OTTO FLAKE
LE MARQUIS DE SADE - 3



XIV
EN LIBERTÉ

Deux évènements seulement pouvaient rendre la liberté à Sade. Ou bien la mort de ses persécuteurs personnels, la Présidente de Montreuil et son mari, que soutenait le régime; ou bien la chute de ce régime lui-même. Il n'y avait pas d'autre issue: Sade ne pouvait compter que sur une révolution.
Il voyait loin. Dans 'Aline et Vaicour', écrit un an avant la prise de la Bastille, on lit:

Une grande Révolution se prépare dans notre patrie: la France est lasse des crimes de ses souverains, de leurs cruautés, de leurs débauches et de leurs folies; elle est lasse du despotisme et elle va rompre ses liens.

Quant au droit de porter son titre de Comte ou de Marquis, l'homme qui faisait sa onzième année de prison y tenait peu.

O France, tu t'éclaireras un jour, je l'espère ; l'énergie de tes citoyens brisera bientôt le sceptre du despotisme et de la tyrannie; et foulant à tes pieds les scélérats qui servent l'un et l'autre, tu sentiras qu'un peuple libre par sa nature et son génie ne doit être gouverné que par lui-même.

L'effervescence qui régnait au dehors traversait les murs de la Bastille. Le registre de police qui concerne Sade mentionne qu'en juin 1789, il a tenté de bousculer les sentinelles placées devant sa porte et au pied de la tour. On a dû le reconduire dans sa chambre, un canon de fusil appuyé sur sa poitrine.
Le 2 juillet, deux semaines avant la prise de la forteresse, des passants perçurent une voix d'une résonnance surhumaine qui sortait des murailles et criait que le gouverneur de Launay torturait les prisonniers. Les prisonniers déversaient leurs ordures dans la rue à travers le tuyau d'une gouttière en fer blanc dont l'extrémité s'ouvrait en entonnoir. C'est de ce tuyau que Sade se servit comme d'un porte-voix pour s'adresser à la foule. A ses cris, le peuple accouru avait manifesté sa sympathie.
On rapporte également que Sade sema dans la rue des billets accusant le gouverneur en ces termes : "On égorge les prisonniers". En réalité, le gouverneur qui fut assommé pendant l'émeute, était innocent, et la Bastille ne contenait que très peu de prisonniers. Néanmoins la colère du peuple s'éleva contre ce symbole du moyen-âge. Il est fort possible que Sade ait eu une certaine part au mouvement.
Le gouverneur exigea immédiatement du ministre le déplacement de ce détenu séditieux. Dès le 3 juillet une ordonnance royale permit le transfert du prisonnier à Charenton, où il entra le 4 juillet. Charenton est encore aujourd'hui un asile d'aliénés. Sade y demeura jusqu'au 3 avril 1790, date à laquelle l'Assemblée Nationale décréta l'élargissement de tous les prisonniers politiques de l'ancien régime.
Sade allait avoir cinquante et un ans. Après treize années de réclusion il redevenait un homme libre. Il ne retourna pas à son épouse mais travailla avec succès au divorce.
En l'an III il sollicita un poste de bibliothécaire ou de conservateur de musée, se disant absolument sans ressources et dépouillé de ses biens par les brigands de Marseille (les terroristes blancs).
Les paysans avaient en effet détruit en 1790 son château de La Coste et y auraient découvert, dit-on, des instruments de tortures. La légende prétend qu'il s'y trouvait une "salle de clystères" ainsi nommée parce qu'une frise représentait des personnes recevant des lavements. Selon une autre source, sa chambre à coucher en 1801, aurait été ornée de peintures obscènes, représentant des scènes de 'Justine'.
Chose vraiment étonnante, il ne figura pas parmi les terroristes. Quelle ironie! En décembre 1793 il fut arrêté et incarcéré jusqu'en octobre 1794 parce qu'il s'était élevé contre la peine de mort, et cela notamment, pour sauver ses ennemis mortels, le Président et la Présidente de Montreuil, mis en accusation comme ci-devant aristocrates et qui risquaient la guillotine.
Au lieu de laisser parler l'accusateur public, Sade fit des objections. Pour un Sade, quel renoncement à la vengeance, quelle formidable générosité! La grandeur d'âme et la cruauté cohabitent en lui de façon inexplicable, de même que les oeuvres moralisatrices voisinent avec l'opus sadicum. Le caractère de cet homme se divise toujours en deux parts. On est tenté de dire qu'il ne fut jamais qu'un terroriste de salon, qui s'épuisait en paroles et n'attendait de la mise en pratique de ses théories que des sensations agréables.
La vie humaine était sans valeur à ses yeux, non seulement par cruauté, mais par conviction philosophique : la nature n'aime pas ses créatures, elle les expose à toutes les calamités. Cependant il ne reconnaissait pas à la société le droit de disposer de la vie de l'individu.
Comme anarchiste conséquent, il en arrivait à rejeter toute soumission forcée à une norme fixe, établie, ainsi que la sanction dont dispose une telle norme, la peine de mort; mais dans cette dernière il ne voyait, en tant que stoïcien, c'est-à-dire comme partie du tout, rien qui pût soulever l'indignation.
Pendant les premières années de la Révolution, Sade ne participa point de façon très active à la politique. Le comte de Clermont-Tonnerre, qui passa aux Terroristes, fut de ses amis. Sade était comme tout citoyen, membre d'une Section. Lors des troubles de septembre, il se rendit au siège de sa section, place Vendôme. On lui demanda s'il consentait à en devenir le secrétaire: il accepta.
C'est en cette qualité que l'année suivante, il rédigea après l'assassinat de Marat, un discours en l'honneur des mânes du conventionnel:

L'égoïsme est, dit-on, la base de toutes les actions humaines il n'en est aucune, assure-t-on, qui n'ait l'intérêt personnel pour premier motif... Oh! Marat! Combien tes actions sublimes te soustraient à cette loi générale! Quel motif d'intérêt t'éloignait du commerce des hommes, te privait de toutes les douceurs de la vie ?... Celui d'éclairer tes semblables et d'assurer le bonheur de tes frères...

La Section fit imprimer le discours, et l'envoya aux quarante-sept autres Sections, aux armées et aux comités.
Pour le reste Sade garda plutôt une attitude réservée. Il se chargea de l'inspection des hôpitaux et dressait des rapports. Il eût été facile pour lui de se faire envoyer comme Commissaire de la Commune dans une ville de province, et fort de ses pleins pouvoirs, de briser toute résistance, d'exploiter les citoyens, de verser le sang, de martyriser. Carrier à Nantes, Fouché à Lyon cela ne le tentait-il point ?
Il eût pu réaliser tout ce qu'on fait dans ses romans installer des sérails, violer des femmes d'aristocrates, organiser des orgies, assassiner, noyer, étrangler et pendre. Personne ne s'en fut soucié, et il fût devenu à Paris un grand homme. Rien de tout cela. Il demeura le paisible secrétaire de Section qui inspectait les hôpitaux et faisait ainsi preuve de sentiments de solidarité.
Nous verrions en lui un personnage abject mais fort cohérent, s'il eût été dans l'existence ce qu'il se plaisait à être dans ses livres.
Comment faut-il donc le juger? Il eut évidemment du mérite à ne pas devenir une brute; et il faut reconnaître qu'il y avait bien en lui un fond d'honnêteté, puisque il ne craignait pas pour sauver ses beaux-parents, de passer encore toute une année en prison, illustrant par cela même sa propre thèse : le vice est toujours récompensé, la vertu toujours punie. Mais tout cela est sans grandeur et sans force parce qu'illogique.
Est-il certain qu'il ait sauvé les deux Montreuil par générosité véritable? Peut-être ne le fit-il que pour démontrer sa puissance, par humeur, par une certaine complaisance envers lui-même, complexe et impure, particulière aux hystériques. Voyons quelle était sa principale occupation à cette époque il écrivait des pièces de théâtres.
La Révolution signifiait la victoire du verbe, des forces affectives, du pathos, du déclamatoire. Partout s'ouvraient des théâtres. Ce fut le terrain qu'il choisit - n'était-il pas, après tout, un littérateur? Sept lettres adressées au Secrétariat de la Comédie-Française ont été conservées dans les archives du théâtre.
La lettre du 1er mars 1793 nous apprend que dix-huit mois auparavant, une pièce de lui avait échoué en lecture devant le comité de réception, mais à une voix de minorité seulement. Il présente à nouveau la même comédie, en vers, avec les modifications requises et renonce à tous les droits et indemnités d'auteur. Il dut attendre son tour, comme tout le monde. Les lettres où il implore une représentation sont écrites sur un ton de supplication.
La Comédie accepta une autre pièce à l'unanimité, mais ne représenta jamais ce 'Misanthrope par amour, se bornant à donner des entrées libres à Sade pour une durée de cinq ans.
Par contre le Théâtre Molière représenta 'Oxtiern' en octobre 1791. Une deuxième représentation eut lieu en novembre. Ecoutons ce qu'en dit le 'Moniteur':

