteur solennelle qu'Ils n'y connaissent rien ( They know nothing ), Flora, sur les mêmes notes, mais avec un rythme plus rapide, haché, comme glissée à l'intérieur du lamento de Miss Jessel, avec une cruauté presque féroce, crie sa haine à la Gouvernante, et c'est sa voix qui domine, doublée par la flûte piccolo, dans la reprise du quatuor.

I can't see anybody, can't see anything, nobody, nothing. I don't know what she means. Cruel, horrible, hateful, nasty. We don't want you! Take me away! Take me away from her! Hateful, cruel, nasty, horrible...  349 

      Flora est passée de la deuxième personne - I don't know what you mean -, à la troisième personne, pour désigner la Gouvernante, en la pointant du doigt: I don't like her ! I hate her!  350 

      Flora et Mrs Grose sortent, en même temps que Miss Jessel disparaît. La Gouvernante reste seule en scène. Le motif de Miss Jessel, sous sa forme originale ( contre-basse, basson), ou inversée (cor anglais, violoncelle), contamine toutes les couches de l'orchestre, avant d'être éliminé par les pizzicati des cordes et les notes isolées des instruments à vent. D'un ton animé, elle dit en la majeur, ses interrogations sur ce que vient de lui crier à la face Flora. Mise en accusation par la petite fille, elle reprend à la fois, les paroles de Flora - Am I horrible ? / And now she hates... me ! / And now she hates... me! / Hates... me ! / Hates ... me! Egarée par son chagrin, elle prend la mesure de son échec, en utilisant, pour les nier, les mots de Miss Jessel : La prière, leit-motiv du fantôme à Flora - Flora ! Flora, ne me trahis pas ! (Flora ! Flora , do not fail me ! ) devient, inversée par la Gouvernante :

I have failed, most miserably failed, and there is no more innocence in me  351 

      Les cordes, en descendant vers le grave, jusqu'au fa dièse, en pédale syncopée aux contrebasses, expriment l'effondrement de la Gouvernante trahie de toutes parts.


10 - Démons

      Mrs Grose accablée,-- en fa dièse et avec le motif qui marquait son inquiétude (Acte I, scène 5 )--, part avec Flora pour Londres. La Gouvernante reste donc seule avec Miles. Elle a appris que sa lettre n'est jamais partie, mais son projet n'est pas modifié, et elle l'exprime dans un face à face avec Miles, dont Henry James a donné le ton :

      "Well - so we're alone!"
Chap XXIII

"Oh, more or less." I fancy my smile was pale. "Not absolutely. We shouldn't like that!" I went on.
"No - I suppose we shouldn't. Of course we have the others"
"We have the others - we have indeed the others," I concurred.
"Yet even though we have them," he returned, still with his hands in his pockets and planted there in front of me, "they don't much count, do they?" (fin du chapitre XXII et début du chapitre XXIII, K p. 191)  352 

      Qui parle? Chacun, dans Henry James, fait écho à l'autre. D'où vient la voix, la Gouvernante se glisse dans la voix de Miles, et Miles dans la voix de la Gouvernante. On peut bien sûr aussi penser que c'est la Gouvernante hystérique qui se parle à elle-même. Soliloque masculin / féminin. Enfant / adulte. Innocence / expérience / corruption. Qu'y a-t-il derrière les autres ? La Gouvernante ne dévie pas de la voie qu'elle s'est tracée : O Miles... I cannot bear to lose you. You shall be mine, and I shall save you. Le motif de la corruption à la voix (avec la notation de Britten passionately ) est doublé de l'accompagnement aux timbales, à la contrebasse, -pizzicati-, et à la harpe.

      Une passacaille répète un segment du thème principal, métaphore de l'obstination de la Gouvernante qui s'engage dans un ultime combat. L'appel de Quint, invisible, du haut de la Tour, place Miles entre deux forces qui le traquent. La gouvernante cherche à arracher un aveu, une reconnaissance de culpabilité à l'enfant, tandis que Quint lui impose de garder le secret. Le musicien exploite les possibilités de conflit musical, en créant une rivalité entre le la bémol majeur, le la majeur, et le la mineur , chacune des parties en présence essayant de faire prévaloir sa tonalité.

      Lorsque Quint fait entendre son appel, on retrouve le mi bémol, et le retour de notes bémolisées au célesta, cependant que persistent des dièses (et sol) à la contrebasse et au violoncelle. La pression de Quint se fait plus forte, reprenant la mélodie des fantômes :

On the paths, in the woods,
Remember Quint!
At the window, on the tower,
When the candle is out,
Remember Quint!
He leads, he watches, he waits!  353 

      Le texte d'Henry James, à l'approche du dénouement place les trois personnages en situation d'exclusion. L'ouvrage auquel la Gouvernante occupe hypocritement ses mains est un dérivatif familier à son exclusion du monde fantastique suggéré par les jeux enfantins. Mais Miles lui-même, en cette scène ultime où il entend Quint, sans pouvoir le voir, donne à la Gouvernante le sentiment que c'est positivement lui qui est exclu.

But an extraordinary impression dropped on me as I extracted a meaning from the boy's embarrassed back - none other than the impression that I was not barred now. This inference grew in a few minutes to sharp intensity and seemed bound up with the direct perception that it was positively he who was. The frames and squares of the great window were a kind of image, for him, of a kind of failure. I felt that I saw him, at any rate, shut in or shut out. (...) Wasn't he looking, through the haunted pane, for something he couldn't see? - and wasn't it the first time in the whole business that he had known such a lapse? (Chap. XXIII, K p. 191)  354 

      Le douloureux appel de Quint n'est plus le sortilège promettant l'ouverture d'un monde magique, dans les sentiers et dans les bois, mais l'appel désespéré d'une bête aux abois. Là encore, c'est le texte d'Henry James qui fixe les postures et donne le ton:

The appearance was full upon us that I had already had to deal with here : Peter Quint had come into view like a sentinel before a prison. The next thing I saw was that, from outside, he had reached the window, and then I knew that, close to the glass and glaring in through it, he offered once more to the room his white face of damnation. (...) I kept my eyes on the thing at the window and saw it move and shift its posture. I have likened it to a sentinel, but its slow wheel, for a moment, was rather the prowl of a baffled beast. ( Chap. XXIV, K p. 195 )  355 

      Dans l'opéra comme dans la nouvelle, Quint est cette bête bernée, sentinelle devant la prison, damné et démon. C'est bien un combat que se livrent la Gouvernante et Quint, un combat dont l'enjeu est ce qui est caché et leur échappe à tous deux dans l'enfant. La musique, avec l'enfermement obligé de la passacaille, les arabesques des instruments enserrent le trio dans un espace où se laisse entrevoir la mise à mort. Alors que la Gouvernante continue à harceler Miles, qu'elle tient serré contre elle, pour qu'il n'aperçoive pas Quint, Miles, dear little Miles, who is it you see? Who do you wait for, watch for ? , (avec la pression indiquée par Britten, et la répétition du la majeur ), Quint, descendu de la Tour, supplie, en mi bémol, Miles dont la voix rejoint la sienne, de garder leurs secrets : Do not betray our secrets ! Beware ! Beware of her ! Bémols contre dièses, Miles unit sa voix à celle de Quint, comme il l'a fait dans l'Acte I. Quint et la Gouvernante revendiquent avec les mêmes mots - You shall be mine / Miles, you are mine - la possession de Miles, mais Quint utilise toujours le mi bémol. La répétition (huit fois) de he waits , alternant avec waits fait vaciller la présence corporelle du fantôme. Miles prononce enfin dans une sorte d'explosion, en réponse au say the name (dis le nom), Peter Quint, you devil ! (Peter Quint, démon que vous êtes!) . La joie victorieuse de la Gouvernante, et l'aveu de la défaite de Quint se coulent alors à l'unisson, duo infernal en quartes ascendantes, puis descendantes en la bémol, il n'y a aucune dissonance dans la musique, mais le fantôme qui chante l'échec et ses adieux, se sépare de la Gouvernante qui passe de l'exaltation possessive, - Together we have destroy'd him (Ensemble, nous l'avons détruit ). Double sens tragique. La Gouvernante s'associe à Miles, et désigne Quint comme l'horreur immonde. Etranges pronoms, qui révèlent une autre association possible, celle de Quint et de la Gouvernante. Autre manifestation du double sens. Le dernier cri de Miles you devil ! semble toujours être entendu comme accusant Quint d'être un démon, mais il pourrait aussi, en miroir du rejet de Flora, exprimer la haine de Miles pour la Gouvernante.

      La disparition de Quint, après une gamme qui ramène la tonalité en la majeur, coïncide avec la révélation pour la Gouvernante que Miles est mort. Son "non" à la mort est aussitôt suivie du mi bémol, alors que le thème de Miles envahit l'orchestre à partir du cor anglais.

      La défaite de Quint devient la défaite de la Gouvernante, mais est-ce une défaite, puisque musicalement la tonalité maléfique en bémol semble triompher et "contaminer" le monde réel. La fin de l'Opéra s'inscrit dans une torsion, - le tour d'écrou final -, qui transforme la scène de Bly en un effrayant palindrome. En voulant sauver l'innocence, la Gouvernante la renverse en son contraire, et c'est la Bête qui triomphe. Au fond de la joie, et de l'exultation du "Salut", la douleur de l'irréparable "Perte". Renversement des valeurs, et arrêt sur la Gouvernante qui berce l'enfant mort en chantant Malo comme une berceuse.

      La mélodie inventée par l'enfant devient une sorte de requiem. Chaque réitération de Malo intervient à distance de triton de la précédente. J.F.Boukobza commente ainsi le retour du la bémol : "Un virage en sol dièse (La bémol) majeur vient en outre ajouter une ambiguïté nouvelle. Alors que la Gouvernante désirait conquérir l'enfant, n'est-ce pas ce dernier qui, aidé de Quint, l'aurait possédée?"

      La figure du tour d'écrou, vis sans fin, spirale mortelle, figure mise en place par Henry James, est représentée par Myfanwy Piper et Britten au travers d'une autre figure utilisée par le poète irlandais Yeats dans The second coming ( 1919 ). La citation détachée d'un vers unique tout à fait mystérieux que chantent les fantômes dans le colloque du début de l'Acte II s'éclaire en lisant le poème du Retour et les commentaires de René Frechet 356  , qui, dans The second coming,, appelé d'abord the second Birth (la seconde Naissance ) voit le Guernica du poète, "annonçant la fin dans la violence de la civilisation chrétienne". Yeats dit la disparition d'une innocence marquée par la régularité d'une civilisation de l'ordre - la cérémonie -, tandis que se déchaîne une autre innocence, l'innocence meurtrière d'une Bête monstrueuse, comme la Bête de l'Apocalypse. La succession des cycles est suggérée par des mouvements giratoires, et des spirales qui s'élargissent ou se rétrécissent:

      
   
Turning and turning in the widening gyre
Turning and turning in the widening gyre
The falcon cannot hear the falconer
Things fall apart; the centre cannot hold;
Mere anarchy is loosed upon the world,
The blood-dimmed tide is loosed, and everywhere
The ceremony of innocence is drowned
The best lack all conviction, while the worst
Are full of passionate intensity
Tournant, tournant, toujours en cercles élargis
Le faucon n'entend plus l'appel du fauconnier;
Tout va se disloquer; le centre ne tient plus;
Le monde est envahi par la simple anarchie,
Le flux sombre de sang qui déferle partout
Noie la cérémonie où naissait l'innocence
Les meilleurs manquent de foi tandis que les pires
Sont animés d'une passion intense
   
Surely some revelation is at hand.
The Second Coming is at hand
The Second Coming! Hardly are those words out!
When a vast image out of Spiritus Mundi
Troubles my sight; somewhere in sands of the desert
Sûrement quelque révélation se prépare
Sûrement le Retour est proche.
Retour! A peine prononcé ce mot
Une image surgit de l'Anima Mundi
Trouble ma vue au coeur des sables du désert.
A shape with lion body and the head of a man
A gaze blank and pitylessas the sun,
Is moving its slow thighs, while all about it
Reel shadows of the indignant desert birds.
The darkness drops again; but now I know
The twenty centuries of stony sleep
Were vexed to nightmare by a rocking cradle,
And what rough beast, its hour come round at last,
Slouches towards Bethlehem to be born.

Une forme de lion dont la tête est humaine
Au regard de soleil, impitoyable et vide
Pousse ses muscles lents tandis que l'environnent
Les ombres des oiseaux indignés du désert.
A nouveau, c'est la nuit, mais je sais maintenant
Que le bruit d'un berceau troubla d'un cauchemar
Vingt siècles d'un sommeil écrasant comme pierre;
Quelle bête brutale à l'heure où le destin l'appelle
Avance lourdement pour naître à Bethléem.


Chapitre 5
Le simulacre. Le Double et le "dispositif" cinématographique
L'étudiant de Prague

Quelquefois, comme vous passez rapidement dans un hall d'hôtel, un double ou triple jeu de miroirs vous procure une étrange et inopinée rencontre avec vous-même. D'abord vous ne vous reconnaissez pas. De même la reproduction cinématographique surprend une étonnante géométrie descriptive des gestes. Ceux-ci, happés sous tous les angles, projetés sur n'importe lequel des plans de l'espace ou sur plusieurs d'entre eux, cotés par rapport à des axes continuellement variables et inhabituels, apparaissent à volonté grandis ou diminués, multipliés ou divisés, déformés, expressifs.

Jean Epstein

Il faut se libérer du théâtre ou du roman et créer avec les moyens du cinéma, par l'image seule. Le vrai poète du film doit être la caméra. Les possibilités pour le spectateur de changer continuellement de points de vue, les nombreux trucages qui doublent l'acteur sur l'écran divisé en deux parties, les surimpressions, en un mot la technique, la forme donnent au contenu sa véritable signification.

Paul Wegener, 1916

On lui a découpé dans le derrière de la tête un morceau de crâne affectant la forme d'un segment. Avec le soleil, le monde entier regarde à l'intérieur. Cela le rend nerveux, le distrait de son travail et il se fâche de devoir, lui précisément, être exclu de ce spectacle.

Franz Kafka, 9 janvier 1920

C'est mon Ombre qui m'appelle? Qu'importe mon Ombre? Qu'elle me coure après, moi je la fuis.
Ainsi parlait Zarathoustra en son coeur tout en courant. (...) Il s'arrêta et fit vivement demi-tour et faillit renverser son Ombre et son Double, tant elle le serrait de près et tant elle était débile. En effet, quand il la toisa, il eut peur comme à l'apparition soudaine d'un fantôme, tant elle paraissait mince, noirâtre, creuse et exténuée.


Nietzche, Ainsi parlait Zarathoustra , 1885

      "Quelque part, dans un monde plus clair, doit exister cette lanterne magique sur les plaques de laquelle sont peints des terres, des printemps, des groupes humains", dit Jean-Paul cité par Lotte H. Eisner dans L'Ecran Démoniaque . Ce monde-miroir avec ses doubles et ses fantômes, né avec le romantisme allemand trouve tout naturellement sa place privilégiée dans le cinéma naissant. Les ombres et le jeu des miroirs sont filmés par les expressionnistes qui, d'un film à l'autre, font courir l'homme-miroir, pour échapper au monde-miroir.

      Les nouvelles techniques relaient les fantasmagories de la lanterne magique, du kaléidoscope et croisent les chemins de la psychanalyse. Otto Rank, dès 1914 357  , ouvre son étude sur Le double ( Der Doppelgänger ) par une analyse du film L'étudiant de Prague , qui lui a donné l'idée de son travail. Il nous a paru intéressant à notre tour 358  d'étudier comment le cinéma, au moyen d'images muettes, avait exprimé et appréhendé le double.


1 - Les traces d'un film

      La version originale de L'Etudiant de Prague a été faite pour Deutsche Bioscop, à Berlin en 1913, sur un scénario de Hanns Heinz Ewers, sous la direction de Stellan Rye, avec Paul Wegener dans le double rôle de Balduin, l'étudiant, et de Balduin, l'Autre. Le film est réalisé avant le film Le Cabinet du Dr Caligari (1919 ) de Robert Wiene. que les historiens du cinéma ont pris l'habitude de considérer comme la première tentative de porter à l'écran les recherches plastiques issues du Pont ( Die Brücke ) et du Cavalier Bleu ( Der blaue Reiter ), connues au cinéma après coup sous le nom d'expressionnisme.

      Paul Wegener a été acteur chez Max Reinhardt, mais quand il prend la parole en 1916 pour exposer "les possibilités artistiques du cinéma, il se réfère à L'étudiant de Prague : "L'étudiant de Prague qui mêlait étrangement le naturel et l'artifice, la réalité et le décor m'intéressait énormément." Il raconte comment en 1913 des photos comiques, où un homme joue aux cartes avec lui-même, et où un étudiant croise le fer en se prenant comme adversaire à l'escrime lui avaient montré la possibilité de partager le champ visuel. Ce qui pouvait être fait aussi dans un film, permettrait au cinéma, de montrer réellement les rêveries du Double ou du Reflet dans le miroir de E.T.A.Hoffmann, (Phantasien des Doppelgängers oder Spiegelbildes ) et de produire ainsi des effets qui ne seraient atteints dans aucun autre art.

      Wegener, dans sa conférence de 1916 fait état du partage de l'écran, certaines scènes étant, par moitié, éclairées une partie après l'autre. La technique utilisée par Guido Seeber, le chef opérateur, pour filmer le Double vu de dos, les trucages qui doublent l'acteur donnent au spectateur, par l'image seule, des espaces nouveaux à découvrir, ou s'il les connaissait déjà par d'autres arts, - Hoffmann ou Gaspar David Friedrich en peinture -, les lui fait rejoindre par d'autres issues.

      La multiplication des points de vue pris en compte par la caméra, ce qui donne au spectateur la possibilité de changer continuellement de points de vue, nous oblige à nous interroger sur l'interaction entre la matérialité du film et sa signification.

      On reconnaît dans Ewers les emprunts multiples à Hoffmann, Edgar Allan Poe, Oscar Wilde et Chamisso. La présentation d'Otto Rank souligne, d'un point de vue historique, les apports du cinéma et le rôle attendu dans le développement des découvertes de l'esprit. On pourrait s'étonner que le cinéma ose représenter des sujets qui appartiennent au domaine de la vie intérieure, exclusivement, mais le cinéma ressemble sous beaucoup de rapports au rêve dans lequel certains faits, au lieu de rester dans l'abstrait, prennent des formes familières à nos sens. (...) Mais essayons d'abord de fixer les scènes du film de Hans Heinz Ewers, fugitives comme des ombres mais très impressionnantes. 359 

      Balduin, un étudiant de Prague qui a perdu sa fortune, est abordé par un vieillard mystérieux, Scapinelli. Témoin d'un accident de chasse, il fait ainsi la connaissance de la jeune et belle comtesse Schwarzenberg. Il s'essaie à des passes d'escrime avec lui-même devant le miroir de sa chambre, et il réfléchit sur sa triste situation d'étudiant pauvre. Scapinelli apparaît, et lui offre la richesse ( 100000 Goldgulden ), en échange de son reflet dans le miroir. Un contrat est signé. Le Double se détache de la glace et sort avec Scapinelli.

      Devenu riche, Balduin pénètre dans le monde qui jusque là lui avait été refusé. Pendant un bal, il déclare son amour à la Comtesse. Le double lui apparaît sur la terrasse et semble le narguer. Balduin a donné rendez-vous à la Comtesse, la nuit suivante; dans le cimetière juif désert, le couple d'amoureux est arraché à ses tendres embrassements par l'intervention inattendue de l'Autre.

      Lyduschka révèle au fiancé de la Comtesse l'existence de son rival. Le Baron provoque Balduin en duel. Le Comte Schwarzenberg, père de la Comtesse, fait promettre à Balduin, dont il connaît la réputation à l'épée, de ne pas tuer son adversaire. Mais Balduin, se rendant au duel, rencontre son Double dans la forêt, il essuie son épée ensanglantée.

      Balduin se voit refuser l'entrée du château Schwarzenberg. Il essaie d'oublier son amour en dansant et en jouant aux cartes. Mais c'est contre son Double qu'il joue. Quand il parvient à revoir la Comtesse dans son salon, et croit pouvoir se disculper, la jeune femme découvre avec horreur qu'il n'a pas de reflet dans le miroir. Balduin s'enfuit, épouvanté, dans les rues de Prague, mais se heurte toujours à la figure moqueuse de son Double. L'Autre, en fait, semble le précéder, dans sa fuite éperdue. Balduin pénètre enfin dans sa chambre, pour y retrouver bientôt le Double. Il sort son pistolet, et tire sur l'Autre. Sauvé. Il ose enfin découvrir le miroir voilé et se regarder : sa chemise est pleine de sang. Il s'écroule. Scapinelli déchire le contrat et manifeste sa joie.

      Une dernière scène montre le tombeau de Balduin, surplombé d'un énorme saule pleureur. Sur la tombe est assis le Double, avec à ses côtés, deux corbeaux noirs. 360 

      Avant d'étudier les images, il nous a paru nécessaire de chercher les traces sonores et ce qui pouvait être laissé à la voix dans un film muet de 1913. Comme tous les films muets, L'Etudiant de Prague était accompagné d' une partition musicale du Professeur Josef Weiss jouée par un orchestre dans la salle. Des intertitres complètent l'image en la commentant, donnant aussi des indications de temps, et surtout mettent en place un dialogue. Ainsi trouve-t-on Die eifersüchtige Lyduschka kennt die geheimnisvollen Kräfte des Alten und fürchtet um ihren Balduin  361  , à côté de Am nächsten Tag  362  . Le film ne contient pas moins de 90 intertitres, ce que n'avait pas voulu Ewers, pensant que le film devait se donner à comprendre uniquement par les images. Il y a également en inserts le pacte, une lettre de rendez-vous adressée à la Comtesse , et les vers de Musset, qu'on peut lire à quatre endroits du film, deux strophes de La Nuit de Décembre :

Partout où j'ai voulu dormir
Partout où j'ai voulu mourir,
Partout où j'ai touché la terre,
Sur ma route est venu s'asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Je ne suis ni dieu, ni démon,
Et tu m'as nommé par mon nom
Quand tu m'as appelé ton frère;
Où tu vas, j'y serai toujours,
Jusques au dernier de tes jours,
Où j'irai m'asseoir sur ta pierre.

      L'image finale est l'illustration du "J'irai m'asseoir sur ta pierre". Le film muet suggère toutefois que si tous les personnages parlent, si Balduin crie, bouche ouverte, sa terreur, le Double, toujours muet, ne parle qu'au travers des vers de Musset.

      Notre analyse portera uniquement sur les images et ne prendra pas en compte la rhétorique des sous-titres.

      Le travail sur le film est un travail tout à fait particulier, et il nous paraît important, en introduction, de souligner le caractère spécifique de la situation où nous nous sommes trouvés, à la recherche d'un film cité comme une référence, à la fois héritier d'une tradition écrite et aussi initiateur, fondateur d'images. Le hasard a mis en lumière le caractère fuyant de l'objet film : L'Etudiant de Prague de 1913 est donné comme perdu par Siegfried Kracauer dans son histoire psychologique du cinéma, de Caligari à Hitler 363  Ce film fait partie des nombreux qui se sont perdus. On peut en regretter certains, comme celui-ci, mais sa signification se trouve sans doute beaucoup moins dans le travail de la caméra que dans l'histoire elle-même, qui en dépit de toutes ses affinités anglo-américaines, attirait les Allemands aussi irrésistiblement que si elle avait été tirée de sources exclusivement nationales. (p. 31 )

      Même pessimisme chez Claude Beylie déclarant en 1996 que la version de Stellan Rye "est, sauf erreur, perdue". En fait, il existe différentes copies du film de Rye, déposées dans les archives du Film, à Wiesbaden, Berlin, La Havane, Belgrade, et même en France à la Cinémathèque française, où il est possible de consulter les trois versions de L'Etudiant de Prague , Rye 1913, Galeen 1926 et Robison 1936.

      Ce fait, lié au caractère éminemment fragile, toujours menacé de destruction du support, se double du caractère essentiellement fuyant des images. Images mouvantes qui ne devraient avoir d'existence que dans le mouvement, mais que l'analyse arrête et dont elle sépare l'enchaînement, en utilisant dans sa lecture des moyens réducteurs : table de montage, arrêt sur l'image, reconstruction du film par l'écriture. Il y a bien là une contradiction sur laquelle vient buter l'analyste, floué dans son plaisir impénitent de spectateur. Sur la table de montage on peut interrompre le déplacement, suspendre la continuité, fragmenter le sens. L'arrêt sur l'image et le photogramme qui le reproduit sont des simulacres. L'analyse du film ne cesse de remplir un film qui ne cesse de fuir : elle est par excellence le tonneau des Danaïdes . 364 

      L'utilisation par Raymond Bellour du terme de simulacres pour désigner ce qu'on peut essayer de fixer dans l'image, nous renvoie au trompe l'oeil des images peintes, mais surtout souligne le rôle privilégié que peut jouer le film.

      En dehors même de tout scénario, le film est porteur de doubles et de fantômes aux lisières de deux mondes.


2 - L'espace de l'écran et l'espace narratif

      Nous avons vu dans les études antérieures que le rapport du double avec la narrativité ne se jouait pas de la même façon selon les supports. La distance prise avec la narrativité est évidente en musique, voulue et esquivée dans la peinture de Francis Bacon, presque nécessairement inscrite dans les histoires de doubles.

      Comment, dans le cinéma naissant, la narrativité se pose-t-elle et s'impose t-elle, comment varie-t-elle, détruite et reconstruite, alors que je ne sais pas toujours qui raconte l'histoire, ni quel rôle je suis appelé à jouer. L'absence de paroles justement oblige, engage les images filmiques, par essence, dans des voies différentes et nouvelles, des voies textuelles, même si, à un moment donné, il est possible, pour celui qui regarde, de transformer ce qu'il perçoit en signes susceptibles d'éclairer son parcours.

      Raymond Bellour a mis en évidence que le narratif consiste dans la connexion et le mouvement entre l'organisation du référentiel, l'extratextuel et l'organisation de la signification filmique comme l'articulation de l'espace qui devient l'espace narratif.

      Nous devons donc entreprendre une étude de la narrativité de façon circulaire, partant d'une certaine forme de la narrativité la plus directement accessible au langage, pour ensuite analyser des formes spécifiques de l'espace, de l'énonciation, qui se dérobe toujours, avant de pouvoir interroger un code proprement filmique.

      Il faut donc construire un parcours de lecture avec des moyens spécifiques qui rompent avec des habitudes et un mode d'approche impliqué au premier abord par la vision d'un film. D'où la nécessité d'arrêter les images sans doute, de découper des plans ou des segments, pour pouvoir analyser, mais en gardant une saisie en mouvement des agencements, du "zigzag" parfois désordonné qui guette l'étudiant de Prague, poursuivant poursuivi par son Ombre et son Double, et les ombres menaçantes des maisons. Le mouvement de l'oeil du spectateur doit suivre, anticiper le mouvement de l'image en mouvement.

      L'ouverture du film est particulièrement marquée par ce qu'on a pu appeler un caractère primitif du cinéma muet, qui accuse l'origine "littéraire" et le caractère littéraire de la mise en scène. Les vers de Musset sont inscrits sur le parchemin avec la première lettre enluminée. Mais c'est le théâtre surtout qui prête son cadre, le rideau écarté pour la présentation de chaque personnage, avec indication du nom de l'acteur, Paul Wegener als Balduin, le sabre à la main, Grete Berger... nous prépare à une sorte d'opéra visuel, drame romantique du Docteur Hans Heinz Ewers en six actes. La couleur de l'époque est donnée par les costumes, le sofa Récamier sur lequel est allongée Grete Berger, un livre à la main, se retrouve dans le film. Scapinelli avec un lorgnon et une badine à la main, est l'étrange Monsieur Loyal de la comédie qui va se jouer, ainsi mise en place. Si le lorgnon fait de Scapinelli un voyeur, la badine signale qu'il est aussi le maître du jeu.

      Le nom italien de Scapinelli avec quelque chose de Scapin, rappelle les mages et autres charlatans des contes d'Hoffmann. Il sort des Aventures de la nuit de la Saint Sylvestre , en tout point semblable à l'affreux Dapertutto.

      Les personnages sont introduits sur l'écran de façon très peu cinématographique, avec un absent, "le second Moi" de Balduin, nommé au générique. Les acteurs personnages s'effacent et laissent place à un espace vide de leur présence, l'auberge, avec des tables et des chaises, et cet espace, lui, prend le pas sur les acteurs. L'espace social défini en ouverture montre par le mouvement de la caméra l'articulation entre l'espace social et l'espace individuel : Ich est le premier mot apparu écrit sur l'écran et sert d'embrayeur à la narration, il initie un des codes du film reposant sur la division qui se fait sur l'écran entre un espace proche et un espace éloigné.

      Le plan est structuré par un retour circulaire à son état initial, au travers d'entrées et de sorties d'étudiants reconnaissables à leur casquette, si bien que la caméra revient balayer une chaise vide devant une table placée au premier plan. Alors que les autres étudiants entrent par la gauche, Balduin entre par la droite et se détourne de la joyeuse compagnie à la quelle il n'appartient pas. Il enlève sa casquette. La casquette est appelée à devenir un objet que quitte l'étudiant pour parvenir, tandis que son autre moi, son double ne cessera jamais de la porter, signe qui devient signe de reconnaissance.

      Quand le segment s'ouvre et quand il se referme, il commence et il finit avec une table et deux chaises vides à droite au premier plan. Le mouvement de droite à gauche est aussi l'annonce du code de division de l'écran que nous verrons plus loin. Au début la table et les chaises vides sont à droite de l'écran, jusqu'à ce que Balduin vienne occuper une chaise, moment où un léger mouvement de la caméra vient placer Balduin au centre de l'image.

      Quand Scapinelli et Balduin partent à la fin du plan, il y a un léger mouvement de caméra sur la droite, si bien que la table aussi complète un mouvement de droite à gauche de l'écran, comme si elle était propulsée par les entrées et les sorties des figures du premier plan.

      Au début du plan, une mise en scène avec une vision frontale définit d'entrée deux dimensions de profondeur, et deux zones dramatiques, délimitant ce qu'on peut appeler un espace diégétique (voir le schéma donné par Helmut H. Diederichs 365  ), avec un écran qui n'est pas centré. Les étudiants sont à l'arrière-plan, mais le regard du spectateur est ainsi directement tourné vers la table vide et les chaises, au premier plan à droite, inscrivant l'empreinte, parce que placées au premier plan de l'absence (voir plus loin ce que nous dirons du hors champ et de son importance dans l'expression du Double).

      Nous nous proposons d'étudier les moyens utilisés et la mise en place d'un code appelé à fonctionner dans tout le reste du film. La caméra se déplace sur la droite, à l'entrée de Balduin, et la table est centrée de deux façons, d'abord par le mouvement de la caméra, ensuite par le regard de Balduin qui marque deux espaces, à la fois pour lui-même et pour le spectateur. Deux choix, en regardant d'abord les étudiants, de qui il va s'isoler socialement et spatialement (le premier emploi de près / loin) et son regard vers la table qu'il occupe désignant par là cet espace comme destiné à devenir l'espace de la narration.

      En conclusion sur ce point, l'organisation de l'espace filmique ( voir Annexes, tome 2 p. XLI, planche 1) engage la place dévolue à Balduin, manifestant le début de sa trajectoire en tant que héros, et ensuite la place de Lyduschka, la bohémienne rejetée, dont on verra qu'elle peut être un double de la femme aimée 366  et même de Balduin. Si on excepte sa présentation dans la première séquence du film, la tzigane est toujours en position de voyeur, épiant sans être vue l'étudiant.

      Son apparition à l'arrière-plan dans l'encadrement d'une porte, exploite l'opposition loin / près, pour en faire constamment à la fois un spectateur et un objet ( voir / être vu ). Le spectateur la voit la première fois exposée ( elle danse sur la table ), provoquant le regard, au milieu des étudiants à l'arrière- plan. A la fois, elle regarde Balduin, et est observée par le spectateur, mais c'est le regard de Balduin qui fait la force du regard du spectateur, dans la mesure où il se détourne de Lyduschka. Les regards de Balduin et de Lyduschka se rencontrent rapidement quand Balduin se retourne, mais quand il fait face, refusant sa participation, Lyduschka reste l'objet du regard du spectateur, et spectateur elle-même, qui ne réussit pas à attirer le regard de Balduin.

      Balduin, à son tour, deviendra plus loin l'objet du regard privilégié de la Comtesse, de son père et du Baron, dans le segment de présentation au château, avec un semblable jeu de regards et d'échange de regards.  367 

      L'entrée de Scapinelli dans la première scène fait office d'un exemple particulièrement frappant de ponctuation d'un sous-segment, fermant le sous-segment mettant en évidence l'isolement de Balduin et l'opposition près / loin. Scapinelli s'introduit lui-même dans la narrativité par la première d'une série d'entrées dans la solitude de Balduin. Le plus significatif néanmoins, c'est la forme de son entrée : son équipage arrive du côté gauche de l'écran jusqu'au centre; non seulement il consolide l'isolement de Balduin par rapport à ses pairs, mais en fait, il les raye de l'écran. Les étudiants ont alors disparu de l'arrière-plan. Lyduschka réapparaît, au fond, dans la profondeur du champ. Un triangle de regard est mis en place, triangle qui n'est pas représenté sous la forme du traditionnel point de vue. Au lieu de cela, les trois regards sont tournés vers la caméra avec Lyduschka à nouveau à la fois spectateur et objet, placée à l'arrière de l'écran.

      Dans un plan qui est frontal, avec une caméra fixe, sans usage de découpage, l'espace est de cette façon divisé entre près et loin, être vu/ voir, pendant que le mouvement, dans les limites de la composition, souligne la division entre la gauche et la droite de l'écran, la chaise vide et la direction des regards.


3 - Le fantôme : la zone d'hésitation et d'incertitude des limites entre les choses et nous. Un doute de réalité

      Tout va se jouer pour l'Etudiant dans sa chambre que nous avons déjà vue dans une séquence antérieure, avant la première rencontre de Balduin avec la Comtesse. L'étudiant a joué contre lui-même, contre son reflet dans le miroir (Spiegelbild . Voir Annexes, tome 2, planche 2, p. XLII). Ce jeu rappelle la phrase de Wegener sur les possibilités du cinéma.

      La quatrième séquence introduit le miroir dans la diégèse. La grande glace, haute comme un homme, cadrée en biais occupe une partie de l'écran à droite, - on ne voit que trois côtés -, la chambre de Balduin est filmée de biais, c'est la première rupture dans un intérieur avec la frontalité. Balduin occupe la partie gauche de l'écran, en pied, de dos, avec un profil perdu, largement dans l'ombre, le miroir à droite, avec le reflet de Balduin face à nous dans le miroir.

      Balduin fait face à son reflet pour la première fois, dans un simulacre de duel. Les deux figures, pour la première fois, sont placées dans leur moitié respective de l'écran, commandée par l'emplacement du miroir.

      Les scènes ultérieures qui se joueront dans la chambre (le pacte avec Scapinelli, les joueurs, la scène finale), ne prennent tout leurs sens que par rapport à la scène primitive, et au dispositif présent ou absent du miroir. La première épreuve nous a montré Wegener devant le miroir jouant avec son sabre contre lui-même. Le miroir reflète face à nous l'étudiant, puis son dos. Jouant son rôle de miroir, il reflète une partie de l'espace. Il peut aussi être vide. Béance noire. C'est une sorte d'appel.

      Jean Louis Schefer s'interroge sur la présence obsédante des fantômes et des vampires à la naissance du cinéma. Se retrouvent en effet, en littérature et au cinéma naissant, des hypothèses sur les rêves, et la pratique de l'hypnose médicale. Il voit dans le fantôme ou le revenant le résultat de l'introduction du temps dans les images, ce qui fait "cette espèce d'essence évanouissante" 368  .

      La chambre dépouillée de Balduin, dont nous ne voyons qu'une partie, opposée aux riches appartements du Comte (surcharge, fleurs, décoration), multiplie les cadres et les passages, encadrement avec une voûte de la porte, encadrement avec une voûte encore et un appel de lumière de la fenêtre, et pour refermer l'écran, ce cadre dont on ne voit que trois côtés avec le trou noir du miroir. Dans la scène précédente installant le décor, Balduin avait la maîtrise du miroir, maîtrise aussi de son adversaire, le seul à sa taille.

      La scène avec Scapinelli ( voir Annexes, tome 2, p. XLIII et XLI, planches 3 et 4) ne prend tout son sens que par ce qui a précédé. L'entrée en scène de Scapinelli par la porte se fait sous les yeux du spectateur, à l'insu de Balduin. Face à face, l'étudiant et son reflet montrés par Scapinelli d'un geste ample avec sa badine sont sous le regard d'un spectateur virtuel hors jeu.

      L'image du miroir avance lentement et sort du miroir.

Scapinelli fährt mit dem rechten Arm über den ganzen Spiegel (s. Foto 17), geht wieder zurück.
(Stoptrick bei EB 81 - ab hier Doppelgängeraufnahme - Kameraeinstellung leicht verändert).
Balduin lässt seine Hände, in denen er den Vertrag hält, langsam sinken - desgleichen sein Spiegelbild (d. h. sein Doppelgänger hinter dem Spiegelrahmen).

"W-a-a-s nehmt Ihr?
... mein Ebenbild--?"

(Fortsetzung der Doppelgängeraufnahme).
Balduin und sein Spiegelbild lassen den Vertrag fallen. Das Spiegelbild tritt aus dem Spiegel heraus, bleibt kurz stehen und schaut den zurückweichenden Balduin an. Scapinelli grüsst das Spiegelbild - den "Anderen" - indem er seinen Hut lüftet (s.Foto 18). Der "Andere" schaut Balduin weiterhin unverwandt an, während er mit Scapinelli durch die geschlossene Tür davongeht, Balduin schaut verblüfft hinterher. Stoptrick - Ende der Doppelgängeraufnahme bei EB 690, also nach 43 Sekunden ) 369  .

      Le Double, on le voit dans le texte du Protokoll allemand est appelé tour à tour das Ebenbild , das Spiegelbild , der Doppelgänger , der Andere . Les déplacements du Double révèlent sa double nature, il est d'abord une réplique de Balduin, un simple reflet, mais après la traversée du miroir, mû par une autre force, il apparaît, non pas comme ayant une existence réelle et palpable, mais participant à un univers fantasmatique, occulte, nécessairement inquiétant, qui se découvre soudainement à notre surprise et à celle de Balduin. De l'être virtuel, il peut avoir la transparence, et c'est ainsi qu'il traverse la porte avec Scapinelli, sans l'ouvrir.

      Il faut maintenant aborder deux points importants :

  1. la division de l'écran et la distinction entre premier plan et arrière-plan d'une image composée en profondeur
  2. la notion de spectateur et de point de vue

1 - Ecran et espace : Le Double et l'écran divisé

      La division de l'écran et la distinction entre premier plan et arrière-plan d'une image composée en profondeur deviennent la base d'un système textuel de répétition et d'alternances au niveau des articulations spatiales.

      L'étude d'Eric Rohmer (sa thèse soutenue à Paris I en 1972), L'organisation de l'espace dans le Faust de Murnau  370  , nous permet de mesurer l'importance de l'espace filmique, dont Rohmer dit que "ce n'est pas de l'espace filmé que le spectateur a l'illusion, mais d'un espace virtuel reconstitué dans son esprit, à l'aide des éléments fragmentaires que le film lui fournit". La construction et l'organisation de l'espace filmique constituent une des démarches du travail du cinéaste, qui fait intervenir aussi l'espace pictural et l'espace théâtral.

      L'écran de L'étudiant de Prague divisé en deux parties, identifié par Wegener comme une technique impliquant le doublement de l'acteur, est au centre pour Leon Hunt 371  d'un système formel qui n'est pas basé sur un montage continu. De pareilles techniques deviennent les codes du film, fonctionnant, quand Rye les utilise, pour donner au contenu sa réelle signification.

      L'acteur doublé sur l'écran divisé manifeste la libération du théâtre. Wegener, formé par Max Reinhardt et familier des artistes qui entourent le Deutsches Theater de Berlin, s'efforce de rompre justement avec le théâtre, ce que montre cet extrait de sa conférence de 1916 : Il faut se libérer du théâtre ou du roman et créer avec les moyens du cinéma, par l'image seule. Le vrai poète du film doit être la caméra. Les possibilités pour le spectateur de changer continuellement de point de vue, les nombreux trucages qui doublent l'acteur sur l'écran divisé en deux parties, les surimpressions, en un mot la technique, la forme, donnent au contenu sa véritable signification.  372 


2 - La notion de spectateur et de point de vue

      Le duel sert à montrer les jeux du double.

