OTTO FLAKE
LE MARQUIS DE SADE - 2



XII
MOEURS DU SIECLE


2.

On a parlé de l'apothéose de la prostituée au cours du XVIIIe siècle. Son apologie ne se trouve pas seulement chez Sade, dont la Mme de Saint-Ange se flatte d'être une putain. Rétif aussi entonne un hymne en son honneur. Comme le fera plus tard Dumas pour la demi-mondaine, l'Abbé Prévost, un siècle auparavant, idéalise sa fille Manon. Dans le même temps Goethe idéalisait le suicide de Werther pour lequel Lessing a trouvé des paroles d'une mâle ironie.
L'efféminement, l'exaltation du sentiment de la nature, la surabondance sentimentale des jeunes gens du Sturm und Drang, les transports de passions des poètes allemands, tout cela trouve sa contrepartie dans cette virilité tout aussi intense de l'époque, qui à la fin du siècle, remplit l'Europe pendant vingt ans de ses cris de guerre et favorisa des existences et des carrières aventureuses sans précédent.
Pendant la Révolution il y eut certes un moment que l'on pourrait qualifier de Terreur de la Prostitution. L'Assemblée Nationale avait levé toute restriction, toute contrainte. A l'époque où Sade transcrivait ses expériences dans ses romans, la police exerçait une surveillance que la corruption pouvait suspendre. Manon avait été déportée aux colonies. Protégée par l'une des indispensables patronnes de bordel, elle eût échappé à son destin. Parent-Duchâtelet, qui a fait la révision des archives de la police de 1724 à 1788, établit:

Que la tolérance de l'administration à l'égard des prostituées et des maisons de prostitution était complète, qu'elle ne sévissait que dans les cas très graves, et qu'elle délivrait des autorisations qui répondaient aux tolérances actuelles. Qu'on ne faisait de perquisitions que lorsqu'il y avait des plaintes portées de la part des voisins.
Qu'il y eut quelquefois des assassinats commis dans certaines maisons; dans d'autres des filles et des hommes jetés par les fenêtres; que le tapage était fait, le plus ordinairement par des soldats travestis; que les voisins couraient les plus grands dangers en rentrant chez eux, et que souvent même ils ne le pouvaient pas.
Que l'arbitraire le plus grand régnait dans toutes les arrestations, que rien n'était fixé par des règlements, et que tout dépendait du caprice des commissaires de police et de leurs agents.
Qu'à mesure qu'on s'éloigne des premiers temps du siècle dernier, les punitions sont moins sévères et la manière de procéder moins rude et moins expéditive.

Le système était corrompu, des affaires assez ténébreuses se produisaient certainement, le sentiment de l'impunité devait prendre une intensité extraordinaire ; mais un Saint-Fond n'est possible que dans la fantaisie de Sade. Auprès de Juliette, intendante des cruautés du ministre, les courtisanes de l'ancien régime ne sont que des pygmées. C'est seulement avec les années de la Terreur que la réalité se rapproche des peintures de Sade ; alors les Clubs secrets organisent des bals publics à l'Opéra, où le masque sur le visage était le seul vêtement; des centaines de bals de prostituées ont lieu tous les jours, et sur le Boulevard du Temple ou dans les rues avoisinantes de jeunes garçons et des jeunes filles, nus comme la main, s'accouplent comme des chiens sous les yeux des passants ahuris.
On peut donc dire que Sade n'a fait qu'anticiper sur les moeurs de la Révolution, qui furent très près de réaliser ses excès imaginaires.
Il faudrait consacrer tout un livre aux actrices, aux élèves de ballets et aux danseuses. Mule Dubois, de la Comédie-Française, qui dressa un catalogue de ses amants, battit un record. Dans un espace de vingt ans elle prétend avoir porté leur nombre 16.527 hommes. La Saint-Ange de Sade se loue d'être entrée en rapport avec plus de 12.000 hommes. Mule Dubois jonglait avec les chiffres comme avec l'argent de ses amis; pour chaque jour, pendant cette période de vingt ans, elle compte de deux à trois hommes.
Ces dames augmentaient volontiers leurs revenus en devenant plusieurs fois mère par divers hommes de condition. Casanova raconte d'une façon amusante, comment la cantatrice Le Fel lui présente, lors d'une visite qu'il fait chez elle, trois charmants enfants:

Patu me conduisit chez une célèbre cantatrice, Mlle Le Fel, que tout Paris idolâtrait et qui était membre de l'Académie de Musique. Elle avait trois charmants enfants qui gambadaient dans la maison.
- Je les adore, me dit-elle.