Oxtiern, grand seigneur suédois, libertin déterminé, a violé et enlevé Ernestine, fille du comte de Falkenheim ; il a fait jeter son amant en prison sur une fausse accusation; il amène sa malheureuse victime à une lieue de Stockholm, dans une auberge dont le maître, nommé Fabrice, est un honnête homme. Le père d'Ernestine court sur ses traces et la retrouve. La jeune personne, au désespoir, imagine un moyen de se venger du monstre qui l'a déshonorée: elle lui donne rendez-vous à onze heures du soir, dans le jardin, pour se battre à l'épée. Sa lettre est écrite de manière à faire croire qu'elle est du frère d'Ernestine. Son père envoie de son côté un cartel à Oxtiern; et celui-ci instruit du projet d'Ernestine, conçoit l'horrible dessein de mettre la fille aux mains avec le père. Effectivement, tous deux arrivent au rendez-vous ; ils s'attaquent et se battent avec vigueur, quand un jeune homme accourt les séparer: c'est l'amant d'Ernestine que l'honnête Fabrice a tiré de prison; le premier usage qu'il a fait de sa liberté a été de se battre avec Oxtiern, qu'il a tué. Il épouse sa maîtresse, après l'avoir vengée.
Il y a de l'intérêt et de l'énergie dans cette pièce, mais le rôle d'Oxtiern est d'une atrocité révoltante. Il est plus scélérat, plus vil que Lovelace, et n'est pas aussi aimable.
Un incident a pensé troubler la seconde représentation de cette pièce. Au commencement du second acte, un spectateur mécontent et malveillant, mais à coup sûr indiscret, a crié: "Baissez le rideau." Il avait tort ; car il ne lui était pas permis d'exiger l'interruption de la pièce. Le garçon de théâtre a eu le tort d'obéir à cet ordre isolé de baisser le rideau plus d'à moitié. Enfin, beaucoup de spectateurs, après l'avoir fait relever, ont crié : "A la porte!" sur le turbulent motionnaire, et ils ont eu tort à leur tour, car on n'a pas le droit de chasser un homme d'un spectacle pour y avoir dit son avis. De là est résultée une espèce de scission dans l'assemblée. Une très faible minorité a fait entendre de timides coups de sifflets, dont l'auteur a été bien dédommagé par les applaudissements nombreux de la majorité. On l'a demandé après la représentation : c'est M. de Sade.

On voit d'après ce compte-rendu que dans ce drame sensationnel la vertu est récompensée. Huit ans plus tard cette pièce reparut à Versailles. Dans une autre pièce qui fut également représentée à Versailles, Sade tenait lui-même un rôle. On dit qu'il était bon acteur et qu'il avait pris des leçons chez Molé. Dans son appartement de la rue du Pot-de-FerSaint-Sulpice, il donnait également des representations.
En 1792, l'«Homme dangereux ou le Suborneur» tomba au Théâtre Favart. Le Théâtre de la rue de Bondy accepta 'Azelis ou la coquette punie', sans la représenter. Le même sort fut réservé au 'Capricieux ou l'Homme inégal', au Théâtre Louvois. Le Théâtre Français refusa Jeanne Laisné ou le Siège de Beauvais parce qu'il y avait fait figurer Louis XI. Sade pria un conventionnel de ses amis d'intervenir. Cette lettre du 1er octobre 1799 est intéressante; il se plaint de ne trouver aucun appui:

Citoyen Représentant... Vous êtes tous d'avis, citoyens représentants, et tous les bons républicains pensent de même, qu'une des choses la plus essentielle est de ranimer l'esprit public par de bons exemples et de bons écrits. On dit que ma plume a quelque énergie, mon roman philosophique l'a prouvé; j'offre donc mes moyens à la République, et les lui offre du meilleur de mon cour. Malheureux sous l'ancien régime, vous savez si je dois craindre le retour d'un ordre de choses dont je serais infailliblement l'une des premières victimes...