      Balduin rencontre dans la forêt son Double dans une scène qui rompt avec tous les mouvements de caméra utilisés jusque là. Leon Hunt, dans l'article déjà cité y voit un exemple de non-théâtralité (la vision frontale est, en effet, un reste de l'espace théâtral ) et de non-primitivisme.

      Le primitivisme condamne le spectateur à rester face à un décor immobile. Dans le segment que nous allons étudier (voir Annexes, tome 2 p. XLV, planche 5), la caméra suit les jeux-poursuites de Balduin et de son Double, dans un inquiétant cache-cache derrière les arbres de la forêt. On peut parler d'émergence du syntagme alterné 373  , et d'une solution au problème voir / être vu, solution alternative au champ / contre champ (voir l'article de Raymond Bellour).

      Quand Balduin se rend au duel avec son rival, le fiancé de la Comtesse qu'il n'a pas l'intention de combattre, il rencontre son Double dans la forêt. Face à face de chaque côté d'un arbre, Balduin sur la partie gauche de l'écran, son Double sur la partie droite de l'écran, essuyant son épée de façon sinistre. Le double quitte le côté droit, et Balduin se déplace vers l'arrière-plan dans la partie droite. Le plan suivant, Balduin est recadré au centre dans un plan éloigné, mais à droite, quand il revient à l'arbre.

50. WALD. In der Bildmitte ein dicker Baumstamm. (Doppelgängeraufnahme).
Balduin kommt links mit flottem Schritt (auf die Kamera zu ). Da tritt von rechts der "Andere" ins Bild, mit einem Säbel in der Hand. Balduin, auf der Höhe des Baumstammes angelangt, sieht ihn.

"Wo gehst Du hin?"

Jetzt erst sieht Balduin, dass der Säbel des "Anderen" blutverschmiert ist. Jener wischt den Säbel mit angeekeltem Gesichtausdruck an seinem Mantel ab (s. Foto 35 ) und geht davon (wieder nach rechts ). Balduin wankt erschüttert hinter den dicken Baum. (Stoptrick bei EB 330. Ende der Doppelgängeraufnahme). Balduin tritt auf der andere Seite wieder hinter dem Baum hervor. Mit panischem Entsetzen, völlig fassungslos, torkelt er rückwärts in die Richtung, aus der "Andere" kam. ( Die Kamera schwenkt mit). 374 

      La mobilité de la caméra suit les déplacements de Balduin et du Double, libérant définitivement le double de sa fonction de reflet ( voir plus loin les différentes fonctions du double dans le film ), dans un renversement des rôles et des places actantielles. La caméra bouge légèrement à droite et donne à voir Balduin sur la gauche, en ouvrant un espace à l'arrière-plan, où nous pouvons voir le corps du Baron, assisté par les témoins. Hunt souligne que, comme dans les premiers films muets, la caméra se manifeste pour suivre le regard de Balduin. Il regarde / nous voyons ce qu'il regarde ( comme dans un montage classique de point de vue). Mais en fait ici, nous voyons la scène avant Balduin. "L'oeil s'enfonce dans la profondeur imaginaire, vers la scène du fond. Le spectateur est capturé par le fond où se joue la scène essentielle." 375 

      Le film privilégie rarement le regard des personnages. Quand ils regardent eux-mêmes, ils sont constamment aussi l'objet du regard du spectateur. Le regard de Balduin est de cette manière anticipé par la caméra, plutôt qu'il ne cause son mouvement. Ce mouvement de la caméra motivé par la narration, parce qu'il confirme les soupçons du personnage et du spectateur concernant les actions du Double, néanmoins privilégie le regard du spectateur, en l'identifiant avec la caméra.

      L'analyse de cette scène d'un double "duel"- duel de Balduin et de son Double montré, et duel où le Baron a été tué non montré - est révélatrice aussi des méthodes utilisées pour amener le hors-champ à la lumière de l'écran. Porteur du corps de Balduin et de ses anciens vêtements, sans voix, - c'est Balduin qui pose les questions à l'Autre qui reste muet-, le Double semblait ne pas avoir d'existence une fois sorti de l'écran toujours partagé avec Balduin. Ce qui les différencie se situe moins sur l'écran que dans le hors-champ. Nous ne voyons pas les "temps creux" et les "espaces amorphes", selon l'expression rohmérienne, de la vie de Balduin. On pouvait croire que la créature du miroir n'avait plus maintenant d'autre lieu que l'écran, sous le regard de Balduin. Mais la scène donnée à voir dans le champ, à l'arrière-plan et d'où le Double est absent, porte la trace de ce qu'a fait le Double hors champ, dans le corps de Balduin et c'est ce que, sous nos yeux, Balduin reconnaît avec horreur.

      Il peut être intéressant de dénombrer et de classer, de façon spécifique, les différentes apparitions du double :

      Le film contient dans son ensemble onze apparitions du Double qui manifestent toutes de sa mainmise sur l'espace de Balduin. H. H. Diederichs les classe en cinq types, par ordre croissant de difficulté de prise de vue :

  1. Le double comme représentation indépendante, entièrement autonome (Galerie de la terrasse, voiture )
  2. Le double comme représentation indépendante avec fondu enchaîné d'un seul côté (Colonnade, dans la rue )
  3. Le double vu d'un seul côté, découpé (cimetière, forêt, jeu de cartes, salon de la Comtesse, entrée de la maison de Balduin)
  4. Le double qui se découpe des deux côtés (première apparition)
  5. Le double qui se découpe des deux côtés avec fondu enchaîné d'un côté (tombe de Balduin)

      Le fondu enchaîné est un trucage qui permet au Double d'apparaître et de disparaître en s'effaçant progressivement. Se pose pour le cameraman (Guido Seeber) le problème des raccords, et pour assurer plus simplement la continuité, il fait disparaître les acteurs avant la fin du plan, derrière une tombe, une colonne ou un arbre.

      La première apparition du double - dans la chambre de Balduin en présence de Scapinelli - est techniquement la plus compliquée de tout le film, avec sans doute un faux raccord  376  , au moment où Scapinelli fait sortir le Double du cadre, dû à un changement de position de la caméra. Mais la question du raccord se pose-t-elle pour le spectateur d'aujourd'hui qui regarde L'Etudiant de Prague , à la recherche d'une étrangeté fondamentale? L'emploi des moyens techniques, fondu enchaîné, surimpression, faux raccord, fait éprouver le suspense de l'apparition et de la disparition.

      Le Double n'a pour le spectateur d'existence qu'intermittente : brusquement devant nous, encadré, sorti du miroir, au bord de l'évanouissement, il retourne tout aussi brusquement hors champ, pour réapparaître où nous ne l'attendons pas, nous transformant en guetteurs de son effacement. Les corps , écrit Jean Louis Schefer  377  , apparaissent dans leur durée matérielle, dans leur effort d'activité, poreux à un au-delà de la figure, des gestes, des espaces, laissant passer une énigmatique altérité de temps, soupçonner qu'ils sont tout juste le point de contact d'une courbure d'espace étranger.


4 - De l'espace pictural à l'espace filmique

      De l'espace pictural, Rohmer dit qu'il est la projection sur le rectangle de l'écran d'une image "perçue et appréciée comme la représentation plus ou moins fidèle, plus ou moins belle, de telle ou telle partie du monde extérieur." 378 

      L'espace du Double, au cinéma, est donc essentiellement un espace filmique, espace virtuel, pour une créature virtuelle, lieu d'une transformation et d'une fissure de l'être. Pourtant, pour les besoins de l'analyse, nous distinguerons, une démarche picturale, référentielle, (qui utilise des lieux "réels" et un tournage à l'extérieur), et une démarche architecturale, la construction d'un espace virtuel où s'interpénètrent les trois modes de perception de l'espace ( pictural, architectural, filmique).


1. l'espace pictural

      Nous savons dès le générique qu'une partie du film a été tournée à Prague dans des décors naturels, le Hradschin, le Palais Belvédère, les Palais Lobkowitz, Daliborka, la rue des Alchimistes... De ces décors naturels Lotte Eisner dit qu'ils sont aussi hallucinants et insolites que les décors créés en studio par le cinéma expressionniste. La surprise de Lotte Eisner marque bien ce qui peut être attendu d'un décor naturel, - trompe-l'oeil, illusion de vérité , et ce qui en a été fait dans l'Etudiant de Prague .

"Rien n'empêchait au début les cinéastes allemands de tourner en extérieur. (...) Le réalisateur que rien ne poussait à déformer l'aspect naturel des choses, n'avait pas besoin d'utiliser le studio pour y créer des villes et des paysages hallucinants. Pourtant le romantisme allemand auquel L'Etudiant de Prague se rattache si authentiquement - fasciné comme l'était Paul Wegener par le pouvoir d'expression sans limite de ce nouvel art - , recherche déjà l'insolite. Stellan Rye, le réalisateur danois à qui la Société Union a fait appel pour la mise en scène (Wegener collaborera très étroitement avec lui ) tourne son film dans la vieille ville de Prague où persistent les traces d'un moyen-âge énigmatique et ténébreux. Il tourne dans les ruelles étroites, sur le vieux pont d'où l'on aperçoit la silhouette hérissée de la célèbre cathédrale." 379 

      Les références précises données dans le générique me donnent la certitude que je suis bien à Prague, dans des lieux que je peux reconnaître ( sorte de circuit touristique ), mais aussi abolissent le temps, ce qui va se montrer à moi, c'est ce qui est caché derrière ces rues familières. Wegener parle d'un certain "flou" de l'image où le monde fantastique du passé rejoint le monde du présent. Pour le cinéaste, le décor naturel ou construit en studio est toujours un décor, un "cadre", une découpe de l'espace avec un agencement de masses, de volumes et de mouvements. C'est une architecture dont il va retenir le caractère expressif.* 380 

      Il ne s'agit pas pour Rye de montrer Prague, mais l'affrontement de Balduin, les déplacements de Balduin et du Double, l'errance dans les rues menaçantes du ghetto. Les murs comme les arbres, ou les tombes (voir plus loin ) déterminent le mouvement de fuite. Ce qui devrait être un lieu ouvert, avec des perspectives de fuite, est d'avance un piège, d'où nous savons que Balduin ne peut sortir. La présence lancinante dans l'ombre de la nuit des portes, des porches, des encoignures et des tournants, la pente rapide, dispensateurs d'angoisse dictent à Balduin qui cherche à échapper à son Double un trajet sans autre issue que le refuge de sa chambre. Les portes donc ne jouent plus leur rôle de passage, mais servent à cacher l'Autre dont la présence finit par remplir et contaminer tout l'espace.

      Et c'est ce fonctionnement-même qui emplit le spectateur d'angoisse.

      Le rendez-vous nocturne de Balduin et de la Comtesse dans le cimetière juif se prête à une étude particulière. Tous les protagonistes, comme dans un jeu de course-poursuite se retrouvent, attendus ou non, dans un lieu où tout est disposé pour la dissimulation, les apparitions et disparitions. Lyduschka suit la Comtesse et l'épie "comme une chatte", Scapinelli surprend Margit. La rencontre de Margit et de Balduin est troublée par l'apparition du Double. Le partage de l'écran, en gauche et droite, sépare les deux espaces.

      Pour des raisons religieuses ( voir Tournier, Le Tabor et le Sinaï ), la communauté juive avait interdit aux cinéastes de filmer dans le vieux cimetière. Stellan Rye a fait ériger dans une vraie forêt les énormes pierres médiévales qu'il a fallu reconstituer. La caméra s'attarde sur les inscriptions hébraïques. Ce monde défini par les sous-titres comme un monde de paix et de solitude suggère un espace différent. Margit, elle, est sous le signe de la croix, croix apparue aux fenêtres de l'auberge dès la première scène. "Juiveries", "nécromancie, autant d'épithètes dépréciatives que l'on rencontre pour qualifier la scène. L'apparition du Double derrière une pierre tombale ( Planche 5, Annexes, p. 44) annonce l'image finale où le Double s'assied devant le tombeau de Balduin pour lire l'inscription. Il ne peut que faire fuir Margit.


2. l'espace architectural

      Nous nous bornerons à considérer l'espace architectural dans ses rapports avec le Double. La présence du miroir pèse sur la présence du Double. Nous avons vu que c'est devant le miroir de sa chambre que Balduin, la première fois, est face à son reflet. Mein Gegner ist mein Spiegelbild  381  . La chambre a une composition identique, deux scènes plus tard, et c'est du miroir que le double "sort" ( planche 4, Annexes, tome 2, p. XLIV )). A partir de là, en quelque lieu que l'on soit, la division de l'écran signifie désormais le double, même avant qu'il ne fasse son apparition, et le conflit entre Balduin et son alter ego (son autre moi), revient chaque fois que le Double est placé dans l'espace du miroir absent.

      Le montage préserve la place des deux figures dans leur espace respectif sur l'écran : le mur du château, la terrasse, la voiture attelée, il y a à la fois préparation, attente du spectateur, et choc de la reconnaissance.

      Si la présence du Double durant la montée au pouvoir et l'ascension sociale de Balduin joue comme un rappel de sa vie passée, - le Double garde le costume d'étudiant pauvre de Balduin avec la casquette, que Balduin enlève, dès sa rencontre avec Scapinelli -, sa présence durant le déclin de Balduin ( où l'Autre a joué un rôle puisque c'est le meurtre du fiancé accompli par le Double qui met fin à la réussite sociale de Balduin ) signifie plus exactement un changement de pouvoir entre les deux. Ce changement est directement marqué par un renversement de position sur l'écran, ce qui n'exclut pas une violation et une transgression de l'espace à plusieurs reprises, si bien que l'absence du miroir et la traversée de l'écran divisé en deux annoncent des complications narratives dans l'opposition entre Balduin et son Double.

      Par exemple dans le segment 54  382  , scène des joueurs  383  , Balduin est assis à droite à la table de jeu, de profil, en plan américain ( mi corps ). Quand le siège à sa gauche, à côté de lui est vide, libéré par le départ d'un perdant, s'assied alors, à gauche de la table, à la place du dernier joueur, l'Autre avec un sourire "diabolique". La nouvelle division est répétée dans le segment suivant, les plans 61, 63, quand Balduin voit le Double à la porte du jardin. Balduin est toujours à la droite de l'écran quand il fait face au Double. La seule exception est le segment où Balduin, après le meurtre du Baron, dans le Salon de la Comtesse, essaie de se faire pardonner. Le Salon de la Comtesse, avec son ameublement, a déjà été présenté antérieurement ( Lit Récamier, grand Miroir sur pied, porte-fenêtre sur le balcon avec une ouverture sur la terrasse) en 33, avec une surcharge de décoration Biedermeier, qui traduit la richesse et la haute société.

      Le sofa est passé sur la droite de l'image, il manque le guéridon, au fond, la porte sur le balcon est ouverte. Le miroir est sur la gauche. Balduin proteste de son innocence, pour convaincre la Comtesse. La Comtesse s'aperçoit, en regardant dans le miroir, que Balduin n'a pas de reflet ( Wo ist dein Spiegelbild ?  384  ) En fait, c'est la deuxième fois que Balduin se trouve confronté à cette absence, un de ses amis lui avait présenté un miroir de poche où il n'avait bien sûr pas vu son image  385  . Balduin court tout autour du miroir, pour éviter la confrontation. Le Double apparaît, à côté de la porte du Balcon. La Comtesse le voit et tombe évanouie. La présence à gauche du Miroir a eu pour effet de réinscrire le Double provisoirement, pour quelques instants sur le côté droit de l'écran. La transgression n'est que momentanée, l'espace s'est organisé autour de la présence conjointe du double et du miroir, - ce qui renvoie à la première apparition dans la chambre de Balduin -, et de Balduin, et de l'absence de reflet, mais cette fois sous le regard de la femme aimée.

      C'est dans la chambre de Balduin que tout a commencé, et c'est là aussi que tout va s'achever, au terme d'une chasse tragique.

      La trajectoire de Balduin est partie de la chambre de l'étudiant pauvre, pièce nue, occupée presque tout entière sur un côté par la béance du miroir, est passée par le château, la richesse, l'espace privilégié de la société bourgeoise occupé par la Comtesse. Deux fois exclu, s'excluant lui-même du milieu des étudiants, puis rejeté par la société riche. Cette trajectoire va s'achever dans la chambre de Balduin.

      Le bal auquel Balduin est invité par la Comtesse, est la mise en place d'un espace nouveau avec une extension qui ménage différents plans et donne à toute la scène un caractère somptueux et théâtral, marquant l'apogée de la carrière de Balduin. Un escalier conduit à une sorte de promenoir à l'arrière-plan donnant à la mise en scène une profondeur de champ (voir Annexes, p. XLV, planche 5).

      Le dispositif scénique est le même que dans la scène de l'auberge, les danseurs faisant écho aux étudiants de la première scène. L'entrée de Balduin de l'extrême bord de l'écran répète le mouvement de "loin" à "près", mais en contraste, c'est la première fois que Balduin pénètre dans la Société et il vient occuper le centre, au premier plan, avec une place centrale. L'espace voisin séparé de l'arrière-plan des danseurs rejoint par Lyduschka (qui répète sa danse provocatrice de la première scène ) est celui où Balduin est entré dans son ascension, mais aussi l'espace qu'il occupe maintenant totalement isolé. C'est une sorte de retour à l'espace isolé du début du film. Circularité?  386  Comme la scène du bal précède la disgrâce de Balduin dans le duel, c'est donc le signe de l'apogée de son ascension vers le pouvoir, peu avant sa chute. De façon significative, le plan autonome sur lequel s'achève la séquence, montre Balduin, ennuyé et déprimé, sortant en passant devant les danseurs, de près à loin, jusqu'au bord gauche de l'écran.

      Dans la poursuite, l'aspect inquiétant de la rue étroite, la nuit, avec des murs à gauche et à droite, prend une importance visionnaire, comme si les objets avaient une force dynamique. Gustav Meyrink, dans Le Golem  387  , présente ainsi les maisons du ghetto de Prague, vilainement décolorées :

Je détournai mon attention de lui et passai en revue les maisons vilainement décolorées qui s'accotaient les unes contre les autres sous la pluie, telles de vieilles bêtes rechignées. Comme elles avaient l'air lamentables et déchues, toutes!
Plantées là au hasard, elles faisaient penser à de mauvaises herbes jaillies du sol.
On les a appuyées à un muret de pierre jaune, seul vestige encore debout d'un ancien bâtiment en longueur - il y a de cela deux ou trois siècles, au petit bonheur, sans tenir compte des autres. Là-bas, une maison en retrait, la façade de biais - et une autre à côté, proéminente comme une canine.
Sous le ciel morne elles avaient l'air endormies et l'on ne décelait rien de cette vie sournoise, hostile, qui rayonne parfois d'elles quand le brouillard des soirées d'automne traîne dans la rue, aidant à dissimuler leurs jeux de physionomie à peine perceptibles.
Depuis une génération que j'habite ici, l'impression s'est ancrée en moi, indestructible, qu'il y a des heures de la nuit et de l'aube à peine grisonnantes, où elles tiennent un mystérieux conseil muet. Souvent un faible tremblement que l'on ne saurait expliquer traverse alors leurs murs, des murmures courent sur leurs toits, tombent dans les gouttières - et nous les percevons distraitement, les sens embrouillés, sans chercher leur origine.
Souvent j'ai rêvé que j'épiais leur manège spectral, apprenant ainsi avec une stupeur angoissée que ces maisons étaient les vraies maîtresses de la rue, capables de manifester leur vie et leurs sentiments, puis de les enfouir à nouveau en elles - les dissimulant la journée à ceux qui habitent là pour les faire resurgir à la tombée de la nuit, avec un intérêt usuraire.
Et si je fais défiler dans mon esprit les êtres étranges qui y logent, tels des schèmes qui ne sont pas nés d'une mère, leurs pensées et leurs actes apparemment assemblés au hasard, je suis plus enclin que jamais à croire que ces rêves recèlent de sombres vérités qui couvent dans mon âme à l'état de veille comme des impressions de contes colorés.  388 

      Les portes, les fenêtres, les lucarnes sont autant de cadres pour les apparitions du Double en surimpression, sur la gauche de l'écran. La course de Balduin qui semble parcourir l'écran en tous sens s'oppose à l'immobilité de statue de l'Autre. De cette rue, on peut dire ce que Rohmer dit de la ville dans le Faust de Murnau : elle est "aigüe, rebelle, morbide", et elle attire le Double, le secrète en quelque sorte  389 

      Le Double surgit là où le spectateur peut l'attendre, dans les encoignures de porte, mais il surgit aussi là où on ne l'attend pas, dans la voiture qui traverse l'écran, rappelant l'arrivée de Scapinelli au début du film.

      La rue tourne, les trajets sont incurvés, l'angle de la muraille permet au Double de s'embusquer, faisant corps en quelque sorte avec la muraille. Le fait même qu'il soit partout présent précédant Balduin, manifeste l'effacement inéluctable de Balduin.

      La surimpression irradie les recoins occupés par l'ombre. Ce qui est en cours, et nous le savons depuis le début de la fuite, nous le savons depuis le début du film, c'est la mort de Balduin en sursis. La fréquence des apparitions encadrées dans la rue hors du temps, la mobilité et la gesticulation de Balduin dessinent un espace nouveau, instable et prêt à disparaître. Chaque changement de direction, chaque déplacement manifeste dans la doublure de Balduin l'ouverture d'un monde inconnu. Le dispositif par lequel il cherche à échapper à son Double est aussi celui qui est en train de le faire mourir.


5 - Ombres et l'ombre. L'expressionnisme

      Deleuze dans L'image-mouvement analyse la rencontre de l'expressionnisme et du mouvement dans l'espace de l'image. La lumière expressionniste, dans son opposition aux ténèbres pour se manifester fait apparaître une "opposition infinie".

"Ce n'est donc pas un dualisme, et ce n'est pas non plus une dialectique, parce que nous sommes en dehors de toute unité ou totalité organiques. (...) La lumière ne serait rien, du moins rien de manifeste, sans l'opaque auquel elle s'oppose et qui la rend visible. L'image visuelle se divise donc en deux suivant une diagonale ou une ligne dentelée, telle que rendre la lumière, comme dit Valéry, "suppose d'ombre une morne moitié". Non seulement c'est une division de l'image ou du plan, (...). Mais c'est aussi une matrice de montage, dans La nuit de la Saint-Sylvestre , de Pick (...) En second lieu, l'affrontement des deux forces infinies détermine un point zéro par rapport auquel toute lumière est un degré fini. En effet, ce qui appartient à la lumière, c'est d'envelopper un rapport avec le noir comme négation = 0, en fonction duquel elle se définit comme intensité, quantité intensive. (...) C'est pourquoi le mouvement intensif est inséparable d'une chute même virtuelle, qui exprime seulement cette distance à zéro du degré de lumière. Seule l'idée de la chute mesure le degré où monte la quantité intensive, et, même dans sa plus grande gloire, la lumière de la Nature tombe et ne cesse de tomber. Il faut donc aussi que l'idée de chute passe à l'acte, et devienne une chute réelle ou matérielle dans les êtres particuliers. La lumière n'a qu'une chute idéale, mais le jour, lui, a une chute réelle : telle est l'aventure de l'âme individuelle, happée par un trou noir (...).
Voilà que la lumière comme degré (le blanc) et le zéro (le noir) entrent dans des rapports concrets de contraste ou de mélange.

      L'expressionnisme invoque également le principe d'une vie non organique des choses, une obscure vie marécageuse où plongent toutes choses, soit déchiquetées par les ombres, soit enfouies dans les brumes. Comment extraire un espace quelconque d'un état de choses donné, d'un espace déterminé? Deleuze, en posant cette question, voit comme premier moyen utilisé par le cinéma, la réponse de l'ombre, les ombres, un esprit d'ombres. Le cinéma expressionniste fait donc surgir un "monde gothique, qui noie ou brise les contours, qui dote les choses d'une vie non organique où elles perdent leur individualité, et qui potentialise l'espace, en en faisant quelque chose d'illimité. La profondeur est le lieu de la lutte qui tantôt attire l'espace, dans le sans-fond d'un trou noir, et tantôt le tire vers la lumière. Et bien sûr, il arrive au contraire que le personnage devienne étrangement et terriblement plat, sur fond d'un cercle lumineux, ou bien que son ombre perde toute épaisseur, par contre-jour et sur fond blanc. " 390 

      Le cinéma met en évidence le rôle de l'ombre dans l'impression de réel. La figure sur l'écran ne fonctionne qu'au moyen de l'ombre et l'apparition lumineuse d'un paysage ou d'un personnage sur l'écran ne prend sa valeur que par le jeu de la lumière et de l'ombre. A sa naissance, le cinéma a donc été appelé naturellement à jouer avec l'ombre et le trompe-l'oeil, le mouvement donnant à l'ombre le caractère de "réel". Mitry cite en exemple dans La Sémiologie en question un essai très simple qui peut être fait et dont l'origine remonte à d'anciens travaux de Van Recklinghausen datant de 1859:

Le mouvement de rotation donné à un objet dont on projette sur un écran l'ombre d'un solide, d'un parallépipède ou d'un cube, par exemple construit en fils métalliques. Observée à petite distance cette ombre donne une impression analogue à celle d'un simple dessin perspectif tracé sur l'écran; mais il suffit d'imprimer un mouvement de rotation à l'objet pour que celui-ci devienne "réel" au point qu'il soit impossible, dans certaines conditions d'observation de différencier l'ombre mouvante de l'objet métallique lui-même." 391 

      Pour extraire en extérieur ou construire en studio un espace quelconque d'un état de choses donné, d'un espace déterminé, le premier moyen qu'utilise le cinéma, souligne Deleuze, nous l'avons vu, c'est donc l'ombre, les ombres, un esprit d'ombres. Cet espace rempli d'ombres ou couvert d'ombres se confond avec le cinéma.

      Aragon, dans La Mise à mort , s'interroge sur le miroir qui est à la fois dans le roman, un révélateur et un écran, c'est à dire que "ce que cet écran révèle peut être à la fois reflet transparence ou masque", "le miroir pouvant aussi bien être obscur que lumineux, servant aussi bien à montrer, qu'à déformer, à cacher...". Et, dans une annotation, il nous interroge sur la valeur à donner à l'écran au cinéma : A-t-on réfléchi que l'écran, jusque là qui cachait le feu, depuis l'invention du cinéma est au contraire devenu le porteur de l'image, le médium de la vue? Non point l'obstacle aux étincelles, mais l'incendiaire qui met le feu dans la tête?  392 

      L'expressionnisme a opéré une jonction entre l'ombre et la lumière et sur le fond noir de l'écran, il détache ou efface les figures, en se faisant montreur d'ombres. Deleuze dans L'Image-Mouvement , distingue les différentes façons d'utiliser l'ombre, souvent anticipatrice, avec un affect de menace, ou encore à la place de, dans une ambiguité qui manifeste, pour Lotte Eisner une inspiration freudienne. L'ombre peut remplacer ce que nous ne verrons pas, ce qui se dérobe, elle en accomplit la virtualité, elle prolonge à l'infini. Au spectateur de développer la variation mise en place par l'ombre.

      En fait le premier Etudiant de Prague que nous analysons, utilise peu l'ombre dans sa fonction "décorative". On peut remarquer l'ombre démesurée de Scapinelli, incarnation du diable sur la haute paroi de la terrasse, quand Balduin et Margit se réunissent et s'embrassent sur les remparts, ou encore l'ombre de Lyduschka, presque confondue avec la végétation, qui accompagne et épie les amants. L'ombre prolonge à l'infini. L'Etudiant de Prague réalisé par Heinrik Galeen en 1926 fait apparaître sur l'écran l'ombre de Scapinelli, devant un arbre tordu, des nuages, avec un parapluie qui lui sert d'épée, et l'Ombre provoque, de sa main tendue, l'accident de chasse à l'origine de la rencontre des deux jeunes gens, ce qui nous est montré en montage alterné. L'Ombre exclut toute possibilité de choix pour Balduin et l'enferme dans sa volonté. C'est la main de Scapinelli, sous forme d'ombre, qui s'empare de la lettre du rendez-vous et la fait tomber.

      Le Reflet du miroir, le Spiegelbild ne saurait se confondre avec ces ombres furtives, décoratives, destinées surtout au spectateur. L'image du miroir est d'abord destinée à Balduin et n'apparaît jamais sur l'écran, quand il n'y est pas. Une seule exception, à la fin du film. L'image du miroir semble la seule véritable, la seule qui puisse survivre à la fin du film.


6 - La chambre de Balduin et la destruction d'un espace

      La surimpression est sans doute cinématographiquement le moyen le plus couramment employé pour figurer les "fantômes. L'effet "fantômes", s'il est utilisé par Rye, n'est pas le seul choix fait pour figurer le Double et d'autre part, la surimpression permet de matérialiser les visions de caractère symbolique ou métaphorique. Son utilisation ici s'ajoute à d'autres procédés et comme le partage de l'écran en deux entraîne la transgression, le détournement, la surimpression est un supplément qui s'ajoute au Double, et oblige le spectateur à s'interroger sur l'expérience vécue sous ses yeux par Balduin. Que le Double pénètre en quelque sorte dans le mur, à l'intérieur de la porte, se colle, ou se détache, établit un rapport particulier avec le spectateur, et en fait l'apparence de la vie intérieure. Ce que le spectateur découvre alors, c'est sans doute la vie intérieure de Balduin, mais aussi sa propre vie intérieure.

      Quelque chose dans le Double est toujours prêt à disparaître, à s'évanouir, à être avalé par le mur. La surimpression est le signe matériel de cette existence intermittente.

Im selben Moment löst sich der "Andere" in Luft auf (das heisst er wird sehr schnell weggeblendet )  393 

      La séquence finale (voir Annexes, p. XLVII et XLVIII, planches 7 et 8) nous reconduit dans la chambre de Balduin. Balduin court depuis la gauche derrière la caméra jusqu'à la porte. C'est sur la droite que l'Autre arrive à la porte. Ce qui les place en situation inverse par rapport au schéma précédent, mais en même temps les replace momentanément dans la position initiale par rapport au miroir.

      La chambre de Balduin, que nous voyons pour la première fois, est pourtant un lieu anaphorique qui renvoie à la chambre initiale de l'étudiant pauvre. Les modifications comme les répétitions permettent de suivre les modifications intérieures de Balduin appelé maintenant à se vider de sa substance.

      Balduin est obligé de passer devant le Double, sorte de guetteur, immobile et moqueur, pour rentrer chez lui. Sa chambre, variation sur la chambre primitive, est découverte par fragments, à la lumière du candélabre de la table, enrichie de tentures, rideaux, meubles, qui rappellent le Salon de la Comtesse avec le candélabre sur la petite table (reprise de la chambre des segments 46 et 48). Quand Balduin entre dans la chambre sombre, il va jusqu'à la table et allume les bougies. La chambre, dernier refuge contre l'inquiétante étrangeté, surgit de la nuit, avec le fauteuil familier et la table éclairée. Le costume même de Balduin avec ses zones blanches, jabot blanc, culotte, lutte avec d'autres zones d'ombre qui laissent obscure une partie de la pièce, avec toujours un fragment d'espace condamné à notre regard, celui où se trouvait le miroir.

      Alors que Balduin écrit, le Double apparaît à partir du coin gauche de la chambre. Balduin tire sur lui avec un pistolet. C'est dans un miroir de poche qu'il découvre sa poitine couverte de sang.  394 

      Il y a donc bien eu disparition du miroir initial. Le retour final de Balduin dans sa chambre, le lieu où pour la première fois son espace a été violé, marque un retour à la frontalité, pendant que le problème posé par le partage de l'espace est résolu par le fait que disparaissent l'homme et son image. Le coup de feu tiré sur l'écran gauche par Balduin est en effet un suicide, par opposition à ce qui serait une simple destruction de son"Autre". Balduin a littéralement détruit son propre espace sur l'écran, la lutte pour l'occupation de l'écran a constitué la trajectoire narrative du film.


7 - L'énonciation

      Nous avons vu au cours de l'étude du film, l'introduction du point de vue. L'exemple le plus remarquable est sans doute "l'espionnage" de Lyduschka, avec la mise en place d'une alternance de plans vus par la comtesse, épiée par Lyduschka, sous le regard du spectateur 395 

      La plus grande partie du film conduit pourtant le spectateur à s'identifier avec Balduin et à observer le "spectacle" de la place qui est la sienne, notre regard est celui de Balduin.

      Ce qu'on appellera la Caméra subjective (voir la dernière scène de la version de 1926, Annexes, planche 8, p. XLVIII ), dans cette époque encore primitive du cinéma, n'apparaît que par intermittence (scène du duel), avec une multiplication des points de vue.

      La trajectoire de Balduin d'un bout à l'autre du film nous fait atteindre un espace spirituel, mental qui devient le nôtre : elle nous donne à voir nos propres fantasmes.

      L'objet film en son entier joue le rôle de miroir et nous ouvre l'au-delà du miroir. La lecture de Jean Louis Schefer témoigne de ce que peut être l'expérience de celui qu'il appelle un spectateur ordinaire du cinéma. Schefer raconte sa vie de spectateur. Tout récit filmique est sous le signe du dédoublement et de la substitution. L'apparition et la disparition de l'Autre moi, le jeu d'alternance entre le moi et l'Autre moi, le moi et le second moi, provoquent le regard. L'alternance "proche" / "lointain",, "gauche" / "droite" fonde le rapport du spectateur au film. Balduin sert de base pour la transformation de notre regard. Le miroir, que ce soit le grand miroir placé dans la chambre de Balduin ou les autres "pièges à regard", le miroir sur pied dans le salon de la Comtesse ou le miroir tour à tour offert ou caché, miroir de poche, ou encore la surface lisse de l'étang, est finalement l'ouverture sur le monde fantasmatique et surtout l'appel à un autre regard, un autre niveau de saisie : parcours pour l'oeil de la profondeur de l'écran rendant proche ce qui est dans le lointain, transgression de la gauche et de la droite. Le degré de ressemblance entre Balduin et l'Autre, sa présence intermittente - il est l'inattendu et celui qui ne peut être refusé - place le spectateur dans une situation similaire, par contamination.

      Ce n'est pas sur un personnage que le regard est concentré, mais sur un espace et la modification de cet espace. Il est notre miroir et en même temps nous savons son caractère illusoire. A aucun moment, il ne cherche à se faire prendre pour "réel" 396  ou nécessairement vrai.

      Pour celui qui regarde L'Etudiant de Prague , un processus semblable à celui que décrit Deleuze peut se déclencher en nous : nous constituons une nappe de transformation qui invente une sorte de continuité ou de communication entre Je et l'Autre - jusqu'à la mort -, continuité aussi entre une ville - Prague - et un état cérébral.

      Scheffer s'interroge sur ce qu'est en lui l'homme ordinaire du cinéma et s'étonne de la capacité qu'il peut avoir au travers du film de vivre dans plusieurs mondes. Au dédoublement du personnage semble répondre en écho le dédoublement du spectateur, dans une expérience unique, - dans une nuit expérimentale -, qui forme un être expérimental.

      Du spectateur attaché au point virtuel de l'image, cette image toujours menacée de disparition, il dit que cet être inchoatif "ne peut durer puisque la brièveté de toute image, la disparition même du film le font disparaître."

      Et cependant il reste cette paradoxale addition d'un être à notre être, (...) cette soudaine levée en nous d'une existence fantomale, d'un vampire inattendu ou d'une créature seulement prise dans de longs gémissements, ténus, sourds, ou impossibles, qui ne parviennent pas entièrement à crier par notre bouche.  397 

      Dans la mise en place cinématographique de la Figure du Double, la grande singularité du cinéma est la rencontre d'un espace musical - répétitions et variations, la lumière et les ombres jouant le rôle du rythme, l'impossible citation et le caractère unique de ce qui est vu ou entendu - , d'un espace pictural, - disposition de personnages et d'un décor à l'intérieur d'un cadre -, et d'un récit de type littéraire 398  . Le jeu sujet / objet ( comme Lyduschka ou Balduin ) les dérives de l'un à l'autre provoquent le regard en créant une sorte de fissure qui modifie le regard du spectateur.


Chapitre 6
Figures du double dans la peinture.
La perte et la ressemblance. Hawthorne et Francis Bacon

1/ Le tableau comme surface-support n'existe pas : Le regard humain n'est filtré par nulle grille ou tamis interprétatif pour se servir du monde naturel.
2/ Pour pouvoir représenter le monde naturel, le tableau comme surface-support existe : sur et par lui s'opère l'exact dédoublement de la réalité. L'oeil humain ne reçoit que le double du monde.


Louis Marin, Détruire la peinture

Ce double pétrifié dans le miroir, ce fantôme gris au regard de fou qui sans remuer les lèvres, dit non et non.
Calmons donc le jeu en feignant de croire que ces voix toutes fictives harcèlent quelqu'un qui n'est lui-même qu'une fiction - une ombre sans identité aux prises avec des interlocuteurs invisibles
.

Louis René des Forêts, Ostinato

La ressemblance n'est pas un moyen d'imiter la vie, mais bien plutôt de la rendre inaccessible, de l'établir dans un double fixe, qui, lui, échappe à la vie.

Maurice Blanchot, L'Amitié

Au fond de chaque homme (...), un irreprésentable résiste aux signes, un infigurable échappe aux images, irreprésentable, infigurable qui est à la fois le lieu où s'enracine le sujet singulier de toute représentation, ce qu'on appelle un moi, sujet des discours et des figures de soi pour soi et pour les autres, et celui où devrait s'opérer la conversion de la vraie portraiture.

Louis Marin

      Les images peintes sont utilisées dans les histoires de doubles, au même titre que les miroirs, et peuvent constituer pour l'écriture, un moyen de rendre présente, de façon métaphorique, à l'intérieur de l'oeuvre, la copie du réel. Pour pouvoir atteindre "le réel", l'écrivain en regarde le reflet dans le miroir d'un tableau.

      Avant d'étudier les figures du double dans les tableaux de Francis Bacon, il peut être intéressant de mettre en regard la présence du tableau dans une nouvelle de Hawthorne, et la représentation du Double chez un peintre comme Francis Bacon.


I - Les peintures prophétiques

      Le conte The Prophetic Pictures a été publié en 1837, dans les Twice Told Tales . Les Contes deux fois contés engagent la littérature américaine dans la voie du fantastique, où le Double joue un rôle privilégié. Ce qui a été appelé avec mépris, allégories par son contemporain Edgar Allan Poe ( et rival, cf. William Wilson ), s'expliquerait mieux comme des figures, ou des représentations qui sollicitent la curiosité et la créativité du lecteur. Pas plus qu'Henry James ne fournit de réponse à ceux qui lisent Le tour d'Ecrou , Nathaniel Hawthorne ne découvre ce que cache le voile noir du Pasteur.

      Deux fiancés, Walter Ludlow et Elinor se font faire leur portrait par un peintre célèbre. Le tableau préfigure le devenir criminel de Walter qui, des années plus tard, menace sa femme. Le peintre admiré par Walter est donné comme un Européen de haute culture, qui connaît l'hébreu, donne des leçons d'anatomie, mais surtout comme un peintre étonnant, qui sait se faire le miroir des hommes et des femmes. L'image peinte, dans la mesure où elle fixe le "moi", a un caractère magique : elle révèle ce qui est en nous, et que nous refusons, fait éclater une présence grimaçante, et l'observateur qui se regarde peut découvrir une figure rajeunie, embellie, enlaidie, mais aussi ce qu'il n'est pas encore.

      La littérature, dans Le Portrait de Dorian Gray , met en scène le rapport narcissique et destructeur qui unit Dorian Gray à son image; Dorian Gray conserve une jeunesse éternelle, tandis que c'est son double peint qui se dégrade, ravagé par la déchéance du jeune homme.

      Hawthorne oppose le raffinement de la culture du peintre, qui a fait son apprentissage en Europe, en étudiant les chefs d'oeuvre de tous les peintres les plus fameux, dans les collections, et l'école des peintres "indianistes"empruntant leurs couleurs aux Indiens et leurs sujets aux moeurs sauvages. Ce que cherche le peintre, lassé de l'Europe, c'est la possibilité de trouver en Amérique "des images concrètes, nobles et pittoresques qui n'avaient pas encore été transportées sur la toile". 399  ( to feat his eyes on visible images, that were noble and picturesque, yet had never transferred to canvas ). S'il se fait le miroir de ceux dont il fait le portrait, il perçoit l'être profond à l'intérieur d'eux-mêmes. Whenever such proposals were made, he fixed his piercing eyes on the applicant, and seemed to look him through and through  400 

      Le regard semble la clé du fonctionnement du texte, regard qui transperce du peintre, regard des personnages peints, regard sur les personnages peints. Regard et apparence.