- Leur beauté le mérite bien, répondis-je, bien qu'ils aient chacun une expression différente.
- Je pense bien. L'aîné est le fils du duc d'Annecy, le second le fils du comte Egmont et le plus jeune est de Maison Rouge, qui a épousé récemment la Romainville.
- Oh! Excusez-moi, je vous prie, j'avais cru que vous fussiez la mère de tous les trois.
- Mais vous ne vous êtes point trompé du tout je le suis.
À ses mots elle regarda Patu et tous deux éclatèrent de rire, ce qui me fit rougir et me fit comprendre ma gaffe. J'étais encore novice et n'étais pas habitué à voir des femmes s'arroger certains droits qui n'appartiennent qu'aux hommes.
Mlle Le Fel cependant n'avait rien de choquant; c'était même une femme du monde; mais elle était, comme on dit, au-dessus des préjugés. Si j'avais mieux connu les moeurs de l'époque, j'aurais su que ce genre de choses n'avait rien d'étonnant et que les grands seigneurs, qui semaient de cette manière leur noble progéniture, laissaient leurs enfants dans les mains des mères, auxquelles ils payaient des sommes considérables pour leurs frais d'éducation. Ces dames vivaient d'autant plus agréablement qu'elles augmentaielt sans cesse le nombre de leurs enfants.
Mon ignorance des moeurs parisiennes me fit mettre parfois les pieds dans le plat et Mlle Le Fel eût probablement ri au nez de quiconque eût voulu lui dire que j'avais de l'esprit.
Un autre jour je me trouvais chez Lani, le maître de ballet de l'Opéra J'y vis cinq ou six jeunes personnes de treize ou quatorze ans, qui toutes étaient accompagnées de leurs mères et avaient l'expression et la mise modestes qui témoignent d'une bonne éducation. Je leur dis des galanteries, auxquelles elles ne répondirent que les yeux baissés.
Lorsque l'une d'elles se plaignit de maux de tête je lui offris mon flacon de sel, et une de ses camarades lui dit "Sans doute as-tu mal dormi". - O ce n'est pas cela, répondit Agnès, mais je crois que je suis enceinte". À cette réponse inattendue d'une jeune personne que j'avais cru être vierge, à voir son extérieur et son âge, je fis cette remarque "Je ne savais pas que Madame était mariée."
Elle me considéra un instant toute surprise, se tourna vers son amie et toutes deux s'esclaffèrent. Honteux bien plus pour elles que pour moi-même, je m'en allais fermement résolu de ne plus attacher foi à la vertu chez une classe de femmes où elle est si rarement. Il faut être fort candide pour chercher ou pour supposer de la pudeur chez des nymphes de tréteaux: ne se font-elles pas un honneur de n'en avoir aucune et ne se moquent-elles pas toujours de qui les en croirait capables.

Dans Juliette, Dorval porte à trente le nombre des maisons qu'il entretient. Rétif, le sociologue de la prostitution à Paris, est une mine pour celui qui veut étudier ce phénomène ainsi que le milieu des maquerelles et des appareilleurs. La traite des enfants était parfaitement organisée. Sa Majesté en avait besoin.

On paye alors l'enfant, dit Rétif, comme on paye un animal grevé de fatigue, un prix convenu d'avance, entre les parents et la maquerelle, qui gagne toujours sur le marché.

Jusqu'au début de la grande guerre, il n'y eut pas en France de règle plus stricte que cette convention tacite, selon laquelle les jeunes filles de familles riches ou aisées recevaient l'éducation la plus sévère, tandis que les filles de condition plus modeste s'en allaient tenter leur chance, de leur propre initiative, avec leurs moyens naturels. On ne trouvait rien de tragique à cela, c'était disait-on, 'réaliste'.
L'importance de la tribadie, chez Sade, n'est pas exagérée. La Tribade la plus célèbre de Paris à la veille de la Révolution, était Mlle Raucourt, de la Comédie. Son buste était érigé à côté de celui de Mlle d'Eon, - au club de la 'Secte Anandryne'.
Mairobert, le censeur royal, raconte dans l'«Espion Anglais», sous le titre de 'Confession d'une jeune fille', l'histoire d'une fille de la campagne, que la Gourdan avait acquise pour son bordel. Son père la retrouva dans la rue, mais ne put la forcer à revenir au foyer parce qu'elle était membre de l'Académie de Musique.
La Gourdan fit examiner la jeune fille, qui était fort belle et très amoureuse de son corps, par une appareilleuse qui constata une clitoridem diabolicam; aussitôt la Gourdan prévint sa meilleure cliente, Mme de Furiel, de la trouvaille qu'elle venait de faire.
