Laureto Rodoni

Du côté de chez Paolo

Avant-Scène Opéra nº 200

MAESTRO VERDI

Ma rencontre avec Simon Boccanegra, hélas! lamentablement tardive, eut lieu à la fin des années 70, à la Scala de Milan. Mais elle fut aussi fulgurante que décisive puisqu'elle éclaira d'une lumière renouvelée ma connaissance de Verdi, de ses œuvres et de sa Weltanschauung. La chance m'avait été donnée d'assister à un spectacle d'une cohésion dramatique et musicale à toute épreuve, fruit d'une collaboration artistique si prodigieuse qu'elle obligeait chacun des interprètes à exprimer le meilleur de lui-même. Celle de Giorgio Strehler m'apparaissait non pas comme “une” des mises en scène possibles de Simon Boccanegra mais “la” mise en scène, en même temps que la direction de Claudio Abbado, humble et déchirante, témoignait d'une approche flamboyante et innovatrice de ce chef-d'œuvre enfin restitué à sa grandeur.
Le point culminant d'une écoute de plus en plus empreinte d'étonnement fut la sortie de scène, à la fin du premier acte, d'un Paolo Albiani proprement hystérique et convulsif alors que, contraint "con immensa forza" par Simone, il vient de se maudire et d'être maudit par le chœur: un chuchotement à peine perceptible, investi d'un poids prophétique formidable. La terreur d'une catastrophe imminente habitait ce silence avec une force telle qu'un fortissimo déversé par tout un orchestre n'aurait su restituer. Effet magique d'une de ces intuitions verdiennes, capables de condenser en un bref instant le nœud d'une tension autrement insupportable.
Toute la bassesse morale du perfide "rapitor di fanciulle" se manifestait dans sa fuite lâche, dans ce mouvement qui traversait comme une lame acérée non seulement la staticité ébahie de la scène mais aussi la musique. Car, endolorie et meurtrie, comme l'âme de Simone, la musique se tendait dans l'effort suprême de retenir chaque silence, chaque fragment sonore. Puis, soudant entre elles ces moindres cellules, qui se frayaient cyniquement un chemin entre les mots de la malédiction, elle s'abattait sur le "manigoldo impuro" avec le flot apocalyptique d'un tutti d'une expressivité toute en violence.
Véritable oxymoron dramatique, cette fuite si angoissée et enragée, en opposition au hiératisme et au mépris sardonique d'un Simone blessé dans ses sentiments les plus intimes (paternité et amitié) m'éclaira sur les raisons qui ont poussé Verdi à suspendre la composition d'Otello. Et ce pour convaincre un Boito rétif à reprendre en main le livret foisonnant de Piave, et à réparer ainsi "cette table branlante" dont les pieds devaient être refaits. Verdi avait repéré dans le remaniement du premier Simon le chaînon qui lui manquait encore pour pouvoir accéder à cette puissance démoniaque que Iago exigeait de son inspiration.
Dans cette fuite subite qui le mène du milieu de la scène aux coulisses, Paolo semble se cacher à lui-même, anéanti qu'il est par la réprobation de l'ami désormais douloureusement ennemi : ici, l'interprétation magistrale de Felice Schiavi allait redorer le blason scénique de ce personnage-clé, injustement laissé pour compte.
Ainsi donc ce même Paolo Albiani devient le personnage le plus élaboré de l'expérimentation verdienne, encore plus élaboré que Simone et Fiesco, descendants directs de figures ébauchées antérieurement. Verdi et Boito ont vu en lui la personnification de la grandeur maléfique de tant de figures shakespeariennes qui, à l'instar de Iago, côtoient les abîmes infernaux et se teintent d'une forte charge expressionniste, comme certains critiques l'ont prétendu avec hardiesse.
Ceux qui dénoncent une baisse de tension dramatique après le Prologue et le premier acte comprennent mal la structure dramatique de l'œuvre. La trajectoire de Boccanegra, tiraillé entre ses sentiments privés et la raison d'état, atteint son apogée à la fin de la scène du Conseil. L'intrigue, dans la version remaniée de Boito ainsi que dans la vision scénique de Strehler, est un climax ascendant jusqu'à la malédiction forcée, sommet d'une puissance dont on décèle les signes avant-coureurs de défaite et de désagrégation. S'engage alors le mouvement descendant, inexorable jusqu'à la mort de Simone… D'innombrables symétries sont là pour le prouver. Paolo Albiani est l'artisan aussi bien de l'ascension de Simone que de sa chute et de sa fin. Encore plus que Fiesco, c'est lui l'antagoniste de Simone, et ce même lorsque, paradoxalement, il lui propose de devenir doge. Verdi était tellement conscient de son importance qu'il exigera "un baryton qui soit aussi un excellent comédien". Comment ne pas songer, de nouveau, à Felice Schiavi?
Il ne faut pas croire que la fragilité psychologique ou la faiblesse politique de Gabriele Adorno représentent la partie défaillante de l'inspiration du compositeur pas plus qu'elles n'appauvrissent les deux derniers actes. Elles contribuent au contraire à assombrir le finale, en reflétant le pessimisme exacerbé de Verdi, pessimisme qui transparaît avec amertume dans sa correspondance. Où sont ces "hommes faits de génie et de fermeté" qu'il souhaitait voir à la tête de la nation naissante ? La pauvreté de Gabriele Adorno, ainsi que l'ont conçu Verdi et Boito, n'est que le reflet de ce vide dangereux. Constat désabusé qui efface les espoirs triomphants du finale de Macbeth!
Le glas qui accompagne la mort de Simone devient un fil sonore de plus en plus exigu jusqu'à s'épuiser dans le silence : un silence qui se transforme en un temps suspendu, intemporel…
Traduit de l'italien par Elisabetta Soldini