"For heavens's sake, dearest Elinor, do not let him paint the look which you now wear," said her lover, smiling, though rather perplexed. "There : it is passing away now, but when you spoke, you seemed frightened to death, and very sad besides. What were you thinking of?"(...)
But when the young man had departed, it cannot be denied that a remarkable expression was again visible on the fair and youthful face of his mistress. It was a sad and anxious look, little in accordance with what should have been the feelings of a maiden on the eve of wedlock. (...)"A look!" said Elinor to herself. "No wonder that it startled him, if it expressed what I sometimes feel. I know, by my own experience, how frightful a look may be. But it was all fancy. I thought nothing of it at the time, - I have seen nothing of it since, - I did but dream it." 401 

      Imagination, rêve, inquiétude, c'est la broderie qui ouvre une porte de sortie à Elinor, mais c'est une ruche qu'elle veut porter pour se faire faire son portrait. Avant même d'être devenus objets de peinture, les fiancés se sont vus autrement, avec le regard du peintre.


1 - Image, magie, possession, interdit

      On pourrait considérer que la nouvelle de Hawthorne ( 8 pages dans l'édition The popular Tales , New York : Wood & Clare, édition sans mention de date ) est construite comme un parcours circulaire, qui transforme en objets de peinture un homme et une femme, puis de ces objets de peinture, fait surgir le Réel, sous un triple regard, le regard de soi, le regard du peintre, le regard de l'Autre. On comprend la fascination de Borges pour Hawthorne. Il se révèle, à la fin, que le caractère rêvé est le caractère véritable. Les rêves avaient raison. (...) Ces contacts de l'imaginaire et du réel plaisaient à Hawthorne; ils sont des reflets et des duplications de l'art.  402 

      "Les rêves avaient raison" constituent une sorte de réponse au rêve d'Elinor. Le plan des rêves, le plan esthétique et le plan commun de la réalité finissent par se confondre et coïncider, avec un passage de l'un à l'autre. Le tableau préfigure le destin d'Elinor et de Walter. La visite de l'atelier du peintre place le jeune couple dans une série où la ressemblance efface la frontière entre les êtres et leur double peint. Les jeunes gens reconnaissent des personnages qu'ils croisent tous les jours, et s'associent à leur cortège. They knew, indeed, that the whole assembly were but pictures, yet felt it impossible to separate the idea of life and intellect from such striking counterfeits.  403 

      Le peintre lui-même ressemble à un portrait. Cet effacement des limites met en place un monde qui pourrait bien avoir été rêvé. 404 

He was a middle- aged man, with a countenance well worthy of his own pencil. Indeed, by the picturesque, though careless arrangement of his rich dress, and perhaps, because his soul dwelt always among painted shapes, he looked somewhat like a portrait himself. His visitors were sensible of a kindred between the artist and his works, and felt as if one of the pictures had stept from the canvas to salute them. 405 

      Sur la toile, un corps peint qui, de façon paradoxale, manifeste l'âme. Du corps, à l'âme. ( voir ce que dit Louis Marin du portrait ). Their personal friends were recognized at a glance. In most of the pictures, the whole mind and character were brought out on the countenance, and concentrated into a simple look, so that, to speak paradoxically , the originals hardly resembled themselves so strikingly as the portraits did  406 

      Le paradoxe que souligne Hawthorne, c'est que le portrait reproduit ce qui ne saurait exister qu'une fois, et, en exposant un corps peint, participe de l'être. Le portrait est plus "original" que les originaux eux-mêmes.

      Roland Barthes, dans La Chambre claire, cherche, quand il écrit sur la Photographie, à interroger la photographie en la séparant du portrait peint, et à savoir par quel trait essentiel, quel "génie propre", elle se distingue de la communauté des images. Bizarrement ce qu'il dit de la photographie pourrait s'appliquer au portrait peint, tel qu'Hawthorne le représente Il y a donc fabrication du portrait peint par l'écriture : "Se voir soi-même (autrement que dans un miroir) (...). Il est curieux qu'on n'ait pas pensé au trouble (de civilisation) que cet acte nouveau apporte. Je voudrais une histoire des Regards. Car la Photographie, c'est l'avènement de moi-même comme autre : une dissociation retorse de la conscience d'identité. Encore plus curieux : c'est avant la Photographie, que les hommes ont le plus parlé de la vision du double. On rapproche l'héautoscopie d'une hallucinose; elle fut pendant des siècles un grand thème mythique. (...)La Photo-portrait est un champ clos de forces. Quatre imaginaires s'y croisent, s'y affrontent, s'y déforment. Devant l'objectif, je suis à la fois : celui que je me crois, celui que je voudrais qu'on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art. " 407 

      Ce que lit Barthes dans la Photographie, c'est la mort, sujet qui se sent devenir objet. Il devient vraiment spectre. C'est bien là l'expérience que Hawthorne fait vivre à ses personnages. Dépropriation, pour reprendre l'expression de Barthes, et possession.

      Ce qui "sort" dans le tableau échappe à la fois au peintre et au sujet peint, il y a bien là révélation ( au sens chimique ) d'un sujet devenu objet, par la médiation d'un Opérateur, le photographe pour Barthes, le peintre, dans la nouvelle de Hawthorne. Ce que produit l'Opérateur, - il n'a pas d'autre désignation dans le texte que "the painter", ou "he", reprise presque anonyme qui le confond souvent avec Walter Ludlow -, c'est une sorte de "simulacre", un "eidôlon" émis par l'objet.

      Qu'est-ce que celui qui regarde voit apparaître de lui-même dans le portrait qu'en fait le peintre? N'y a-t-il pas quelque part une perte de soi? La méfiance à l'égard de l'image est sans doute la traduction qui peut être religieuse de cette crainte.

      Nous avons vu plus haut la crainte des miroirs avec le sens que lui donne Lacan dans la psychanalyse. James George Frazer, dans Tabou et les périls de l'âme , observe que la croyance qu'il ne faut pas se réfléchir dans le miroir ou dans toute autre surface brillante, -fenêtres, pendules...- est comparable à l'usage qu'a le sauvage de fuir les portraits ou la photographie.

Il en est pour les portraits comme pour les ombres et les réflexions; on croit souvent qu'ils contiennent l'âme de la personne représentée. Les gens qui ont cette croyance répugnent naturellement à ce qu'on fasse leur portrait en peinture; car si le portrait est l'âme représentée, quiconque possède le portrait pourra exercer sur l'original une influence fatale. Ainsi, les Esquimaux du détroit de Behring croient que les personnes qui s'occupent de sorcellerie ont le pouvoir de dérober l'inua ou ombre d'une personne, de sorte que, privée d'elle, cette personne languira et mourra. 408 

      Michel Tournier qui a illustré la crainte de la photographie dans son roman La Goutte d'Or , distingue ce qui serait avec l'Occident chrétien, un culte de l'Image, d'une autre civilisation - celle de l'Ancien Testament et celle de l'Islam - , condamnant l'image, au profit du signe.

Il n'en reste pas moins que la civilisation occidentale trouve sa source dans les Evangiles, lesquels peuvent se définir par opposition à l'Ancien Testament comme l'acte de réhabilitation de l'image. Cette opposition est symbolisée par deux montagnes, le Mont Sinaï et le mont Tabor. Sur le Sinaï, Moïse est allé chercher les Tables de la Loi, c'est à dire des signes. Dieu s'est dérobé à sa vue dans une nuée. Yaweh dit en effet à Moïse: "Tu ne pourras voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre. Voici une place près de moi. Tu te tiendras sur le rocher. Quand ma gloire passera, je te mettrai dans le creux du rocher et je te couvrirai de ma main, et tu me verras par - derrière, mais ma face ne saurait être vue." ( Exode XXII 21.) Mais quand Moïse redescend dans la vallée, il découvre qu'en son absence les Hébreux ont fabriqué un veau d'or et se prosternent devant cette idole. Alors il brise les Tables de la Loi, parce que le signe et l'image ne sont pas compatibles.
Tout inverse est la leçon du Mont Tabor. Jésus qui a vécu jusque-là caché sous une apparence humaine s'y dévoile dans sa splendeur divine aux yeux de Pierre, Jacques et Jean. "Son visage resplendissait comme le soleil", nous dit Matthieu. Et, comme pour mieux affirmer ce triomphe de l'image sur le signe, Jésus recommande à ses disciples de ne rien dire de ce qu'ils ont vu.  409 

      Hawthorne fait état de la résistance de certains (faut-il y voir le regard des Puritains qui refusent la représentation, ou une trace de la "pensée sauvage" citée par Frazer?), qui condamnent au nom de la Loi religieuse le portrait. Some deemed it an offence against the Mosaïc law, and even a presumptuous mockery of the Creator, to bring into existence such lively images of his creatures. Others, frightened at the art which could raise phantoms at will, and keep the form of the dead among the living, were inclined to consider the painter as a magician, or perhaps the famous Black Man, of old witch- times, plotting mischief in a new guise. These foolish fancies were more than half believed among the mob. Even in superior circles, his character was invested with a vague awe, partly rising like smoke-wreaths from the popular superstitions, but chiefly caused by the varied knowledge and talents which he made subservient to his profession. (p. 38) 410 

      Pour désigner les portraits, Hawthorne utilise pictures , images , phantoms, portraits, counterfeits . Le tableau, au travers des termes utilisés, apparait donc à la fois comme représentation, mensonge, image de la mort.


2 - Le tableau caché

      Le texte qu'on lit transite entre trois tableaux, les deux portraits d'Elinor et de Walter, que le peintre réalise sur commande, conjointement, en buste, et un troisième portrait, esquisse au crayon réalisée par le peintre à l'insu des deux jeunes gens, où il les représente ensemble engagés dans une action.

      Les portraits sont présentés par Hawthorne comme une représentation du double bien propre à exercer une fascination narcissique sur celui qui fait faire son portrait.

Nothing in the whole circle of human vanities, takes stronger hold of the imagination, than this affair of having a portrait painted. Yet why should it be so? The looking-glass, the polished globes of the andirons, the mirror-like water, and all other reflecting surfaces, continually present us with portraits, or rather ghosts, of ourselves, which we glance at, and straightway forget them. But we forget them, only because they vanish. It is the idea of duration - of earthly immortality - that gives such a mysterious interest to our own portraits. 411 

      Des deux portraits, nous ne connaissons que le regard croisé d'Elinor sur le portrait de Walter, et le regard de Walter sur le portrait d'Elinor. Vision spéculaire doublée du regard du peintre sur ses modèles face à leur portrait. Le peintre complète alors l'esquisse du troisième tableau, et la montre à Elinor qu'il a prise par la main et menée à l'écart. La fin de l'oeuvre (les deux bustes) est d'abord, pour les deux jeunes fiancés, délectation et plaisir confondus avec le plaisir amoureux et leur propre désir. Mais ce qu'ils voient au-dessous les fascine et les épouvante.

      Les deux tableaux ont donc suivi le parcours attendu : commande, exécution, livraison. Pour quel avenir?

      Ils sont donnés à voir aux spectateurs qui peuvent comparer les portraits réunis dans leur présentation. On les plaça l'un à côté de l'autre, séparés par un panneau, semblant se regarder l'un l'autre, sans cesser cependant de répondre aux regards des spectateurs.  412 

      Hawthorne distingue trois catégories de spectateurs, les connaisseurs (Travelled gentlemen ) reconnaissant les qualités du peintre, les observateurs ordinaires (common observers ) s'attachant seulement à la ressemblance, et une troisième catégorie étudie ces physionomies figurées comme les pages d'un volume mystique. Dans cette troisième catégorie, miroir du peintre, un excentrique voit dans les deux tableaux les morceaux d'un dessin unique, et il essaye une esquisse dans laquelle l'action des deux personnages correspond à leur mutuelle expression. Ces spectateurs privilégiés, dont Hawthorne décrit le manque d'habileté à manier le crayon, peuvent voir ce qu'a caché la représentation des tableaux et retrouver l'unité.

      Après le mariage d'Elinor et de Walter les deux tableaux d'abord exposés sont ensuite cachés par Elinor qui suspend devant eux un rideau de soie pourpre, sous prétexte de les protéger de la poussière et du soleil.

      Ce qui n'a pas été représenté, mais qu'on pouvait lire, obscurément, dans l'effroi marqué sur le visage d'Elinor, se trouve ainsi définitivement occulté.


3 - La brisure

      Ce qu'a cherché à figurer le peintre échappe au commun et à la ressemblance. La douleur et l'effroi d'Elinor, qu'on peut lire dans les yeux qu'elle fixe sur Walter "ouvrent la signification" en vue de quelque chose "qui toujours, s'éloigne ou se rapproche, jamais ne se substantifie", selon ce que dit de la figure Didi-Huberman.  413  Annonce, trace de ce qui n'est pas encore, la peinture prophétique des deux premiers tableaux se donne comme une virtualité doublant la visualité .

      Hawthorne fait ici de l'oeuvre d'art un avertissement, qui prévient de ce qui doit se passer. He had caught from the duskiness of the future - at least, so he fancied - a fearful secret, and had obscurely revealed it on the portraits . ( "Il avait arraché aux ténèbres de l'avenir, à ce qu'il croyait du moins, un terrible secret, et l'avait obscurément révélé dans les portraits."). Les deux panneaux représentent un moment de la création du peintre dans un parcours qui l'a conduit de l'Europe aux Etats Unis, dans les forêts du Nouveau Monde. Isolé du reste de l'humanité, il a toujours été accompagné par deux fantômes (two phantoms, the companions of his way ). Le parcours s'achève par la rencontre du peintre et de ses modèles s'identifiant enfin à leurs images figurées, et achevant ainsi le Tableau définitif. Les déplacements s'abolissent dans un mouvement inversé - le Peintre pénètre dans la maison des jeunes gens (scène en miroir de celle où Walter et Elinor sont venus dans l'Atelier du Peintre contempler leurs images) -, il s'arrête sur le seuil, et, quand il avancera, c'est pour immobiliser, ainsi qu'un peintre peut le faire sur la toile, le mouvement fou de Walter dirigeant la pointe de son poignard sur Elinor.

As the first apartment was empty, he passed to the entrance of the second, within which his eyes were greeted by those living personages, as well as their pictured representatives, who had long been the object of so singular an interest. He involuntarily paused on the threshold.
They had not perceived his approach. Walter and Elinor were standing before the portraits, whence the former had just flung back the rich and voluminous folds of the silken curtain, holding its golden tassel with one hand, while the other grasped that of his bride.(...) The painter seemed to hear the step of Destiny approaching behind him, on its progress towards its victims. A strange thought darted into his mind. Was not his own the form in which that Destiny had embodied itself, and he a chief agent of the coming evil which he had foreshadowed?
Still, Walter remained silent before the picture, communing with it, as with his own heart, and abandoning himself to the spell of evil influence, that the painter had cast upon the features. Gradually his eyes kindled; while as Elinor watched the increasing wildness of his face, her own assumed a look of terror; and when at last he turned upon her, the ressemblance of both to their portraits was complete.
"Our fate is upon us!" howled Walter. "Die!"
Drawing a knife, he sustained her, as she was sinking to the ground, and aimed it at her bosom. In the action and in the look and attitude of each, the painter beheld the figures of his sketch. The picture, with all its tremendous coloring, was finished.
"Hold, madman!" cried he, sternly.
He had advanced from the door, and interposed himself between the wretched beings, with the same power to regulate their destiny, as to alter a scene upon the canvas. He stood like a magician, controlling the phantoms which he had evoked. (p. 49-50) 414 

      La nouvelle que nous venons d'étudier finit avec l'achèvement du Tableau, faisant du peintre une sorte de magicien qui transcrit avec des figures quelque chose de l'énigme des êtres et de leurs actes, ce quelque chose qui a à voir avec la mort.

      Comment un tableau peut-il signifier la mort, sans représenter un cadavre? A la Mémoire de George Dyer , le Triptyque consacré en 1971 par Francis Bacon à George Dyer, mort en 1971, ouvre et referme, avec trois tableaux, un espace pictural qui enclôt au moyen de George Dyer trois fois dédoublé, la représentation mentale de sa mort. La question va se poser pour celui qui écrit sur la peinture, comment, avec des mots, poser la question du double dans un tableau.


II - Francis Bacon. Les figures du Double

      L'exposition consacrée par le Centre Georges Pompidou en juin 1996 à une rétrospective des oeuvres de Francis Bacon s'inscrit dans une célébration qui met en lumière, s'il en était encore besoin, l'importance du discours sur l'oeuvre initié par les entretiens avec David Sylvester, textes constituant une sorte de reflet dans le miroir, dédoublement du peintre analysant avec des interlocuteurs privilégiés son mode de représentation.

      Nous cherchons, en étudiant certains portraits et autoportraits réalisés par Francis Bacon, à reconnaître ce qu'il donne à voir des figures du double, soit en les inscrivant dans des dessins, dans des couleurs, dans des formes, dans des corps-figures sur la surface de la toile, soit en ouvrant, au contraire, un espace dont le vide suppose la présence, la rencontre d'un oeil qui se regarde lui-même. Cette quête peut difficilement ignorer totalement le discours, la rumeur visuelle, et ce qui a pu être dit, notamment par Bacon lui-même, mais, pour éviter de rester enfermé dans un détournement de l'image et des tableaux, de parler de la peinture comme d'un texte, on se propose de regarder seulement chaque tableau, ou chaque triptyque comme un dispositif de représentation, où le spectateur est appelé, de par la disposition de ce qui lui est donné à voir, à orienter son regard et à chercher le pourquoi des formes assemblées.


1 - La rumeur visuelle

      Par "rumeur visuelle", on désigne, selon l'expression de Louis Marin, un discours sur la peinture, qui transforme de la peinture en discours, avec le risque de détourner le spectateur en lecteur de textes qui lui parlent d' Anzieu, de Leiris ou de Deleuze. Bacon s'est laissé interroger sur son art par David Sylvester, historien d'art, dans des entretiens enregistrés au magnétophone, entretiens qui sont devenus, après montage et mise en texte, des dialogues, traduits par Michel Leiris. Autant de succession d'écrans et de brouillages possibles venus s'interposer entre le corps de l'oeuvre, la figure originelle et le spectateur. La parole de Bacon lui-même, si on met de côté la traduction 415  /interprétation/trahison de Leiris 416  ou de Caroline Le Gallic dans les Entretiens avec Michel Archimbaud , est une variation parmi d'autres, dans les lectures de l'oeuvre, dont il ne faudrait pas qu'elle occulte justement la question soulevée devant les tableaux : quels problèmes Francis Bacon a-t-il eus à résoudre dans la mise en espace de son "sujet", -portrait, auto portrait, événement-, et comment les jeux du double s'articulent-ils avec la modalité des couleurs et la présentation de la Figure? Quelles solutions? Isolation et duplication.


2 - La Figure et la traversée des miroirs. L'ombre. Simulacres et témoins

      Choisir Francis Bacon comme exemple pour étudier la figure du double dans la peinture, place l'étude dans une perspective contemporaine, non historique, hors du champ exploré avec Hoffmann, et nous oblige à nous interroger sur la place privilégiée que tiennent les miroirs et les dispositifs qui doublent la représentation.

      Ce peintre figuratif qui refuse l'illustration, situe ses personnages qu'il appelle Figures  417  dans un décor qui varie peu, multipliant escaliers, chambres, cabinets de toilettes, face à des glaces, où plus souvent la figure ne regarde pas son image, mais l'image lui tourne le dos, à moins que ce soit le contraire. Le terme de miroir traverse les titres donnés aux tableaux : Etude de nu avec figure dans un miroir , 1969, Portrait de George Dyer regardant fixement dans un miroir, 1967, Portrait de George Dyer dans un miroir , 1968, Figure couchée dans un miroir , 1971, Personnage écrivant reflété dans un miroir , 1976 . Personnage et son reflet, mais aussi reflet d'un personnage absent qui regarde la femme nue couchée. Didier Anzieu 418  commente le rôle du miroir : Les glaces même ne répondent plus - le pourraient-elles quand ce premier miroir qu'est le visage de la mère n'a pas fonctionné? Certains tableaux sont des autoportraits au miroir. L'individu n'y regarde pas son image spéculaire - comble du paradoxe pour un autoportrait. Tantôt cette image lui tourne le dos et il en est radicalement séparé. Tantôt, il y a, au contraire, continuité entre elle et lui: il se trouve réuni à son reflet à la manière de jumeaux siamois. L'indifférence de la mère a entraîné pour lui l'indifférenciation d'avec son double .

      L'ombre joue une place prépondérante dans la plupart des tableaux, ombre à la fois traditionnelle, attachée en peinture à la représentation de la figure, accouplée à l'homme, mais aussi, nous aurons à l'étudier, forme animale qui semble s'échapper du corps (panneau central du Triptyque de mai-juin 1973). D'un élément pictural qui relève d'un stéréotype de la représentation (L'invention du corps commence par celle de l'ombre), Francis Bacon fait un matériau échappé et constitutif de la Figure, l'âme au corps, dans un effort de torsion qui fait surgir sur la toile l'animal de l'homme, aigle, buffle, porc, et l'homme de l'animal, ou encore cherche à réparer la fuite d'un corps qui s'échappe de toutes parts, en l'enveloppant dans son ombre ( Triptyque de 1971).

      L'ombre, dans le récit qu'on peut considérer comme fondateur des histoires de Double, le récit de Chamisso, vers 1813, apparaît depuis longtemps dans la peinture, mais c'est à une explication physique que se réfère Chamisso pour définir scientifiquement son objet :

Un corps ne peut jamais être éclairé qu'en partie par un corps lumineux, et l'espace privé de lumière qui est situé du côté de la partie non éclairée, est ce qu'on appelle ombre . Ainsi l'ombre proprement dite représente un solide dont la forme dépend à la fois de celle du corps lumineux, de celle du corps opaque, et de la position de celui-ci par rapport au corps lumineux (Hauy, Traité élémentaire de Physique ).

      Le travail du peintre hérite donc à la fois d'une longue tradition picturale, d'un système de représentation plastique, et d'un contenu de traditions archaïques, de récits fantastiques. L'alternance du clair et de l'obscur fait mieux voir la figure, et surgir le grand combat avec l'Autre (l'aigle qui domine le Triptyque de 1976 ). Que représente l'ombre dans les tableaux de Bacon, et quel lien a-t-elle avec la Figure? Est-elle elle-même une Figure?

      Louis Marin développe la nécessité d'un dispositif représentatif "réflexif-reflétant", que l'on peut effacer, dénier, - l'origine manquante des choses peintes - ou que l'on cherche au contraire à mettre en scène : le tableau représente l'opération qui le constitue. Bacon multiplie dans l'espace presque vide qui a l'abstraction de l'espace intérieur, les accrochages de tableaux, renvoyant à la Figure son image peinte, au corps ce qui l'attend, la mise en tableau, et au Spectateur, le travail de peindre. Lieux de constitution, migration, et de transformation de la Figure.

      Le panneau de droite 419  du Triptyque de 1973, en mémoire de George Dyer, dresse, à la verticale, une toile peinte non encadrée, avec un portrait en buste de George Dyer. La toile avec son effigie se reflète, en miroir inversé, dans une seconde toile identique à la première, placée à l'horizontale. Il y a continuité entre les deux images, la figure de l'une coulant et s'échappant dans l'autre. Le buste-effigie semble aspiré par la toile-miroir, avec une double inversion (de gauche à droite, et de haut en bas).

      Gilles Deleuze  420  décrit ainsi les "attendants" de Bacon: On dira que dans beaucoup de cas, subsiste une sorte de spectateur, un voyeur, un photographe, un passant, un "attendant", distinct de la Figure : notamment dans les triptyques, d'une fonction de témoin, qui fait partie de la Figure et n'a rien à voir avec un spectateur. De même des simulacres de photos, accrochés au mur ou sur rail peuvent jouer ce rôle de témoin. Ce sont des témoins, non pas au sens de spectateurs, mais d'élément-repère ou de constante par rapport à quoi s'estime une variation. En vérité, le seul spectacle est celui de l'attente et de l'effort, mais ceux-ci ne se produisent que quand il n'y a plus de spectateurs. C'est la ressemblance de Bacon avec Kafka.  421 


3 -Figuration et localisation dans le Triptyque In Memory of George Dyer, 1971

      Comment entrer dans un tableau, comment entrer dans une oeuvre de Francis Bacon? Nous nous proposons d'étudier l'articulation de la Figure et de l'espace, le temps, l'énonciation, et la fonction du double dans son rapport avec la Figure.


1 - La Figure et l'espace

      Les trois panneaux du Triptyque de 1971 422  font série, une série close qui s'achève ou se referme avec le portrait dressé du défunt et son image inversée. Trois panneaux de 198 cm par 147,50 cm, à la mémoire de George Dyer, à la limite de la représentation et de l'irreprésentable, puisqu'il s'agit de la mort de George Dyer en 1971. L'espace vide, avec une couleur uniformément rose, comme un fond, des deux panneaux latéraux est identique, traversé par une bande de couleur plus foncée suggérant un rebord, une lisière, morceau d'une ellipse, avec une amorce de courbe continue. La continuité est suspendue, plus que rompue par le panneau central qui nous fait pénétrer dans un second espace, bien réel, une montée d'escalier, avec une multiplication de portes, de cadres, encadrements.

      Cet autre espace ne fonctionne pas comme fond, à la différence de l'espace abstrait précédent, mais comme lieu dramatique : lieu de l'ombre ou plutôt des ombres et des reflets, avec l'éclairage d'une ampoule nue qui se reflète dans ce qui peut être le carreau d'une fenêtre. Du premier espace, il reste deux morceaux en miroir. Ombre et lumière, en contraste violent, cet entre-deux est hautement suggestif d'une angoisse 423  qu'accentue encore le découpage fantastique de la Figure au bas de l'escalier.

      Le lieu du panneau central ( Annexes, Figure 5, p. LIV ) contraste aussi avec l'autre espace par la multiplication des verticales, les cadres, les barreaux de l'escalier, les traverses des montants des portes et des fenêtres, qui contribuent à étirer le tableau et à lui donner une sorte de dimension verticale.

      L'escalier, dont on pourrait croire qu'il est là pour orienter le trajet de la figure fantomatique, ( La Figure devrait monter l'escalier), inscrit à son bord non pas un mur, comme on pourrait s'y attendre, mais une porte traversée de lumière.

      Ainsi se crée entre les espaces des trois panneaux, l'espace abstrait des panneaux 1 (panneau de gauche, voir Annexes, Figure 6, p. LV) et 3 (panneau de droite) et d'autre part l'espace figuratif-illustratif du panneau 2 (panneau central), une articulation où le panneau 2 devient une sorte d'antichambre, lieu de la transformation. Le lieu 3 pourrait être conçu par rapport au lieu 1 comme le même lieu, mais transformé. Le lieu 2 est le lieu du passage, avec redondance de tout ce qui signifie le passage, l'escalier, les portes, les cadres/fenêtres, jusqu'au détail de la sonnette et de la poignée de la porte. On entre dans 2 à partir de 1 (un passage semble entrouvert ), et on sort en 3, pour se retrouver dans 1, la porte franchie.

      Il y a donc parcours, itinéraire possible figuré par les deux espaces, mettant en cause, nous le verrons plus loin, l'existence de la Figure, succession qui n'est pas narrative, mais d'un autre ordre. D'autre part, ce parcours suppose combat, chute, rupture. Rupture dans les lignes, verticalité après l'ellipse brisée ou au moins suspendue, barreaux de la montée d'escalier, lumière noire et fil de l'ampoule.

      Y a-t-il possibilité de plusieurs ordres de lecture? Les différentes postures de la Figure aident- elles à préciser, à cerner le sens et la signification? Quelle est la position du Peintre, quelle place réserve-t-il pour le spectateur?

      


2 - La Figure et ses postures d'un espace à l'autre

      Le triptyque est consacré à la mémoire de George Dyer, ce qui fait du triptyque un monument-célébration de George Dyer qui fut le modèle du peintre 424  . Célébration post mortem, qui sera suivie d'autres triptyques, mai-juin 1973, août 1972, Trois portraits , 1973.

      Le terme figure , en anglais 425  , qu'utilise Francis Bacon pour désigner la personne qu'il peint, est lié à l'ombre, au double, et à la représentation.

      Le peintre n'aimait pas beaucoup les titres qui pouvaient être donnés, et le terme figure est celui qui revient le plus souvent, avec celui d'étude , ce que masque parfois la traduction distribuant au hasard figure et personnage pour rendre le mot anglais de figure  426  . Pourtant, quand il s'agit de George Dyer, le nom de George Dyer apparaît dans le titre. La figure et le figural s'opposent au narratif . Ce qui n'exclut pas un traitement différent de la figure dans les trois panneaux du triptyque. On peut admettre que la Figure s'impose dans les trois tableaux.

      Ce qui frappe d'abord, si on suit l'évolution de la Figure, c'est qu'elle se modifie, d'un panneau à l'autre dans sa posture et sa représentation, sans qu'on puisse toutefois mettre en doute une relative stabilité, avec un retour de certains traits significatifs. C'est bien toujours la même Figure.


1 L'actif

      Couchée dans le panneau 1, la Figure est comme fixée au cercle 427 

      Enceinte sur laquelle a lieu un combat? L'anneau est son lieu de déplacement. Elle est saisie dans son mouvement violent, ou dans une violence qui lui est faite. Faut-il donc voir dans le parcours du Triptyque trois moments de la vie/ mort/ survie de George Dyer? Agenouillée, la tête renversée, méconnaissable, en tenue de sport - les chaussures, et le boxer-short -. Quelque chose du mouvement de torsion de Michel Ange et du tombeau de Jules II. La figure est presque à gauche de la toile, la tête au milieu du parcours. A droite, la figure occupe symétriquement la position à la même distance du bord du panneau. Match de boxe, acrobatie, spectacle en tout cas sans spectateur. Spectacle d'un effort, d'un champion. Contraction de muscles puissants. La posture est assez semblable à celle du triptyque de 1970 (Studies of the human body ), figure du panneau gauche. Gymnastique de la figure. Contractions. Tout le corps est parcouru d'un mouvement intense sur lui-même. C'est l'expression d'un mouvement solitaire, d'un combat avec soi-même.

      L'ombre semble s'échapper du corps, à l'horizontale, comme le corps, couché, vaincu. Elle ressemble à celle du Triptyque de mai-juin 1973 428  et prolonge l'horizontalité du corps couché, comme si Bacon n'en finissait jamais avec une figure, mais la reprenait pour la travailler. Il n'y a pas d'images vierges, pas de figures vierges non plus. Citation, doublage, doublure, écho d'une oeuvre à l'autre.

      L'ombre, en peinture, retrouve sa place originelle 429  et conventionnelle, mais, à partir de là, Bacon propose à la Figure une double localisation. Un double pôle organise le tableau : le mouvement, la vie violente avec l'acrobatie du corps, et, d'un autre côté, l'ombre de la mort, le corps couché, renversé. Le corps agressé se défend dans une sorte d'ultime fureur.

      Un autre signe annonce ou représente déjà le tableau qui va suivre, qui est aussi le tableau que le spectateur a sous les yeux : c'est la palette du peintre (voir Bacon filmé dans son atelier). La palette fait partie intégrante, comme l'ombre, du corps de la Figure. Mais elle déborde du cadre - la partie supérieure du tableau délimitée par le rail d'accrochage -, à la fois intégrée et passée de l'autre côté, ce qui est repris et amplifié dans le tableau n°3 du Triptyque.

      Le tableau montre la tension, dans un mouvement immobilisé du corps qui finit par succomber sous l'assaut des forces de l'invisible.

      La tête de la figure se présente inversée, la Figure reposant sur elle; le visage est de face, avec un mouvement de torsion, qu'il faut supposer, du cou absent, ce qui supprime une oreille. Difficilement reconnaissable, même si on retourne une reproduction, la tête porte des signes funèbres manifestes : orbites creusées et bouche ouverte, grimace des dents, et muscles d'écorché. La mort est peinte sur le visage, en train de devenir un masque funèbre. 430  Ce qui est donc donné à voir dans ce tableau 1, c'est, pour reprendre les termes de Deleuze, "l'action sur le corps de forces invisibles", ou encore "un mouvement sur place".


2 - Le passif

      Le panneau 2 est tout entier organisé verticalement : la verticalité du décor/espace se retrouve dans la verticalité de la Figure devenue ombre. L'espace est traité théâtralement, une sorte de rideau, avec la lumière. La toile est levée, et la Figure attend encore, dressée, avant de pouvoir franchir le seuil de la porte.

      Ce qui survit du corps de la Figure passée tout entière du côté de l'ombre, c'est un bras et une main sur la sonnette de la porte.

      Le Corps-ombre apparaît immense, habillé, un costume où disparaît toute caractéristique.

      Bacon a dit lui-même que son oeuvre procédait par séries, séries que sont les triptyques, séries consacrées à la disparition de George Dyer, reprises de formes. Les séries développent des variations, plutôt qu'une succession à l'intérieur d'une série. Ce bras mort-vivant échappé de l'Ombre George Dyer, c'est le bras d'Isabel Rawsthorne fermant la porte à une visiteuse qui est son propre double ( Trois études d'Isabel Rawthorne , 1967).

      A la lumière de ce qu'écrit Deleuze sur l'hystérie (chapitre 7 de Francis Bacon Logique de la sensation, p.37 ), nous pouvons nous interroger sur ce que la peinture dit spécialement sur le Double : La peinture se propose directement de dégager les présences sous la représentation, par delà la représentation.

La peinture est hystérie, ou convertit l'hystérie, parce qu'elle donne à voir la présence directement: (...) L'oeil devient virtuellement l'organe indéterminé polyvalent qui voit le corps sans organes, c'est à dire la Figure, comme pure présence (...). Elle dresse devant nous la réalité d'un corps, lignes et couleurs libérées de la représentation organique. Et l'un se fait par l'autre : La pure présence sera visible, en même temps que l'oeil sera l'organe de cette présence.

      Il semble que, dans l'histoire de la Peinture, les Figures de Bacon soient une des réponses les plus merveilleuses à la question : comment rendre visibles des forces invisibles? C'est même la fonction primordiale des Figures. Il peint "le corps visible" qui "affronte, tel un lutteur, les puissances de l'invisible". Le mouvement de la Figure sur le praticable inscrit la force mystérieuse triomphante, l'image virtuelle, pour utiliser un vocabulaire nouveau, peut être captée par le Triptyque et passe nécessairement par la Figure et son double, comme fixée dans son dos, et enveloppant déjà son corps.

      La Figure, dans les panneaux 1 et 2, est accouplée de son ombre, dans un corps à corps dont elle se dégage dans le panneau 3. Ce corps à corps est défini par Deleuze non pas comme une lutte entre des ennemis, mais un accouplement, un corps à corps d'énergies.

      L'acte pictural est ici un acte de mémoire, une évocation. La réunion des trois variantes de la Figure, on pourrait dire aussi de trois états, impose un itinéraire mental du peintre, un itinéraire mental du spectateur, en quête de l'itinéraire de George Dyer, le défunt.

      La question est posée : comment le défunt peut-il être conservé? (et non pas comment est-il mort?) Qui peut-ouvrir cette porte de lumière à laquelle frappe vainement la Figure dévorée par l'Ombre, en attente devant un infranchissable obstacle?

      La figure est ici comme une forme vide, un costume sur un corps absent. Du visage, on ne voit qu'un profil perdu, avalé par l'ombre.

      Comment avancerait-il? Les pieds, comme c'est souvent le cas pour d'autres figures sont bloqués par d'énormes chaussures, - en fait, des morceaux de journaux froissés. 431 

      Journaux/ chaussures, et le journal, sorte de trace, laissée comme une empreinte sur le sol/ fond de la toile. Les lettres inversées ne font pas sens. 432  Pourtant on peut voir un signe, comme la palette du peintre du travail de la mémoire

      De la Figure du panneau 1, que reste-t-il, en dehors de la prolifération de l'ombre? Le bras musculeux et lumineux est bien le bras de la figure du panneau 1, passé derrière l'épaule de l'homme d'ombre, avec un morceau du corps qu'il est difficile d'identifier (épaule, autre bras?). Il cherche à atteindre la sonnette. Il cherche à échapper, à tromper le corps de l'ombre. Morceau qui subsiste après la dissolution, et ne se résout pas à disparaître, ultime tentative pour agir.


3 Le témoin

      Le panneau 3 fait revenir la Figure sous un troisième aspect, dans l'espace déjà représenté dans le panneau 1, sur la même scène. Le dispositif circulaire qui permettait à la Figure de glisser, ou de s'accrocher, pour mener son dernier combat, sert cette fois de rail pour dresser le tableau (tableau à l'intérieur du Tableau), le portrait de George Dyer.

      Le tableau est appuyé presque au bout du rail. Le panneau 3 représente la trace finale, non pas une seule trace, mais deux images, deux épreuves de George Dyer.

      George Dyer était depuis 1964 le modèle de Bacon, et nous disposons de beaucoup de portraits et d'études le mettant en scène. Francis Bacon, dans ces portraits à l'intérieur du tableau, le représente d'une façon tout à fait fidèle, "ressemblant", avant toute tentative de faire sienne la représentation. Le portrait en buste évoque les grands portraits des processions funéraires.

      Dans ses entretiens avec Sylvester, Bacon marque son mépris pour la photographie, mais raconte aussi qu'il se sert de photographies, ce qui lui évite la présence encombrante du modèle. Ce travail sur les images, à partir d'images, favorise la production de doubles.

      La photo de George Dyer faite par John Deakin 433  à la demande de Francis Bacon, est utilisée à la fois pour provoquer le retour de George Dyer comme dans le travail habituel du peintre, mais elle est intégrée, comme un morceau de George Dyer à l'intérieur de la toile. Ce qui est donné à voir in memoriam c'est le portrait photo (comme on dit un roman photo, comme les photos que Bacon a prises de lui-même dans une cabine automatique ), et son double, le portrait en réduction, faux reflet (inversé, ce qui le place dans la même position- vers la gauche-, que l'ombre du panneau 2. Mais le portrait- photo respectait fidèlement le visage : une coulée blanche, un jeu d'ombre accusé ombraient le menton. L'oeil ouvert. La pose était celle de la photo. Le portrait à l'horizontale (on sait que Francis Bacon peignait ainsi les triptyques) envahit la toile et déborde, comme si la coulée de la peinture ne pouvait être contenue.

      Si on regarde le rapport entre les deux portraits, le second constitue une sorte de jumeau siamois attaché par le bas à l'autre. Ce qui était fixé dans le premier paraît s'écouler et se déliter dans l'autre. Ce qu'on ne peut pas nommer, avec le désordre du costume - sans cravate et la blancheur de la chemise, en coulée - conduit, sinistre oesophage, une seringue. Le bas du buste qui n'est plus un buste, mais un corps, échappe à la toile. Sans contours, pas d'autre arrêt que l'étalement sur le praticable, ou le beau costume du portrait-photo. Le bord estompé dans la grisaille n'est pas une limite.


3 Narratif et figuratif ou l'espace du temps.

      Une seule Figure pour les trois panneaux du Triptyque, pas d'histoire, la peinture nous oblige à considérer ou reconsidérer la place absente du narratif- impossible dans une histoire de double, et pourtant nécessaire pour qu'il y ait récit.

      Bacon représente un figuratif lié au Double et à sa représentation, une partie de ses tableaux ne sont que des variations sur le Double.

      Sur le modèle musical, Deleuze dans IX Couples et triptyques reprend la distinction d'Olivier Messiaen, distinguant pour la musique, trois rythmes, le rythme actif, le rythme passif et le rythme témoin. On pourrait pour le Triptyque de 1971, voir ainsi les trois postures possibles de la Figure et de sa représentation. "Le triptyque serait la distribution des trois rythmes de base. Il y a une organisation circulaire du triptyque, plutôt que linéaire." (p. 48, op. cit.). Du mouvement forcé, il dit qu'il "fait naître en nous l'impression du Temps : les limites de la sensation sont débordées, excédées dans toutes les directions; les Figures sont soulevées ou projetées en l'air, mises sur des agrès aériens d'où tout d'un coup elles tombent." Il n'est pas toujours facile pourtant de dresser des limites entre des contraires qui peuvent se déplacer et se rejoindre dans un seul corps et dans un seul espace : Actif et passif. La tête inversée dont la bouche est tendue vers le haut. Montée et descente, la forme semble descendre dans une flaque, dans un mouvement inversé. Opposition du nu et de l'habillé. Du corps complet nu au corps évanescent, pour finir par un buste.