Mme de Furiel paya 100 louis d'or. Un dentiste nettoya les dents de Sapho, qui fut ensuite baignée. Plusieurs filles s'empressèrent à lui tailler les ongles, à extirper ses cors, à la nettoyer, à la parfumer, à la friser. Puis Sapho fut menée chez Mme de Furiel, où elle fut légèrement flagellée et laissée seule avec la maîtresse de la maison.
Pendant le souper elle fut initiée aux coutumes tribadiques du club secret des Anandrynes. Sa réception au sein du club dépendait de l'épreuve à subir dans la chambre priapique où la novice ne devait pas se laisser distraire par les symboles et les attributs de la virilité, les tableaux, les livres qui l'entouraient. Au pied de la statue de Priape brûlait un petit feu, qu'elle devait continuellement entretenir. S'abandonnait-elle un seul instant à des rêveries, le feu s'éteignait. La pure, la véritable tribade était ennemie de l'homme.
Sapho soutint l'épreuve des trois jours avec succès et fut alors confiée aux modistes et présentée à l'Opéra par la Furiel. Le lendemain eut lieu la réception au club, luxueusement installé, Mme de Fund la présenta à la Présidente, la Raucourt. Les dames présentes la soumirent à une nouvelle épreuve.
On fit lecture d'une vieille poésie française, qui énonçait les trente beautés de la femme. La Novice devait au moins en montrer seize. Chaque tribade chuchotait à la Présidente son opinion. Sapho fut élue à l'unanimité. Elle devait prêter serment de ne jamais fréquenter un homme. Suit une grande allocution de la Présidente sur les devoirs et les avantages de la Tribadie:

[...] Le plaisir de la Tribadie nous est Inspiré par la nature : il n'offense point les lois ; il est la sauvegarde de la vertu des filles et des veuves; il augmente nos charmes ; il les entretient, il les conserve, il en prolonge la durée; il est la consolation de notre vieillesse; il sème enfin également des roses sans épines.

Mlle d'Eon est le célèbre chevalier d'Eon, qui avait une taille et un visage singulièrement équivoques. Louis XV n'hésita pas à la veille de la guerre de Sept ans, de le joindre, déguisé en femme, à un agent secret en mission à Saint-Pétersbourg. Plus tard il assuma le même rôle à Londres, mais s'y heurta à la résistance de l'ambassadeur de France. D'Eon menaça de rendre publics des documents secrets; finalement Beaumarchais, l'auteur du 'Mariage de Figaro', trouva une solution : d'Eon devait déclarer qu'il était réellement femme; un ambassadeur même ne luttait pas contre une femme. En 1775 ii fut convenu que d'Eon rendrait les papiers secrets et s'engagerait désormais à ne plus porter que des vêtements féminins.
Sade a peint les deux types de pédérastes l'homosexuel né, qui a la haine de l'autre sexe (Bressac), et l'individu blasé, que le dégoût des habitudes normales et les séductions ont rendu inverti.
Au XVIe siècle déjà, la cour de France avait été Contaminée par la pédérastie; 'la France est devenue italienne'. disait-on alors. La Princesse Palatine parle ainsi de son fils le Régent: "Monsieur ne pense rien qu'à se soucier du bonheur de ses garçons, il n'a pas d'autre inquiétude. La valetaille est maître partout."
Louis XV aurait aussi pratiqué la pédication. Selon Rétif, la pédérastie, la sodomie et d'autres formes de la débauche humiliaient la France depuis cinq ou six générations.
Quant aux bandes de brigands, il y en avait dans toue les Etats arriérés. En Italie Sade avait eu l'occasion d'étudier ce phénomène à sa source. A l'époque où l'on lisait ses ouvrages, il n'y avait rien de plus ordinaire, de plus actuel que l'insécurité. Les culs de sac de Paris valaient les forêts de province. De tout temps, la prostitution, les maisons de jeu, le vol, et le terrorisme ont été des phénomènes correspondants et simultanés. Les Révolutions ont toujours mis en état de fermentation la lie du peuple.
L'Etat lui-même versait abondamment le sang sur toutes les places publiques. La police massacrait les citoyens et les livrait à la canaille. À Paris c'était la Terreur rouge; dans le Midi, des bandes d'assassins faisaient régner la Terreur blanche.
Le XVIIe et le XVIIIe siècles ont été la période classique de l'empoisonnement, qui revient si souvent sous la plume de Sade. Le nom de la Marquise de Brinvilliers est légendaire. Elle était érotiquement aussi excitable et aussi débauchée que la Durand de la Juliette de Sade, qui possède un jardin de plantes vénéneuses et un arsenal de poisons.
