Pierre Flinois

Turandot-Suite

[Avant-Scène Opéra dedicato a
Turandot di Puccini, pp. 136 ss.]
Si «Turandot» fut créée associée à «Arlecchino» en 1917 pendant l'exil zurichois de Busoni, la genèse de sa composition remonte à 1905.
Car, comme pour chacun de ses ouvrages lyriques, Busoni en préfigura le texte musical par la composition d'une courte pièce symphonique qui contient en germe une partie de la thématique du futur opéra. Ainsi en est-il du «Rondo Arlecchinesco», pour
«Arlecchino», et de «Sarabande et Cortège» pour «Faust».

La Suite symphonique «Turandot» Op. 41 fut entreprise peu après la réalisation du célèbre Concerto pour piano, orchestre et chœur d'hommes Op. 39, qui, ainsi que l'a montré avec justesse P.G. Langevin, constitue dans le cheminement évolutif de son auteur l'équivalent des «Gurrelieder» pour Schônberg, en réalisant pour la première fois la synthèse des composantes «ataviques» de son instinct créateur. L'œuvre, quelifiée de «pandemonium» par un critique, à la création en 1904, d'«épopée sonore» par un autre, est absolument gigantesque et atteint aux mêmes étirements que les plus fantastiques développements de Mahler et de Bruckner. L'architecture générale accuse nombre de formes symétriques dans l'ensemble (structure générale ABCBA) comme dans le détail de chaque partie. La démesure est ici à l'échelle germanique, puisqu'elle s'applique à peindre les cycles éternels de la Nature. Pour Busoni, ce sera pourtant la dernière attache au postromantisme. Et «Turandot», qui suit, en sera l'antithèse absolue.

La Suite, écrite pour orchestre et chœur féminin, fut achevée en 1905 et crée à la Singakademie de Berlin le 26 octobre de le même année. Elle comporte huit numéros rapides et enchaînés. Le premier «Il Supplizio - La Porta della Città - La Partenza» est un Allegro qui, fragmenté, servira d'introduction et d'articulations au premier acte du futur opéra. Le deuxième «Truffaldino», est une marche grotesque qu'on retrouvera à l'entrée du chef des eunuques, au second tableau de l'acte. Vient ensuite «Altoum», marche du fabuleux empereur, puis le «Choeur Nocturne÷ que chanteront les femmes de «Turandot» au lever du jour au début du second acte. Au même acte appartiendront encore «Dance et Chanson», puis «Turandot» (une dernière marche), la valse nocturne, et le huitième morceau, «In modo marcia funebre e finale alla turca».

La Suite fut reprise par Max Reinhardt pour sa production de la pièce de Gozzi dans la traduction allemande de K. Vollmöller le 27 octobre 1911. Mais Busoni, refondant lui-même le texte allait, à partir des fragments à usage d'articulation, de description et d'ambiance pour la pièce, composer un opéra entier. Celui-ci reste avant tout une oeuvre légère, et à l'inverse du futur ouvrage de Puccini, est absolument dépourvu du pathos habituel à la production italienne de l'époque. Ni le chant (qui n'atteint jamais à l'incantation passionnelle) ni l'orchestre (assez étoffé sans être jamais massif, et qui n'a jamais le rôle de commentateur qui lui est dévolu alors depuis Wagner), ne se séparent d'une composante humoristique fondamentale. Plus que d'une «morale» orientale, il s'agit d'un divertissement sur le mode comique italien, qui refuse toutefois tout usage de l'orientalisme musical comme source de dépaysement sonore. La variété, l'originalité des timbres, de leurs mélanges, de leurs oppositions, la nouveauté - pour l'époque - des rythmes, éblouissants de verve, le baroque des constructions harmoniques, des variations tonales, l'invention mélodique elle-même souvent volontaire et carrée, mais aussi, quand Busoni le juge nécessaire, d'un lyrisme absolu, en font une œuvre absolument originale et sans artifice, môme si face à Faust, elle n'apparaÎt plus qu'une esquisse de mise en pratique des théories de son auteur.