      Deux rythmes opposables, celui de la vie, et celui de la mort, absence et présence réunis dans la ténébreuse unité du triptyque. Les trois tableaux restent séparés, mais ils ne sont plus isolés. Les cadres ou les bords d'un tableau renvoient non plus à l'unité limitative de chacun, mais à l'unité distributive des trois. ( Deleuze, op. cit. p. 56)

      Le triptyque intègre sa propre histoire, du chaos d'origine (lutte obscure avec le corps de la Figure qui n'est pas identifiable), horizontal, à la verticalité du tableau déposé inversé (de bas en haut) sur une sorte de pied avec des caractéristiques qui sont celles des portraits de Francis Bacon.

      Le parcours du triptyque et son aboutissement dans le panneau 3 constituent une tentative de répondre à la question : Qu'est-ce qui peut sauver George Dyer de la mort?

      Pour reprendre la terminologie adoptée par Gilles Deleuze, la peinture utilise un cadre analogique, - distinct du langage digital, notre langage habituel. Le langage analogique de la peinture procède notamment par ressemblance, analogie, similitude, alors que la convention et le code du langage digital laissent la place à un code.

      Il pourrait être intéressant d'étudier ce que la peinture ouvre comme possibilités aux figures du Double. Comment la ressemblance surgit-elle? Au travers de trois Figures non ressemblantes, avec des postures opposées. Le peintre a le privilège de pouvoir faire ressemblant par des moyens non ressemblants. Bacon utilise les plans (vertical et horizontal), la couleur -la modulation de la couleur (=valeur), le clair obscur, le contraste de l'ombre et de la lumière, le corps même fragmenté, troué, la masse qui déborde et la déclinaison du corps qui déborde de l'organisme. Il procède par juxtaposition, et surtout par connexion, fusion.

      Le tableau définit le regard de ceux à qui il destine ces moments ultimes de la vie / mort de George Dyer, George Dyer, le virtuel, le mystérieux, et la présence cachée de celui qui est représenté dans l'oeuvre du peintre.


4 -L'image dans le miroir ou le corps perdu. Le dispositif de la représentation

      A partir du travail de Louis Marin sur Philippe de Champaigne 434  , nous pouvons étudier ce qui fait le fond de toute représentation picturale, l'image peinte qui cherche toujours à faire voir, par sa représentation substituée, par un jeu de leurre, l'être même, en produisant ce qui n'est pas lui. Toujours plus "vrai" que l'original ( Ce qui est souligné par Hawthorne dans la nouvelle étudiée ), l'objet peint cesse d'être unique, pour se répéter et se reproduire.

Le champ du visuel comprend ainsi des foyers de vision, non visibles en eux-mêmes, mais qui se révèlent visibles, obliquement, par leurs reflets. Il ya donc bien du non représenté dans la représentation, mais qui se résout en visible par délégation.

      La Peinture relève dans la fixité et la permanence ce temps d'apparition et de disparition du double. Présente présence d'un mort. Avec la peinture, l'apparition fugace, fuyante (toujours doublée d'une disparition) s'immobilise, fixée, captée par un regard, et transposée par le travail de la main sur un tableau.

      A quoi reconnaît-on George Dyer?

      Bacon qui n'aimait pas donner de titre précis et limitatif à ses tableaux, quand il s'agit d'un portrait, écrit toujours le nom de George Dyer. Mais en fait le nom de George Dyer renvoie non pas à George Dyer, mais au portrait du modèle. Ce que figure Francis Bacon de George Dyer reste permanent, George Dyer en peinture, trace de l'Autre en lui, échappe à George Dyer. L'homme peint ou la figure peinte est la construction par Francis Bacon du " Moi" de George Dyer. La figure / représentation de George Dyer, du modèle George Dyer pose pour le peintre Francis Bacon. A partir de la fin des années 60, Bacon commence à rendre plus aigüe une relation qui la plupart du temps n'est jamais facile, souligne John Russell, celle de l'image avec la chose qu'elle représente. Dans les années antérieures, il a souvent représenté un être suivi par un double, doublé par une sorte d'ombre, image de derrière (en anglais after-image ) de lui-même, mais maintenant, il commence à mettre dans le même tableau, deux ou trois représentations de la même figure : ces images supplémentaires peuvent être perçues comme un commentaire sur les ironies de la représentation. C'est le cas par exemple de Two Studies for a Portrait of George Dyer 1968. Le modèle - George Dyer représenté dans la posture et avec les accessoires qui indiquent professionnellement le modèle -, se détourne avec un mouvement latéral rapide de l'image peinte nue, quasi cadavérique de lui-même, qui a été clouée sur une toile verte appuyée au mur. Les clous sont fixés dans la chair, comme les aiguilles des seringues dans d'autres tableaux. Le dossier de la chaise ou ce qui en tient lieu, forme un arc qui peut suggérer aussi, dans une sorte de double emploi, la colonne vertébrale d'autres figures. Le tableau se joue lui-même.

      Dans George Dyer in a Mirror , 1968, quand le modèle se tourne inversement du côté de l'image dans le miroir, il revient si vite que la moitié de son visage et de son corps vont de leur côté, sans la tête.

      Dans Portrait of George Dyer staring into a mirror , 1967, quand George Dyer regarde par-dessus son épaule, vers son image, il se trouve que le miroir est en réalité une toile non encadrée fixée sur une sorte de rail, toile dans la toile. Tout l'accent est mis sur la bouche ouverte et l'articulation d'un cri.

      Désarticulé, déshabillé, segmenté, multiplié, le représenté figure avec ses doubles, dans un jeu de renvois, où le corps représenté peut échapper à la mort et affirmer comme vivant celui qui est mort. Le dispositif du miroir joue le même rôle que le portrait sur papier cloué ( fixé ) sur le mur ou que l'ombre, héritage pictural de la perspective.

      Dans Two Studies of George Dyer with Dog , 1968, le modèle athlétique George Dyer est assis dans une attitude familière : Le nu souligne le corps et les saillies des muscles, sur un tapis ovale, avec les lignes d'un parallélépipède ouvert sur plusieurs côtés. Le décor, dans sa réalité matérielle ( chaise toujours reconnaissable, cordon du store ) et dans sa figuration abstraite (le parallélépipède ouvert) est une reprise empruntée à un tableau antérieur, Portrait of George Dyer staring at blind cord , 1966.

      Il semble que, au fur et à mesure que sa pratique se développe, Bacon utilise une multiplicité de formes semblables qu'il saisit dans l'espace, sans essayer de leur donner une signification rationnelle. Dissociées de leur fonction habituelle, des figures commencent à se manifester d'une façon inattendue. Comme une statuette de marbre, une tête de George Dyer est perchée sur un meuble, tandis que l'ombre de l'athlétique modèle se confond avec un chien. Doubles, inversion, effets de miroir, anamorphose, il semble bien qu'il y ait ici en peinture, comme dans la littérature, prolifération incontrôlée de doubles, comme si les images se fabriquaient elles-mêmes en toute autonomie, échappant au contrôle de Bacon, d'un tableau l'autre.

      Bacon a souvent été interrogé sur l'utilisation qu'il faisait des images, des images des autres comme de ses propres images. A propos de l'utilisation qu'il fait du Pape de Vélasquez, "J'ai essayé, dit-il à Sylvester, d'établir certains enregistrements, - des enregistrements déformés." ( I' ve tried very, very unsuccessfully to do certain records of it - distorted records . )

      Variation sur les images d'autrui, mais aussi et surtout variation sur ses propres images. Et si on étudie ces variations de Bacon sur ses propres images, on voit d'une part des variations sur une image antérieure reprise dans un autre tableau, d'autre part, à l'intérieur des triptyques ou des tableaux, une présence simultanée d'une figure et de variations sur cette figure.

      A la question de Sylvester - Il y a quelques reproductions de vos propres tableaux parmi les photos éparpillées dans l'atelier. Les regardez-vous parfois, quand vous êtes au travail? , il répond par l'affirmative:

      - Oui, je le fais très souvent. Par exemple, j'ai essayé de me servir d'une image que j'ai faite vers 1952 et essayé de la faire devant un miroir, de manière telle que la figure est accroupie devant sa propre image. Cela n'a pas abouti, mais très souvent je trouve que je peux travailler d'après des photographies d'oeuvres que j'ai faites des années auparavant et qui sont devenues très suggestives. 435 

      Le travail que fait Francis Bacon à partir des photographies nous place au coeur du problème et du défi que pose la représentation du réel pour le peintre.

      La lecture des écrits de Francis Bacon - interviews, entretiens - nous ramène toujours à son souci de faire un grand nombre de figures humaines, larvaires, accroupies, qu'il n'est pas toujours possible de nommer, sans intention narrative, sans raconter d'histoire.

      Ce que dit Bacon de Michaux dont il avait acheté un tableau en 1962, met en évidence l'obsession de la reprise, de l'errance, du vagabondage, de la mise en relation, du déplacement, afin de donner à penser, à chercher, afin d'émouvoir. Placer une figure ancienne devant un miroir, c'est provoquer un retour et dériver en toute liberté, refaire l'image humaine. Après tout cette oeuvre et la plupart de ses oeuvres ont toujours eu pour thème des façons différées de refaire l'image humaine, au moyen d'une marque qui n'a rien à voir avec une marque illustrative, mais néanmoins vous renvoie toujours à l'image humaine, une image humaine qui généralement se traîne et chemine péniblement à travers des champs profondément labourés, ou quelque chose comme ça. 436 

      L'oeuvre montre qu'elle représente et réfléchit la question du double et de l'altérité. Bacon fait travailler la figure comme regard.


5 - L'énonciation

      Alberti définit la peinture comme "une surface encadrée ou une vitre placée à une certaine distance d'un spectateur qui regarde à travers elle, un monde second, un substitut". Pour étudier l'énonciation en peinture, on peut au travers de cette définition, retrouver les trois pôles de l'instance énonciative, en transférant à la peinture ce qui est dit du discours: 1/ celui qui peint, 2/ le sujet sur lequel il peint, 3/ celui qui regarde, à qui la peinture est destinée ( le spectateur ).


1 Le peintre et les dispositifs de marquage


Le titre

      Nous avons vu, au fur et à mesure de l'étude précédente, avec la présentation des tableaux, la réitération des mêmes termes qui n'orientent pas la réception, mais soulignent le retour de la figure devant le miroir (Reflected in a Mirror ), accusent sa posture, son mouvement, accroupie (crouching ), couchée (lying ) , assise (seated ) regardant ( staring ) , écrivant (writing ), multipliant les études, et les figures " neutres ", quelqu'un qui n'est pas nommé autrement que par Figure .

I really try to use the most anonymous titles possible. So I nearly always call the things Studies for this or for that. And the Malborough Gallery add the titles partly because they want to be able to remember what the pictures were. (... )I think that the titles lie within the images and people can read what they like into them. (Interviews with Francis Bacon p. 197) 437 


Le cadre

      Sans doute peut-on placer dans le même souci d'anonymat les constantes du tableau ( dimensions du triptyque ), et la présence du verre. Bacon tenait à ce que tous ses tableaux soient sous verre. On se voit ainsi --- spectateur, lecteur, interprète ---, reflété par les grands à plats sombres. Mais quand Sylvester interroge Bacon sur le brouillage et les reflets mis en place par le verre, Bacon refuse, malgré l'insistance de Sylvester, de vouloir faire jouer au verre le même rôle que le miroir, ou le Grand Verre de Duchamp.

- Les reflets, demande Sylvester, sont-ils quelque chose que vous tenez positivement à avoir ou quelque chose dont il faut s'accommoder?
- Je ne tiens pas à ce qu'ils soient là; je trouve qu'il faut s'en accommoder... J'aime aussi la distance que le verre crée entre ce qui a été fait et le spectateur. J'aime que l'objet soit, pour ainsi dire, mis aussi loin que possible.  438 

      D'autre part, ce que Francis Bacon refuse en tant que créateur, il l'aime, en tant que spectateur, curieux du brouillage des formes donné par le verre dans certains tableaux de Rembrandt, attentif à la logique de Duchamp et à sa recherche.

      La logique du peintre n'est pas nécessairement ce que perçoit le spectateur. Nous le verrons plus loin avec le regard de Didier Anzieu sur les tableaux de Francis Bacon.


2 Le sujet : représentation et perspective

      Qu'est-ce que le point de vue du peintre non pas dans des écrits ou des entretiens, mais à l'intérieur même d'un tableau? L'appareil formel mis en place dans le tableau assigne une place au sujet et ouvre des possibilités au "regardant". Vision frontale, vision latérale, de profil, mais aussi vision de dos, éclairage, les mouvements de caméra nous ont habitués, au cinéma, à sortir des catégories linguistiques et des marqueurs traditionnels de l'énonciation, pour percevoir d'autres dispositifs, équivalents de l'énonciation.

      Les accessoires, miroir, porte, toile peinte, ampoule électrique, liés à la fois à l'héritage pictural et à l'univers fictionnel des histoires de doubles permettent à la Figure, tout anonyme et si peu identifiable qu'elle soit, dans un lieu neutre, d'être acteur dans la scène que le peintre déploie devant elle. Le peintre s'élide ( et invite le spectateur à le faire ), et en même temps en prenant soin de guider le regard vers un miroir, une toile fixée au mur, de le faire papilloter avec des tableaux ou des figures inversées met en place un circuit qu'on a appelé spéculaire.

      Ainsi Bacon trace-t-il sur plusieurs tableaux un parcours où il peint de lui-même 439  ( comme on dit que l'écrivain parle de lui- même ), et se réfléchit dans son opération. On en a un exemple avec le Triptyque Tree portraits , 1973 (Annexes, tome 2, Figure 8, p. LVII)

      Trois portraits de composition identique, l'auto-portrait de Francis Bacon occupant la place centrale, entouré, à gauche pour le spectateur, par un portrait posthume de George Dyer ( mort en 1971 ), et à droite par un portrait de Lucian Freud, chaque panneau : 198 x 147,5 cm.

      Une architecture sévère, une position qu'on peut voir identique, et pourtant l'auto-portrait, par sa position centrale attire le regard. Il est au centre, comme Bacon peut l'être dans son oeuvre. La latéralisation fait voir le lien qui peut exister entre les trois figures, faisant de George Dyer et de Lucian Freud, les deux témoins, figures tutélaires, le mort et le vivant, de l'oeuvre peint. Ce qui est peint dans le triptyque, c'est le "fait commun", pour reprendre l'expression de Deleuze, des trois figures, isolées chacune dans leur panneau, au travers desquelles, à des niveaux différents , "on" peut construire, sur ces grandes toiles blanches non peintes, dressées derrière les portraits. Epinglées, clouées au mur, à côté des toiles, comme des épreuves photographiques, les têtes de Francis Bacon et de George Dyer, portent témoignage du mode de travail de Bacon qui faisait photographier ses modèles par John Deakin. L'intimité des échanges est traduite par le mélange que fait Bacon qui place sa propre photo derrière George Dyer et celle de George Dyer derrière Lucian Freud. Rien ne distrait le regard du portrait de Bacon, comme si lui n'avait pas besoin d'une photographie. Les regards des photographies ( "image-affection", gros plan de visages de même taille que ceux des figures ) et des portraits convergent pour se fixer sur un point de l'espace, en avant du triptyque, qui peut être occupé par le peintre au travail ou par le spectateur regardant.

      Les trois portraits sont des variations sur des portraits antérieurs, comme si le sujet du triptyque n'était pas les portraits, mais la mise en évidence d'une relation, peinture sur de la peinture, et interrogation sur le mystère d'un rapport très particulier, de modèle à peintre, de peintre à peintre, traversé par la mort, proposé à la représentation.

      Le portrait de George Dyer est une reprise / citation / duplication du panneau de gauche du Triptyque d'août 1972 440  consacré à la mort de George Dyer. Ce qui était ouverture béante et noire - encadrement de porte? -, sur laquelle se détachait comme sur une toile le corps gainé de noir de George Dyer ( corps masculin ou corps féminin, dans un sexe indifférencié ) et semblait l'aspirer, est devenu dans le panneau de 1973 la toile blanche du peintre, signe prometteur de création et d'une trace possible. Les couleurs ont changé, ce n'est plus la lie du sang. L'ombre rose aux couleurs de la chair est une ombre noire. Du passage par la mort, il reste un corps rongé, amputé, une jambe manque au corps redevenu athlétique.

      Didier Anzieu traduit en mots, dans un "commentaire psychanalytique", l'expérience cruelle qui lui semble être celle du moi de Francis Bacon. Il reprend la notion ébauchée par Freud d'enveloppe psychique, et c'est à travers elle qu'il exprime l'innommable représenté par Bacon :

Une première atteinte frappe le personnage central (...) quand il conserve ses vêtements. Il est doté d'un contenant qui le protège des agressions internes ou externes. Mais il n'est pas d'aplomb. Il penche, il boîte, il trébuche; sa tête, ses membres sont tordus par rapport au tronc. L'appui des jambes fait défaut, le corps entre en déliquescence, perd son arrimage à cet axe qui assure à l'être humain un maintien vertical et fait de lui un animal capable de pensées. Trouble de la maintenance, du support, de ce à quoi la chair et l'esprit peuvent s'adosser pour se dresser.
Dans un deuxième cas, l'homme est dénudé (...). La verticalité est maintenue, mais par l'artifice d'un dos de siège (...). La contenance (je veux dire la faculté de contenir) par contre disparaît. Le personnage est, pire que de tout vêtement, dépouillé d'une grande partie de sa peau. Amas de chairs à vif et informes. Aucune barrière ne fait écran à la souffrance: ni peau physique, ni peau psychique. Le spectateur se sent traversé directement par la souffrance de cette absence, énorme, insoutenable. 441 

      Le portrait de Lucian Freud rigoureusement symétrique du portrait de George Dyer, - architecture, disposition de la toile / écran dressée à l'arrière plan, ampoule nue au bout d'un cordon -, le place pourtant dans une posture plus proche de celle de Francis Bacon : orientation du visage, personnage habillé, variation sur d'autres portraits, présentant des traces de sa double fonction (modèle et peintre ).

      On trouve beaucoup d'autoportraits dans l'oeuvre peint de Francis Bacon. L'ouvrage consacré à Bacon par Leiris 442  en propose 20 entre 1969 et 1982, autoportraits et études pour autoportraits, se déployant parfois en petits diptyques ou triptyques, chaque panneau faisant 37,5 x 31,8 cm, ou 35,5 x 30,5. Interrogé par Michel Archimbaud 443  sur le fait qu'il a réalisé beaucoup d'autoportraits à une époque ( qu'on peut situer entre 1971 et 1973 ), Bacon dit seulement que c'est faute de mieux, lorsqu'il ne pouvait trouver d'autres modèles, mais il se peint, dit-il, comme un autre. L'important, c'est toujours de parvenir à saisir ce qui ne cesse de se transformer, et le problème est le même, que ce soit pour un autoportrait ou le portrait de quelqu'un d'autre." (p. 119 )

      A l'intérieur de l'autoportrait, Bacon nous achemine à une réalité impossible à saisir par l'oeil. La toile blanche qui fait fond aux trois portraits et occupe la moitié de l'espace, évoque en miroir la représentation, en attente d'être peinte. Ce que réalise le triptyque. Entre le vide de la toile, et les trois figures en représentation, Bacon a mis en place une transformation, et l'autoportrait, au centre, rend manifestes les signes de cette transformation.

      On reconnaît bien sûr les traits de Francis Bacon ( fonction référentielle de tout portrait ). Mais une partie du visage est avalée, absorbée par un élément qui suggère la vision au moyen d'un appareil, jumelles, appareil photographique, avec un regard frontal, sans qu'on puisse distinguer ce qui appartient au yeux et ce qui vient les compléter. Il y a là quelque chose d'indiscernable dans un accouplement du vivant, de l'humain et d'une force qu'il laisse échapper. Cette force s'instrumentalise, à moins que l'instrument ne se dissipe dans la tête.

      On peut voir Bacon jouer avec un appareil (curieuse boîte destinée à photographier et à servir de jumelles avec une double lunette ) dans le Triptyque de mars 1974 ( panneau de droite 444  ). Si le parapluie noir du photographe semble surtout tenir le rôle d'un accessoire figuratif (Painting 1946 ), l'appareil photographique sur pied, plus grand que la Figure qui le manipule, est lui-même une Figure dans le Triptyque Studies from the Human Body , 1970. 445  L'auto-portrait du Triptyque Tree portraits de 1973 met en connexion de façon très étroite la tête et l'appareil, en faisant aussi de l'oeil-appareil et du bras une seule forme. C'est de cet homme-machine que peut sortir l'objet peint.

      Deleuze analyse le projet que poursuit Bacon en tant que portraitiste : défaire le visage, retrouver ou faire surgir la tête sous le visage , en étudiant la représentation qu'il donne de sa propre tête : La tête personnelle de Bacon est une chair hantée par un très beau regard sans orbite .

      La surface blanche de la toile n'est peut-être dans son encadrement rigoureux qu'un écran, un miroir qui se détache sur le fond jaune du mur, avec des irisations et des reflets que diffuse la lumière des ampoules. Limitée par un cadre sur trois côtés seulement, elle suggère une ouverture, un espace de l'ailleurs, en lutte avec l'étendue au premier plan d'un sol marbré de couleurs vives qui soulignent les formes menaçantes des ombres. Le bas du corps de Francis Bacon, comme celui de Lucian Freud, disparaît dans une flaque noire, avec laquelle il fusionne. Curieusement l'ombre se fait décorative autour de George Dyer diminué, mutilé, qui échappe à son engloutissement et, lui, semble monter hors de l'ombre. Bacon reprend à son compte l'ombre picturale, en lui donnant une fonction inquiétante :

Les ombres sont quelque chose de très formel. Elles sont noires, et pourtant je voulais les rendre inséparables du corps, pour qu'elles tombent comme étant de la chair. Les ombres comme chair. Dans mes rêveries je voyais des masses de chair desquelles émergeaient des images...  446 

      Qu'est-ce qui se manifeste au travers du portrait de Francis Bacon?

      Comme pour le portrait de Lucian Freud 447  et de George Dyer, il y a utilisation de représentations antérieures et de données préfiguratives - les photos par exemple prises par Francis Bacon dans une cabine automatique -. Le double peint surgit, la montre au bras, mais toujours le visage, l'oeil surtout, est repris, travaillé, comme si Bacon regardait dans sa tête quand il peint. Il faudrait idéalement, ainsi que le fait Louis Marin pour les auto-portraits de Poussin, placer côte à côte les auto-portraits de Bacon, pour faire naître, de leur entre-deux, la figure virtuelle qui s'y recèle en latence et en puissance, la force de figure, le travail de figurabilité par définition irreprésentable . 448 

      Ce qui est en question, c'est le peintre Bacon, et la recherche autour de l'oeil montre le rapport de Bacon par rapport à la peinture, cet oeil qui peut n'être plus qu'une orbite vide 449  , cet oeil au milieu du miroir qui se fixe en toute indépendance sur le spectateur, alors que Bacon s'appuie lourdement sur le lavabo 450  .


3 Celui qui regarde : le dédoublement du sujet

      Nous avons vu que la Figure était toujours en représentation, résultant d'un agencement voulu par le peintre qui pouvait lui-même s'introduire, faute de mieux dans son dispositif. Nous avons voulu distinguer pour la peinture comme en linguistique, trois pôles : nous nous heurtons à une difficulté, dans une peinture non narrative, pour étudier ce qui serait une énonciation du sujet. Alors que le cinéma dispose d'une succession d'images, pour jouer avec l'énonciation 451  , et peut, à l'intérieur d'un film, comme dans Citizen Kane , nouer des relations différentes avec des évocations du passé de Kane par ceux qui l'ont connu, la peinture impose et stabilise, commande même un rapport de regards obligatoire, regard du sujet tourné vers le spectateur que nous sommes, placés en avant du tableau. Le peintre, celui qui fait voir, ou qui cache, celui qui représente et se représente, qu'il se cache ou se montre avec ostentation, expulse hors de la toile ( Bacon travaille sur des figures qui se sont formées irrationnellement ), la Figure piégée, capturée, s'il est besoin, au moyen de miroirs, cadres, pour l'encadrer et la redoubler, la multiplier.

      Ce qui frappe, dans le rapport de la Figure au miroir, c'est, d'une part que la Figure tourne souvent le dos au miroir, d'autre part, la Figure du miroir ( cf. plus haut ) est agressivement différente de l'"original", ce qui fait dire à Didier Anzieu que Les glaces même ne répondent plus - le pourraient-elles quand ce premier miroir qu'est le visage de la mère n'a pas fonctionné? Certains tableaux sont des autoportraits au miroir. L'individu n'y regarde pas son image spéculaire - comble du paradoxe pour un autoportrait. Tantôt cette image lui tourne le dos et il en est radicalement séparé. Tantôt, il y a au contraire, continuité entre elle et lui : il se trouve réuni à son reflet à la manière de jumeaux siamois. L'indifférence de la mère a entraîné pour lui l'indifférenciation d'avec son double.  452 

      Le rapport tout à fait particulier de la Figure de Francis Bacon avec son double reçoit avec Anzieu une explication psychanalytique, qui nous entraîne en fait, vers le troisième pôle, et nous fait passer du côté du spectateur. Ce qui pouvait, dans la littérature narrative, être dialogue de l'homme avec "son" double, le dialogue impossible s'inscrivant encore dans le discours, sert en peinture à rendre immédiatement sensible le déplacement du sujet d'une Figure à l'autre, son Autre. Ce qui est refusé dans la littérature narrative, le double sens, constitue le fonctionnement propre de la peinture. La confusion, dans le discours, est accidentelle, évitée, provocatrice.  453 

      La libre circulation du Sujet, le passage d'un cadre à l'autre marque un glissement perpétuel affronté à une impossible mise en cage. On a beau clouer les représentations, construire des socles, édifier, dans l'espace vide, un parallélépipède. Il y a à la fois, fuite, évanescence, brouillage, et impossible arrêt.

      Deleuze étend la fonction de miroir à la structure tout entière. Devient miroir, ou joue le rôle de miroir tout ce par quoi la Figure peut s'échapper, tout ce qui peut lui ouvrir, selon la formule courante une porte de sortie. Le mouvement essentiel de la Figure consiste pour le corps à s'échapper par un de ses organes ( le cri, le vomissement, l'excrément ). Tout lui est bon, du miroir au trou de vidange du lavabo, ou des WC. 454 

      Prenons Triptych , May, June 1973 (Annexes, Figure 3, p. LII)

      Saisi dans une fuite de l'être, dans les panneaux latéraux, le Sujet se vide dans le lavabo, la cuvette des WC, échappe à l'organisme et à la vie. Se détachant sur le fond d'un panneau noir, les flèches blanches marquent la trace du peintre, témoin de ce que nul n'a vu, la mort de George Dyer. L'Ombre noire, animale, ailée, dans le panneau central, s'échappe du corps dans une formidable poussée et sort du cadre. Scène hystérique pour Deleuze. Toute la série des spasmes chez Bacon est de ce type, amour, vomissement, excrément, toujours le corps qui tente de s'échapper par un de ses organes, pour rejoindre l'aplat, la structure matérielle. Bacon a souvent dit que, dans le domaine des Figures, l'ombre avait autant de présence que le corps; mais l'ombre n'acquiert cette présence que parce qu'elle s'échappe du corps, elle est le corps qui s'est échappé par tel ou tel point localisé dans le contour. 455 

      Comment traduire en phrases une image avec sa double existence, dans l'oeil de celui qui regarde, - le peintre, le spectateur regardant -, et dans l'oeil regardé, le sujet? Image perception et perception de perception. Contempler l'objet, la chose jusqu'à disparaître en lui. L'annulation du logos. Voir comment Bacon représente la mort de George Dyer, non pas comme un témoin, mais telle que peut se la représenter George Dyer, passé de l'autre côté du discours et de la représentation. Le Triptyque de mai, juin 1973 figure ( c'est à dire met en figure ) la mort. C'est bien le monde du Sujet peint et sa représentation, monde refermé sur lui-même et dont le peintre a écarté les panneaux.  456 

      Ainsi, nous pouvons maintenant faire apparaître d'autres procédés par lesquels le peintre inscrit au contraire dans la toile la perception, ou le regard d'un observateur / témoin/ acteur.

      Regardons l'étrange promenade à bicyclette de George Dyer.

      La restitution du mouvement dans une figure peinte condamnée à l'immobilité se fait par la superposition dans une image d'un halo d'images semblables, en léger décalage. Ce que fait Muybridge, à titre expérimental, dans ses photos séquentielles ( sequential photographs ) quand avec différents appareils il enregistre à de réguliers et courts intervalles un corps en mouvement, Francis Bacon l'utilise pour saisir et représenter, à l'intérieur d'une Figure, les variations successives du mouvement. Ainsi peut-il faire craquer l'unité de la pose et rendre évident le surgissement du mouvement. Ce qui est cherché alors, c'est l'intensité de l'effort, le déséquilibre voulu qui met en péril le Sujet, mais aussi le constitue. Le Portrait de George Dyer à bicyclette de 1966 dédouble la bicyclette poussée en avant du tableau, et nous impose le corps au travail, en faisant cooexister plusieurs états à un dixième de seconde près. Il rend visible la force qui traverse le corps athlétique. Pourtant curieusement Deleuze, s'interrogeant sur le statut du mouvement chez Francis Bacon, remarque le caractère résolument immobile, au delà du mouvement, du cycliste qui n'avance pas, enfermé dans l'ellipse colorée d'une spirale dessinée au sol. Le mouvement consiste moins en un déplacement qu'en un petit tour, en rond, sur place. Le tableau paraît répondre à la question : Comment George Dyer qui n'avance pas, perçoit-il en lui les variations du mouvement, aux différents niveaux de son corps? Comme la tête pouvait se faire appareil photo, le corps se fait vélo et se confond avec les roues de la machine.


6 - Le Tiers ou la présence du spectateur

      La présence du Tableau et de son Sujet, présence qui affirme à l'arrière-plan toujours la présence d'un metteur en scène, explicite - dans les autoportraits - ou implicite, s'adresse et interpelle le spectateur. Sans doute peut-on faire une réflexion semblable avec d'autres tableaux, mais ce qui est surprenant avec Francis Bacon, c'est que le destinataire de ces tableaux où le double et son appareil règnent en maître, établit lui aussi avec l'objet peint une relation duelle.

      Pour étudier cette relation, nous prendrons essentiellement les tableaux déjà étudiés précédemment, en observant qu'elle pourrait être étendue à l'ensemble de l'oeuvre. Nous irons de la relation la plus extérieure à celle qui s'installe avec le Sujet lui-même.

      Il faut revenir de l'autre côté du miroir (Through the looking - glass )

      La présence voulue par le peintre sur tous les tableaux d'un verre place, au moyen des reflets, le spectateur dans le tableau, avec le mobilier et les tableaux du mur opposé! Bacon s'est expliqué longuement sur ce qu'il avait voulu faire, créer un effet de distance, écarter le spectateur ce qui n'a rien à voir avec cette présence virtuelle du spectateur dans le tableau.  457 

      Cette possibilité de passer de l'autre côté du miroir, qui se produit pour d'autres tableaux, prend avec ce qui est représenté sur la toile de Francis Bacon un sens tout à fait particulier. Et le vacillement de l'ombre / reflet du spectateur modifie son entrée dans le tableau.

      Voulue ou non par le peintre, la présence du spectateur ne peut se dissocier des figures qui se détachent du fond dans la modulation de la couleur.

      Il semble que la trajectoire du spectateur aille du refus à la captation.

      Francis Bacon souligne sa volonté de refuser une connivence avec le spectateur, de garder la distance que crée le verre entre ce qui a été fait et celui qui regarde : J'aime que l'objet soit pour ainsi dire mis aussi loin que possible.

      Didier Anzieu, tout en citant le refus de Bacon, maintient toutefois cette présence particulière du spectateur créée par la présence du verre 458  : La structure de l'ardoise magique (inscription de signes suivie de leur effacement) chère à Freud est d'ailleurs spontanément reproduite par Bacon. Le peintre recommande de mettre ses tableaux sous verre. Il fournit la justification suivante, en rapport avec le mécanisme de défense contre la violence et la douleur par la distanciation : " Le verre aide à l'unité du tableau. J'aime aussi la distance que le verre crée entre ce qui a été fait et le spectateur. J'aime que l'objet soit, pour ainsi dire, mis aussi loin que possible" (Entretiens avec David Sylvester, tome II, p. 173 ) Et de nier l'interprétation winnicotienne : "Vouloir que le spectateur se reflète dans le verre d'une peinture sombre serait illogique et n'aurait pas de sens" (ibid. , p. 174 ). Winnicott 459  , en effet, avait commenté cette particularité de l'encadrement en rappelant qu'avant d'accéder au stade du miroir et à la reconnaissance de son image spéculaire, le tout-petit déchiffre sur le visage de la mère non seulement ce qu'elle désire et pense de lui mais aussi ce qu'il ressent sans avoir su jusque-là qu'il le ressent. La mise sous verre du personnage peint que le visiteur vient regarder signifierait la rencontre avec le regard indifférent qu'une mère porte à son nourrisson et à ses cris de rage et de douleurs. En regardant ce personnage, le visiteur s'y regarde et reconnaît, superposés, l'image réelle de son propre visage réfléchi par le verre et le portrait, sur la toile, d'une souffrance intérieure liée au vide de la non-reconnaissance et à l'angoisse de l'effacement de soi. Ainsi, au moment où le visiteur s'apprête à interpréter le tableau qu'il contemple, c'est le tableau qui le soumet à l'interprétation. Bacon, interprète de notre douleur. En même temps, le sous-verre le dévoile : entre sa pensée et sa douleur, le peintre interpose la froideur protectrice d'une vitre, la chaleur excitante d'un verre d'alcool.

      Sans doute peut-on rapprocher de ce refus, l'écart qu'installe Bacon entre certaines Figures et l'oeil qui les regarde : lignes figuratives brouillées, hachurées, distorsion des formes, zone d'indiscernabilité et d'indifférenciation entre deux formes, formes qui se défont et défont l'optique, agrégat au corps d'éléments étrangers à lui et d'instruments aussi inattendus qu'un parapluie ouvert.

      Si les portraits de George Dyer, Lucien Freud et Francis Bacon se détachent frontalement et verticalement, opérant, pour reprendre les termes de Louis Marin 460  , dans la re-présentation même du "sujet", et dans sa forme temporelle la plus générale, une première, et sans doute fondamentale assimilation d'un double "maintenant", celui du regard du spectateur et celui des figures, d'autres tableaux au contraire semblent fermés sur eux-mêmes, manifestant une présence fantôme, imperméable au temps, bien que montrée avec des vêtements actuels. Le panneau central du premier triptyque réalisé après la mort de George Dyer montre la Figure flottant dans son costume, gravissant l'escalier, de dos; ce qui lui arrive, ce qu'elle voit, ce qu'elle perçoit, est passé de l'autre côté de la représentation. Ce que connaît la Figure d'unique, ce qui lui permet de se découvrir et de se constituer dans sa mort, est un passage d'où le spectateur, parce qu'il est spectateur est repoussé. Le corps absent n'est plus que la marque laissée dans le vêtement, et ce vêtement évoque une impossible présence, le vêtement fabrique le corps.

      Michel Leiris s'interroge sur la présence, présence réelle des personnages de Bacon, et en cherche le sens. C'est une présence qui me semble vivante, tout en se distinguant non seulement de celle des objets inanimés, mais de celle d'un être vivant auquel je ferais face. Présence de quelque chose que je sais tableau figurant quelque chose (...) et qui capte mon attention, ni comme oeuvre peinte simplement digne d'être admirée, ni parce que cette oeuvre me rend expressément présent ce qu'elle figure. ( ... ) La présence dont je parle est bien celle du tableau, qui en tant que tel m'accroche plus solidement que ne ferait une photographie, et elle est fictivement celle de la chose figurée. ( ..) Mais cette présence n'est pas seulement cela. Elle est à la fois présence globale du tableau, présence illusoire du figuré et présence manifeste, dans ce qui s'ouvre à ma vue, des traces d'un combat : celui que l'artiste a mené pour aboutir au tableau sur lequel l'élément de départ devait s'inscrire, ( ... ) de la façon la plus convaincante qui soit pour la sensibilité du spectateur. Présence, en somme, de l'oeuvre et de son sujet, mais aussi présence lancinante du meneur de jeu et, enrobant le tout dans ce qu'elle a d'absolument vivant et immédiat, ma propre présence comme spectateur, puisque je suis tiré de ma trop habituelle neutralité et amené à une conscience aiguë d'être là - rendu, en quelque sorte, présent à moi-même - par l'appât qui m'est tendu : cette représentation qu'un artiste me présente et qui, faite à sa mesure au lieu de m'être offerte comme du prêt à porter, m'attache en ce qu'elle a de singulier en même temps que de tout proche, puisqu'elle évoque - presque toujours en ce qu'il a de plus familier, nos semblables - le monde où nous vivons tous, simplement décalé par rapport à moi, ce qui m'en est proposé étant passé par le cerveau et la main d'un autre.  461 

      Il nous reste à voir de plus près ce miroir tendu par la toile, qu'il soit peint ou non, travesti ou non, qui nous donne à voir notre propre représentation.

      Michel Leiris, dont on connaît les beaux portraits réalisés par Francis Bacon en 1976 ( Portrait of Michel Leiris ) et en 1978 (Study for Portrait ) pose le problème d'une présence du tableau qui est à la fois présence illusoire du figuré ( ce que nous avons appelé le pôle du Sujet), d'une présence du meneur de jeu ( le pôle de celui qui peint ), et enfin de sa propre présence comme spectateur ( le pôle de l'observateur ). Une mise en question de l'illusoire nous oblige à voir dans l'artifice - et cet artifice est signifié par les miroirs, les reflets et autres jeux du Double - une interrogation non plus du sujet et sur le sujet de la toile, mais une interrogation sur nous-mêmes en tant que Sujet.

      Ce que Francis Bacon montre du sujet - dans son dédoublement face à l'Autre, cet Autre vu dans le miroir ou dans les nombreux tableaux cloués aux parois -, à moins que ce ne soit l'Autre au premier plan, avec dans le dos, encadré, le Sujet - ce sont des relations mentales. Bacon nous place devant la situation suivante : multiplication, prolifération de Doubles - reflets, ombres, fantômes (représentation du modèle George Dyer mort) et d'accessoires - miroirs, tableaux - et impossibilité de discerner en tant qu'objets peints la différence entre les deux.

      La distinction entre la Figure et son reflet dans le miroir est souvent difficile. Le Double du miroir dans Figure Writing Reflected in a Mirror 1976 (Personnage écrivant reflété dans un miroir ), est lié à son modèle par une sorte d'ellipse, plaie, cordon ombilical, ce qui ajoute à l'étrangeté de la Figure, nue, avec un faux col amidonné, et tous deux sont de dos. On connaît la fascination de Francis Bacon pour les dos, et son plaisir à regarder certains Degas qui laissent apparaître, à la façon des anatomies du dix-huitième siècle, la colonne vertébrale sous la peau. Un anneau jaune ovale 462  attire l'oeil sur le modèle et fait basculer l'attention sur les différents écrans, le miroir à l'arrière plan constituant une issue.

      La Figure sculpturale couchée dans Lying Figure in a Mirror , 1971 463  (Figure couchée dans un miroir ), est carrément passée tout entière dans le miroir qui l'enferme à la façon du cadre d'un tableau, reflet sans modèle, en même temps qu'il enserre deux cadres, toiles noires, et l'ampoule suspendue à un fil. Deleuze décrit ainsi le passage de la Figure dans le miroir : Les miroirs de Bacon sont tout ce qu'on veut sauf une surface qui réfléchit. Le miroir est une épaisseur opaque parfois noire. Bacon ne vit pas du tout le miroir à la manière de Lewis Carroll. Le corps passe dans le miroir, il s'y loge, lui-même et son ombre. D'où la fascination : il n'y a rien derrière le miroir, mais dedans. Le corps semble s'allonger, s'aplatir, s'étirer dans le miroir, tout comme il se contractait pour passer par le trou . 464 

      Etrangement la Figure du Miroir, reflet sans modèle semble s'être emparée de l'Autre, dans un accouplement traduit par une torsion puissante qui ne permet de décider ni du sexe, ni du nombre; un mouvement intense traverse la figure allongée dans un excès d'être, accouplement avec soi-même, jusqu'à l'indistinction du sexe, sans qu'on puisse distinguer entre l'un ou le deux. Le Je sans regard, sans visage, et sans nom, à qui on ne peut assigner un lieu défini, demande, pour exister, à être pris en compte par celui qui le regarde. C'est au spectateur que la Figure tend le miroir, en se donnant à voir dans le miroir.