L'assassinat par empoisonnement était devenu un procédé si fréquent, surtout parmi les femmes de l'aristocratie, qu'en 1679 fut institué un tribunal particulier, la chambre ardente. La Brinvilliers avait empoisonné sur l'instigation de son amant, son père, ses frères, ses soeurs, des parents et des amis. Elle fut décapitée en 1676, et ses cendres jetées au vent.
Sade met en scène l'empoisonneur Desrues et le brigand de grande route Cartouche. Cartouche et sa bande avaient été publiquement exécutés en 1721 ; Nivet et ses compagnons, en 1729 ; toute une série de criminels suivirent; l'exécution de Damiens, dont nous connaissons le compte-rendu, eut lieu à l'époque de Sade, ainsi que celle de Desrues et de nombre d'autres.
Avant la découverte des '120 Journées de Sodome', on prétendait que, sans la Révolution, Sade n'eût pas conçu ses plus atroces cruautés. Le fait que ce manuscrit fut rédigé à la Bastille, lui assure une affreuse priorité. Cependant il est certain que la 'Justine' est bien moins audacieuse dans ses premières que dans ses dernières éditions et que la 'Juliette' ne parut qu'à l'époque du Directoire.
Rien n'empêche donc de supposer que Sade mit dans 'Justine' et dans 'Juliette' toute sorte d'éléments qu'il vécut ou qu'il connut indirectement. On a fait remarquer avec raison que les horreurs des massacres d'Avignon en octobre 1791 avaient pu faire une impression profonde sur la sensibilité de Sade. La ville papale d'Avignon avait été réunie à la République une et indivisible. Le 16 octobre, l'un des commissaires nouvellement nommés, fit à l'église, une allocution qui s'adressait particulièrement aux catholiques et aux aristocrates. Un hurlement formé de mille cris s'éleva, des femmes hystériques se ruèrent sur le commissaire, le piétinèrent, le percèrent à coups de ciseaux et d'épingles. On le retrouva baignant dans son sang, au pied de l'autel, exhalant son dernier soupir.
Les représailles furent plus horribles encore. On jeta les aristocrates dans les cachots souterrains du château situé sur le Rhône, antiques caves qui dans le passé avaient été déjà témoins de scènes atroces. À côté se trouvait le caveau mortuaire de la tour de glace, jadis remplie des victimes mortes ou vivantes de l'Inquisition.
Lorsque les troupes entrèrent à Avignon le 15 novembre, elles y trouvèrent 130 cadavres, parmi lesquels des cadavres d'enfants, "pourrissant dans la pourriture, aux yeux du monde terrifié", comme s'exprime Carlyle. N'était-ce pas pour Sade le modèle de la cave remplie de squelettes du château de son héros Roland, qui y précipite Justine? Les évènements d'Avignon, son pays natal, l'ont sans doute particulièrement intéressé.
À Paris même, il fut témoin des massacres de septembre 1792. Du 2 au 6, se succédèrent "une centaine d'heures, qu'il faut mettre au rang de la Saint-Barthélemy, du massacre des Armagnacs, des vêpres siciliennes ou des plus affreux moments de l'histoire universelle." (Carlyle).
Le peuple, mégères en tête, arrachèrent les aristocrates et les prêtres aux prisons pour les assommer. Tandis qu'on aiguisait les sabres, les cruches de vin passaient à la ronde. La Princesse de Lamballe fut précipitée dehors toute nue, on l'égorgea de la manière la plus obscène.
Depuis le mois d'avril, la guillotine fonctionnait. Selon les uns elle aurait été l'invention du chirurgien Guillotin, selon d'autres, du chirurgien Louis. Le plus impitoyable des terroristes était Carrier, commissaire à Nantes. Il enfermait les femmes qui lui plaisaient dans un sérail dont sa maîtresse Caron, avait la surveillance. Après en avoir abusé il les noyait dans la Loire: ce fut le'début des noyades de Nantes. Le verdict était exécuté 'perpendiculairement', la nuit on conduisait sur le fleuve les victimes placées dans de grands canots dont on ouvrait le fond. On coupait les doigts qui s'agrippaient. Le mariage républicain consistait à jeter à l'eau hommes et femmes ligotées l'un à l'autre. L'historien Fleury mentionne 25 noyades et 4.860 victimes, parmi lesquelles nombre d'enfants. Son travail ainsi achevé, Carrier passait la nuit dans des bacchanales avec des femmes et ses roués habituels. Dühren fait remarquer que toutes ses tirades sur l'apostolat de la raison, appelée à mettre un terme à tous les préjugés, à toutes les superstitions et à tout fanatisme, se terminent toujours par l'expression courante chez Sade : le flambeau de la philosophie.