Pourquoi, continue-t-il, ne fait-on rien pour entretenir ses bons sentiments envers le gouvernement? Pourquoi, depuis deux ans, lui prend-on son bien et le réduit-on à l'aumône? Ne sait-on pas qu'au lieu d'émigrer il n'a cessé d'être employé à tout durant les plus terribles années de la Révolution? Si l'on est persuadé de son innocence, pourquoi le traite-t-on comme coupable? Pourquoi cherche-t-on à placer au rang des ennemis de la chose publique le plus chaud et le plus zélé de ses partisans?
Quoiqu'il en soit, il offre au gouvernement sa plume et ses moyens - ce qui l'amène immédiatement à parler de cette pièce tirée de l'histoire de France, qui serait capable de fortifier dans leur amour pour la patrie Républicains et Royalistes.
La lettre resta sans résultat. On ne sait de quels soupçons il s'agit; non plus de quelles saisies. Au conventionnel qui l'avait libéré do prison, il avait, par reconnaissance, vendu sa terre de La Coste.
En septembre 1799, la police interdit au Théâtre qui, pour afficher son indépendance, portait le nom de Sans Prétention, la représentation d'un drame intitulé 'Justine ou les Malheurs de la Vertu'.
De sa vie personnelle entre 1791 et 1800, on ne sait à peu près rien. On est mieux renseigné sur ses divers domiciles. Il apparaît partout avec une maîtresse à ses côtés, qui tenait sa maison et recevait ses amis.
Quant à l'affirmation selon laquelle il aurait donné avec Clermont-Tonnerre d'excellents dîners et soupers aux hommes politiques, elle semble en contradiction avec sa gêne matérielle. En l'an III il sollicite la régie d'une bibliothèque ou d'un musée, et se définit alors comme un homme "hors d'état d'exister".
On peut supposer avec plùs de certitude qu'il avait repris sa vie dissolue, mais rien ne le confirme. Il est vrai que Rétif, dans ses 'Nuits de Paris', raconte l'anecdote suivante

Le même soir je vis une autre noce. Le Comte de S., libertin cruel, le même dont on a déjà vu un trait, voulait se venger de la fille d'un sellier, qu'il n'avait pu séduire. Il avait tout disposé, sans se compromettre. Lorsqu'il eut réussi, il força le mari à s'accoupler avec quelques prostituées, sous les yeux de sa femme ligotée qui, pendant ce temps, fut fouettée à différentes reprises.

Mais Rétif n'est pas un témoin sûr. Il détestait profondément Sade. Il raconte une autre histoire plus invraisemblable encore, où Sade, sous le nom de Bénévent, reçoit dans son appartement du Palais-Royal, les trois filles d'un brossier, les pousse sur des fauteuils mécaniques et les viole.
Le commissaire de police qui arrêta Sade en 1801, ne fait point mention de ces machines, mais bien des peintures obscènes sur les murs.
Une des compagnes de Sade aurait été la fille d'un émigré. Peut-être était-ce cette bonne amie à qui Juliette est dédiée. Sade la nommait quelquefois sa Justine, ce qui était la plus grande marque de tendresse qu'il pût donner à une maîtresse.
Sade amoureux dans ses années de maturité quel dommage que nous n'ayons pas là-dessus le moindre témoignage. Il faut supposer que là encore loin d'être aussi dangereux que dans ses ouvrages - il fût plutôt mou que diabolique. A côté de l'intimité du cour, il en est une autre faite d'un mélange de sentimentalité et de scélératesse. Peut-être vénérait-il son amie parce qu'elle croyait en sa puissance démoniaque. Théoriquement ennemi de l'humain, il se sera assuré, pour sa propre personne, une part d'affection.