      Damisch, dans L'origine de la perspective , parle d'une géométrie de l'énonciation qui aurait son analogie au registre figuratif.  465  C'est dans le plan où s'inscrit la peinture qu'il faut chercher le lieu du sujet. La juxtaposition d'espaces colorés de valeurs et de tonalités variées s'ouvre aux exercices de la Figure, installant une profondeur qui vient, dans le nouveau mode pictural remplacer l'ancien espace tridimensionnel. Le sujet de la perspective a partie liée avec la vision et avec l'oeil ( On se rappelle l'importance accordée par Bacon à la représentation de l'oeil ), et cet oeil, dans la perspectiva artificialis , est réduit à un point. Lacan observe comment le sujet est pris, manoeuvré, capté dans le champ de la vision. Et la peinture, c'est particulièrement vrai pour les tableaux de Francis Bacon, offre un moyen de mettre en scène cette capture du sujet et d'en jouer sous l'espèce réflexive. A travers les miroirs, les tableaux fixés aux parois et le jeu d'une ostentation des objets peints, Francis Bacon multiplie les points de vue, oblige le sujet à suivre la Figure dans ses postures exploratoires, au delà de l'individuel et du particulier, à se laisser capturer par les reflets ou à se faufiler "comme un escargot" à la recherche des traînées de présence humaine laissées par Bacon sur ses tableaux. C'est comme si les images en miroir, avec leurs ombres inséparables du corps, s'animaient et prenaient de l'indépendance, finissant par nous ouvrir la porte repoussée avec le pied et nous capturaient, se détachant enfin de leur cadre, avant de retourner dans la transparence et l'opacité de la toile où elles sont encloses.


Chapitre 7
Psyché.
Le Double et les lectures psychanalytiques de Freud à Lacan

La névrose est le "négatif" de la perversion. L'oeuvre d'art parfois aussi.

Freud cité par Marie Bonaparte

GRADIVA

Sur le pont qui relie le rêve à la réalité, "retroussant légérement sa robe de la main gauche":

GRADIVA

Aux confins de l'utopie et de la vérité, c'est à dire en pleine vie:

GRADIVA

André Breton, La Clé des Champs

"A quoi cela vous avance-t-il donc? Je veux parler de cette fonction mentale particulière qu'on nomme conscience et qui n'est rien d'autre que la satanée activité d'un damné percepteur de péage -- sous-fifre de l'octroi -- adjoint supérieur des douanes, qui a installé son maudit bureau sous les combles, et qui dit à toute marchandise qui veut sortir : Hé là! l'exportation est interdite... ça reste dans le pays, dans le pays..."

Hoffmann, Les Elixirs du Diable cité par Freud

Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double.

Lettre de Freud à Arthur Schnitzler


Introduction

      L'enjeu dépasse bien sûr la problématique du double et son éclairage par la psychanalyse. Il s'agit de comprendre ce que peut être une lecture qu'on dit psychanalytique d'un thème littéraire. De cette lecture, on dira, selon une distribution souvent aléatoire, à moins qu'elle ne soit historique, qu'elle est analytique, psychanalytique, lacanienne (avec souvent une nuance péjorative), freudienne moins souvent.

      Il nous a semblé en avançant dans notre travail qu'il était nécessaire de partir de Freud dont le poids apparaît déterminant :

      Freud a, en effet, abordé explicitement le Double au moins deux fois, dans son analyse de Gradiva , et dans son essai sur l'inquiétante étrangeté, en forgeant des outils propres à aborder la littérature et en utilisant des règles qu'il avait élaborées avec les malades. C'est en analyste qu'il a conduit sa recherche. Le travail sur les textes freudiens -- Gradiva , L'inquiétante étrangeté et autres essais -, a été conduit historiquement, dans la mesure où ces textes qu'on pense fondamentaux, mettaient en place le champ de la jeune psychanalyse, l'étude des névroses et cherchaient à le définir par rapport à la littérature et à définir la littérature par rapport à la psychanalyse naissante.

      Freud pose lui-même de façon répétitive la question : comment se servir de la littérature, et quelles aides, quels outils peut apporter la psychanalyse? Que se passe-t-il au niveau des fantasmes pour le Dichter , en interrogeant le rapport du héros et du "Moi", et pour le lecteur?

      Freud s'est limité à l'étude de textes littéraires, mais sa conception de la "création" n'est pas ce que nous entendons par "textes" aujourd'hui, ce qui donne parfois un aspect dépassé à certaines déclarations de Freud, surtout quand on les détache de leur contexte.

      Il apparaît que tout ce qui risquerait d'être plaqué au nom de la psychanalyse sur un texte littéraire ou sur un film, ou sur un tableau et utilisé comme des outils de travail, est condamné à trahir et son objet d'étude et la démarche freudienne. Le côté clinique justement de l'analyse ne peut se faire que dans une intervention qui engage à la fois le lecteur, le texte (ou tout autre objet d'étude ) et l'acte même de la production. Ne fait pas surgir l'inconscient, n'importe qui, n'importe quand et n'importe où.

      La lecture de Poe faite par Marie Bonaparte, lecture datée, d'une élève de Freud nous avertit sur le danger que peut constituer certain éclairage psychobiographique avec l'exemple de Poe.

      Si elle montre les dangers, elle ouvre aussi une voie à une lecture analytique qui, par des mises en rapport, déplacements, condensations, scissions, cherche à questionner l'oeuvre et à tracer un chemin souterrain.

      La métaphore souvent employée de l'archéologie nous permet de mieux comprendre comment mettre au jour des figures qui peuvent être cachées, voilées, enterrées, niées, défigurées. "Chaque acte interprétatif d'un texte singulier remet en jeu et en cause tout le savoir de l'inconscient, justement en le mettant à l'épreuve." 466  (Paul-Laurent Assoun)

      Nous avons eu l'occasion dans les études antérieures de citer à plusieurs reprises des lectures psychanalytiques dans la mesure où elles éclairaient le texte : Julia Kristeva, Louis Marin, Sarah Kofman. Mais reprendre un psychanalyste comme Didier Anzieu qui nous a accompagnés et guidés dans notre étude sur Francis Bacon permet de réfléchir à l'apport aujourd'hui de l'écriture à la psychanalyse. Que signifie l'écriture pour un psychanalyste, et peut-il exister un territoire utopique --( c'est volontairement que nous utilisons un terme cher à Louis Marin ) où trouvent leur place "ces grandes oeuvres d'art de la nature psychique" de Francis Bacon?

      Il s'agit enfin d'étudier le surgissement de cette forme névrotique qu'est le double à partir de la lecture de certains textes de Lacan. Dans la mesure où Lacan cherche un lien entre la culture des mythes ( Levi-Strauss ), la linguistique de Saussure et les apports de Freud, on peut se poser la question : qu'est-ce qui est pertinent dans Lacan pour aborder la catégorie du Double? La place faite par Lacan à la Parole peut-elle nous donner d'autres repères et ouvrir à la recherche et à l'analyse un nouvel espace?


I - Les écrits freudiens


1 Investigation par Freud des délires et des rêves dans la Gradiva de Jensen

      Freud se livre à l'investigation du délire et des rêves dans la Gradiva de Jensen en 1906, sur le conseil de Jung. Le commentaire inaugure une série intitulée Schriften zur angewandten Seelenkunde . Freud assimile le créateur littéraire, -- der Dichter --, au rêveur diurne et distingue les différentes places que le Moi occupe dans le récit : il peut être l'acteur ou voir défiler en spectateur les actes et les souffrances des autres. Il fait état de cet éclatement du Moi qui se scinde en Moi partiels, par l'effet de l'observation de soi.

      Comme le rêveur diurne cache ses fantaisies aux autres parce qu'il en a honte, le créateur cache, et le secret pour Freud constitue notre plaisir de lecteur. C'est la théorie du plaisir préliminaire.

De telles fantaisies, quand nous les apprenons, nous rebutent, ou nous laissent tout au plus froids. Mais quand le créateur littéraire nous joue ses jeux ou nous raconte ce que nous inclinons à considérer comme ses rêves diurnes personnels, nous ressentons un plaisir intense, résultant probablement de la confluence de nombreuses sources. Comment parvient-il à ce résultat? C'est là son secret le plus intime; c'est dans la technique du dépassement de cette répulsion, qui a sans doute quelque chose à voir avec les barrières qui s'élèvent entre chaque moi individuel et les autres, que gît la véritable ars poetica . Nous pouvons soupçonner à cette technique deux sortes de moyens: le créateur littéraire atténue le caractère du rêve diurne égoïste par des modifications et des voiles, et il nous enjôle par un gain de plaisir purement formel, c'est-à-dire esthétique, qu'il nous offre à travers la présentation de ses fantaisies. Un tel gain de plaisir, qui nous est offert pour rendre possible par son biais la libération d'un plaisir plus grand, émanant de sources plus profondes, c'est ce qu'on appelle une prime de séduction ou un plaisir préliminaire.
Je pense que tout le plaisir esthétique que le créateur littéraire nous procure, porte le caractère d'un tel plaisir préliminaire, et que la jouissance propre de l'oeuvre littéraire est issue du relâchement de tensions siégeant dans notre âme. Peut-être même le fait que le créateur littéraire nous mette en mesure de jouir désormais de nos propres fantaisies, sans reproche et sans honte , n'entre-t-il pas pour peu dans ce résultat. 467 

      Dans le débat au sujet de l'interprétation des rêves, la science ne voit aucune cohérence, et Freud, l'auteur de l'interprétation des rêves 468  , se retrouve du même côté que les Anciens superstitieux et les écrivains. Ils sont donc pour le Freud de 1907 et 1908 de précieux alliés et offrent une matière de travail, puisqu'ils puisent à des sources de la vie psychique dont la valeur n'a pas encore été reconnue, et qui ne sont pas encore explorées par la science.

      L'histoire de Gradiva est une histoire de double, placée dans la Grande Anthologie du fantastique dans les Histoires d'aberrations .

      L'importance que Freud a accordée aux histoires de doubles et de fantômes se retrouve dans l'étonnement marqué dans un rêve raconté dans Die Traumdeutung  469  - Chose bien étrange --, qui trouve en fait son point de départ dans le prêt que Freud propose à Madame Louise N. d'un livre de Ridder Haggard, She , livre étrange, rempli de sens caché, alors que Madame N. souhaiterait un livre de lui : "N'as-tu rien de toi?"

Le vieux Brücke doit m'avoir inspiré une tâche quelconque. Et -- CHOSE BIEN ETRANGE -- cette tâche consiste dans la préparation de la partie inférieure de mon corps devant moi, comme dans la salle de dissection, sans cependant avoir le sentiment que cette partie manque à mon corps, et sans le moindre sentiment d'horreur. Louise N... se trouve là et travaille avec moi.(...) Finalement je me trouvai marchant avec un guide alpin, qui portait mes affaires, à travers des paysages changeants. (... ) Le sol était marécageux; nous passions le long du bord; des gens étaient assis par terre, parmi eux une jeune fille; on aurait dit des Indiens, ou des Bohémiens. (...) Enfin nous arrivâmes à une petite maison en bois au bout de laquelle se trouvait une fenêtre ouverte. Là, le guide me déposa et mit deux planches, qui étaient toutes prêtes, sur l'accoudoir de la fenêtre, jetant ainsi un pont sur l'abîme qu'il fallait franchir pour sortir.(...)Mais, au lieu de franchir l'abîme comme je m'attendais à le faire, je vis, étendus sur les bancs, le long des parois de la cabane, deux hommes adultes et, à côté d'eux, deux enfants endormis. C'était comme si on devait passer, non pas sur les planches, mais sur ces enfants.

      Freud s'interroge sur cet étonnement initial, CHOSE BIEN ETRANGE : c'est la mention du livre de Ridder Haggard qui lui livre un espace, le sol marécageux, les Indiens, la petite maison de bois, et la femme guide. La préparation sur son propre corps est l'analyse de lui-même 470  , que comporte la publication de son livre, avec l'ordre donné par son vieux maître. Le livre fantastique de Ridder Haggard, source d'étonnement, est aussi une promesse d'immortalité, les enfants obtiendront ce qui a été refusé au père, allusion à "cet étrange roman où l'identité d'un personnage se maintient à travers une suite de générations de 2000 ans".

      Par ce retour aux premières analyses de Freud, nous nous efforçons de comprendre l'utilisation simultanée qu'il fait de la littérature, de ses propres rêves et d'une analyse qui est, au départ une auto-analyse. Nous pouvons maintenant présenter l'analyse de la Gradiva de Jensen.

      La jeune fille que rencontre le jeune archéologue est doublée d'une image de pierre, Gradiva, du nom d'un bas relief longuement contemplé. Jeune allemande bien réelle ou fantôme? Double sens dans le contexte du rêve , dans le réel et l'actuel. Le véritable nom de la jeune fille, Zoé, signifie la vie, alors que Gradiva est condamnée à la mort et à l'ensevelissement.

      Freud installe l'histoire, -- ce qui la double et lui donne une sorte de reflet dans le miroir de la psychanalyse --, dans l'analyse d'une construction délirante, et c'est la jeune femme qui est placée dans le rôle de l'analyste. Si elle accepte si pleinement le délire d'Arnold, c'est pour l'en libérer. Même dans la réalité, le traitement sérieux d'un tel mal ne pourrait se faire autrement qu'en se plaçant d'abord sur le terrain de la construction délirante, pour procéder ensuite à une investigation aussi complète que possible. Si Zoé est la personne qui convient en ce cas, nous apprendrons sans doute de quelle manière on guérit un délire comme celui de notre héros.

      Nous aimerions bien savoir aussi comment naît un tel délire. 471  . Traitement , investigation , -- Behandlung und Erforschung des Wahnes, Krankheitfall --, les termes médicaux dénotent le professeur Freud et son souci thérapeutique (absent d'un texte littéraire ), la cure.

      Le jeune couple d'amoureux enlacé, dont peut-être Grete et son frère offrent la caricature, annonce le couple possible de Zoé-Gradiva et d'Hanold.

      Qu'il la suive à la trace marque le chemin de Freud. Le fait que le récit ait été intitulé fantaisie, nous emmène dans le monde fantastique d'Hoffmann.

      Le passé de l'enfance se superpose au passé archéologique. Le récit de Jensen est tissé avec le commentaire de Freud, fortement modalisé, avec des explications dont Freud dit qu'elles nous conduisent, nous du côté de l'analyste, à aller bien plus au fond des choses. Lecture, ou analyse?

Et lorsque Gradiva demande à l'archéologue s'il n'a pas l'impression qu'ils ont déjà partagé un jour leur repas, deux mille ans auparavant, cette question incompréhensible ne prend-elle pas soudain un sens, si, à ce passé historique, nous substituons le passé personnel, une fois de plus l'enfance, dont les souvenirs sont restés vivants chez la jeune fille, alors que le jeune homme paraît les avoir oubliés? Et l'idée ne s'éveille-t-elle pas soudain en nous que les fantaisies du jeune archéologue au sujet de Gradiva pourraient être un écho de ses souvenirs d'enfance oubliés? 472  (p. 168)

      L'interrogation de Freud sur l'origine du "matériel" porte sur un matériel qui existe en nous et agit toujours, alors qu'il est oublié. Les suppositions tournent autour du nom et de la transformation. Ce que Freud a trouvé dans L'Interprétation des rêves est inséré dans sa lecture.

      Que Norbert se trouve face à face avec deux jeunes femmes qui se ressemblent, mais appartiennent à des époques et à des lieux différents le conduit à élucider sa relation avec sa propre motivation. Qu'est-ce qui le pousse dans la conquête de cette femme inconnue d'abord apparue sous les traits de Gradiva?

      Dans le texte de Jensen, Norbert Hanold, docteur en archéologie et professeur d'université, a d'abord donné un nom à un bas relief dont il a trouvé un moulage, ce qui place d'emblée dans la reproduction : alors que c'est une représentation de jeune fille, - virgo -, il l'a appelée "Gradiva", surnom réservé par les anciens à Mars Gradivus  473 

      L'apparition d'une jeune femme dans la rue, alors qu'il est accoudé à la fenêtre, avec la démarche de Gradiva, - à la verticale et en mouvement -, alors que dans son rêve, il a vu la jeune femme couchée et ensevelie, immobile, sous les cendres de Pompéi-, provoque un trouble chez l'archéologue de Jensen qui, regardant de loin et d'en haut, ne peut identifier l'inconnue.

      L'explication que donne Freud d'un double refus : refus d'Hanold de voir et de reconnaître les personnes présentes, doublé d'une méconnaissance des pensées latentes du rêve, fait du lecteur éclairé par Freud, le témoin privilégié d'une cure réparatrice où Zoé Bertgang, le corps du fantasme, en est aussi l'interprète. L'analyse que fait Freud permet de passer du domaine figé de l'archéologie (immobilisme de marbre de Gradiva ) à une situation analytique, mise en place par Zoé, la vie, qui est une pratique.

      Le texte de Jensen, visité par Freud, constitue, contre l'immobilisme de la science, la preuve accessible, grâce à la médiation de la littérature, de ce que peut être un savoir et une vérité du rêve et du délire du refoulement.

      La compréhension du texte de Jensen laisse apparaître les travaux de Freud sur les rêves, et les processus inconscients mis à jour dirigent notre attention moins sur l'intrigue que sur les points de rencontre entre Gradiva et son double Zoé. Le surgissement, la disparition, le remplacement d'une jeune femme par une autre sont réutilisés par Freud pour entrer dans le cadre de l'hystérie et de la paranoia. Son intérêt est centré sur le délire. Freud utilise, comme le remarque J. B. Pontalis, dans sa préface, le terme de délire (Wahn ), alors qu'il n'apparaît pas une seule fois dans le texte de Jensen.

L'apparition de Zoé Bertgang en tant que Gradiva, qui marque le point culminant de la tension dans le récit introduit bientôt aussi un tournant dans notre intérêt. Si, jusqu'alors, nous avons vécu le développement d'un délire, nous devons maintenant devenir les témoins de sa guérison et il nous est permis de nous demander si l'auteur a purement et simplement inventé de toutes pièces le déroulement de cette guérison, ou s'il l'a créée en s'appuyant sur des possibilités qui existent réellement. D'après les propres paroles de Zoé au cours de sa conversation avec son amie, nous avons sans aucun doute le droit de lui attribuer une telle intention de guérir (p. 116). Mais comment s'y prend-elle? Après avoir réprimé l'indignation qu'a suscitée en elle la demande de Hanold - qui veut la voir s'allonger à nouveau pour dormir, comme - "alors"-, elle se trouve le lendemain à la même heure de midi, au même endroit, et parvient à obtenir d'Hanold les éléments de savoir secrets qui lui ont fait défaut la veille pour comprendre son comportement. Elle l'entend parler de son rêve, du bas-relief de Gradiva et de la démarche particulière qu'elle partage avec cette image. Elle accepte le rôle du fantôme éveillé à la vie, rôle, comme elle le constate que lui a attribué le délire de Hanold, et lui indique avec douceur par des paroles ambiguës une attitude nouvelle, en acceptant de lui la fleur des tombeaux qu'il avait apportée sans intention consciente, et en exprimant le regret de ne pas recevoir de roses (p. 94).

Mais notre intérêt pour le comportement de cette jeune fille remarquablement avisée, qui a décidé de conquérir son amour des premières années pour en faire son mari, (...) cède peut- être le pas, en cet endroit, à l'étonnement que ce délire lui-même peut susciter en nous. La dernière forme qu'il prend (il croit que Gradiva, ensevelie en l'an 79, peut maintenant, sous l'aspect d'un fantôme de midi, échanger avec lui des paroles pendant une heure, après quoi elle disparaîtrait dans le sol ou regagnerait sa tombe ), cette élucubration qui n'est ébranlée ni lorsqu'il s'aperçoit qu'elle porte des chaussures modernes ni lorsqu'il constate qu'elle ignore les langues anciennes, et maîtrise parfaitement la langue allemande qui n'existait pas à cette époque, semble bien justifier le qualificatif de "fantaisie pompéienne" que le narrateur donne à son oeuvre mais semble exclure toute appréciation selon les critères de la réalité clinique. Et pourtant , à considérer les choses de plus près, l'invraisemblance de ce délire me semble se dissiper en grande partie. (p. 215 à 217 ) 474 

      Le commentaire de Freud implique le lecteur, et élargit, déploie le cas d'Hanold qui peut trouver écho chez les psychiatres, mais aussi chez tous les malades en puissance que nous sommes, Freud se donnant lui-même en exemple, abusé par la ressemblance de deux soeurs.

      Jensen n'a pas mis d'explication rationnelle à notre disposition, et ce qui intéresse Freud justement, c'est la facilité et la fréquence de réactions semblables à celle d'Hanold et d'un processus de pensée qu'on pourrait dire tout à fait déraisonnable (in sehr unvernünftiger Weise ). Les exemples donnés par Freud pour valider son nouveau système de valeurs, dans les marges du récit de Jensen, vont d'une citation d'un philosophe, qui n'est pas nommé et se réfère à son expérience personnelle, à un exemple de confusion arrivé à un médecin, en passant par les croyances aux fantômes et aux revenants, der Glaube an Geister und Gespenster und wiederkehrende Seelen héritées de l'enfance et dont nous ne nous débarrassons jamais complètement.

      L'anecdote du médecin est un exemple (critères du vécu, homme de science donc raisonnable, intelligent, tout ce qui s'oppose aux déraillements de la raison et aux réactions de débilité) d'émotion et de désarroi qui peuvent saisir un médecin voyant entrer dans son cabinet une malade morte,-- et peut-être victime de ses soins --, des années auparavant. Il est saisi d'horreur en reconnaissant la jeune disparue. La visiteuse se présente comme la soeur de la disparue et souffre de la même maladie, ce qui accentue la ressemblance.

      Le médecin découvre son identité : il n'est autre que Freud. On reconnaît le thème de Vertigo .

      L'analyse que fait Freud permet de passer du domaine figé de l'archéologie (immobilisme de marbre de Gradiva couchée comme l'analysé sur le Divan) à une situation analytique, mise en place par Zoé - la vie--, qui reproduit la situation analytique et la pratique de la cure.

      Ce qui paraît impossible à la science peut se produire et constitue justement le domaine du spiritisme qui nous donne à entendre et à percevoir la présence et le retour des morts. Il s'agit pour Freud d'ouvrir à la psychanalyse ce qui précisément échappe et se refuse à une logique rationnelle.

      Freud définit ainsi deux approches du psychisme : celle du poète (der Dichter), qui ignore et n'a pas à connaître les règles, et celle de la psychanalyse qui questionne et fait travailler l'écriture littéraire. La création part des mêmes sources et d'un même objet.

      Un écrivain n'a pas besoin de connaître les règles de la formation des rêves.

Nous puisons vraisemblablement à la même source, nous travaillons sur le même objet, chacun de nous avec une méthode différente, et la concordance dans le résultat semble garantir que nous avons tous deux travaillé correctement. Notre manière de procéder consiste dans l'observation consciente, chez les autres, des processus psychiques qui s'écartent de la norme afin de pouvoir en deviner et en énoncer les lois. L'écrivain, lui, procède autrement; c'est dans sa propre âme, qu'il dirige son attention sur l'inconscient, qu'il guette ses possibilités de développement et leur accorde une expression artistique, au lieu de les réprimer par une critique consciente. Ainsi il tire de lui-même et de sa propre expérience ce que nous apprenons des autres : à quelles lois doit obéir l'activité de cet inconscient. Mais il n'a pas besoin de formuler ces lois, il n'a même pas besoin de les connaître clairement; parce que son intelligence le tolère, elles se trouvent incarnées dans ses créations. Nous développons ces lois à partir de l'analyse de ces oeuvres, comme nous les découvrons à partir des cas de maladies réelles , mais la conclusion semble irréfutable : ou bien, tous deux, le romancier comme le médecin, ont mal compris l'inconscient de la même manière, ou bien nous l'avons tous deux compris correctement. (p. 243, 244) 475 

      Par deux chemins distincts, une même vérité est mise à jour, le geste freudien de l'auto-analyse, l'institution de la cure analytique doublent les textes littéraires et utilisent des motifs secrets, le secret dans le tapis de Henry James. C'est son double que craint de voir Freud dans Schnitzler 476  . C'est l'énigmatique Gradiva de Jensen qui avance devant lui, sans qu'il sache ce qu'elle lui veut.

      Le supplément à la 2° édition en 1912 marque le pas franchi par la psychanalyse (die psychoanalytische Forschung ) et une nouvelle façon pour elle d'aborder les oeuvres littéraires. Elle ne cherche plus seulement en elles des confirmations de ses trouvailles concernant des individus névrosés de la vie réelle; elle demande aussi à savoir à partir de quel matériel d'impressions et de souvenirs l'écrivain a construit son oeuvre et par quelles voies, grâce à quels processus, il a fait entrer ce matériel dans l'oeuvre littéraire. (p. 247) 477 

      Freud fait état de ce qu'il appelle le peu d'intérêt de Jensen pour la psychanalyse et son refus de collaboration, -- ce dont témoignent les lettres de Jensen en réponse aux suggestions de Freud--, et ouvre une voie à la recherche : A partir de quel matériel personnel l'écrivain est-il conduit à construire un modèle appelé à se retrouver dans plusieurs de ses oeuvres?

      Le modèle Gradiva Zoé est ainsi présenté par Freud : l'apparition de la jeune fille défunte, ou que l'on croit morte dans l'ardeur du soleil de midi  478 

      Le psychanalyste met en évidence l'existence cachée d'un motif (le terme est celui qu'emploie Freud), qui peut être ignoré par l'écrivain, mais qu'il reprend, plus ou moins masqué, d'une oeuvre à l'autre. Que ce motif soit celui du Double, sous différentes formes, répond aux efforts pour liquider, par une voie poétique, les diverses composantes de ses pulsions liées au refoulement et au retour du refoulé. Du Double comme symptôme.

      Avant de quitter Gradiva , dont la figure a été créée par Jensen, mais qui s'impose à nous comme aux surréalistes, au travers de la lecture de Freud, pouvons nous répondre à la question d'André Breton ? Qui peut bien être celle qui avance? Pour Freud, elle a sans doute le visage de la jeune psychanalyse. Ce que commente ainsi J. B. Pontalis (préface citée), qui voit en elle, celle qui avance, celle qui éveille, jamais quittée, et toujours reprise. Pour André Breton, elle est la poésie :

Qui peut bien être celle qui avance, sinon la beauté de demain, masquée encore au plus grand nombre et qui se trahit de loin en loin? 479 

      Pour Roland Barthes, elle a un autre visage, avec le même désir, et l'expérience amoureuse prend un peu la même fonction qu'une cure analytique : La Gradiva, ce nom emprunté au livre de Jensen, analysé par Freud, désigne l'image de l'être aimé, pour autant qu'il accepte d'entrer un peu dans le délire du sujet amoureux afin de l'aider à s'en sortir . 480 


2 - Marie Bonaparte et Edgar Allan Poe

      La préface de Freud à l'étude analytique d'Edgar Allan Poe inscrit Marie Bonaparte, son amie et élève, dans le projet annoncé. Le travail d'interprétation de Marie Bonaparte 481  établit une relation étroite entre l'homme et l'oeuvre.

Mon amie et élève Marie Bonaparte a, dans ce lieu, projeté la lumière de la psychanalyse sur la vie et l'oeuvre d'un grand écrivain à tendances pathologiques. Grâce à son travail d'interprétation, on comprend à présent combien de caractères de l'oeuvre furent conditionnés par la personnalité de l'homme.

      Alcoolique, opiomane, une mère morte quand il avait trois ans, un fou en puissance ou un criminel que l'encre seule, une autre drogue, peut sauver. De la biographie de Poe, Marie Bonaparte, fait sortir un automatisme de répétition qui préside à sa vie comme à toutes les vies : il ne cesse de chercher sa mère morte, ce que Freud appelle Urbild des autres femmes.

Elizabeth Arnold, sa mère chérie, depuis qu'il avait ouvert les yeux à la lumière, s'était installée en lui et y devait à jamais régner. A cette figure initiale s'était plus tard superposée dans l'inconscient de Poe sa femme Virginia au point de se confondre la plupart du temps avec elle. Virginia morte, son mari "orphelin" devait continuer à chercher de par le monde une image maternelle où accrocher ses mains et ses rêves. En vain toujours, quant au réel. Inadapté à la vie -- comme tous ceux chez qui les forces instinctives indomptées de l'inconscient priment le réel. Poe devait le rester jusqu'au bout. (tome 1, p. 227 ).

      Les déguisements et les masques (Hop Frog , Roi Peste , Masque de la Mort rouge ) jouent un sinistre rôle, cachant mal le vide essentiel, avec des déambulations dans des couloirs glacés et des labyrinthes figurant l'intérieur du corps de la mère morte.

      William Wilson, avec le motif du Double souvent repris sous cette forme, se trouve en conflit pour Marie Bonaparte avec une partie de lui-même, dérivée des défenses de l'éducation, et devenue sa conscience et son surmoi. C'est M. Allan qui dans le double de William Wilson, se réincarne en partie dans cette figuration de la conscience morale, incarnation des défenses du père en un frère.

Mon homonyme seul, parmi ceux qui, selon la langue de l'école, composaient notre classe , osait rivaliser avec moi dans les études de l'école, dans les jeux et les disputes de la récréation, refuser une créance aveugle à mes assertions et une soumission complète à ma volonté, en somme , contrarier ma dictature dans tous les cas possibles  482 

      Tel apparaît projeté à l'extérieur, le conflit intérieur de Poe, la scission de sa personnalité.

      Du double de William Wilson, Marie Bonaparte fait "l'introjection de sa personnalité", l'introjection des défenses émanées du Père.

Je ne pouvais trouver en lui qu'un seul point vulnérable, et c'était dans un détail physique qui, venant peut-être d'une infirmité constitutionnelle, aurait été épargné par un antagoniste moins acharné à ses fins que je ne l'étais, mon rival avait une faiblesse dans l'appareil vocal qui l'empêchait de jamais élever la voix au-dessus d'un chuchotement très bas. 483 

      On ne saurait mieux dépeindre la voix de la conscience qui commande mais parle bas. (p. 653)

      Le Double lui donne la réplique avec une parfaite imitation de lui-même -- gestes et paroles -- et joue admirablement son rôle. La notion de rôle est mise en évidence par une série de situations qui s'y prêtent : Le double de William Wilson révèle qu'il a triché aux cartes et le poursuit. Un combat a lieu entre William Wilson et son surmoi (le père introjecté), au cours d'un Carnaval à Rome. Il finit par combattre avec son Double à l'épée.

      La figure du Double dans William Wilson tourne par moments à l'allégorie. Que reste-t-il alors à éclairer, Marie Bonaparte le voit bien, dans une figure si parfaitement définie et signifiante?

Le symbole, dont l'essence est d'être inconscient, donc chaud, vivant, y tourne par moments en partie à l'allégorie, dont la nature est d'être consciente, donc voulue, froide. Poe, cette fois-ci, a un peu trop bien compris ce qu'il écrivait, mieux certes, quoi qu'il en ait dit, que lorsqu'il composait Le Corbeau . (p. 662 )

      Marie Bonaparte constate, en suivant avec Otto Rank 484  la figuration des diverses formes du double chez divers auteurs que le William Wilson de Poe occupe une place à part : Si les éléments essentiels du mythe y reparaissent, identité du nom, des traits, du vêtement, apparition dans un miroir, sa mort occasionnant la mort du héros, le caractère hautement moral du double est souligné. Le double ici est mieux que l'original.

      La névrose, s'il y a névrose chez Poe, n'est pas l'objet de l'écriture, et le rapprochement avec l'autobiographie d'un cas de paranoïa doublée par les remarques psychanalytiques de Freud, dans le cas du Président Schreber, est stimulant et riche d'interrogations. Nous-mêmes opposé à nous-mêmes, avec le refoulement de l'homosexualité.


1 La nuit du tombeau.

      C'est par d'autres chemins, pour Marie Bonaparte, que Edgar Allan Poe manifeste son désir inconscient, sous le signe négatif d'être enterré vivant, de retrouver le corps maternel et de faire retour à son abri. Dans Le puits et le pendule , ce que cite le prisonnier de l'Inquisition dans son délire, le sommeil, le rêve, l'évanouissement, ce sont autant de régressions à l'état prénatal. La lecture oblique de Marie Bonaparte constitue un modèle particulièrement éclairant et convaincant encore aujourd'hui :

L'immortalité que rêvent tous les humains, et qui ne serait pas si "dans le tombeau" tout était "perdu", est certes d'abord la projection, par delà la mort, de ce sentiment d'immortalité propre à tout ce qui vit, sans doute expression lui-même de ce fait que la mémoire des vivants, psychique ou biologique ne peut se souvenir que du temps de la vie. Mais avant la vie au sens aérien, terrestre, avant la vie telle que, depuis que nous vîmes le jour, nous l'avons, il y eut un temps où tout en étant déjà vivants, nous n'étions pas encore en vie au sens aérien, terrestre. Nous étions alors enterrés au plus profond abri du corps maternel. Et puisque l'inconscient ne peut imaginer l'anéantissement, le néant, dès que le petit être humain a appris à connaître ce premier de ses domiciles (...), son psychisme commence à se servir de cette connaissance pour nier le néant dont parle le conscient. L'état d'après la mort est alors calqué sur l'état d'avant la naissance, la survie tombale sur le modèle de la prévie foetale. Tout en n'étant pas encore des citoyens de ce monde, nous vivions, au corps maternel, d'une vie mystérieuse, hors le monde, hors le temps, infinie, souterraine : telle sera aussi notre survie après la mort. (p. 689 )

      La terreur d'être enterré vivant qui était si intense chez Poe dérive directement du désir inconscient, exprimé sous le signe négatif de l'angoisse, de faire retour au corps maternel.


2 La fonction de l'oeuvre littéraire

      L'élève de Freud a suivi la leçon du maître, en rapprochant l'élaboration de l'oeuvre littéraire et des oeuvres artistiques de l'élaboration des rêves et du fantasme. Les mêmes mécanismes qui président à l'élaboration, en un rêve ou un cauchemar nocturnes, de nos désirs les plus forts bien que les plus cachés -- et souvent pour notre conscience les plus repoussants -- président à l'oeuvre d'art . 485 

      Sous l'objectivité la plus grande, Marie Bonaparte débusque en quelque sorte la subjectivité "la plus parfaite" qui semble réaliser le type originel, fondamental de la création littéraire.

      A l'extrémité des oeuvres qui manifestent le plus une ressemblance avec les rêves nocturnes de tous les hommes son étude place Hoffmann et Edgar Allan Poe.

      L'élaboration de l'oeuvre comme l'élaboration du rêve se sert des mêmes processus : déplacement, condensation, scission. C'est sans doute là qu'une lecture analytique permet de révéler, en mettant en rapport des figures, des images, des traits épars, des pensées éparses et donne accès à l'inconscient.

      Le déplacement peut porter sur les valeurs (jusqu'à une "transvaluation de toutes les valeurs" ), faire passer l'accent affectif qui appartenait à la Mère morte sur d'autres femmes  486  , sur des lieux ou des objets, - la chambre fermée, la cheminée, métaphore de l'enfermement dans le corps maternel (Double assassinat dans la rue Morgue ), le puits.

      A ce niveau de réflexion, nous pouvons voir que la lecture de Marie Bonaparte initie, à la suite de Freud, au-delà de l'éclairage autobiographique (les névroses de l'écrivain qui a perdu sa mère etc...), au delà d'une étude du personnage (les névroses du personnage, ses fantasmes et ses rêves ), une recherche d'autres traces de l'inconscient. Derrière ce qu'on peut considérer comme une façade donnée par le texte littéraire, il faut dégager un autre parcours où les processus de déguisement, de travestissements font le jeu de la culpabilité et du désir. Le double prend ainsi un tout autre visage que celui qui lui était donné dans William Wilson , écran plus que double véritable. Il revient à la psychanalyse d'opérer le dévoilement.

      L'histoire cohérente, trop logique du double William Wilson, histoire superficielle vite stéréotypée, ne doit pas cacher d'autres modes sous-jacents du Deux, profonds, qui s'imbriquent dans l'histoire superficielle du Double et le constituent. Sous, à côté, au travers de la logique attendue, ce que Marie Bonaparte désigne par "la trame alogique profonde de l'inconscient avec ses moyens de figuration étrange"

L'oeuvre d'art s'avère, tel le rêve, comme un fantôme imposant, qui se dresse sur nos vies, un pied dans le présent, l'autre dans le passé .

      Les règles définies par Freud pour les rêves peuvent expliquer les créations et l'élaboration de scénarios et de figures.

      Le scénario tout monté du Double, -- avec ses apparitions, disparitions, tous les stéréotypes de son dispositif --, joue le rôle d'une sorte de façade. Mais il se produit aussi une quantité considérable de reflets et d'effets de miroir au delà de la répétition, qui traduisent l'inconscient et le refoulement.

      Un des apports les plus importants semble être de changer notre point de vue, et de nous pousser à nous interroger sur cette histoire secrète, souvent un secret honteux, qui se joue en même temps que l'histoire cohérente, manifeste, à identifier le moi qui peut être représenté sous des formes différentes, plusieurs fois avec d'autres personnes. Le déplacement peut laisser dans l'ombre ce qui est, en fait, le centre.

      C'est ainsi que Lacan analysant la situation analytique commente Freud. (Le séminaire, livre VIII, Le transfert ). "Voyez par exemple le troisième chapitre d'Au delà du principe de plaisir . Freud, reprenant l'articulation dont il s'agit dans l'analyse, fait effectivement le départ entre la remémoration, la reproduction, et l'automatisme de répétition, Wiederholungszwang , pour autant qu'il considère ce dernier comme un demi-échec de la visée remémoratrice de l'analyse, un échec nécessaire. Il va même jusqu'à mettre au compte de la structure du moi -- en tant qu'il éprouve à ce stade de son élaboration d'en fonder l'instance comme en grande partie inconsciente --, la fonction de la répétition, certes non pas le tout de cette fonction, puisque tout l'article est fait pour montrer qu'il y a une marge, mais sa part la plus importante. La répétition est mise au compte de la défense du moi, tandis que la remémoration refoulée est considérée comme le vrai terme, le terme dernier, de l'opération analytique, peut-être qu'encore considéré, à ce moment, comme inaccessible." (p. 236, 237)

Toutes les figurations, tous les déplacements sont autant de déplacements destinés à rendre méconnaissables sous leur vraie nature ces personnages, et à leur permettre par la suite, insoupçonnés, de jouer leur rôle libidinal "coupable".


3 - Freud et l'inquiétante étrangeté

      Avant d'aborder L'inquiétante étrangeté , mieux vaut partir de l'essai de Freud sur la création littéraire qui témoigne de la place particulière qu'occupe dans la constitution de la psychanalyse, l'activité imaginaire du Poète.


1 Der Dichter und das Phantasieren (1908). La prime de séduction

      Cet essai, issu d'une conférence devant la Société psychanalytique de Vienne, a été traduit par Marie Bonaparte. La traduction du titre en français, La création littéraire et le rêve éveillé , Le créateur littéraire et la fantaisie , soulève les difficultés liées à ce que recouvre Dichter -- poète, mais aussi auteur de Dichtung , incluant toute forme de création de fiction et d'imagination. Le terme de Phantasieren dont les dérivés sont utilisés en psychanalyse pour désigner les fantasmes en rapport avec l'inconscient, reliquat d'Hoffmann privé du contenu musical de Phantasie , se situe à mi chemin entre la psychanalyse et la littérature.

      Freud passe du créateur littéraire au rêveur.

      Dans le héros à qui tout réussit, que son créateur semble protéger avec une providence particulière, indestructible, -- Rien ne peut lui arriver --, il reconnaît Sa Majesté le Moi( das Ich ), héros des rêves diurnes comme de tous les romans.