Rien n'était alors plus fréquent que des viols commis par les geôliers. On confectionnait des perruques avec les cheveux de femmes guillotinées, et dans une tannerie de Meudon, selon des témoignages d'ailleurs assez douteux, on se serait servi de peaux d'hommes guillotinés les peaux de femmes étant trop fragiles pour fabriquer des culottes et des chiffons de ménage. On a conservé des livres reliés de peaux humaines. A supposer que ce ne fussent là que des exceptions - l'enfer des romans de Sade s'était réalisé.
Lui-même n'était-il pas persuadé, qu'à d'autres époques et chez d'autres peuples, les choses se fussent passées de la même manière ?
Ses études ethnographiques lui permettaient d'accumuler partout des exemples, pris aux impératrices lascives, aux fêtes orgastiques des sauvages, aux communautés d'hommes et de femmes.
On doit donc constater que les circonstances historiques dont procède Sade, ne dépassèrent pas une mesure moyenne - mesure que nous ne saurions emprunter à la morale absolue, mais à l'expérience. Lentement l'image évolue les faits, à mesure qu'approche l'époque de la Révolution, paraissent se conformer de plus en plus aux peintures de Sade. En 1782, on jugeait un homme qui pendant deux ans, dans les Pyrénées, s'était nourri de la chair de jeunes garçons et de jeunes filles qu'il avait d'abord violés.
En face d'un juge, Sade n'aurait pas eu besoin de s'en référer au maréchal Gilles de Rays, dont les mânes sont si souvent invoquées dans ses livres; Rays avait tué cent quarante enfants et aucun vice sexuel ne lui était inconnu.
Sade aurait pu également citer l'exemple du comte de Charolais, qui interrompait ses parties de libertinage, pour abattre les couvreurs sur les toits ou souffler la vie aux passants. Peut-être avait-il aussi connu l'histoire de cet intendant sous Louis XIV, qui offrait une tabatière remplie de poudre excrémentielle.
La Révolution réalisa ses excès imaginaires, tandis que de son côté il puisait dans les faits de nouvelles inspirations. Cependant, et ces deux constatations ne se contredisent pas, Sade est moins un peintre de moeurs qu'un insaisissable fanatique plein d'exagérations.
Un écrivain peut en effet emprunter un élément quelconque à une époque. En isolant cet élément et en en faisant une idée générale, il affirme son caractère personnel. On pourrait transformer les années de l'inflation allemande par une simple association de procès et d'évènements, en une seule chaîne de crimes de collégiens, d'escroqueries, d'agiotages, d'assassinats politiques.
Un livre ne reflète jamais la vie, trop abondante, mais une conception de la vie. La conception qu'avait Sade de la vie de son époque est monomane. Il n'écrit ni des romans de moeurs ni même des romans à tendance, mais des oeuvres absolues. Elles sont d'une densité telle que toute atmosphère y disparaît. Elles n'ont plus rien d'humain, leurs personnages sont crispés. La ronde qu'ils dansent, est une pantomime diabolique.
Il n'y aurait eu, pour Sade qu'une solution le travail des sciences sexuelles, à l'aide de moyens objectifs et neutres. Mais c'est précisément le défaut de neutralité qui caractérise le marquis de Sade. Dans un conte des 'Mille et une Nuits' on voit des marchands échoués sur une île un démon vient s'asseoir sur leurs épaules et serrer leur cou de ses jambes; ils sont forcés de le porter jusqu'à ce qu'ils meurent épuisés. Sade porte ainsi la sexualité sur ses épaules, elle le fustige et le pousse en avant.

XIII
LA PREMIERE PSYCHOPATHIE SEXUELLE

Le Manuscrit de la plus terrible parmi les oeuvres de Sade faisait partie de ceux qu'il dut abandonner à la Bastille. Retrouvée par Dühren, elle parut en 1904 au Club des Bibliophiles à Paris [À ne pas confondre avec la récente édition 'Les 120 Journées de Sodome ou l'École du Libertinage', par le marquis de Sade - Edition critique établie sur le manuscrit original autographe par Maurice Heine. À Paris par S. et C. aux dépens des bibliophiles souscripteurs. MCMXXXI. (N. du T.)] La traduction allemande de Karl von Haberland parut en souscription à Leipzig, en 1909, en deux volumes.