XV
LITTÉRATURE PUBLIQUE ET CLANDESTINE

Parmi les manuscrits que Sade parvint à sauver de la Bastille, se trouvait celui d'«Aline et Valcour». En 1792, il le remit à l'éditeur Girouard.Compromis dans un complot royaliste, Girouard fut guillotiné. Sa veuve réédita le roman en 1793.
En 1795, l'éditeur Maradou acquit le reste de l'édition et changea les titres. Sans autorisation de l'auteur, qui porta plainte, des fragments de l'ouvrage parurent sous les time, suivants 'Valmor ei Lydie', 1798, 'Pauline et Belval', 1798 et 'Alzonde et Koradin', 1799.
Le sous-titre d'«Aline et Valcour» porte roman philosophique. On a dit en France que ce livre était un simple roman épistolaire, profondément ennuyeux, comme il y en tut beaucoup à l'époque de 'Clarisse Harlow'. Sauf quelques flagellations, il ne contient pas de cruautés. Deux interdictions pendant la Restauration visèrent les tendances politiques du livre.
La préface, probablement écrite par la veuve Girouard, est un éloge que l'auteur fait de soi et des qualités de son ouvrage. La Vertu et le Vice y jouent leur rôle éternel: il est dangereux d'aimer les hommes, il est injuste de les éclairer. La thèse de Justine selon laquelle le vice est toujours vainqueur se prépare dans ce livre.
L'ouvrage se compose en réalité de deux romans, celui d'«Aline et Valcour» et celui de «Léonore et de Sainville».
C'est une intrigue amoureuse. Le jeune Valcour, pauvre et vertueux, aime Aline, jeune fille modèle. Le Président de Blamont, père d'Aline, est un monstre, qui veut marier sa fille au compagnon de ses débauches, Dolbourg. Il a déjà livré à Dolbourg, Sophie qu'il croit être sa fille naturelle. La femme du Président est aussi noble qu'il est vicieux. Quand Aline aura été donnée à Dolbourg, ce sera le tour de la Présidente, tandis qu'Aline sera unie à son père. Le plan compromis dans une quantité d'autres intrigues, échoue. Aline se suicide, Blamont empoisonne son épouse et s'enfuit, Valcour se retire dans un cloître, Dolbourg s'amende. Parmi les personnages des épisodes, Léonore est une première ébauche de 'Juliette', à qui le vice porte bonheur.
Il n'est pas absolument vrai que le roman soit ennuyeux, du moins pas en ce qui concerne sa psychologie. Balmont qui, au théâtre, ne serait qu'un scélérat, est dans le roman, un personnage convaincu et cohérent. On ne saurait le nier, le cynisme est bien une philosophie, un système qui se tient. Blamont ne craint pas la mort.
"Rien n'est à moi, rien n'est de moi; toujours guidé par une force aveugle, que m'importe ce qu'elle m'a fait suivre." Il méprise les femmes : "Il y a bien longtemps que je dis que les femmes ne sont bonnes qu'au lit et encore..." J'ai quelquefois vu la tête étroite d'une femme remarque-t-il - "avoir besoin d'être allumée par le tempérament pour l'exécution de ces sortes de choses. Il est inouï ce qu'on obtient d'elle dans ces moments d'ivresse; leur âme, plus près de l'état de méchanceté pour lequel les a créées la nature, accepte alors plus fréquemment toutes les horreurs qu'on peut avoir besoin de leur proposer." Et voici une réflexion de surhomme: "... le bonheur d'être au-dessus des autres donne le droit de ne pas penser comme eux : voilà le premier effet de la supériorité; le second est d'en abuser."
Enfin, cette définition de la connexité de la volupté et de la douleur : «N'est-il pas affreux, dira-t-on, de chercher des plaisirs avec celle qu'on accable de chagrins? Elle ne conçoit pas la liaison de tout cela, la chère dame; elle n'entend pas d'abord que l'ébranlement causé par le chagrin sur la masse des nerfs détermine sur le champ à la volupté..."
Blamont n'est point un sot, ni Sade un pornographe, comme il le déclare lui-même. En situant Blamont parmi d'autres personnages, Sade maintient encore cet équilibre entre le bien et le mal, qui fait défaut à ses autres romans. Le sujet de ce livre n'est pas le triomphe absolu du mal, mais, comme il convient, la lutte entre le mal et le bien. Nous imaginons, à la lecture de ce roman, ce qui se passait en Sade : déchiré par les contraires les plus élémentaires de l'âme, il cherchait une forme qui pût satisfaire les deux tendances.
Dans 'Aline et Valcour', Sade est encore humain. Son effrayante labilité ne le fait point encore dépasser la zone moyenne. Le bien est en danger, affirme la thèse de ce livre, thèse qui après la suppression de tout contrôle, deviendra la thèse extrême selon laquelle le bien rend malheureux. Lorsque Sade en est arrivé là, il piétine le bien, avec toute la fureur de son fanatisme.