      La scission du Moi en plusieurs personnages (dont le Double pourrait bien n'être qu'un cas particulier ) peut déposséder le Moi de son rôle actif et lui faire jouer le rôle d'un spectateur qui voit défiler les actes et le souffrances des autres. C'est le cas de ceux que Freud qualifie d'excentriques ("exzentrische").

      Ce que le rêveur diurne cache soigneusement aux autres, parce qu'il a honte, le créateur nous le découvre en le voilant, et c'est, non pas en nous découvrant ce qui est habituellement caché, - il ne nous procurerait aucun plaisir par le dévoilement --, mais en nous racontant ses rêves et en jouant avec caché/ montré qu'il libère notre plaisir.

C'est dans la technique du dépassement de cette répulsion, qui a sans doute quelque chose à voir avec les barrières qui s'élèvent entre chaque moi individuel et les autres, que gît la véritable ars poetica. Nous pouvons soupçonner à cette technique deux sortes de moyens : le créateur littéraire atténue le caractère du rêve diurne égoïste par des modifications et des voiles, et il nous enjôle par un gain de plaisir purement formel, c'est à dire esthétique, qu'il nous offre à travers la présentation de ses fantaisies. Un tel gain de plaisir, qui nous est offert pour rendre possible par son biais la libération d'un plaisir plus grand, émanant de sources psychiques plus profondes, c'est ce qu'on appelle une prime de séduction ou un plaisir préliminaire . Je pense que tout le plaisir esthétique que le créateur littéraire nous procure, porte le caractère d'un tel plaisir préliminaire, et que la jouissance propre de l'oeuvre littéraire est issue du relâchement de tensions siégeant dans notre âme. Peut-être même le fait que le créateur littéraire nous mette en mesure de jouir désormais de nos propres fantaisies, sans reproche et sans honte, n'entre-t-il pas pour peu dans ce résultat. (p. 46, L'inquiétante étrangeté et autres essais , Gallimard, Paris, 1985 ) 487 

      Paul Laurent Assoun 488  tient Der Dichter und das Phantasieren comme une sorte de manifeste fondateur, ce qu'il appelle un "Discours de la méthode" psychanalytique à usage de la littérature. La conjonction de Dichter qui représente l'acte créatif avec le fantasme -- Phantasieren- --, est la conjonction du même coup de la littérature et de la psychanalyse.


2 L'inquiétante étrangeté

      Le texte est paru en 1919. Freud lui-même affirme que c'est un ancien travail oublié dans un tiroir.

      L'édition française classe cet essai avec d'autres essais à thème littéraire. L'édition allemande qui a constitué un tome intitulé Art et littérature (G.S. Band X, Bildende Kunst und Literatur ), où on pourrait s'attendre à le trouver, le place avec les écrits psychanalytiques (Psychologische Schriften , Band IV ), avec une référence explicite à E. T. A. Hoffmann, en indiquant bien poutant qu'il faut lire cet essai en liaison avec les écrits sur la littérature, auxquels il apporte une véritable contribution.

      En même temps, ce travail sur l'inquiétante étrangeté traite des causes d'un phénomène psychique de la vie réelle, et les recherches de Freud sur la définition du mot et sur ses origines, la façon dont le phénomène se présente, le conduisent au delà, dans le domaine de la littérature.

      En introduction justement, Freud note le caractère exceptionnel de sa recherche qu'il situe du point de vue du psychanalyste, hors de son champ habituel, et pourtant dans un domaine à l'écart et négligé de l'esthétique auquel il appartient.

      La première voie dans laquelle s'engage Freud dans sa recherche du noyau spécifique de l'Unheimliches au sein de l'Angstliches ("l'angoissant"), c'est l'usage de la langue avec la lecture du dictionnaire. Qu'a déposé la langue dans "unheimlich"?

Das deutsche Wort "unheimlich" ist offenbar der Gegensatz zu heimlich, heimisch, vertraut, und der Schluss liegt nahe, es sei etwas eben darum schreckhaft, weil es nicht bekannt und vertraut ist. Natürlich ist aber nicht alles schreckhaft, was neu und nicht vertraut ist; die Beziehung ist nicht umkehrbar. Man kann nur sagen, was neuartig ist, wird leicht schrekhaft und unheimlich; einiges Neuartige ist schreckhaft, durchaus nicht alles. Zum Neuen und Nichtvertrauten muss erst etwas hinzukommen, was es zum Unheimlichen macht. ( G. S. IV, S. 244) 489 

      "Heimlich" désigne sans doute ce qui est familier, mais aussi ce qui est secret, caché, dissimulé. Et c'est en ce sens qu'il peut rejoindre "unheimlich", puisque est "unheimlich" tout ce qui devrait rester secret, dans l'ombre.

      "Heimlich" glisse, avec l'usage de la langue, de la connaissance à ce qui est inconscient, -- soustrait à la connaissance.

S. 878 : 6. heimlich für die erkenntnis, mystisch, allegorisch: heimliche bedeutung, mysticus, divinus, occultus, figuratus..
S. 878 : anders ist heimlich im folgenden, der erkenntnis entzogen, unbewuszt: ...
dann aber ist heimlich auch verschlossen, undurchdringlich in bezug auf erforschung:...
"merkst du wohl? sie trauen uns nicht,
fürchten des Friedländers heimlich Gesicht."
Wallensteins lager , 2. aufz. (Szene) 490 

      En conclusion, "heimlich est donc un mot dont la signification évolue en direction d'une ambivalence, jusquà ce qu'il finisse par coïncider avec son contraire unheimlich " 491 

      Le cas privilégié de l'inquiétante étrangeté mis en avant par Freud est un exemple emprunté à Jentsch, qui cite E. T. A. Hoffmann. Il est intéressant de voir que Freud citant Jentsch qui cite Hoffmann, sans se laisser convaincre par le développement de Jentsch, le prend néanmoins pour appui de sa propre investigation, -- Baudelaire lecteur de Poe, ou Lacan lecteur de Freud -- et se trouve ainsi mis sur la voie d'un écrivain qui a réussi mieux que tout autre à produire des effets d'inquiétante étrangeté.

      Jentsch pense que la situation particulièrement propre au sentiment de l'étrange est la situation où l'on "doute qu'un être apparemment vivant ait une âme, ou bien à l'inverse, si un objet non vivant n'aurait pas par hasard une âme."( p. 224 )

      Freud s'inscrit en faux contre la lecture que Jentsch fait d'Hoffmann, et ce qu'il attribue comme cause à l'intérêt du lecteur. Jentsch, en effet, comme le fera Todorov, pense que la réussite artistique de Hoffmann tient à l'incertitude où il laisse le lecteur dans le flou quant à savoir s'il s'agit d'un automate ou d'une personne.

      Freud, tout en réutilisant le même matériel, la poupée Olympia 492  et l'homme au sable, dans une analyse célèbre, étudie le motif central de L'homme au sable, l'homme au sable lui-même, qui arrache les yeux des enfants, étant à l'origine de la peur ( Angst ) ancrée chez le petit Nathanaël et ses identifications successives de l'homme au sable redouté qu'il croit retrouver dans Coppélius l'avocat, personnage repoussant, puis dans un opticien ambulant Coppola. Il retrouve ensuite dans l'automate Olympia des yeux insérés par Coppola. Nathanaël finit par se tuer.

      Le sentiment d'inquiétante étrangeté , pour Freud, ne vient donc pas de l'incertitude où se trouverait le lecteur, mais de ce que nous trouvons en nous-mêmes, par les lunettes ou la longue vue de l'opticien démoniaque. Il ne peut plus être question ici d'une incertitude intellectuelle . 493 

      En revanche ce que ne peut expliquer une lecture intellectuelle, nous pourrions dire rationnelle, l'expérience psychanalytique ( die psychoanalytische Erfahrung ) nous permet de le comprendre. On voit, à cet endroit du texte, Freud mettre en place, contre la pensée rationaliste, une lecture psychanalytique qui fera date, d'Hoffmann.

      Ce que Freud appelle l'angoisse oculaire ( die Augenangst ) renvoie à l'angoisse du complexe de castration infantile ( die Angst des kindlichen Kastrationskomplexes ). Freud reconstitue l'ordonnance originelle des éléments de l'histoire, pour mettre en évidence le clivage de l'image du père, retrouvant ainsi une histoire de double, le bon père et le mauvais père, à l'origine du fantasme de l'homme au sable.

Dans l'histoire de l'enfance, le père et Coppelius représentent l'imago du père scindée par l'ambivalence en deux parts opposées; l'un menace d'aveugler ( castration ), l'autre, le bon père, demande grâce pour les yeux de l'enfant. La portion du complexe la plus atteinte par le refoulement, le désir de mort à l'endroit du mauvais père, trouve sa représentation dans la mort du bon père, qui est mise à la charge de Coppélius. Ce couple paternel a pour pendants, dans l'histoire ultérieure de la vie de l'étudiant, le professeur Spalanzini et l'opticien Coppola, le professeur étant par lui-même une figure dans la série paternelle, Coppola en tant qu'il est reconnu comme identique à l'avocat Coppélius. De même qu'autrefois, ils travaillaient ensemble autour de l'âtre mystérieux, de même, ils ont fabriqué en commun la poupée Olympia; le professeur est d'ailleurs nommé père d'Olympia. Par cette double collaboration, ils se révèlent comme des clivages de l'imago paternelle, c'est à dire que le mécanicien comme l'opticien sont le père d'Olympia aussi bien que de Nathanaël. Au cours de la scène d'effroi de l'enfance, Coppélius, après avoir renoncé à aveugler l'enfant, lui avait dévissé les bras et les jambes à titre expérimental, c'est à dire qu'il avait travaillé sur lui comme un mécanicien sur une poupée. Ce trait singulier, qui sort tout à fait du cadre de la représentation de l'Homme au sable, met en jeu un nouvel équivalent de la castration; mais il signale aussi l'identité intrinsèque de Coppélius avec sa réplique ultérieure, le mécanicien Spalanzani, et il nous prépare à interpréter la figure d'Olympia. Cette poupée automatique ne peut être rien d'autre que la matérialisation de l'attitude féminine que Nathanaël avait à l'égard de son père dans sa prime enfance. Ses pères, - Spalanzani et Coppola -, ne sont en effet que des rééditions, des réincarnations du couple de pères de Nathanaël; les paroles de Spalanzani, affirmant que l'opticien a volé les yeux de Nathanaël pour les insérer dans la poupée, ne peuvent se comprendre autrement et prennent leur sens comme preuve de l'identité d'Olympia et de Nathanaël 494  . (p. 232, 233 )

      S'il n'accepte pas l'analyse de Jentsch, Freud voit bien en E. T. A. Hoffmann le maître inégalé de Unheimlich . Tout en déclarant inutile, voire contradictoire la réduction de l'inquiétante étrangeté de Jentsch à une croyance infantile, Freud prend appui sur l'Homme au sable et dégage dans Les Elixirs du Diable ce qui lui apparaît le motif le plus saillant dans les motifs producteurs d'inquiétante étrangeté, le motif du Double.

Il s'agit du motif du double dans toutes ses gradations et spécifications, c'est à dire de la mise en scène de personnages qui, du fait de leur apparence semblable, sont forcément tenus pour identiques, de l'intensification de ce rapport par la transmission immédiate de processus psychiques de l'un de ces personnages à l'autre - ce que nous nommerions télépathie -, de sorte que l'un participe au savoir, aux sentiments et aux expériences de l'autre, de l'identification à une autre personne, de sorte qu'on ne sait plus à quoi s'en tenir quand au moi propre, ou qu'on met le moi étranger à la place du moi propre - donc dédoublement du moi, division du moi, permutation du moi -, et enfin du retour permanent du même, de la répétition des mêmes traits de visage, caractères, destins, actes criminels, voire des noms à travers plusieurs générations successives. (L'inquiétante étrangeté et autres essais , p. 236 ) 495 

      Freud cite à ce propos l'ouvrage de Rank, paru en 1914, qui a mis en lumière l'évolution du motif - à l'origine, "une assurance contre la disparition du moi", un "démenti énergique de la puissance de la mort", et l'âme immortelle a été le premier double du corps. La création d'un tel dédoublement ( Die Schöpfung einer solchen Verdopplung ) vise à se garder de l'anéantissement. Mais ces représentations ont poussé sur le terrain de l'amour illimité de soi, celui du narcissisme primaire, lequel domine la vie psychique de l'enfant comme du primitif : avec le dépassement de cette phase, le signe dont est affecté le double se modifie; d'assurance de survie qu'il était, il devient l'inquiétant ( unheimlich ) avant-coureur de la mort. (p. 237 ) 496 

      Un nouveau contenu est donné à la représentation du Double avec l'évolution ultérieure du moi.

Dans le moi se spécifie peu à peu une instance particulière qui peut s'opposer au reste du moi, qui sert à l'observation de soi et à l'autocritique, qui accomplit le travail de la censure psychique et se fait connaître à notre conscience pathologique comme "conscience morale". Dans le cas pathologique du délire de surveillance, elle est isolée, dissociée du moi par clivage, observable par le médecin. Le fait qu'il existe une telle instance, capable de traiter le reste du moi à l'instar d'un objet, donc que l'homme a la faculté de s'observer lui-même, rend possible de doter l'ancienne représentation du double d'un nouveau contenu et de lui attribuer bien des choses, principalement tout ce qui apparaît à l'autocritique comme faisant partie de l'ancien narcissisme surmonté des origines. ( L'inquiétante étrangeté et autres essais , p. 237, 238 ) 497 

      On peut aussi, selon Freud, attribuer au Double d'autres possibilités et des aspirations qui n'ont pu aboutir, des décisions réprimées de la volonté. Freud donne en exemple le récit d'Ewers ( à partir de la citation de Rank) où l'Etudiant de Prague, alors qu'il a promis à sa fiancée de ne pas tuer son adversaire en duel rencontre son double qui a déjà tué son rival. Freud remarque en modalisant ( je crois que, ich glaube ) que quand le poète se plaint d'avoir deux âmes en lui, c'est ce dédoublement qui ressort, appelé clivage ( die Spaltung des Ichs ) d'une psychologie populaire, avec d'un côté une instance critique, moralisatrice. La psychanalyse a mis à jour une autre opposition entre le moi et le refoulé inconscient. ( Plus tard, Freud opposera le Moi, le ça et le Sur-Moi.)

      Reste à expliquer l'angoisse devant ce double projeté en dehors du moi avec un effort défensif.

Le caractère d'inquiétante étrangeté ne peut en effet venir que du fait que le double est une formation qui appartient aux temps originaires dépassés de la vie psychique, qui du reste revêtait alors un sens plus aimable. Le double est devenu une image d'épouvante de la même façon que les dieux deviennent des démons après que leur religion s'est écroulée (Heine, Les dieux en exil ) p. 238, 239 498 

      Hoffmann utilise d'autres perturbations du moi ( Ich-Störungen ), il s'agit d'une reprise de phases isolées de l'histoire de l'évolution du sentiment du moi, d'une régression (voir Nerval dans la présentation qu'en donne Julia Kristeva ).

      Le facteur de répétition, retour des mêmes scènes en rêve ou retour du même (Wiederholung des Gleichartigen ) provoque un sentiment semblable d'inquiétude, sentiment de détresse ( die Hilflosigkeit ). Retour au même endroit, non intentionnel, retour obstiné du même nombre ( voir Nerval ).Il s'agit dans chaque cas d'une reprise de phases isolées de l'histoire de l'évolution du moi, d'une régression à des époques où le moi ne s'était pas encore nettement délimité par rapport au monde extérieur et à autrui. (L'inquiétante étrangeté et autres essais , p. 239 ) 499 

      Arrivé à ce point, dans son analyse d'un texte "littéraire", Freud, se citant lui-même, renvoie à un texte technique, et passe avec une certaine ostentation à un phénomène clinique qu'il nomme compulsion de répétition  500  , pouvant entraîner une montée d'angoisse.

      Compulsion, pulsion, névrose, sont des équivalents de l'allemand Zwang utilisé par Freud.

      Freud fait dériver de la vie infantile ce qu'a d'étrangement inquiétant le retour du même.

Dans l'inconscient psychique, en effet, on parvient à discerner la domination d'une compulsion de répétition émanant des motions pulsionnelles, qui dépend sans doute de la nature la plus intime des pulsions elles-mêmes, qui est assez forte pour se placer au-delà du principe de plaisir, qui confère à certains aspects de la vie psychique un aspect démonique, qui se manifeste encore très nettement dans les tendances du petit enfant et domine une partie du déroulement de la psychanalyse du névrosé. Toutes les analyses précédentes nous préparent à reconnaître que sera ressenti comme étrangement inquiétant ce qui peut rappeler cette compulsion de répétition. ( L'inquiétante étrangeté , p. 242 ) 501 

      La mise en relation de l'étrangement inquiétant avec le refoulé, un refoulé qui fait retour, permet à Freud de comprendre pourquoi l'usage linguistique fait passer le Heimlich en son contraire, le Unheimlich , puisque l'inquiétude tient non pas en la nature de quelque chose qui serait inquiétant en soi, mais dans le retour. "Ce Unheimlich n'est en réalité rien de nouveau ou d'étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus du refoulement. La mise en relation avec le refoulement éclaire aussi maintenant pour nous la définition de Schelling selon laquelle l'étrangement inquiétant serait "quelque chose qui aurait dû rester dans l'ombre et qui en est sorti." (L'inquiétante étrangeté et autres essais , p. 246 ) 502 

      Le préfixe Un-- n'est en réalité que la marque du refoulement du Heimlich . Le Unheimlich nous ramène à la conception de l'animisme, la toute puissance de la magie et des forces secrètes, -- les fantômes, les esprits, le retour des morts, les cadavres --. L'ancien se trouve conservé, avec aussi peu de place qu'autrefois, dans notre inconscient, pour la représentation de notre propre mort. Officiellement on ne croit plus à la possibilité que les défunts deviennent visibles sous forme d'âmes, toutes les conditions sont prêtes pour un retour angoissant de ce qu'on veut oublier.

      La crainte de l'ensevelissement -- être enterré vivant, comme dans Edgar Allan Poe -- se soutient d'une certaine volupté, à savoir le fantasme de vivre dans le sein maternel.

      L'inquiétante étrangeté du double est un contenu de représentation refoulé (contenu de représentation, qui n'a rien à voir avec la réalité matérielle, mais avec une réalité psychique).

      La création littéraire met en place de nouvelles possibilités d'inquiétante étrangeté qui ne sauraient se rencontrer dans le vécu.

      Geninasca attache beaucoup de prix à ces répétitions qui peuvent renvoyer à des structures archaïques de l'inconscient.

      Freud fait la part des contes de fées et d'une littérature qui peut utiliser les fantômes, les apparitions, les doubles, mais sans chercher à provoquer ce sentiment d'étrangement inquiétant. Paradoxalement, ce qui serait inquiétant si cela se passait dans la vie, ne l'est pas dans la littérature.

      Pour que naisse le sentiment d'Unheimliches , il faut que l'écrivain se soit au départ placé dans une réalité commune.

A ce moment-là, il adopte du même coup les conditions qui président dans l'expérience vécue à l'émergence du sentiment d'inquiétante étrangeté, et tout ce qui dans la vie produit de tels effets, les produit aussi dans la littérature. Mais dans ce cas, l'écrivain peut aussi intensifier et multiplier l'étrangement inquiétant bien au-delà de la mesure du vécu possible, en faisant survenir des événements qui, dans la réalité, ne se seraient pas présentés du tout, ou seulement très rarement; il nous livre alors pour ainsi dire par traîtrise à notre superstition, que nous croyions dépassée; il nous trompe en nous promettant la réalité commune et en allant nonobstant au-delà d'elle.( L'inquiétante étrangeté et autres essais , p. 260 ) 503 

      Reste toujours possible en littérature une inquiétante étrangeté, née du refoulement, tout aussi inquiétante dans la littérature que dans le vécu.


4 - Le motif et ses avatars

      On peut considérer que Gradiva est la première approche pour Freud d'un texte littéraire histoire de double. Une autre approche s'ouvre avec des essais de Freud comme Le motif du choix des coffrets ( Das Motiv der Kästchenwahl ) On trouve dans cet essai paru en 1913 la définition de ce qu'entend Freud par motif, et aussi la démarche qu'il imagine pour traiter du motif, en rapport justement avec un motif comme celui du double.

      Du motif ancien sur lequel porte l'article, le choix des prétendants entre trois coffrets dans Le Marchand de Venise , Freud dit qu'il appelle "interprétation"(Deutung ), "dérivation" ( Ableitung ) et "remontée aux sources"( Zurückführung ).

      L'investigation d'un motif et non plus d'une oeuvre unique, conduit à mettre en évidence, sous des différences apparentes, des traits communs: l'étude de différentes versions d'un conte, de mythes et de récits littéraires, les ressemblances, les analogies secrètes et la conservation de traits essentiels semblent tendre à une unité au travers de différents récits.

      Freud pose un problème, problématise le motif dans une succession de questions qui doivent lui permettre d'interpréter le motif. La démarche qu'il imagine est un modèle de démarche analytique, reconnue comme telle, qui pourrait aussi servir de modèle de lecture d'un motif littéraire. Les injonctions de Freud sont autant de conseils pour les analystes.

N'oublions pas que les contradictions d'une certaine espèce, les substitutions par un contraire totalement contradictoire n'opposent pas de difficulté sérieuse au travail d'interprétation analytique. Nous ne ferons pas ici appel au fait que dans les modes d'expression de l'inconscient, comme dans le rêve, les opposés sont très souvent représentés par un seul et même élément. Nous songerons en revanche que dans la vie psychique, il existe des motifs qui appellent la substitution par leur contraire du fait de ce qu'on nomme formation réactionnelle, et nous pouvons justement chercher le fruit de notre travail dans la mise au jour de tels motifs cachés. ( L'inquiétante étrangeté et autres essais , P.77)

      Le passage par le motif littéraire permet à la psychanalyse de mettre au jour le motif original archaïque, affaibli, et déformé au cours des temps.

Le créateur littéraire nous rend le motif ancien plus proche en faisant accomplir le choix entre les trois soeurs par un homme vieilli et moribond. Le remaniement régressif qu'il a ainsi entrepris, au moyen du mythe déformé par une transmutation du désir, laisse affleurer au sens ancien jusqu'à rendre également possible une interprétation allégorique, de surface, des trois figures féminines du motif. On pourrait dire que ce sont les trois relations inévitables de l'homme à la femme qui sont représentées : la génitrice, la compagne, et la destructrice. Ou bien les trois formes par lesquelles passe pour lui l'image de la mère au cours de sa vie : la mère elle-même; l'amante qu'il choisit à l'image de la première; et pour terminer, la terre mère, qui l'accueille à nouveau en son sein. Mais c'est en vain que le vieil homme cherche à ressaisir l'amour de la femme, tel qu'il l'a reçu d'abord de la mère; c'est seulement la troisième des femmes du destin, la silencieuse déesse de la mort, qui le prendra dans ses bras. (L'inquiétante étrangeté et autres essais , p. 81 )

      Paul-Laurent Assoun, dans son étude Littérature et psychanalyse , voit trois temps dans la conjonction psychanalyse et littérature, qui est aussi conjonction de la littérature et de la psychanalyse :

      Un premier temps avec Gradiva , lecture systématique d'une oeuvre.

      Un deuxième temps avec la mise en évidence d'un motif dans une "filière" d'oeuvres.

      Un troisième temps, où se situe L'inquiétante étrangeté soumet à l'interprétation au delà du motif, une configuration ayant pour centre Hoffmann et le motif du Double.

      L'apport indéniable de la littérature dans la constitution de la psychanalyse explique le passage, dans l'oeuvre de Freud, d'une position privilégiée à celle d'une simple illustration. La fantaisie cède la place au fantasme.

      La lecture du texte de Freud sur la structure du motif permet d'éclairer la place particulière qu'occupe la démarche de réécriture et la variation dans la figure du double. La reprise d'un thème ancien, sans qu'il s'agisse de plagiat, ni d'intertextualité, est à la fois répétition et réinvention. La psychanalyse met en évidence la fonction particulière de la littérature qui a, pour effet décisif, de libérer le motif agissant, dissimulé dans le récit soumis à la réécriture. "La modernité "copie", mais, ce faisant, venant après, elle remet à jour" de l'originaire". La psychanalyse elle-même se distingue par le fait qu'elle met à jour cet effet de réécriture et qu'elle s'institue elle-même comme réécriture. La psychanalyse de la littérature devient, en tant qu'interprétation, réécriture, à la fois littérale et créatrice, du texte d'origine et dépistage du motif originaire qui y oeuvre.

      Elle est, en ce sens une figure éminente de la modernité littéraire, comme "démasquage" et désignation de "l'origine déniée".


II - Le champ freudien

Vainement ton image arrive à ma rencontre
Et ne m'entre où je suis qui seulement la montre
Toi te tournant vers moi tu ne saurais trouver
Au mur de mon regard que ton ombre rêvée

Je suis ce malheureux comparable aux miroirs
Qui peuvent réfléchir mais ne peuvent pas voir
Comme eux mon oeil est vide et comme eux habité
De l'absence de toi qui fait sa cécité

Aragon, Le Fou d'Elsa (cité par Lacan en ouverture du séminaire, livre XI)

1 Une lecture lacanienne du Double de Dostoïevski

      On peut se demander ce qu'apporte Lacan de spécifique par rapport à Freud dans une lecture des figures du Double dans la littérature et dans l'art.

      Dans les nombreuses études du Double de Dostoïevski, une étude d'un Américain, David Patterson se veut radicalement différente, dans la mesure où il examine la structure de soi représentée par Goliadkine comme la structure du langage.

      L'article, inspiré par Lacan, se réfère au "sujet mis en question" dans le rapport du Congrès de Rome ( 1953 ), texte repris dans le Volume I de la Psychanalyse (1956), et plus tard inclus par Lacan dans Ecrits ( 1966) sous le titre Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse

      Lacan se situe lui-même "dans le fil de l'expérience freudienne", mais il semble qu'il y ait actuellement beaucoup de brouillard et de confusion dans des lectures qu'on dit indifféremment psychanalytiques, freudiennes, lacaniennes, le terme de lacanien pouvant même servir de qualificatif dépréciatif.

      Paul Laurent Assoun, dans son opuscule Littérature et psychanalyse se limite à la lecture des textes de Freud sur la littérature. Se trouvent définis les concepts "fondamentaux" de la psychanalyse, narcissisme, affect, clivage du moi, fantasme et roman familial, dont Assoun dit qu'ils permettent une lecture psychanalytique de l'oeuvre littéraire. Le sous-titre pourtant, Freud et la création littéraire , met en évidence les limites d'une approche qui risque de poser surtout la problématique des apports de la littérature à la psychanalyse. Peut-être faut-il à présent s'interroger sur ce que la psychanalyse, dans le champ freudien, peut apporter à la littérature et à l'art. Qu'il y ait eu rencontre, échanges, c'est indéniable, historiquement daté, comme peut l'être la psychanalyse. Mais qu'en est-il aujourd'hui? Il faut laisser le dialogue ouvert, éviter tout ce qui pourrait ressembler à un circuit fermé.

      C'est en étudiant 504  un article sur Le Double de Dostoievski, au travers d'un cadre donné par Lacan qui donne suite à Freud, que nous allons chercher l'apport possible de la psychanalyse aujourd'hui. Le schéma laissé par David Patterson peut servir de guide de lecture.

      L'espace ouvert à la lecture se confond avec l'espace analytique.

      Un seul medium, la parole du patient.

      De l'inconscient, Lacan dit qu'il participe à la pensée, aux fonctions de l'idée. Ce que Lacan formule "de façon simple" en ces termes dans Ecrits  505  :

L'inconscient est cette partie du discours concret en tant que transindividuel, qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient . (p. 136 )

      Le problème vu dans Goliadkine est celui des rapports dans le sujet de la parole et du langage. Dans Lacan, on peut pointer que la parole concerne le discours inter et intrasubjectif. Le sujet y est parlé plutôt qu'il ne parle.

      C'est aux psychanalystes que s'adresse Lacan, et l'approche qu'il fait du sujet est destinée aux psychanalystes, analystes, et à tous ceux qui peuvent être engagés dans une analyse psychanalytique du sujet. Ce qui paraît particulièrement intéressant pour l'interprétation des textes littéraires, c'est la place qu'accorde Lacan à la parole dans Fonction et champ de la parole et du langage (p. 123)

Mais qu'était donc cet appel du sujet au delà du vide et de son dire? Appel à la vérité dans son principe, à travers quoi vacilleront les appels de besoins plus humbles. Mais d'abord et d'emblée appel propre du vide, dans la béance ambigüe d'une séduction tentée sur l'autre par les moyens où le sujet met sa complaisance et où il va engager le monument de son narcissisme.

      Interrogeons-nous sur cette parole vide où s'engage le sujet, dans "une dépossession toujours plus grande de cet être de lui-même". Cet être, c'est son oeuvre dans l'imaginaire. Et cette oeuvre déçoit en lui toute certitude. "Car dans ce travail qu'il fait de la reconstruire pour un autre , il retrouve l'aliénation fondamentale qui lui a fait construire comme une autre , et qui l'a toujours destinée à lui être dérobée par un autre ."(p. 125 )

Cet ego , dont nos théoriciens définissent maintenant la force par la capacité de soutenir une frustration, est frustration dans son essence. Il est frustration non d'un désir du sujet, mais d'un objet où son désir est aliéné et qui, tant plus il s'élabore, tant plus s'approfondit pour le sujet l'aliénation de sa jouissance. Frustration au second degré donc, et telle que le sujet en ramènerait-il la forme en son discours jusqu'à l'image passivante par où le sujet se fait objet dans la parade du miroir, il ne saurait s'en satisfaire puisque à atteindre même en cette image sa plus parfaite ressemblance, ce serait encore la jouissance de l'autre qu'il y ferait reconnaître. C'est pourquoi il n'y a pas de réponse adéquate à ce discours, car le sujet tiendra comme de mépris toute parole qui s'engagera dans sa méprise. ( p. 125,126 )

      Ce que sait mieux que personne entendre le psychanalyste, c'est ce qui donne son sens au discours du sujet, la manifestation dans le langage par des inflexions, des tournures, des trébuchements, d'une régression "qui n'est que l'actualisation dans le discours des relations fantasmatiques restituées par un ego à chaque étape de la décomposition de sa structure".

      C'est au niveau du discours que Lacan dénonce la "censure" de celui qu'il appelle le "contrôlé", le contrôleur étant l'analyste.

Le contrôlé y joue le rôle de filtre, voire de réfracteur de discours du sujet, et (qu) ainsi est présentée toute faite au contrôleur une stéréographie dégageant déjà les trois ou quatre registres où il peut lire la partition constituée par ce discours. (p. 129 )

      Le conseil de Lacan au "contrôleur", c'est d'apprendre à se tenir lui-même dans la position de subjectivité seconde où la situation met d'emblée le contrôleur.

      La place qui pourrait être celle du lecteur devient non pas une lecture objective, mais l'ouverture d'une relation de sujet à sujet. "Le seul objet qui soit à la portée de l'analyste, c'est la relation imaginaire qui le lie au sujet en tant que moi " (p. 130 ), et de cette relation, il peut se servir pour faire la détection de ce qui doit être entendu.

      Lacan permet, -- c'est ce que prouve l'analyse de Patterson --, de voir que dans Le Double de Dostoievski, la folie de Goliadkine est générée par une perte de la Parole. Il distingue d'entrée de jeu ce qu'il appelle une analyse lacanienne du langage portant sur Goliadkine d'une pure approche linguistique.

      Vinogradov, pris comme modèle d'une approche linguistique, dans son livre sur le naturalisme russe , examine à la fois le langage de la nouvelle en général et la façon de parler de Goliadkine en particulier. Il conclut que le langage de Goliadkine a un double but : premièrement il prévoit les modalités de ses intentions et de ses sensations, et deuxièmement, il sert d'accompagnement particulier à ses actions. Patterson reproche à Vinogradov d'avoir fait l'erreur de tout concentrer sur Goliadkine, sans regarder la relation du personnage avec l'autre. Il oppose à Vinogradov la lecture de Bakhtine qui est le seul à avoir bien compris que le discours de Goliadkine s'efforce surtout de simuler une totale indépendance par rapport au monde de l'autre. Bien que Bakhtine ne développe pas ce point de vue autant qu'il le pourrait, Patterson se réfère à lui pour conduire plus loin son analyse. Pour montrer que la folie de Goliadkine est conditionnée par la perte de la Parole, Patterson divise ses remarques en trois parties : 1 la structure de soi, 2 soi et l'autre, 3 le jugement et la parole.


1 la structure de soi

      Il commence par se référer à la structure du sujet, telle que Lacan la représente dans son schéma L ( Ecrits I , Seuil Poche, 1966 ) :

      

Schéma L

      S représente le sujet supposé complété du Es freudien. Le Es (ça ) y apparaît, commente Lacan, sous la forme que lui donne Freud, "logistiquement disjoint et subjectivement silencieux".

      "a" ( l'autre ) représente les objets de son regard, a' "moi", ce qui est reflété de lui dans ses objets et A, l'Autre, le lieu d'où la question de son existence peut lui être posée.

      Le graphe du désir est la version dynamique de cette topologie. Le désir conscient du sujet qu'il comprend comme une relation entre l'objet du désir (a ) et son ego ou lui-même ( a' ) est médiatisé par la relation plus fondamentale entre le Sujet réel ( S ) et le Grand A de l'Autre, langage de l'Inconscient. Dans la version dynamique de cette topologie ( appelée graphe du désir ), cette structure du sujet est telle qu'elle a été mise en mouvement par le mouvement du désir considéré comme la parole ou l'acte d'énonciation.

      Le S est la présence physique du Sujet, le petit "a ", ce qui commande son attention, le "a' ", cette part de lui qui a un intérêt à la situation présente, et le A ce par quoi l'ensemble du processus de structuration peut être mis en question.

      On peut voir comment le schéma de Lacan peut être utilisé pour décrire le personnage de Goliadkine. Dans le Double, nous trouvons une personne ( S ) qui occupe un appartement à Saint Pétersbourg. Il ( a' ) a un emploi de bureaucrate et des relations sociales avec la bonne société (a). Andrei Filippovitch et Antoine Antonovitch par exemple. Et il y a aussi ceux qui servent de juges ( ce qui les place en A ) Christian Ivanovitch Rutenspitz -- docteur en médecine et chirurgie -- et son Excellence. Bakhtine a observé une structure semblable chez Goliadkine, lui-même, disant que ce personnage dispose de trois voix 506  .

      Son "Je pour moi-même" (Lacan "moi" ) impensable sans l'autre et qui requiert la reconnaissance de l'autre

      Son Je pour l'autre ( son reflet dans l'autre ), c'est la voix qui est le second substitut de Goliadkine ( l'autre de Lacan )

      et finalement la voix de l'autre (l'Autre de Lacan ) qui ne peut se faire reconnaître de lui et qui, en même temps n'a pas de réelle présence en dehors de lui.

      Dans son analyse, D. Patterson pointe que le terme "Je" ici dénote un procès d'inter et intra relation. Le "qui" du "Dasein" pour reprendre les termes d'Heidegger, est l'embrayeur "Je" qui, ici, est un lieu, et n'est pas une personne. Quelle que soit la nature ou l'identité du Je de Goliadkine, il est au moins en partie structuré par sa relation aux autres personnages et par la façon dont Goliadkine perçoit cette relation.

      Le "Je" comme procès est un "Je" en mouvement : comme Goliadkine est constitué par sa relation, il est constitué par son action. Quand il rend visite au docteur, qui l'interroge sur ses rapports avec la société et sa façon de vivre, Goliadkine, pour expliquer qu'il va son chemin à lui, à l'écart des autres, dit qu'il n'est pas expert en beau parler. Il n'est pas comme d'autres et ne sait pas beaucoup discourir, en revanche, il agit.

-- Je veux... Christian Ivanovitch, je veux dire par là... Excusez-moi, Christian Ivanovitch, je ne suis pas expert en beau parler.
-- Hum... Vous dites...
-- Je demande, Christian Ivanovitch, que vous m'excusiez de ce que , à ce qu'il me semble, je ne suis pas un expert en beau parler, reprit M. Goliadkine d'un ton à demi offensé, perdant quelque peu le fil et s'embrouillant. A cet égard, Christian Ivanovitch, je ne suis pas comme d'autres, ajouta-t-il avec une sorte de sourire particulier, et je ne sais pas beaucoup discourir; je n'ai pas appris à fleurir mon style. En revanche, Christian Ivanovitch, j'agis; en revanche, j'agis, Christian Ivanovitch! 507 

      Goliadkine fait un objet de son action.

      L'interrogation de Lacan prolonge la découverte qu'a faite Freud de "la béance" de l'hétéronomie radicale : Ce qui pense ainsi à ma place, est-il donc un autre moi? (p.283, Jacques Lacan, Ecrits I )

      Lacan, en reprenant l'héritage de Freud dans une ligne qu'il veut authentique, part du dédoublement auquel l'homme est affronté, "excentricité radicale de soi à lui-même".

Quel est donc cet autre à qui je suis plus attaché qu'à moi, puisque au sein le plus assenti de mon identité à moi-même, c'est lui qui m'agite?
Sa présence ne peut être compromise qu'à un degré second de l'altérité, qui déjà le situe lui-même en position de médiation par rapport à mon propre dédoublement d'avec moi-même comme d'avec un semblable.
Si j'ai dit que l'inconscient est le discours de l'Autre avec un grand A, c'est pour indiquer l'au-delà où se noue la reconnaissance du désir au désir de reconnaissance.
Autrement dit cet autre est l'Autre qu'invoque même mon mensonge pour garant de la vérité dans laquelle il subsiste. (Jacques Lacan,Essais I , p. 284 )

      Goliadkine fait un objet de son action, mais il le fait avec l'intention de restaurer en elle sa fonction fondatrice - en deux temps.

      Goliadkine n'a pas besoin du support des autres. Son action devient un objet en lui-même, justement quand il s'identifie devant le docteur comme un homme d'action. Néanmoins en faisant de l'identification, en faisant un objet de cette action, il ne s'est pas avancé davantage dans l'action; il marque un arrêt et, ce faisant, il perd la possibilité de parler - il n'est pas le maître de la parole, éloquent, ou quoi que ce soit d'autre, comme le manifeste à l'évidence sa conversation avec le docteur Christian Ivanovitch. Dans sa lutte pour établir son identité, Goliadkine reste attaché au fondement statique de son identité, pour se soustraire à l'ambiguité du procès, un procès qui est inhérent au langage. Ainsi, dans cet effort pour être lui-même, il se perd lui-même, puisque ensuite, il n'est jamais capable de s'engager dans l'action ou de dire la parole qui engendre le moi.

Je ne suis pas comme d'autres, ajouta-t-il avec une sorte de sourire particulier, et je ne sais pas beaucoup discourir; je n'ai pas appris à fleurir mon style. En revanche, j'agis, Christian Ivanovitch! ( Le Double , chap. 2, p. 40, 42 )

      Comme il est plus concerné par son identité que par le procès, Goliadkine reste devant le miroir où nous le trouvons, à la fin du paragraphe qui ouvre le récit :

Sorti du lit, il courut aussitôt vers la petite glace ronde qui se trouvait sur la commode. L'image qui s'y reflèta - un visage sommeilleux, des yeux clignotants et une calvitie assez avancée - était à vrai dire si insignifiante en elle-même qu'elle n'avait de quoi arrêter au premier regard l'attention de personne; il fut néanmoins visible que son possesseur restait parfaitement satisfait de tout ce qu'il avait vu dans le miroir. ( Le Double , p. 28 )

      La satisfaction rassurante avec laquelle Goliadkine qui se regarde de près se projette dans le reflet "insignifiant" du miroir révèle un élément de l'imaginaire dans sa relation au miroir. Il paraît opportun de rappeler la conception du stade du miroir, telle que l'a formulée Lacan.

      Dans ce que Lacan appelle "la dialectique sociale qui structure comme paranoïaque la connaissance humaine", il reconnaît le même effet que dans ce que manifeste le stade du miroir. L'homme a besoin pour pouvoir entretenir une relation avec la nature et la réalité, de passer par le stade du miroir, condition nécessaire d'une prise en compte de son propre corps et de sa propre réalité.