L'analyse de cet ouvrage, bien qu'ardue, ne saurait être omise dans une étude intégrale; un biographe n'a-t-il pas affirmé qu'il fallait étudier Sade à la manière du naturaliste, écrivant l'histoire du scorpion.
Selon Eugen Dühren, le manuscrit est authentique; il demeura pendant un siècle la propriété de la famille de Villeneuve-Trans; d'autre part, la structure de l'ouvrage ne laisse aucun doute sur l'identité de l'auteur; Sade seul pouvait offrir pareil tableau systématique de la psychopathie sexuelle. De même, l'écriture du manuscrit présente toutes les caractéristiques graphologiques de Sade, "traits aigus, cruels, menaçants". Les caractères sont minuscules, ils n'ont pu être déchiffrés qu'à la loupe. Sade a dû apparemment économiser le papier. Ce manuscrit a été rédigé en novembre 1785.
Son titre : 'Les 120 Journées de Sodome ou l'Ecole du Libertinage' rappelle le 'Décaméron' de Boccace. Il se compose également de récits, narrés par quatre historiennes cinq récits par jour.
Quatre abominables débauchés, âgés de quarante-cinq à gobante ans, réunissent leurs fortunes pour préparer avec le plus grand soin la "partie de débauche" des '120 Journées'. Un duc et son frère, l'évêque de..., ainsi qu'un président de Parlement et un financier établissent tout d'abord des liens plus étroits entre eux en mariant chacun sa fille à l'autre, tandis que l'évêque ne refuse que pour la forme.
Puis ils versent deux millions dans la caisse commune : au moyen de cette somme le plan projeté sera minutieusement exécuté.
En attendant sa réalisation ils passent leur temps à se divertir, chargent quatre maquerelles et quatre appareilleurs de leur procurer des filles et des garçons, se réunissent quatre fois par semaine pour célébrer des fêtes dans quatre petites maisons; chacune de ces fêtes coûte 10.000 francs ; ils font usage d'un nombre considérable de personnes, par exemple, au quatrième souper, assistent une vingtaine de filles de sept à quinze ans. Au second repas on amène douze filles de bon ton, choisies dans le demi-monde élégant, mais le troisième dîner réunit une centaine de filles des plus basses.
Sade est cette fois-ci bien décidé à suivre sa tendance de systématisation jusqu'au bout; il fait à la fois oeuvre de panlogisme et de pansexualisme.
Il souffre littéralement à l'idée qu'il pourrait échapper quelque chose au lecteur en raison du grand nombre de personnages. Aussi dresset-il un registre qui contient des indications sur le caractère des personnages principaux. L'introduction donne l'analyse détaillée des quatre libertins. L'histoire de leur vit, leurs conceptions philosophiques, leur constitution morale et physique, leurs tendances érotiques, ainsi que leurs répugnances, sont exposées sous une forme de grand style.
"N'est-ce point là, la morale des maîtres et des esclaves de Nietzsche?", demande Duhren en faisant allusion à la doctrine du duc sur la relativité des lois et des interdictions de la morale. Mais tandis que Nietzsche élabore une philosophie qui tend à l'intensification de l'énergie européenne, le Provençal Sade laisse se développer en lui un Oriental plus sensuel, plus cruel, et plus destructeur qu'aucun Sultan ne se montra jamais à l'égard de ses femmes, de ses eunuques et de ses esclaves.
Le duc a assassiné sa femme pour épouser une fille, mais depuis longtemps il n'en est plus à sa seconde femme. Il se réconforte et se délasse des meurtres utilitaires en s'adonnant à des meurtres passionnels, en assaillant des voitures de poste. À cinquante ans, c'est un géant herculéen, capable de prodigieux exploits. Dans ses instants d'orgasme, il lance des flammes, écume, hurle, c'est un tigre. Il peut écraser un cheval entre ses cuisses. C'est un puissant mangeur et buveur, quand il est ivre, il faut le maîtriser. Et il est lâche. Par ce dernier coup de pinceau Sade achève son portrait.
Son frère, l'évêque, est physiquement plus faible, il ressemble moralement au duc, mais il est plus sournois, plus raffiné, et sexuellement excitable jusqu'à l'épilepsie. Il faut reconnaître que Sade travaille d'après nature, ainsi qu'il l'exige dans sa théorie du roman.
Le Président, âgé de soixante ans, n'est plus qu'un squelette, velu, comme un satyre, impuissant, adorateur de la malpropreté et des excréments, partisan acharné de l'empoisonnement.
L'homme sans titre, le financier, âgé de cinquante-trois ans, est petit, gros, gras, rose et blanc, avec des hanches efféminées, des seins proéminents, et une voix très douce : - le type du cinède.
Suivent les portraits des quatre jeunes femmes. La fille du financier, épouse du duc, est une brune pleine de feu qui, à l'époque de son mariage, était "presque vierge encore". La femme du financier, fille du Président, est une blonde, une beauté sentimentale, le lys du roman. Elle est religieuse et le payera chèrement.
La fille du duc, épouse du président, est en faveur auprès de son mari grâce à une certaine tendance à la malpropreté, elle ne fait plus usage de l'eau. Sa soeur est en réalité la fille de l'évêque, son oncle. Elle est piquante et paresseuse, elle a été élevée sans aucune instruction et ignore tout de la religion.
Voilà pour l'Introduction. Viennent maintenant les préparatifs. On choisit quatre apparelleuses de bordel, car c'est dans l'exercice de cette profession que l'on apprend de la vie le plus de choses. Chacune d'elles doit exposer sous forme de récit 150 perversions, en tout 600. Les trois premières sont des maquerelles; la quatrième est une gueuse qui boîte; elle a un chancre qui répand une odeur infecte, il lui manque un talon, des dents, un oeil, des doigts; - enfin toutes sont bien à leur place dans cette épopée de l'horreur.
Entre temps, stimulés par les sommes d'argent mises à leur disposition, une légion d'agents et de maquerelles ont enlevé dans tout le royaume 150 jeunes filles et autant de jeunes garçons. Il leur a été strictement prescrit de ne ramener que des enfants bien gardés et des meilleures familles, dont on ne pourra s'emparer que par le meurtre, l'empoisonnement et autres moyens violents. Parmi eux les quatre libertins font une sélection de huit jeunes filles et de huit garçons; les autres sont abandonnés, leur sort sera plus doux. On se pourvoit en outre de huit jeunes hommes bien vigoureux, destinés à la pédérastie active, ainsi que de quatre servantes.
Toute cette compagnie se rend dans un château écarté, soigneusement installé pour la circonstance et pourvu de vivres pour une durée de quatre mois. Une haute enceinte l'entoure dont les portes resteront murées pendant ces im journées. Lorsqu'elles sont ouvertes à nouveau, sur les quarante-six personnes qui étaient entrées dans le château, seize sont encore vivantes, les autres ont succombé aux supplices.
Le règlement de la maison est draconien. Tous les samedis soirs a lieu l'exécution des châtiments. Tous les soirs à six heures, une historienne fait une conférence qui dure quatre heures. A dix heures, souper, puis orgie jusqu'à deux heures.
'Les 120 journées de Sodome' commencent le 1er novembre. La veille, le duc tient un discours aux jeunes filles et aux femmes, où il leur expose leur situation désespérée. Le Sort le plus doux qui puisse être réservé à une femme, leur enseigne-t-il, est de mourir jeune.
C'est maintenant, ami lecteur, avertit Sade, qu'il faut disposer ton cour et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le pareil livre ne se rencontrant, ni chez les anciens, ni chez les modernes.
Des 6oo perversions prévues dans le programme, - 'toutes vécues', est-il affirmé -, le premier quart est décrit intégralement, le reste n'est qu'esquissé. Sade a dû manquer de papier. Lorsque l'historienne de Février a terminé ses conférences, Sade passe aux tortures des enfants et des épouses. Chaque jour la terreur s'accroît, chaque semaine surpasse en atrocités la précédente.
Les supplices, tel que le sectionnement des doigts opéré pendant plusieurs jours sur le même sujet, le crèvement des yeux, etc., sont indescriptibles ; mais plus abjecte parce que plus réelle, est la volupté qu'éprouvent ces quatre hommes à humilier les femmes. La tache principale des femmes consiste à rendre aux quatre libertins les services les plus dégoûtants, à vider leurs excréments, et pire que cela. Toute supplication est inutile, le nom de Dieu est puni de flagellation.
Nous ne pouvons insister ici sur les détails. Jetons un regard sommaire sur les 600 perversions. On ne peut concevoir aucun penchant spécial, aucun désir érotique, qui ne se retrouve dans cet ouvrage. Aucune des catégories, que la pathologie sexuelle établira plus tard, n'est omise ici et chacune d'elles se trouve illustrée par une série d'exemples.
Sade nous donne ici une histoire naturelle des dépravations héréditaires ou acquises. Sa pénétration psychologique est profonde, sa compréhension géniale, - épithètes qui ne sont point exagérées, si l'on songe que cet ouvrage devance d'un siècle la psychanalyse et les sciences sexuelles et qu'à l'époque où il fut écrit régnaient encore des conceptions peu différenciées.