      Nous avons vu dans toutes les histoires de doubles, la place matérielle privilégiée tenue par le dispositif du miroir qui semble inséparable de l'apparition du reflet, depuis le petit miroir de poche jusqu'au somptueux miroir de Venise. Lacan fait entrer ce miroir en partant d'une activité remarquée chez l'enfant ( psychologie comparée ) dans une réflexion sur la connaissance paranoïaque. L'image spéculaire ( l'imago des anciens ) manifeste en une situation exemplaire "la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu'il ne s'objective dans la dialectique de l'identification à l'autre et que le langage ne lui restitue dans l'universel sa fonction de sujet" (Ecrits I , Le stade du miroir , p. 90 ) 508 

      Le point important souligné par Lacan est que cette forme dans le miroir (Ideal Ich de Freud? ) sorte de Je idéal situe l'instance du moi , dès avant sa détermination sociale dans une ligne de fiction. Fiction, mirage, fantôme, automate. Les termes qu'utilise Lacan pour suggérer l'émergence du symbole au travers de l'image spéculaire, avec les visages voilés, au seuil du monde visible nous renvoient nécessairement au Double

      Nous pouvons voir l'aliénation de l'ego dans la conscience douloureuse qu'a Goliadkine de qui il regarde, et de ce qui lui est propre. Il donne à sa physionomie un "air convenable", détaché", "non dépourvu d'amabilité", avant d'entrer dans le cabinet du Docteur. Quand il va dans un restaurant, ce qu'il commande répond non à son envie, mais au souci qu'il a de respecter la décence, ce qui est attendu d'un homme de sa classe. Il est préoccupé de montrer qu'il est un homme comme tous les autres.

Il décida qu'il valait mieux se taire, n'adresser la parole à personne, montrer qu'il était là parfaitement à son aise, qu'il était là comme tout le monde, et que son attitude, autant qu'il lui semblait, était au moins aussi bienséante que celle des autres . (p. 75 )

      Dans sa course nocturne sur le quai enneigé de la Fontanka, il est si anéanti qu'il est totalement dépossédé de lui-même ,"avec toutes les apparences d'un homme qui voudrait se cacher de lui-même, "s'annihiler complétement", n'être plus, tomber en poussière ( p. 82 ), et c'est alors , sans aucun sentiment de ce qui l'entoure, qu'il voit tout à coup, à côté de lui, accoudé au garde-fou, son double, "qui lui disait même "quelque chose", "en mots hachés", à peine compréhensibles, mais quelque chose qui le touchait de très près, qui se rapportait personnellement à lui.

      Sans savoir pourquoi, Goliadkine est troublé de le rencontrer. Il se débarrasse de la neige, mais ne peut se débarrasser de cet étrange sentiment, "cette étrange et obscure angoisse".

"Et qui sait ce qu'il est, cet homme attardé" --cette question traversa l'esprit de M. Goliadkine -- peut-être qu'il est la même chose, peut-être qu'il est ici ce qu'il y a de principal, et que ce n'est pas pour rien qu'il vient, et qu'il a un but en croisant ma route et en passant à côté de moi..." ( p. 85 )

      Naturellement, plus Goliadkine essaie d'être comme les autres et de sembler comme il faut, moins il y arrive ( plus ses manques apparaissent - ses discordances ). Lacan offre un regard qui convient très bien à cette jonction. Dans ce travail par lequel le sujet finit de reconstruire ou construit pour l'autre, il découvre l'aliénation fondamentale, qui le fait construire comme l'autre et qui a toujours été destinée à être arrêtée par l'autre. Ce qui est construit dans cette instance est le sujet, Goliadkine désirant être le seul dont on puisse dire : Il est lui-même, comme n'importe quel autre. Mais être soi-même ne destine pas à être comme n'importe qui, et c'est un important aspect de la déchirure de Goliadkine, -- Lacan dirait la béance --, quand il s'agit d'être ou de se trouver lui-même. Nous le voyons déchiré entre ces deux pôles, quand il déclare :

Il y a des gens, messieurs, qui n'aiment pas les chemins obliques, et qui ne se masquent qu'en carnaval( ... ) Il y a enfin des gens qui n'aiment pas sautiller et papillonner pour rien, prodiguer les coquetteries et les flatteries, et surtout, messieurs, fourrer leur nez, où il n'a que faire... ( p. 55 )

      Cette assertion est elle-même un masque. La façon qu'il a d'assumer un masque pour l'autre, et comme l'autre, est symptomatique de la psychose qui fermente en lui. Néanmoins, la façade peut être mise à découvert par un autre à cause du jeu qu'il joue. C'est à dire le jeu de la Parole. La construction qu'il élabore est une construction de la parole, et cela en fait un matériel ouvert au public.

      Ici David Patterson trouve une autre pierre de touche dans ce que dit Lacan :

La parole est ici chassée du discours concret qui ordonne la conscience, mais elle trouve son support ou bien dans les fonctions naturelles du sujet, pour peu qu'une épine organique y amorce cette béance de son être individuel à son essence, qui fait de la maladie l'introduction du vivant à l'existence du sujet, ou bien dans les images qui organisent à la limite de l'Umwelt et de l'Innenwelt leur structuration traditionnelle.
Le symptôme est ici le signifiant d'un signifié refoulé de la conscience du sujet. Symbole écrit sur le sable de la chair et sur le voile de Maia, il participe du langage par l'ambiguïté sémantique que nous avons déjà soulignée dans sa constitution.
Mais c'est une parole de plein exercice, car elle inscrit le discours de l'autre dans le secret de son chiffre. (Fonction du champ de la parole et du langage , p. 160 )

      La difficulté pour le sujet est de faire entendre la voix qui parle de lui au delà de la parole, sans se perdre dans l'objectivation des constructions du langage, sans tomber comme victime des constructions toutes faites qui nous font semblables aux autres ( Lacan parle d'un mur de langage qui s'oppose à la parole et au verbalisme du discours de l'homme "normal" de notre culture ) p. 62

      Si Je ( le sujet ) est un procès, il y a un procès -- le sujet transformé en un cela à se conformer en un ego , cherchant dans la parole la réponse de l'autre, réponse qui ne peut être qu'un écho ( voir ce que dit Lacan de la nécessité de la redondance et ce qui, dans la parole, fait office de résonance.). L'inconscient, pour Lacan, est structuré comme un langage, il ne peut donc y avoir de structuration du sujet que si s'accomplit sa relation à l'autre.

Ce que je cherche dans la parole est la réponse de l'autre. Ce qui me constitue comme sujet, c'est ma question. Pour me faire reconnaître de l'autre, je ne profère ce qui fut qu'en vue de ce qui sera. Pour le trouver, je l'appelle d'un nom qu'il doit assumer ou refuser pour me répondre.
Je m'identifie dans le langage, mais seulement à m'y perdre comme un objet. Ce qui se réalise dans mon histoire, n'est pas le passé défini de ce qui fut puisqu'il n'est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur de ce que j'aurai été pour ce que je suis en train de devenir. ( p. 181 )

      La conversation vide et les phrases stéréotypées de la foule sont l'opposé de la Parole et rendent impossible toute réponse ou relation avec l'autre.

      Lacan s'est attaché à la traduction de la différenciation du ça par Freud désignant par le ça les pulsions du moi. Wo Es war, soll Ich werden . Ce qui est traduit en français par Le Moi doit déloger le ça , devient avec Lacan : Là où était "le ça" , "je" doit advenir ( dois-Je advenir ).


2 . Le sujet et l'autre

      La relation entre le sujet et l'autre repose sur la relation entre le langage du sujet et le langage de ce qu'Heidegger appelle "das Man" ou les "Ils". Das Man, personne réelle, ouvre la voie à l'installation / investissement du sujet à l'intérieur d'un système coordonné qui comprend la parole. Ici nous voyons comme l'autre voit et parle comme l'autre demande. Dans cette direction, le langage de "das Man" nous prépare à rentrer en contact avec un "Man" sujet, ou avec un "Ils" sujet, en nous ménageant une ouverture sur la foule.

      Le problème qui surprend Goliadkine, c'est de s'accommoder lui-même avec les catégories de l'autre sans se perdre dans ces catégories; ainsi doit-il parler le langage de l'autre sans tomber dans la mimique de l'autre. Il doit "bavarder" sans être attiré par le vide de la conversation. Il doit parler le langage qui le relie à l'autre en gardant la Parole qui est le langage qui lui est propre. Et c'est précisément ce qu'il ne peut faire. Sitôt qu'il se met à parler le langage de la vérité et de l'ouverture, le langage du sujet, il se trouve pris dans le script que suit pour toujours das Man.

      Dans le cas de la folie, l'absence de la parole s'y manifeste par les stéréotypies d'un discours où le sujet, peut-on dire, est parlé plutôt qu'il ne parle (Lacan, p. 159)

      Une telle attitude se manifeste dans Le Double quand Goliadkine répète des phrases populaires pour ponctuer souvent ses remarques avec les mots : "C'est un proverbe russe", "comme on dit", "comme cela", "je lui ai dit" (p. 44 à 49 ). Il revient aussi toujours sur son refus de porter un masque. "Je n'aime pas les demi-mots; je n'use pas de misérables duplicités, j'ai en horreur la calomnie et les racontars. Je ne mets de masque qu'en carnaval, je n'en porte pas quotidiennement devant les gens." (Dostoïevski, Le Double , p. 42 ).

      Goliadkine, nous l'avons vu, n'est absolument pas le maître d'un discours éloquent et fréquemment a du mal à trouver ses mots et en arrive même à une sorte de paralysie de la voix.

      En même temps qu'il déclare ne pas être expert en beau parler, avec son médecin, "il perd peu à peu le fil en s'embrouillant" (Le Double , p. 39 ), les silences se multiplient, et il en est de même avec ses collègues de bureau, et chez le conseiller d'état. "Il voulut parler et expliquer tout de suite quelque chose, mais pas un mot ne put sortir de ses lèvres". ( Le Double , p. 44 ). En regardant plus loin, nous n'avons jamais vu Goliadkine, aussi irrévocablement au pouvoir de l'autre que quand il s'efface et fuit avec panique, pour ne pas rencontrer un collègue ou un supérieur, ou même à certains moments son domestique Piètrouchka, tout en se forçant à jouer la désinvolture et la crânerie (p. 54 ).

Si à cet instant un observateur désintéressé, non prévenu, avait assisté à loisir, de côté à la course désolée de M. Goliadkine, il aurait tout de suite profondément ressenti toute l'horreur de sa détresse, et il se serait certainement dit que M. Goliadkine avait toutes les apparences d'un homme qui voudrait se cacher de lui-même, d'un homme qui cherche où se fuir lui-même. Oui! c'était effectivement cela. Disons plus : M. Goliadkine souhaitait non pas seulement échapper à lui-même, mais même s'annihiler complètement, n'être plus, tomber en poussière. (p. 82 )

      Si Goliadkine souhaite de toutes ses forces obtenir une position respectable et une renommée enviable ( une bonne réputation ), comme tout un chacun, ce n'est pas exactement parce qu'il souhaite être comme les autres ou se confondre dans la foule. Mais, comme l'explique Lacan, "le désir de l'homme trouve son sens dans le désir de l'autre, non pas tant parce que l'autre détient les clefs de l'objet désiré que parce que son premier objet est d'être reconnu par l'autre." (Fonction et champ de la parole et du langage , p. 146 )

      Peut-être l'exemple le plus révélateur de cela est-il le sentiment qui fait rêver quelquefois Goliadkine d'être en compagnie d'une société choisie et distinguée, qui le regarderait d'une façon favorable.

Tantôt M. Goliadkine se voyait, dans son rêve, au sein d'une belle société, connue pour son esprit et la distinction de toutes les personnes qui la composaient : M. Goliadkine à son tour, y brillait sous le rapport de l'amabilité et de l'esprit, et tout le monde le prenait en affection, même quelques-uns de ses ennemis, eux aussi présents, le prenaient en affection, ce qui était très agréable à M. Goliadkine : tout le monde lui décernait la palme, et il entendait même le maître de céans, prenant à part plus d'un invité, faire l'éloge de M. Goliadkine... Et soudain, sans crier gare, surgissait derechef le personnage connu pour ses instincts bestiaux et malhonnêtes, sous les espèces de M. Goliadkine cadet, et aussitôt, d'un seul coup, en un clin d'oeil, par sa seule apparition, Goliadkine cadet détruisait tout le triomphe et toute la gloire de Goliadkine aîné , piétinait Goliadkine aîné dans la boue, et finissait par démontrer clairement que Goliadkine aîné, c'est à dire le vrai, n'était pas le vrai, mais une contrefaçon, que c'était lui le vrai, qu'enfin Goliadkine aîné n'était pas du tout ce qu'il avait l'air d'être, mais qu'il était comme ceci et comme cela, et que par conséquent, il n'avait pas le droit d'appartenir à la société des gens bien intentionnés et de bon ton. ( Le Double , p. 172, 173 )

      C'est uniquement un rêve, dans la réalité, les efforts de Goliadkine pour gagner les applaudissements des autres, sont au mieux sans succès, au pire aggravent son angoisse. Et depuis qu'il sent qu'il n'est rien sans la reconnaissance de l'autre, il finit par atteindre le point ultime d'une véritable agonie, après une lutte avec son double dans la neige, où le Double a le dessus: "Je suis fichu, absolument fini... cela, c'est hors de doute, et c'est bien dans l'ordre des choses, il ne peut pas en être autrement." ( Le Double , p. 239 )

      Goliadkine fait une tentative pour se mettre à l'écart et devenir un observateur, un assistant latéral, absolument à l'écart ( p. 246, 247 ), près d'un tas de bois, dans l'ombre. Mais c'est son ombre même qui trahit cette présence qu'il cherche à effacer.

      Bakhtine a observé avec justesse que "la base de la structure repose sur l'attente de Goliadkine de trouver en lui-même un substitut de l'autre à la lumière de la totale non-reconnaissance de lui-même par les autres. "C'est à ce moment là que le double fait son apparition. Il n'est rien d'autre que le symbole de la personnification de l'autre conceptualisé. Le narrateur fait référence au double, en italique comme "l'autre ", par la bouche de Piètrouchka, le serviteur de Goliadkine.

"Où donc ... où donc...?" prononça d'une voix éteinte notre héros en montrant du doigt la place donnée la veille à l'invité. ( ... ) après un silence, Piètrouchka, d'un ton âpre et bourru, répondit que "Monsieur n'était pas à la maison" (... )
Puis Piètrouchka se décida à déclarer que l'autre était déjà parti depuis une bonne heure et demie et n'avait pas voulu attendre. ( Le Double , p. 124 )

      Goliadkine sent que l'autre, le double, est en train de prendre possession de sa vie, il le déloge de sa vie et c'est exactement ce qui signifie que tous deux sont dominés et aliénés par l'autre. Même dans ses rêves, dès que Goliadkine se gagnait la reconnaissance d'une belle société qui l'aimait et le prenait en affection pour son esprit, toutes les qualités dont il brillait, l'apparition de Goliadkine cadet, avec ses instincts bestiaux, venait détruire d'un seul coup le triomphe et la gloire de Goliadkine aîné. "L'inutile et fourbe" Goliadkine, le "suspect et superflu" M. Goliadkine se faisait aimer par tout le monde et éclipsait et dénonçait le vrai M. Goliadkine, en démontrant que "le parfaitement honnête" M. Goliadkine était une contre-façon et n'était pas le vrai, mais que c'était lui le vrai.( Le Double , p. 173 ) 509  A partir du moment où il vient en scène, le double contrôle chaque mouvement de Goliadkine, au point que Goliadkine ne peut plus bouger du tout. Et comme, selon Lacan, l'action engendre la Parole, la domination du Double sur l'action de Goliadkine revient à une domination de la Parole, du point de vue de Goliadkine.

      On devrait souligner que le discours ou le texte que le Double impose à Goliadkine ne produit pas la relation imaginaire : L'un contrôle l'autre. Nous voyons que la plainte que le double lui a imposée jusqu'à la nécessité d'exiger que tout soit consigné dans un écrit, est une plainte sur la perte de la Parole (p. 152, 154 ).

      Mais cette disposition peut être éclairée par ce que dit Lacan de la belle âme. (p. 161)

      Une belle âme est une conscience qui juge les autres, mais qui refuse l'action. Dans sa vanité, la belle âme estime son propre discours comme étant supérieur à la réalité et s'attend à ce que son discours soit pris pour la suprême réalité. Ainsi la belle âme refuse-t-elle le monde et arrive non pas à l'existence, mais à la non-existence, le vide de l'insignifiance. La belle âme craint l'autre, il souhaite tant être l'autre, mais être l'autre signifie se perdre lui-même. Tout le paradoxe de l'identification est en jeu : chercher à être identique à l'autre ou posséder l'identité de l'autre, c'est perdre sa propre identité en tant que sujet.

      Le désir de Goliadkine d'être à la fois et ne pas être son double, a comme conséquence, la perte de soi, parce que le tout ou rien de l'identité ou de la non identité exclut une relation à l'autre.

      Le moi se réalise par le moyen de l'autre et il se crée ainsi une relation à l'autre par le moyen de la Parole. C'est ainsi que nous devons comprendre Lacan lorsqu'il affirme :

La forme sous laquelle le langage s'exprime, définit par elle-même la subjectivité. Il dit : "Tu iras par ici, et quand tu verras ceci, tu prendras par là." Autrement dit, il se réfère au discours de l'autre. Il est enveloppé comme tel dans la plus haute fonction de la parole, pour autant qu'elle engage son auteur en investissant son destinataire d'une réalité nouvelle. ( Lacan, Ecrits I , p. 179 )

      Ainsi pour Goliadkine un moyen de salut est assuré par un arbitre du Vrai qui occupe une troisième position entre le double et lui-même. C'est à dire qu'il doit chercher une audience, une écoute dans la présence de l'Autre. La Parole est toujours en troisième position entre les deux sujets. C'est simplement pour introduire la dimension de la Bonne Foi. Espérant désespérément que son rédempteur est vivant, Goliadkine cherche le jugement du rédempteur dans un effort pour regagner son moi perdu, dans un effort pour regagner la parole.


3 . Le jugement et la Parole

      Christian Ivanovitch et Son Excellence sont les deux garants les plus importants de la Vérité dans le roman et comme tels, représentent les deux figures de l'Autre. Ce sont les deux personnes dont Goliadkine cherche à obtenir un diagnostic ou un jugement, une réponse .

      Considérons donc la relation de Goliadkine avec chacun d'eux. Nous découvrons tout d'abord que Goliadkine ressent le besoin de communiquer quelque chose de la plus haute importance à Christian Ivanovitch et qu'il considère même le docteur comme une espèce de confesseur spirituel. La scène dans le cabinet du docteur annonce en fait les prémisses de la perte de la parole pour Goliadkine et sa désintégration en folie. C'est ici que nous remarquons la difficulté de Goliadkine avec les mots et nous percevons comment il insiste sur le fait qu'il s'appartient. Mais en dehors de son information à Goliadkine qu'il doit changer de vie et de personnalité, la seule réponse signifiante que Goliadkine peut tirer de Christian Ivanovitch, est une série de longs et significatifs intervalles de silence. Ainsi c'est ce qui explique que quand Goliadkine essaie de parler pour la première fois, la première chose qu'on entend est le vide, la trace du néant qui donne les contours de sa présence floue. Dans cette perspective, Jameson a, de façon intelligente, attiré notre attention sur le fait que c'est ainsi que le silence de l'analyste rend visible que la situation du sujet dépend de la lettre A majuscule du langage de l'Autre, comme cela ne pourrait jamais être le cas dans aucune situation interpersonnelle. Chapitre II, p. 36 à 43, p. 45 à 46 par exemple.

      Ici la fonction de la Parole dans le contexte psychanalytique commence à être mise au point. Puisque toute parole appelle réponse, comme le dit Lacan (p. 123), la Parole fait une réponse du silence 510  qu'elle rencontre. L'appel de la parole et le silence du vide se joignent pour établir la présence du sujet, une présence marquée par ce qu'il n'est pas. Dans son essai sur Lacan, Wilden 511  déclare : "L'identité du sujet est constituée par une opposition binaire de la présence et de l'absence, et la découverte de l'être individuel, la découverte de la différence doit être condamnée à un éternel désir de la non-relation de zéro, dans laquelle l'identité n'a pas de sens." Incapable d'assurer le poids de "être ici" et l'opposition qui en est la conséquence, Goliadkine devient peu à peu son propre bourreau en pleurant : "Mon propre assassin, voilà ce que je suis", véritable suicidé.

      Car la différence entre la présence et l'absence, c'est précisément ce que Goliadkine ne peut supporter, et nous le voyons dans son désir de devenir son propre maître, et de choisir celui à qui il est assujetti. Si seulement il pouvait choisir, la différence qui l'amène en collision avec le vide serait éliminée. Puisqu'il est impuissant à prendre le dessus, dans ce cas, il érige un monument de narcissisme. Ainsi la parole est-elle réduite à un écho et le sujet à une image dans le miroir.

Mais qu'était donc cet appel du sujet au-delà du vide de son dire ? Appel à la vérité dans son principe, à travers quoi vacilleront les appels de besoins plus humbles. Mais d'abord et d'emblée appel propre du vide, dans la béance ambigüe d'une séduction tentée sur l'autre par les moyens où le sujet met sa complaisance et où il va engager le monument de son narcissisme. ( Fonction et champ de la parole et du langage , p. 124 )

      La lutte de Goliadkine pour se retrouver, atteint son plus haut point dans son retour frustré à l'Autre , ce qui prend la forme d'une tentative pour retrouver une relation avec Son Excellence. Et pourtant, autorité supérieure, Son Excellence est la personne que Goliadkine regarde comme père, et à qui il fait son appel final, au nom du Père. "Je le considère comme un père (...) L'autorité supérieure, je la considère comme un père." ( Le Double , p. 231 )

      Il croit qu'une audience avec Son Excellence, la figure de la Loi, redressera tout et le restaurera dans son moi véritable, à sa place véritable. La confusion créée par la prise de pouvoir du double sera dissipée. Ainsi il pourrait gagner "le pardon de la Parole", pour adopter l'expression de Lacan. A partir de là, dans son désir de retrouver une relation avec la Parole, se manifeste son souhait de rédemption et de salut de soi. Et c'est ainsi qu'il entend son propre sosie crier : "Votre Excellence, dit-il, je vous demande humblement l'autorisation de parler."

      Mais ce cri rencontre, à son tour, un silence qui lui est propre, et dans le chapitre final, Goliadkine est remis à Christian Ivanovitch, qui, à la fin, est bien plus que l'Autre tel que le psychanalyste le représente. Maintenant, il est l'Autre en tant que dieu ou démon.

      Emporté dans l'attelage par Christian Ivanovitch, Goliadkine voit les yeux de feu de son voisin luire d'une joie sinistre.

Ce n'était pas Christian Ivanovitch! Qui était-ce? Ou bien était-ce lui? C'était lui! C'était Christian Ivanovitch! Mais pas celui de naguère, un autre Christian Ivanovitch! un effrayant Christian Ivanovitch! ( Le Double , p. 257 )

      Il est significatif qu'immédiatement avant l'arrivée du docteur, un silence tombe sur l'assemblée chez Olsoufii Ivanovitch, un silence que Goliadkine prend comme une occasion pour prier.

Tout se tut et devint attentif, tout le monde observait un silence solennel, tout le monde considérait Olsoufii Ivanonitch, attendant visiblement quelque chose d'inaccoutumé. M. Goliadkine remarqua qu'auprès du fauteuil d'Olsoufii Ivanovitch, et droit devant le conseiller, s'étaient placés l'autre M. Goliadkine et André Filippovitch. Le silence se prolongeait; on attendait effectivement quelque chose... "Exactement comme dans une famille quand quelqu'un part pour un long voyage; il ne reste plus qu'à se lever et faire une prière", pensa notre héros. ( Le Double , p. 253 )

      Car la prière est la forme extrême de l'appel de la parole, adressé à l'Autre. Dans la prière, l'intense absence créée par le silence rend très intense la présence fragile de soi. Ainsi Goliadkine passe-t-il au jugement dernier pour y être condamné par le docteur dont les derniers mots sont une réponse "sévère et terrible comme une sentence"( Le Double , p. 258 ).

      Dans l'analyse précédente, David Patterson a montré que Goliadkine commence dans un état de narcissisme d'où la parole est absente. Pendant le reste du roman, il est engagé dans une lutte pour regagner la Parole et avec elle, son "moi". Quand ses efforts deviennent de plus en plus vains, il sombre de plus en plus dans la folie. Erigeant continuellement des murs autour de lui, et essayant d'assurer tous ses arrières, il s'enfonce de plus en plus dans une situation compromettante et, c'est une indication de plus de son éloignement de la parole. "A mesure que le langage devient plus fonctionnel, dit Lacan, il est rendu impropre à la parole, et à nous devenir trop particulier, il perd sa fonction de langage. " ( Lacan, p. 180 )

      Goliadkine est finalement perdu dans le fonctionnel, car il se trouve irrévocablement dans la négociation.

      Encore une indication que Goliadkine a perdu la parole, ressort de son incapacité à fournir une réaction qu'il puisse reconnaître comme lui appartenant. Puisque, comme nous avons vu, chaque parole appelle une réponse, une relation à la parole est au moins en partie constituée par la capacité à répondre. Et parce que Goliadkine ne peut que répéter mécaniquement le discours de l'autre, il ne peut réagir ni à l'autre, ni à lui-même. Voilà la conséquence d'avoir été emprisonné dans une lutte pour gagner la reconnaissance de l'autre.

      Capturé par l'autre ou le double, l'imaginaire éclipse le réel et Goliadkine est condamné par l'Autre.

      Qu'avons-nous gagné à examiner le Double en utilisant ce que dit Lacan de la parole? Tout d'abord, nous avons vu que Goliadkine ne peut être réduit au modèle de Jekyll and Hyde, dont la personnalité schizoïde est aggravée par l'apparition du double.

      Deuxièmement, nous avons trouvé que sa folie ne peut être élucidée en faisant appel à une idée sociale, si cela signifie réduire une telle folie à un strict phénomène de société.

      Nous avons découvert en outre que Goliadkine n'est pas simplement un cas d'angoisse chronique, ni qu'il devient fou à cause de l'apparition d'une représentation de la réussite qu'il ne pourrait jamais atteindre.

      L'apport de Lacan nous a permis de comprendre que ce genre d'investigation de la psyché doit, à un certain point, inclure une étude du langage de la psyché. Le double révèle une connexion entre un sujet qui parle et un sujet qui existe . C'est à dire que Lacan nous a permis de voir la primauté du langage et de la parole dans la manière dont nous considérons notre relation avec le monde; nous existons dans une structure où la parole répond à la parole et non dans un complexe où la parole répond au réel.

      Même si toutes les autres études étaient conduites avec précision et une argumentation cohérente, aucune n'a pris en compte cette dimension de la situation. Ainsi la phrase de saint Jean retournée par Goethe --Au début était l'action -- est-elle à nouveau inversée, Lacan écrit, Ainsi le renversement goethéen de sa présence aux origines : " Au commencement était l'action", se renverse à son tour : c'était bien le verbe qui était au commencement, et nous vivons dans sa création, mais c'est l'action de notre esprit qui continue cette création en la renouvelant toujours. Et nous ne pouvons nous retourner sur cette action qu'en nous laissant pousser toujours plus avant par elle . (Lacan, p. 150 )

      C'est peut-être Buber qui l'exprime le mieux : "Au commencement était la relation."


2 Une écriture psychanalytique :
Didier Anzieu. A propos de Francis Bacon

      En dernière partie, nous voudrions nous interroger sur un rapport tout à fait particulier de la psychanalyse et de l'art ( comprenant la littérature ), rapport d'emboîtement comme le dit Pontalis, emboîtement réciproque, où l'écriture du psychanalyste prend comme objet un écrivain ou un peintre, lecture-analyse où la parole -- au sens lacanien -- de l'oeuvre saisie par l'analyste devient à son tour parole de l'analyste.

      Nous avons eu l'occasion plusieurs fois de citer Didier Anzieu, notamment à propos de Francis Bacon, il semble qu'il entretienne dans "son écriture sur" un rapport très particulier, sorte d'écriture en miroir, à partir d'oeuvres elles-mêmes. Comment un texte se constitue t-il au travers d'un autre texte tuteur, selon l'expression de Sarah Kofman, ou d'une oeuvre musicale et picturale?

      Le processus de cette écriture seconde refait, reflète un acte créateur antérieur : l'écriture du psychanalyste se nourrit du corps de l'oeuvre de Samuel Beckett, de Francis Bacon. Comment se transforme-t-elle à son tour en oeuvre? Inscrit-elle à rebours dans le corps du psychanalyste le corps de l'oeuvre? Alibi? Témoignage?

      C'est au travers du numéro consacré par la Nouvelle Revue de la Psychanalyse (numéro 16, automne 1977 ), Ecrire la psychanalyse , que peut être interrogé l'usage "psychanalytique" de la littérature et de l'art.


1 Le Double, le tableau et la scène analytique. Paroles de psychanalyste

      Didier Anzieu a beaucoup écrit sur Francis Bacon, mais nous nous limitons dans cette étude, à un article paru en 1977, L'image, le texte et la pensée qui nous montre le mouvement caractéristique de l'écriture.

      L'écrivain Didier Anzieu se met lui-même en scène dans son quotidien, je qui visite l'exposition Francis Bacon, à Paris, un vendredi après midi au printemps 1977, et je rédigeant le texte que nous lisons.

      Ce qui est présenté ensuite, c'est ce qu'a vu Didier Anzieu sur l'espace de la toile. Et en fait cette première impression renvoie le spectateur à "l'image de notre propre corps".

      Les termes rendent présents ( emploi des temps -- nominalisations ) l'émergence des corps et de leur angoisse. Corps prêts à se vider, souillés dans un univers de bidets, tinettes, souillure de sang et de la vomissure.

      Alors que le peintre est enfermé dans un ailleurs -- notice de dictionnaire -- (Picasso, l'Espagnol, cet Anglais d'Irlande ) ou détails biographiques (l'alcoolisme du peintre ) qui intéresse peu, sinon comme une référence éloignée -- les entretiens avec David Sylvester constituant un horizon incontournable de lecture --, les images s'écoulent et débordent dans le texte d'Anzieu avec leur violence, leur vulgarité indécente. Le spectateur est englobé dans le texte, dans un "nous" qui le place au même rang que celui qui écrit, celui qui voit, puisqu'aussi bien il est le destinataire du texte.

      De son écrit l'analyste attend qu'il "subjugue", et communique sa propre vision en place du tableau.

      L'absence du tableau et l'éloignement du peintre permettent la mise en place d'un double et de l'inversion.

      Au spectateur, de retourner ce qu'il voit, et de ce moi qui s'échappe, prendre une vision pour se constituer lui-même. Au coeur du texte, le Moi-Peau introduit dans les limites du tableau, le regard du psychanalyste. Les corps-figures nous représentent l'appareil psychique, et les images que le Moi peut se faire du corps. Entre la veille et le sommeil, quelles images du corps se forment ou se déforment dans notre appareil psychique?

      Dans Le Moi-Peau , Didier Anzieu se réfère à la peinture de Francis Bacon, quand il étudie l'affaiblissement du sentiment des frontières du Soi.

Francis Bacon, dans ses tableaux, peint des corps déliquescents à qui la peau et les vêtements assurent une unité superficielle, mais dépourvus de cette arête dorsale qui tient le corps et la pensée : des peaux remplies de substances plus liquides que solides, ce qui correspond bien à l'image du corps de l'alcoolique  512 

      Des corps qui se vident, des miroirs qui ne fonctionnent pas en tant que miroirs. La toile peinte, dans la continuité des tableaux, installe la scène analytique, "d'une toile à l'autre". Le fait que Bacon, refusant la peinture narrative, "celle où le tableau oubliant qu'il est d'abord image, se prend pour un texte et prétend raconter", situe ses tableaux dans l'instantanéité, propose au spectateur et lui rend visible une image du sujet, "incarnation imagée" pour prendre l'expression de Lacan, du sujet appelé dans le tableau, sujet indéterminé.

      La suite des tableaux accrochés dans une exposition, qu'elle soit celle du Grand Palais en 1971, du Musée Cantini à Marseille en 1976 , de la Galerie Claude Bernard au printemps 1977 apporte la visibilité à la succession des perceptions, comme autant d'éclairs illuminant les choses, le temps du tableau.

      Ceux qu'Anzieu appelle "les personnages de Bacon" n'ont aucune fonction narrative, puisqu'ils offrent seulement des morceaux, lambeaux de chair, de vêtement dans un décor qui lui aussi tombe en lambeaux. Espace antérieur à la parole, au fantasme. Le spectateur assiste ainsi au ratage de cette projection première du corps par laquelle, comme l'a montré Sami-Ali, chacun de nous se constitue son espace interne propre.

      Qu'est-ce qui est donné à voir? Quelque chose qui donne un sens nouveau et différent à la régression.

      Voilà comment ils se sentent : ombre, déchet, morceau, mais point encore signe (p. 121 ) . Voilà comment ils se sentent et se manifestent à nous. Les sens qui font percevoir la réalité, yeux, nez, bouche, oreilles, disparaissent, se ferment, se déplacent, s'ouvrent au hasard, n'importe où, vides et débranchés. Les instruments qui peuvent nous faire connaître la réalité connaissent le même sort, bouchés, "viciés, corrompus, altérés, cassés".

      Dans les autoportraits, où l'individu devrait regarder son image, les miroirs sont vides.

      "Achoppement, défaillance, fêlure", ce quelque chose, selon Lacan lecteur de Freud, qui va trébucher dans une phrase écrite et produire une béance où se manifeste l'inconscient, c'est ce qui se profile, ce qui vacille, ce qui émerge pour se présenter à moi, spectateur. Ce qui est appelé "tableau" fonctionne, sous le regard de l'analyste, comme une partie psychotique de l'appareil psychique. Silence cruel des portraits. Tant de béances , autant d'inconsistance Le visiteur ne trouve plus de mots. Ici nous entrons dans le monde de l'incommunicabilité (...) des réponses absentes à des questions restées informulées .

      L'espace qui devrait être l'espace du tableau est l'espace interne tel que chaque sujet se le constitue, mais ici avec un sujet absent ou néantisé, ou pas encore présent, et une organisation détruite, à moins qu'elle n'ait pas encore eu lieu.

      Scène première, scène primitive et répétition, puisque, d'un tableau à l'autre, les figures semblent être visées, touchées, blessées, détruites, pour renaître dans le tableau suivant.

      Lacan distingue plusieurs façons d'explorer la peinture pour un psychanalyste:

      Ce que fait Freud avec Vinci, quand il s'interroge sur la fonction qu'ont jouée son fantasme originel et le rapport à ces deux mères qu'il a figurées par un corps double avec enchevêtrement de jambes à la base.

      Cette voie -- psychanalyser le peintre -- apparaît à Lacan d'une hardiesse et d'une impudence folles, psychanalyse "toujours si gluante, si scabreuse, et qui provoque toujours chez l'auditeur une réaction de pudeur." 513 

      Le psychanalyste peut aussi voir le principe de la création artistique dans ceci qu'elle extrairait la représentation ou ce qui en tient lieu. Lacan parle alors de peinture onirique, qui quelquefois émerge -- et qui fait de l'art à la limite un art "psychopathologique"

      Il peut encore interroger la création du peintre et voir ce qui est en jeu dans cette création.

      Cette troisième voie, c'est celle de la peinture dompte-regard , où le trompe-l'oeil de la peinture se donne pour autre chose qu'il n'est ( Lacan, p. 127 )

      Se recouvrent dans une sorte de suture, le temps d'arrêt terminal du geste, et l'instant de voir qui , lui, est initial.

      Il nous semble bien que c'est dans la troisième voie que s'engage Anzieu. Cet autre chose, cet ailleurs qui est en jeu situe le tableau avant la Parole, "un univers d'avant la marche et d'avant les mots". Le prouvent ces fragments de journaux, en bas du tableau, sur des feuilles déchiquetées : "des consonnes se répètent, intercalées avec des voyelles, et se dispersent avant d'avoir pu former des syllabes".

      Ce monde du silence, d'avant la Parole, où seul le geste peut faire sens, ce geste terminal, pour reprendre l'expression de Lacan, n'a aucune autre forme de communication.

Une seule et même chose s'exprime dans un silence cruel ( ... ) une chose qui peut se montrer, non se dire, à savoir que dans cet univers rien ne peut se dire

      Ce que souligne Anzieu avec les glaces qui ne répondent plus, et le double, tour à tour uni et confondu avec le corps, tantôt lui tournant le dos. Le corps morcelé, ce corps qui se montre dans les rêves, reste à un stade archaïque avec des miroirs qui ne réfléchissent pas son image.

L'individu n'y regarde pas son image spéculaire -- comble du paradoxe pour un autoportrait. Tantôt cette image lui tourne le dos et il en est radicalement séparé. Tantôt il y a au contraire continuité entre elle et lui : il se trouve réuni à son reflet à la manière de jumeaux siamois. L'indifférence de la mère a entraîné pour lui l'indifférenciation d'avec son double. ( Didier Anzieu, p. 120 )

      C'est toujours l'illustration d'un impossible circuit de communication. Tout ce qui est passage ( orifices du corps, narines par exemple ) est "débranché", ou déplacé, ou vide, ou ne conduit nulle part. Bouches dans lesquelles n'entre nulle parole .

      "Univers d'avant la marche et d'avant les mots", ou univers de psychotique?


2 De l'analyse du tableau à l'auto-analyse

Depuis que j'ai entrepris d'étudier l'inconscient, je m'apparais à moi-même très intéressant. Dommage qu'il faille toujours avoir la bouche cousue pour ce qu'il y a de plus intime.
Das beste, was Du wissen kannst,
Darfst Du den Buben doch nicht sagen
 514 

      Cet extrait d'une lettre de Freud à Fliess avec les vers du Faust de Goethe que Freud aimait citer (p. 210, op.cit. ), paraît se rapporter à la relation qu'entretient l'analyste à la fois avec le tableau et avec lui-même, avec ce que l'analyste fait pour lui-même du tableau. Le texte écrit par l'analyste constitue en quelque sorte une version seconde, un double du tableau, qui exerce une action sur lui-même.

      Ce qu'écrit Anzieu dans Beckett et le psychanalyste  515  , récit "fictif" au sens freudien, de la psychanalyse de Beckett par Bion, aide à comprendre la position dans laquelle se met le spectateur-analyste, sans demander la permission à l'auteur, sans même le prendre en compte, avec le seul souci d'aller de la "chair" du tableau, ce corps de l'oeuvre, à des mots pour la dire.

Il y a un réservoir, une nappe phréatique de pensées sans propriétaire. Créer, c'est percer dans le sol un puits jusqu'à cette nappe ( p. 92, 93 )

      Ce que dit Anzieu de son travail sur la psychanalyse de Beckett peut modéliser son écriture sur Francis Bacon.

L'auteur de ce livre-ci, qui est et qui n'est pas tout à fait moi-même, qui est plus qu'un lecteur et pas tout à fait un auteur, fait écho dans sa lecture, dans son écriture, de sa lecture, ou plutôt il se fait tout entier écho de ces échos, de ces nappes d'échos qui glissent sur lui, qui se répercutent dans la citerne de son corps, qui trouvent ses oreilles, les pores de sa peau, qui l'assourdissent, le caressent, le parsèment de points douloureux, excitent en lui des pensées nouvelles. ( Didier Anzieu, p. 93 )

      Beckett et Bion partagent un fond commun, ce qu'Anzieu appelle "ce méconnu" 516 

      Un rapprochement de Francis Bacon ( voir dans l'article étudié la référence explicite à Bion et à sa vision de la partie psychotique de l'appareil psychique) établit un rapport étroit entre le couple Beckett/ Bion et le couple possible Bacon/ Anzieu. "Bacon sur ses toiles peint ce méconnu de façon telle que sa révélation apporte un choc à la conscience du spectateur."

      Les territoires du Soi, énumérés, démembrés, disloqués sont observés de l'extérieur, recensés par le psychanalyste, comme ils l'ont été par le peintre, sur la toile. D'un côté, les peintures de Francis Bacon, de l'autre la constitution par Anzieu du Moi-Peau. Les images du corps qui se forment ou se déforment dans l'appareil psychique, états de passage, aux frontières du Moi, insaisissables, peuvent être représentées à partir des figures qui émergent et se détachent dans la peinture de Francis Bacon.

      Le processus primaire, "ce noyau imperdable de l'être psychique", l'infantile, l'archaïque, le névrosé, ne peut se faire jour dans la parole. Ce qui a rapport à l'inconscient est soumis à une dérive, avec ce qui arrive de non voulu, d'inattendu, auquel le style de l'analyste doit s'ouvrir.