Sade travaille avec tous les moyens : histoire, ethnologie, climatologie. Il traite tous les sujets: vieillesse, situation sociale, désoeuvrement, épuisement, besoin du changement. Il n'ignore pas les idées fixes, les refoulements, les transpositions, les solutions psychiques. Il attire l'attention sur la mauvaise influence de la discussion publique de crimes érotiques. L'imagination mène tout individu à l'anormal. C'est à la femme française qu'il reconnaît la fantaisie sexuelle la plus vive: "c'est la diversité, c'est le changement qui fait le bonheur de la vie."
Les désirs de l'imagination érotique sont les plus excitants ; ils sont d'autant plus ardents qu'ils sont irréalisables. Les romans de Sade sont des tentatives de réalisation par le verbe, ce sont les rêves à substitution d'un onaniste qui passe la moitié de sa vie en prison.
Pour Sade le principe fondamental de la pansexualité ne fait aucun doute. En effet, à tous les instants de l'âme individuelle, s'ouvre un chemin qui mène à la sexualité. Toute pensée, tout acte, toute volonté converge vers ce centre ou en rayonne. Toutes les passions se répondent, toutes les excitations se renforcent réciproquement. Le despotisme intensifie la volupté, il cherche la soumission. La volonté de soumission devient en s'accroissant volonté de destruction, tendance où l'on pourrait aisément trouver des éléments de sensibilité religieuse.
On éprouve plus de jouissance à aimer une femme qui nous déteste, explique Sade, qu'une femme qui nous aime. La vue des êtres malheureux rehausse la conscience de soi-même et de ce fait intensifie l'excitabilité. Ce sont là des observations importantes pour le XVIIIe siècle, dont Sade est le plus grand psychologue.
L'égalité des hommes, l'absence des différences amoindrissent le bonheur. La norme, les valeurs stables, les concepts canoniques le réduisent. Le besoin qu'a l'homme de s'en affranchir explique les dépravations : c'est ainsi que l'on voit certains individus se livrer à la coprophagie; d'autres, se réserver plusieurs semaines d'avance une fille qui satisfera leurs désirs lorsqu'elle sera couverte de crasse ; enfin certains vieillards, ne désirer que de vieilles prostituées atteintes de maladies répugnantes.
D'un point de vue esthétique et neutre, le corps masculin est, à ses yeux, plus beau que le corps féminin. On se souvient que Schopenhauer et bien d'autres ont émis la même opinion. Dans la bouche des uraniens elle n'est assurément qu'un argument tendancieux.
La misogynie des libertins de Sade est inhérente à tout individu spirituel, et, dans la mesure où l'homme est plus près de l'esprit que de la nature, elle se retrouve dans chaque homme. Tout travail spirituel est un effort de l'individu pour se soustraire à la sexualité, c'est-à-dire à l'empire de la femme, et un moyen d'échapper au règne absolu d'Eros. Conception qui perd naturellement sa valeur à être exagérée.
L'évolution de l'humanité est déterminée par l'éternelle rivalité entre Eros et l'esprit et non point par les deux états extrêmes que sont, d'une part, l'ascétisme, et d'autre part la haine active ou la volonté de destruction. Sade, tout en étant à l'antipode de l'ascète, appartient à la même catégorie que lui: celle de l'unilatéralité, de la monomanie, de la révolte contre la loi fondamentale qui reconnaît aux deux principes esprit et sexualité la même raison d'être.
Cette révolte contre la loi fondamentale est en dernier lieu un signe de faiblesse, c'est-àdire d'anormalité. Car il existe une norme: le complément d'Eros et de l'esprit. La cruauté est sans aucun doute une preuve de la présence de l'esprit dans l'individu, qui révèle comme une résistance au féminin et à la nature. Mais de cette résistance, féconde en elle-même, à la destruction de l'adversaire, qui n'est qu'une manifestation de tension, il y a un abîme.
Chez Sade la résistance à l'instinct sexuel est manifeste. Mais il n'arrive pas à rendre cette résistance indépendante, active et positive. Il ne voit partout que le sexe, pareil en cela à ceux qui ne voient plus la forêt à force de voir des arbres. En cherchant à sortir violemment de ses conflits, il ne fait que s'y enfoncer davantage.
Pour cette raison déjà on pourrait conclure que sa virilité était maladive. On ne fait preuve de virilité qu'en retrouvant l'équilibre que la femme possède dans son domaine particulier. L'équilibre engendre les vertus de justice et de solidarité qui manquaient totalement à Sade.