      Anzieu prend ses distances par rapport à la phrase fameuse de Lacan, "L'inconscient est structuré comme un langage", mais cède malgré tout à "l'illusion scripturale"qu'il dénonce chez le psychanalyste écrivant : A m'écouter ou à me lire, sous-entend l'auteur, vous entendez la parole qui soumet l'inconscient à sa loi, et qui permet d'en maîtriser la connaissance, -- car il n'est d'autre maîtrise sur l'inconscient que de parole analysante (L'image, le Texte et La Pensée , p. 129 )

      Ce qu'il vise, ce n'est pas à faire parler l'inconscient, mais à récupérer le corps dans la lettre, et aussi à récupérer le corps dans le tableau.


3 Quelle place pour le spectateur/ lecteur?

La meurtrissure des visages -- sortes de Christ à l'agonie -, la déliquescence des corps , mous, tassés, sans ossature, aux extrémités souvent informes, se gondolant ou s'effilochant, évoquent la déliquescence des corps , évoquent la détresse originaire du nourrisson dont parle Freud, et aussi la terreur sans nom reliée par Bion à l'envahissement de la personne par sa partie psychotique. On comprend que (...) (L'image, le texte et la pensée, p. 122)

      "On comprend que ...". Ce "on comprend que" est la clé du rapport d'Anzieu à Francis Bacon, ou Beckett. Un échange direct s'établit entre le tableau et le spectateur qui éprouve en lui le même état intérieur que le peintre a sans doute voulu transmettre.

Quelque chose a été enregistré, mais qui ne peut être dit, et effacé mais qui peut être rendu, au double sens de vomi et de tracé, une qualité sensible et première, et par elle un échange direct, bien antérieur à toute narration, peut s'établir entre celui qui la produit et le visiteur qui subit le choc de cette vision. (p. 123)

      Et quand le spectateur est analyste, il peut ainsi ressentir sa propre douleur psychique qui est celle de ses patients.

      Si on compare avec la situation de l'analyse, où l'analysant en séance est présent et parle, cette présence empêche l'analyste d'écrire. Il ne pourra le faire qu'en différé, en l'absence de l'analysant. Il se constitue une sorte de couple auteur-analyste qu'André Green décrit ainsi :

Au moment donc où l'analyste écrit, s'instaure le clivage auteur-analyste. L'auteur-analyste clive l'auteur qui écrit de l'analyste qui est resté en compagnie de l'analysant absent. Ne pouvant rendre présent l'analysant, l'auteur va chercher, à la place, à donner vie à l'analyste clivé qui, lui, cherche à se dérober pour rejoindre l'intimité violée du couple analytique.( Trancription d'origine inconnue , p.51, NRP )

      Quelle que soit la stratégie utilisée par l'auteur-analyste, on retrouve la double référence, celle à la pratique analytique et celle à la tradition théorique. La fiction de l'appareil psychique permet d'expliquer le fonctionnement de la pensée.

      Alors que l'écrivain est travaillé par l'inconscient et le travaille en retour, l'analyste travaille sur l'inconscient et opère "une transcription d'origine inconnue". Il travaille en même temps avec et sur l'inconscient. Le sien, son propre inconscient, et l'inconscient de l'autre. Pour traiter ce matériau, il utilise un Moi médiateur. Ecrire, pour le psychanalyste, écrire sur l'inconscient et s'en faire l'interprète essaie de restituer une parole singulière et pourtant impersonnelle, au sens de l'impersonnel du ça. L'intime que l'artiste a modelé de façon sensible, plus directe, plus "parlante" dans un autre matériau, l'analyste qui tantôt s'efface, tantôt se couvre d'un "nous, psychanalystes", ou encore de "on" -- "on comprend" -- se doit à la fois de le mettre en mots et de prendre ses distances par rapport à lui.

      La répétition dans le texte du psychanalyste de la figure d'un état "fait à la fois du vide de ce qui n'a pas été exercé, d'une avidité qui s'effraie elle-même d'être sans limites, d'une souffrance à vif qui n'a point rencontré une enveloppe pour se contenir, le tout sur fond d'une mère en décor préfabriqué qui éveille les sens pour mieux les éteindre ou les irriter, qui apprend la marche à condition qu'on ne s'en serve pas ou mal, et qui ne met le sens en circulation qu' à contresens", (p. 123 ), renvoie à une souffrance intérieure qui occupe d'autres écrits d'Anzieu.

      Le "silence cruel" de la toile peinte qui était condamnation peut devenir une parole d'avant la parole et porter témoignage. La citation de Pontalis, -- "Un analyste qui ignorerait sa propre douleur psychique n'a aucune chance d'être analyste" --, installe un espace d'échange et de partage. Cette expérience analytique originaire, l'auto-analyse de Freud, où l'analyste découvre son inconscient, place l'analyste en situation d'analysant, et permet du même coup à d'autres spectateurs lecteurs de comprendre cet espace analytique ouvert conjointement par le peintre et celui qui écrit sur la peinture.


4 Pourquoi avoir écrit ce texte?

      Les premiers motifs mis en avant sont de l'ordre de l'affectivité et de la subjectivité : -- on pourrait dire que c'est une caractéristique de l'écrit du psychanalyste sur son inconscient, une tension anxieuse montée à un degré insupportable devant les toiles, le besoin de comprendre ce qui a été partagé dans ces affects par d'autres spectateurs.

      Sur ce fond d'affectivité, son propre travail d'analyste trouve ici une aide dans la nécessité du transfert, et ce qu'il a observé dans les tableaux lui permet de comprendre des fonctions défaillantes chez ses patients et ce qui doit rester voilé dans la cure peut être montré au travers des tableaux de Bacon.

      La notion de substitut , le tableau substitut de l'inconscient de l'analyste, mais aussi de l'analysant, permet de passer de l'intime au public, au publiable. Cette notion de substitut est relayée par celle d'exemple ou d'illustration.

      S'interroger sur les raisons qui l'ont poussé à écrire ce texte sur la peinture, conduit le psychanalyste à poser le problème de la place d'une culture d'ordre anthropologique ou social, et de la pensée figurative ou par images dans le travail psychanalytique et dans la cure.

      L'effet conscient du texte sur le peintre Francis Bacon fut de cristalliser le thème de la mère ( quasiment absente des tableaux ), insuffisamment bonne : la mère nourricière, la tête encapsulée dans une bulle de plastique. Dépourvue de mimique, elle est sans regard pour cet avorton rassasié d'un lait qui ne l'a point nourri et qui lui crie en vain sa faim d'amour, lui isolé derrière la transparence du biberon, elle emmurée derrière la vitre de son indifférence (NRP, p. 120 )

      La place des miroirs dans l'oeuvre de Bacon , ces miroirs visibles avec des images souvent absentes, manifeste le trouble de l'individu qui ne regarde pas son image spéculaire; et, dans la façon dont il se situe par rapport au miroir, dans cet effacement, l'analyste peut, à son tour, par effacement de soi, comprendre la souffrance de l'analysant et achever de penser. La mise en abyme de l'écriture, avec sa "structure feuilletée" -- le récit de la découverte en train de se faire, répondant comme en miroir aux résultats --, reproduit la structure du rêve princeps freudien de la découverte du sens des rêves, avec l'auto-analyse.

      Se trouvent donc étroitement emboîtés dans le texte étudié "A propos du peintre Francis Bacon", la présentation de la peinture, le repérage du ratage de la constitution de l'espace interne, la névrose de l'analyste et de l'analysant, avec sa fonction classique de miroir réfléchissant que maintient traditionnellement l'analyste face aux dimensions manquantes des analysants.

      La limite de l'écriture pour le psychanalyste semble être l'écriture poétique, dans la mesure où le poète peut écrire l'histoire de son écriture et prendre ainsi en compte une partie inconsciente qu'il fait partager.

      Il semble donc se dessiner plusieurs approches possibles de l'écriture de l'inconscient, depuis une écriture rationnelle et "sèche", "austère et pour nous appauvrissante"(Didier Anzieu,p. 128), jusqu'à une écriture prenant en compte d'autres données culturelles et toutes les facettes d'effets littéraires.

      La reprise du motif du miroir, -- à l'origine, le visage de la mère en est le précurseur --, circule à partir de l'article de Lacan sur le "Stade du miroir" (1949), dans Winicott (Mirror-role of Mother and Family in Child Developpment publié à Londres en 1967 ), repris par Anzieu, le motif trouve une dimension particulière dans le passage par Francis Bacon. Les visages de Bacon s'imposent comme référence du fait d'être vus et du sentiment d'exister que cela procure. La torsion de Francis Bacon qui se voit lui-même dans le visage de sa mère est une torsion, en lui ou en elle, dit Winicott, qui nous rend fous, et lui et nous. La créativité du peintre, figure et stimule la créativité de l'analyste, et la créativité de l'analysant, plus que peut le faire l'article de Lacan.

      Winicott installe donc le travail de l'analyste dans sa fonction de Miroir : la psychothérapie ne consiste pas à donner des interprétations astucieuses et en finesse; à tout prendre, ce dont il s'agit , c'est de donner à long terme, en retour au patient ce que le patient apporte. C'est un dérivé complexe du visage qui réfléchit ce qui est là pour être vu. 517 

      Si maintenant, on examine la place de Lacan et du "langage" de l'inconscient, la relation au langage fonctionne comme en miroir.

L'ellipse à dessein privilégiée comme figure de l'écriture didactique renvoie (est censée renvoyer ) le lecteur-apprenti de l'inconscient à sa propre castration ( imaginaire ) et à ce qui , à partir d'elle, est ordinairement court-circuité pour sa conscience. Mais, au fait, un discours psychanalytique public, oral ou écrit, peut-il avoir des effets didactiques et mutatifs, sur l'inconscient du sujet qui en est le récepteur?
(Didier Anzieu, N.R.P. p. 129 )

      Anzieu dénonce ce qu'il appelle "l'illusion scripturale" latente chez le psychanalyste qui écrit. Par analogie avec "l'illusion réaliste"qui cherche à donner aux lecteurs l'illusion de la réalité, l'illusion scripturale donne l'illusion à celui qui écrit, à celui qui lit ou écoute qu'il est directement en rapport avec l'inconscient et permet de "récupérer le corps dans la lettre", pour figurer au plus près les chaînes associatives inconscientes et le flux des sensations, des signes, des traces, et pour épuiser la pensée primaire.

      La supériorité de l'image plastique sur les mots pour rendre présente l'angoisse, la détresse originaire devant l'absence de réponse de la mère comme de l'entourage représentée, par ces miroirs qui ne répondent pas, permet "une représentativité immédiate" et délivre tout un pan de l'inconscient auquel l'image a la partie liée. Au contraire, lorsque l'écriture prétend effacer la distance à l'objet sur laquelle elle se fonde, elle se nie elle-même par une ruse victorieuse d'auto-destruction. (Didier Anzieu,N.R.P. , p. 134)


5 Pour finir, la trace et le bloc-notes magique

      Nous avons réservé, pour conclure notre interrogation sur la lecture de l'analyste au travers de l'article d'Anzieu, ce qui est dit de la trace qui est à la fois présence et effacement, et pourtant trace de quelque chose qui a été et qui sera, du côté où ça ne cesse pas de pas s'écrire, du côté du double et de l'absent.

      Faut-il témoigner pour un fantôme? Faut-il écrire à la première personne? et à quoi renvoie ce "je" dont se nourrit quelque part l'écriture?

      Anzieu laisse volontairement dans l'ombre, la part de son propre inconscient, pour se faire le serviteur de l'inconscient du lecteur, du spectateur, de l'analysant.

      Citons encore André Green écrivant dans un article intitulé Transcription d'origine inconnue : Le psychanalyste écrit "surtout pour exorciser cette tyrannie qui est en lui, celle de l'ignorance de l'inconscient aliénant. (... ) Cette écriture est de dévoilement -- que ce dévoilement n'aille pas sans sécréter son propre voile, voilà qui est sûr. La trame, non pas celle du texte tissu mais celle de la toile d'araignée de l'inconscient , se tisse et se retisse sans relâche." (N.R.P. , p. 33 )

      Le double qu'il soit hoffmannien ou pictural est nécessairement l'irreprésentable. Facteur partagé avec l'inconscient, la pulsion. Comment "faire passer" cet irreprésentable dans l'écriture? Ecrire, transcrire, traduire (voir Nerval qui utilise aussi la lecture de traces peintes ou modelées par d'autres). Ce qui est inscrit dans la peinture permet l'acte même de l'écriture, faire découvrir qu'il y a un fond, et que sur ce fond donné à la parole, procède "l'acte d'entendre la parole dans son dit".

      La question des traces conduit Anzieu de la peinture à Freud et au bloc-notes magique, -- Wunderblock -- fameuse métaphore de l'inconscient, métaphore de l'écriture, de la conscience ...

Toutefois, il arrive que, dans ses tableaux, aussi dérisoire et jaunâtre qu'elle soit au bout du fil, une ampoule électrique parfois fontionne. Sur une de ses dernières oeuvres même, la porte sombre habituelle devient une jalousie, derrière laquelle, entrevue, luit une lune pâle. Ainsi la lumière est possible, et avec elle l'espoir de parler un jour à quelqu'un qui entende; les corps les plus rongés ne le sont qu'à demi et là où un des cinq sens s'obture, un autre, avant de s'éteindre, se rallume. Avec cette lumière ou cet espoir, la possibilité de laisser une trace devient possible, d'en laisser deux, même, dont la plupart des tableaux de la dernière exposition déploient des permutations innombrables. L'une de ces traces est un disque : on dirait une pièce de monnaie, ou un orifice, ou la marque du sein sur la joue après la tétée. L'autre est une coulée comme une bavure, une giclure, sortant d'un tube, une vomissure, ou une chiure, mais une bavure blanche et pâteuse et rugueuse même comme une main maladroite et rude éveille sur la peau, comme une voix même rauque, éveille dans l'oreille ce qui s'appelle un contact. Quelque chose a été enregistré, mais qui ne peut être dit et effacé mais qui peut être rendu, au double sens de vomi et de tracé, une qualité sensible et première, et par elle un échange direct, bien antérieur à toute narration, peut s'établir entre celui qui la produit et le visiteur qui subit le choc de cette vision. ( L'image, le texte, et la pensée , p. 123 )

      Freud représente dans un article de 1925 l'appareil psychique sous la forme d'un appareil commercialisé, sorte d'ardoise magique : C'est un "tableau fait d'un morceau de résine ou de cire brun foncée encadré de papier" et "recouvert d'une feuille mince et translucide qui est fixée à son bord supérieur et libre à son bord inférieur".  518 

      L'organisation du bloc-notes tel que l'a conçu Freud permet à la fois de détruire, de garder la trace, et de fixer de nouvelles notes. On écrit sur le feuillet de celluloïd de la feuille qui recouvre le tableau de cire. Un stylet pointu raie la surface où l'écriture s'inscrit en creux. Le style fait adhérer , en tous les points qu'il touche, à la fois la face inférieure du papier ciré mince au tableau de cire, et les rayures apparaissent en écriture sombre sur la surface de celluloïd.

      Pour détruire l'inscription, il suffit de séparer du tableau de cire la feuille qui la recouvre avec ses deux couches. Le contact rompu, le papier est à nouveau libre d'inscription, pour recevoir de nouvelles notes. En fait, la trace est conservée dans la cire, mais il faut un éclairage approprié pour pouvoir lire l'inscription.

      L'écriture sombre n'était que l'écriture visible. Ce qui est figuration optique n'est pas l'écriture inscrite. Le fait que la feuille redevienne toujours blanche rend l'écriture toujours prête à disparaître comme un reflet dans le miroir. Le miroir peut toujours faire croire qu'il garde l'image reçue. L'écriture sombre et ce qu'elle reflète aide à la reconnaissance des choses qui s'écrivent à l'intérieur -- l'inconscient.

      Mais si la parole croit pouvoir se rendre visible dans une écriture immédiatement visible, qui la reflète, elle quitte le lieu où précisément la trace inscrite est impossible à déchiffrer directement.

      Ce qui revient à utiliser la métaphore/analogie de Freud, avec l'apparition, disparition, reflet et effacement de l'écriture, pour l'inconscient comme il l'a fait, pour l'écoute analytique ( voir l'article de Fedida ), mais aussi pour la peinture et le rôle du verre. Le rôle du verre prend tout son sens dans une lecture psychanalytique.

      La structure de l'ardoise magique (révélation de signes suivie de leur effacement) est reproduite - involontairement -- par Francis Bacon, qui met sous vitre ses tableaux, afin que le visiteur en les regardant s'y regarde et reconnaisse, superposés, l'image réelle de son propre visage réfléchi par le verre et le portrait, sur la toile, de sa souffrance intérieure liée au vide de la non-reconnaissance et à l'angoisse de l'effacement de soi. Ainsi, même là où n'a pas suffisamment fonctionné le premier miroir qu'est l'environnement maternel et familial de l'enfant, cet effacement est reversible, en ce qu'il laisse la place à une révélation de signes, et la prise de conscience peut advenir. (L'image , le texte et la pensée , p. 124)


Conclusion

      Notre étude s'est proposé de cerner la figure du double en littérature à partir d'un modèle mis en place par Hoffmann au dix-neuvième siècle, modèle dont on peut dire qu'il a rayonné jusqu'au début du vingtième siècle, pour trouver un aboutissement dans la lecture qu'en a faite Freud au travers d'Hoffmann lui-même et d'autres histoires de doubles.

      Comment conclure et peut-on conclure, alors que le terme de notre étude marque seulement une pause dans un cheminement qui se poursuit? La fécondité d'une figure placée sous le signe de la prolifération et de la série, loin de s'affaiblir, trouve seulement d'autres formes et d'autres supports. Les séries américaines au delà du réel recueillent les doubles fantômes, et la génétique avec les clones se prête à la multiplication du semblable. Le développement des techniques et de la science dont on aurait pu croire qu'il allait triompher définitivement des créatures de l'ombre, double le monde réel d'un univers virtuel où s'affirment tous les possibles. Le virtuel se rapproche de l'objet actuel et contribue au contraire à donner un champ nouveau à des "séries" post-modernes héritières des vieux mécanismes du Double.

      Le cinéma qui a perdu jusqu'au souvenir de L'Etudiant de Prague , fait aujourd'hui accepter l'idée des clones humains, la division des cellules à l'infini donnant naissance à des cellules identiques qui peuvent, à des mondes de distance, vivre et mourir à l'identique. Il suffit de faire paraître des images identiques, authentifiées par le discours pour avoir l'adhésion troublée et inquiète des spectateurs. Tout se passe comme si la science allait vérifier les multiplications des Sabines 519  de Marcel Aymé.

      Le jeu fascinant des silhouettes de la lanterne magique et des ombres chinoises cède la place aux images virtuelles qui frappent de doute la "réalité" de l'image unique, "vraie" reproduction de l'être humain L'image virtuelle suppose un monde où l'image retouchable, modifiable, varie au gré de celui qui l'utilise.

      Dans la littérature, les écrits fictionnels au vingtième siècle, réélaborent le motif ancien du double. Dostoïevski regrettait de ne pouvoir devenir insecte 520  , Grégoire, dans La Métamorphose (1912) de Kafka, se retrouve dans son propre lit changé en un énorme cancrelat, développement irréversible qui le conduit jusqu'à la mort.

      La reprise en miroir de textes antérieurs aussi bien par la littérature que par le cinéma, s'inscrit toujours parfaitement dans le processus d'écriture et de création du Double 521  .

      La langue même peut jouer un rôle de miroir, dans la traduction qui se fait alors, selon l'expression d'Artaud traduisant Lewis Carroll, "traduction variation", mais aussi dans une réécriture plus distante. Nabokov écrit en russe à Berlin une première version du Double de Dostoievski, située à Prague en 1930, qu'il traduira ensuite en anglais, sous le titre de Despair . Quand Despair est publié en 1965, Nabokov revoit la traduction anglaise en la modernisant, ce qui le conduit à modifier après coup le texte russe.

      Comme la littérature, le cinéma peut se faire palimpseste, réutilisant des images antérieures : Le visage de la créature de Frankenstein en noir et blanc apparaît dans le film en couleurs pour effrayer les agents du F.B.I., hommage ostentatoire à Mary Shelley.

      Godard aime à répéter qu'il n'y a pas d'images vierges. Nous pourrions bien être entrés dans un univers où le double est devenu une valeur, ce qui pourrait remettre en question le plagiat et la propriété littéraire et artistique.

      S'il n'est pas possible de considérer comme achevée une étude nécessairement partielle et limitée d'un motif qui continue à se développer et à s'enrichir, nous pouvons tenter de faire le point sur ce que notre analyse a pu mettre en évidence.

      Là où nous avions pensé, à partir d'un premier groupe de textes d'Hoffmann à Chamisso et à Achim von Arnim, isoler un motif du Double, la singularité des traits rend difficile, voire impossible la découverte de types et la constitution d'une typologie du double véritablement opératoire.

      Il semble plus relever d'un classement éditorial et commercial, avec un effet immédiat sur l'attente du lecteur, de regrouper, comme l'ont fait Jacques Goimard et Roland Stragliati dans leur Grande Anthologie du Fantastique , histoires de doubles, de cauchemars, de délires, d'aberrations... Pourtant certains modèles de référence se détachent et peuvent être repris en toile de fond : l'homme privé de son ombre et de son reflet dans la glace ( avec en abîme, Peter Schlemihl , Les Aventures de la Nuit de la Saint-Sylvestre ), avec un prix à recevoir qui a quelque chose à faire avec le diable, sous les traits de Méphistophélès, Dapertutto, pacte qui n'assure pas son salut, mais donne un poids social. Nous avons vu avec Peter Schlemihl et ses "suivants" la valeur à accorder à l'ombre. L'ombre devient la pièce à échanger, l'espace d'une négociation avec l'autre. Consciemment ou inconsciemment, le thème de Faust inspire la fantaisie de ces objets de valeur, dont la caractéristique semble être de n'avoir pas de fond, comme la bourse de Fortunatus 522  passant de main en main et de texte en texte, mise en scène dans l'Etudiant de Prague .

      Au motif de l'échange et de la bourse sans fond, se superpose la rencontre que l'homme fait avec cette ombre identique, ce double détaché de lui-même. Qu'ils s'appellent Docteur Jekyll et Mister Hyde, Goliadkine et l'autre Goliadkine, le combat mortel avec l'Autre où l'Autre prend le dessus reste le pôle attendu avec l'issue fatale. La partie se joue à deux. La fascination du même, le narcissisme, est un piège mortel, ou sans autre issue que l'enfermement psychiatrique. Les variations d'une histoire à l'autre avec la hantise du trop fameux William Wilson portent sur la répartition des valeurs morales, qui font du Double un bon double (William Wilson) ou un mauvais double ( Goliadkine ).

      Nous avons laissé volontairement dans l'ombre l'homosexualité souvent invoquée dans les études sur le Double. A ce point de notre analyse, nous avons vu se succéder des figures le plus souvent masculines, féminines parfois (Aurélia), où la jeune fille perdue et retrouvée confond ses traits avec ceux de la Mère ou d'une représentation de la Vierge à l'enfant pour devenir la Mort.

      Le passage du masculin au féminin confond l'objet du regard et du désir en un Etre unique. Un point commun réunit ces êtres, la présence de la Mort, au coeur de la création, derrière la porte non-ouverte des tableaux de Francis Bacon, dans le choeur des fantômes du Tour d'écrou .

      La traversée de tous les textes littéraires permet de souligner quelques points qui semblent toujours revenir : la métamorphose, l'obsession de la mort, la circularité, les retours, les répétitions. L'obsession de la mort, cet espace à la fois recherché et fui, la vie dont on veut sortir, et la mort plusieurs fois annoncée, évitée avec des détours, c'est l'héritage du double archaïque, "cette image impalpable du mort supposée rester auprès du cadavre", et qui subsiste aussi longtemps que le corps n'est pas détruit 523  ."

      La métamorphose, depuis celle de Lucius en âne, jusqu'aux métamorphoses animales contemporaines, contredit la cohérence du sujet appelé à être à la fois lui-même et un autre, Janus avec des visages superposés, comme certaines images de Bellmer, et contamine le paysage et les choses. Comme si les limites des corps n'existaient plus ou n'étaient plus perçues. On sort de son corps, on devient insecte ou chien en gardant à l'intérieur de soi son identité que les autres ne reconnaissent plus. La peinture et la musique disposent de moyens spécifiques qui permettent au spectateur de percevoir immédiatement le double sens et le mouvement dans l'image statique. La musique est aussi utilisée dans une double direction, pouvant séparer la ligne mélodique et la parole et d'autre part jouer à contre sens ou de façon inattendue des instruments. Les jeux du petit Miles et de Flora, devenus en passant d'Henry James à Benjamin Britten, des jeux musicaux, ouvrent la porte des morts.

      Dans la mesure où nous avions choisi de faire une étude sémiotique des figures du Double, nous avons retenu le parcours traditionnel pour faire une lecture des récits, du parcours narratif au parcours figuratif. Le traitement de l'espace dans les textes littéraires met toujours en valeur l'isolement du double, par différence avec la société qui devrait l'entourer. Qu'il soit à l'intérieur, enfermé dans sa chambre ( la chambre de L'Etudiant de Prague ) par exemple ou à l'extérieur, l'espace qui entoure le sujet ne semble fait que pour l'écraser et précipiter sa course et ses déambulations, à l'image des décors expressionnistes. L'espace du dehors a la forme de l'espace du dedans, espace d'exclusion souvent. La promenade de Goliadkine pour échapper au Double s'achève par une bagarre avec l'autre. Certains décors sont plus utilisés que d'autres et constituent d'un récit à l'autre, comme d'une toile de Bacon à une autre toile, une topologie idéale d'une ville imaginaire : Berlin, Prague, l'Italie dans le domaine germanique, mais aussi les maisons désertes. C'est à la fois pour le lecteur un espace familier, -l'énonciation glisse au présent --, et aussi en contrepoint un espace de conversation, et de communication, si l'histoire du Double est d'abord une histoire, -- deux fois contée pour Hawthorne.

      L'espace peut aussi exploser en quelque sorte et devenir l'univers, un infini d'espaces. Moins espace ouvert malgré ses dimensions que lieu de non-lieu et de non localisation. Fuir un lieu, c'est encore en retrouver un autre. Comment se faire insaisissable, quand la porte ne représente pas une fermeture, mais l'ouverture sur une menace encore invisible? La recherche du peintre Francis Bacon rejoint la démarche poétique de la littérature.

      L'utilisation de territoires dévolus à des communautés permet la mise en place de ghettos, de territoires des morts, autant de cachettes, d'interstices, de replis où le Double peut se glisser, sur les marges, dans les bords, à la frontière, dans le flou. On reconnaît le décor des films allemands.

      D'autre part, l'espace se dédouble et changer d'espace pour le sujet induit une double vie. Prenons pour exemple Gradiva et les déplacements de l'archéologue et de Zoé . De l'Allemagne à Pompéi, on retrouve le double décor de la Princesse Brimbilla, de l'étudiant Anselme, avec le symbolisme de l'archéologie cher à Freud.

      Britten a intégré musicalement le découpage de l'espace que lui fournissait James avec l'espace des fantômes, la verticalité de la tour pour Miles et les eaux mortes de l'étang pour Flora.

      L'espace objectif des cafés où l'histoire est racontée, le coin du feu avec la réunion familiale est doublé d'un espace 524  où le fantasme prend son essor, relayé par l'espace nocturne des rêves.

      Le temps connaît les mêmes développements, avec une linéarité brisée par des plongées dans le passé ou dans une vie antérieure qui peut remonter aux premiers temps de l'univers. C'est sans doute le texte de Nerval le plus frappant dans la mesure où tous les repères nous échappent. Il n'y a plus de ligne droite pour un moi décentré, disjoint, mais des retours en arrière dans un passé véritable ou dans un passé mythique, un retour circulaire comme le labyrinthe borgésien. Des événements déjà passés sont présentés, dans Hawthorne, comme encore à venir.

      Comment, sur un tel fond, une histoire peut-elle se détacher avec une cohésion interne et rentrer dans le cadre narratif? Freud remarque que les romans d'Hoffmann sont trop emmêlés pour qu'on puisse en faire un récit compréhensible, et conseille, quand il s'agit du motif du double, de "dégager les points les plus saillants et de chercher si, pour ce motif une dérivation à partir de sources enfantines est permise." 525  L'incapacité avouée de Freud souligne le fait que le texte n'a pas été écrit pour raconter une histoire. Le double ne peut constituer, semble-t-il un acteur engagé dans une histoire, fût-elle une histoire de double. Le sujet, même si on admet qu'il part à la découverte de soi, -- ce qui serait la quête --, n'entre pas dans l'univers greimassien, avec en face de lui un anti-sujet qui serait le double, avec la mort à la fin du parcours. La menace que représente le double sur l'identité n'est jamais levée, et toute transformation, au lieu de s'inscrire dans une progression ou une dégradation, finit par enfoncer le sujet en lui-même, dans une circularité qui exclut la narrativité.

      L'histoire de double est une histoire faite de trous, de manques, toujours en suspens, sans commencement, et surtout sans fin, puisque le double réapparaît dans une autre histoire, un autre lieu.

      Toute tentative d'épuisement est vouée à l'échec dans un texte qui n'est qu'un collage de fragments, métaphore des lambeaux de non-moi qui défont le moi.

      L'importance du voyage, voyage dans l'espace et dans le temps, inscrit dans la figure du double avec la transformation dans les deux sens à la fois 526  , permet au double de passer d'un corps à l'autre, d'un espace à l'autre, moins en quête d'une identité où se fixer que manifestant l'existence d'espaces imaginaires qui peuvent tolérer sa présence doublée de son absence et son absence doublée de sa présence.

      L'illusion "réaliste" définit un monde rationnel régi par la rigueur d'un code qui distingue le personnage "vrai" des illusions de la fiction. Avec le double, tout est faux et tout est vrai. Etre de fiction, il cesse d'être soumis aux règles qui vont devenir les règles du roman au dix-neuvième siècle. Au lecteur de décider s'il entre ou n'entre pas dans les jeux du Double. S'il entre dans les jeux du double, tout est permis.

      L'optique fantastique qui fait apparaître des spectres et des fantômes par illusion d'optique, les silhouettes découpées du dix-huitième siècle, entrent tout naturellement dans les récits, et ce n'est pas seulement métaphoriquement. Le dispositif spéculaire permet à l'oeil de se doter d'un complément qui favorise le regard, appelé à devenir le lorgnon de Freud, et aussi de toutes les variations de la perspective : le passage du grand au petit, du petit au grand. On se rappelle les jeux de Sylvie et Bruno, dans Lewis Carroll où l'appareil mis au point par Mein Herr fait de l'éléphant une souris. Le couloir qui sépare le Voyageur enthousiaste dans la chambre des étrangers de la loge de l'Opéra pose l'existence de deux espaces contigus, l'espace du sommeil et des rêves rattaché par une lorgnette à l'espace théâtral de la Musique et du Chant.

      La mise en abîme qui fascine Michel Foucault dans la peinture, quand il étudie Les Ménines de Vélasquez, ces "contrebandes de la vision" qui irritent Louis Aragon par leur côté conventionnel, font partie de la fantasmagorie et du "catalogue d'armes" du double. La figure du Double est toujours une "Apparition" 527  , suivie d'une disparition, que le double soit reflet ou ombre, ce que justifie le dispositif optique.

      Quel que soit le dispositif auquel celui qui regarde a recours, il ne voit souvent qu'une partie de l'"image" morcelée, "encadrée", par le cadre d'une fenêtre par exemple, glissant vers le portrait et l'image peinte. Le miroir peint se fait miroir d'encre. Immobilité, mise à distance, caractère énigmatique de scènes dont la signification échappe à celui qui regarde, de l'autre côté de la rue, sans que le lecteur sache qui a mis en scène. Ouverte ou fermée, la fenêtre est à la fois cadre, écran et voile.

      Pour dire le double dans un texte littéraire, son apparition, son effacement, sa transformation, il faut un autre langage que celui qu'utilise la pensée rationnelle : nous avons souligné dans notre parcours l'usage des modalisations, des corrections, de la succession des métaphores, de la tentative, autant qu'il sera possible de laisser plusieurs sens, de voiler ce qui ne sera pas dévoilé. Ce qui est inconnu, inexplicable, n'est pas éclairé par une explication qui réduirait l'étrange à nos valeurs habituelles, mais reste dans la chambre noire.

      L'analyse de la figure du double dans la musique, la peinture et au cinéma nous a donné une idée de la façon dont les autres arts traitaient ce qui ne peut être figuré. Il est intéressant de voir que, à la fois on retrouve des dispositifs assez semblables dans la peinture et au cinéma : la présence obsessionnelle des cadres, des portraits, portraits photos, miroirs et portes, de tout ce qui crée ce que Lacan appelle justement cette béance soudaine d'une fenêtre qui s'ouvre. L'émiettement des figures, les traces brouillées abolissent la distinction entre le double et ce qui serait l'original. De même, la musique, le chant surtout, confère à tous les degrés de l'être une réalité unique, à la limite extrême de ce que peuvent exprimer les sons : la femme qui fantasme ou se souvient dans Le Tour d'Ecrou , les enfants qui rêvent ou sont hantés par les fantômes, les fantômes eux-mêmes. La musique installe au-delà des limites de la scène, et dans les limites de la scène, un espace vivant, que viennent moduler plusieurs clivages ( clivages de l'espace, la tour..., et clivages sonores ). Au sein de cet espace qui est instauré s'établit un va et vient entre les plans musicaux et les personnages et leurs doubles. La musique littéralement double le clivage des personnages, et c'est elle qui fait percevoir, rend crédible, intensifie par sa présence, la réalité des fantômes.

      Il me paraît que, de la même façon, au cinéma dans le film muet, ce qui se voit sur l'écran agrandi comme la peinture par la perspective, c'est l'occupation de l'espace, partagé en deux par une division violente, où le regard, regard de l'Etudiant, regard du spectateur, va chercher dans l'ombre, à l'arrière-plan, la présence oscillante, sortie du miroir. La transparence du fantôme continue à s'inscrire dans le miroir disparu. Le jeu des surimpressions, le partage collage de l'écran, de multiplication en multiplication, abolissent la frontière entre l'ici et l'ailleurs. Je suis où je ne suis pas .

      Faire accéder le regard à l'irreprésentable, à cet écho intérieur des arrière-pensées, atteindre par la matière sonore le "son fantasque", un monde virtuel, ce sont les réussites recherchées par les images peintes, les images du cinéma, et la musique. Que reste-t-il à l'écriture? Sinon restituer avec des mots, avec une histoire toujours embrouillée, toujours fragmentaire, et toujours reprise, l'inconscient des fantasmes.

      Pour finir, le recours à Freud et au"champ freudien" était nécessaire, puisque le "phénomène du double" est le plus saillant des motifs inquiétants et c'est Hoffmann qui fournit à Freud une entrée par la littérature. Le Double préside à la naissance de la psychanalyse, constituant une défense figurée contre l'anéantissement et la mort, à l'instar de la langue du rêve, et, dans un développement ultérieur, une instance particulière qui s'oppose au reste du moi et sert à l'auto-analyse, - dont on sait le rôle qu'elle a joué dans la psychanalyse.

      L'approche de Freud du champ de la littérature a varié, ce que met en évidence notre choix de présenter les textes de Freud dans leur ordre d'apparition. Les analyses que Freud fait du Double sont datées, d'aucuns disent décevantes. Mais si elles n'ont sans doute pas une valeur de modèle, elles ont un double intérêt : elles nous permettent de mesurer la nouveauté et les limites de ces premières interprétations. Il nous reste, dans un deuxième temps, à chercher, en utilisant les données de la psychanalyse, ce qui est mis en jeu dans les textes, et ce qui implique l'inconscient du lecteur ou du spectateur.

      S'appuyer sur la psychanalyse pour lire les textes de façon différente, nous conduit à aborder le Double à partir de la question du sujet, de ses rapports avec Autrui et avec l'inconscient. Que le Double puisse être le ça, la Chose, la régression, Julia Kristeva, lectrice d'Aurélia , le débusque dans la trame et les répétitions du texte. Le clivage du Moi, qu'il soit angoisse de la Mort, peur de la castration, tentative de rejoindre l'Autre absent ou refus de le rencontrer, cherche un lieu, un espace, un temps où donner sens par la Parole.

      Les simulacres sont une façon de mettre hors de soi, reflétés, multipliés, dédoublés ses propres doubles, dont on peut voir ainsi la réflexion sur des visages d'autrui. Le Moi déjà constitué, cherche à projeter hors de soi comme quelque chose d'étranger un Non-Moi inquiétant. C'est dans la Parole, dans le récit qui est fait que se constitue le sujet.

      La présence du sujet, ce moi qui regarde et se met hors de soi, les personnages d'Hoffmann, d'Achim von Arnim, Nodier, Nerval, Hawthorne, le font apparaître comme le verre des tableaux de Francis Bacon où se reflète, multiplié, celui qui regarde. Pour nous lecteurs, quelque chose s'éclaire dans le miroir, que n'a pas vu Hoffmann. Ce n'est pas l'inconscient de l'auteur qui est en jeu, et que nous cherchons, comme a pu le faire Marie Bonaparte avec Edgar Allan Poe, ou Freud lui-même avec Jensen, mais un sujet inscrit en profondeur avec ses doubles, dans l'inconscient des textes 528  ou plus largement des oeuvres artistiques mises en résonance.

      Les procédures de l'analyse sémiotique permettent avec l'importance accordée aux séries, à l'interprétation des Valeurs du Sujet distinguées des valeurs sociales, de rompre avec l'analyse classique des textes de fiction et rendent ainsi possible une traversée des histoires de doubles attachée à rendre accessible les associations, les réseaux.

      Que le texte soit écrit à la troisième personne ou à la première personne importe peu, de même qu'est reléguée toujours au second plan la question surnaturelle. Le Double est un possible, un irréel probable, enveloppé dans une sorte d'absence de signification.

      Reste pour finir, ce qui revient au Tiers. Ce Tiers qui est le lecteur, spectateur, auditeur, interprète. Si on fait de la présence du Double une anamorphose, il lui appartient de trouver sa place et d'interpréter, de déchiffrer, -- cela peut l'être avec la psychanalyse --, cette image du Sujet qui lui est renvoyée. C'est en gagnant un point de vue privilégié que le spectateur peut voir émerger dans Les Ambassadeurs de Holbein, au premier plan, l'image d'un crâne.

      Leurre visuel, le double, même s'il a souvent partie liée avec la mort et l'au-delà, l'entre-deux-morts, est aussi le lieu du désir inconscient et la source du plaisir. C'est en effet sur le plaisir du lecteur-déchiffreur, explorateur que nous souhaitons conclure.

      Ce qui est régression, hallucination, impossibilité de communiquer se trouve retourné comme l'envers d'une bourse dans l'oeuvre de fiction, et ce retournement est source de plaisir. Les confusions, glissements d'un personnage à l'autre -- le Maître du majorat étant tour à tour le Maître et son cousin et aussi, selon la dénomination des Juifs, les premiers nés des animaux--, mêlent les identités. On échappe à son corps, à sa condition d'homme, à la grande route de la vie normale, à l'espace et au temps, pour rentrer dans d'autres certitudes, d'autres croyances. Les ressemblances, la perte des frontières entre le moi et les objets du monde, le spectacle de l'homme et de son reflet, se manifestent sur la base d'un jeu qui rappelle le jeu théâtral. Dédoublé, le lecteur, spectateur, auditeur, perd ses propres repères, mis lui-même hors de soi, il lui reste à se faire voyeur ou à prendre à son tour la parole, ce que fait Anzieu pour Bacon ou Henry James, sur ce qu'il vient de voir, de lire, ou d'entendre. C'est le rapport essentiel, la complicité pour Gilles Deleuze de la vue avec la parole.

      Car quelle conduite tenir, vis à vis des doubles, des simulacres ou des reflets, sinon celle de parler? Ce qui ne peut être que vu, ou ce qui ne peut être qu'entendu, ce qui n'est jamais confirmé par un autre organe, ce qui est l'objet d'un oubli dans la mémoire, d'un Inimaginable dans l'imagination, d'un Impensable dans la pensée, -- qu'en faire sauf d'en parler? 529  Le langage est lui-même le double ultime qui exprime tous les doubles, le plus haut simulacre.


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