Aline écrit des lettres d'une si grande tendresse, d'une si humble pureté, qu'on pourrait les proposer comme lecture dans les institutions de jeunes filles. Sade, pour interpréter Aline, n'avait qu'à songer à Renée.
'Aline et Valcour' permet de se faire une image précise du mécanisme intérieur de Sade. Comme tout homme spirituel, il se sent attiré par les deux contraires extrêmes, ceux du bien et du mal. Comme tout artiste il cherche à la fois à former et à objectiver ces sentiments en créant des personnages qui leur correspondent. Il subit plus fortement l'attirance du mal que cel du bien: l'immoralisme prend toujours chez lui, forme de personnage, et même de héros dans ses pièces de théâtre. Jusque-là, le problème se développe normalement.
Mais tout à coup, pendant et parce qu'il s'en occupe, le mal s'empare si violemment, si exclusivement de lui, qu'il se met à écrire les effroyables romans dans lesquels la substance morale disparaît entièrement. Elle disparaît parce qu'il l'expulse, la piétine, l'assassine, de ses propres mains. C'est pourquoi nous avons pu dire que son improbité intellectuelle consistait à créer un monde élémentaire du mal, où rien n'est emprunté à l'élément contraire du bien. Il en résulte non plus une image de la vie, mais une grimace non plus un ordre, mais un chaos, qui empeste l'air de ses cadavres. Son manque de probité, nous le reconnaissons maintenant, est la preuve de son irresponsabilité morale. L'attirance du mal qu'éprouve cet homme maladivement labile est si puissante, que, pareil au lingot de fer de la légende, il file droit à la montagne d'aimant. C'est un devoir pour celui qui juge de ne pas se laisser dérober le droit d'apprécier, et il en arrivera ainsi, au nom de tout ce que les hommes ont fait et créé de grand, à une condamnation de Sade. S'il va jusqu'au bout de sa tâche, il accordera à Sade les circonstances atténuantes de l'irresponsabilité morale : sa chute dans le délire et son incapacité de résister cette tentation, quand elle s'approchait de lui, nous obligent à restituer Sade à la pathologie.
L'évolution du délire s'accomplit selon un processus entièrement logique partout, dans le monde extérieur comme en lui-même, Sade rencontre la réalité du mal; s'il ne fait que s'en occuper un peu plus, il dépàsse ses moyens et traverse avec une rapidité folle tous les stades qui le séparent de la formule suprême - au dernier stade il n'y a plus que le mal. Bien qu'il aille au galop, il traverse à bride abattue toutes les étapes de l'espace que les autres savent franchir en tenant la bride haute, et perd toute contenance. Pour cette raison, l'irresponsabilité ne pourrait pas être admise du point de vue juridique.
Somme toute - il s'agit ici d'une évolution accélérée par manque de scrupules. C'est aussi la faculté de se souvenir d'expériences et de connaissances acquises à l'état normal, qui fait défaut à Sade. Le mal s'empare de lui comme l'ivresse s'empare du buveur et il perd alors le sens des valeurs de même qu'il oublie toutes ses conceptions, antérieures. L'incapacité de retenir des vérités reconnues, est un symptôme de neurasthénie labile, qui emprunte habituellement deux attitudes cohérentes mais contraires, affirmative et négative, vis-à-vis d'un même objet, d'un même problème.
Kirkegaard avec ce double livre de compte, devient un individu génial, Sade un individu négatif d'un tragique stérile et inutile. Kirkegaard demeure un grand caractère, il lutte et personne n'est plus pur que lui. Sade, pendant les années de sa liberté recouvrée, offre l'image floue d'un homme qui ne prend rien au sérieux, qui glorifie Marat et sauve ses ennemis mortels de la guillotine, qui ne hait pas lorsqu'il pourrait haineusement triompher, et demeure craintivement dans l'ombre ; tout au plus est-il, aux yeux de sa maîtresse, le sataniste qui passa treize ans au cachot.
Si, à ce moment, il lui arrive de rouvrir, une fois de plus, les portes du monde infernal, il se met à ériger une doctrine du Mal, car la logique est son fort : il compose la 'Philosophie dans le Boudoir', la quatrième de ses oeuvres clandestines, qu'il désavouera comme les précédentes.
Ce désavoeu confirme l'impression que nous donne Sade pendant ses dix années de liberté. L'An VI, le 'Journal de Paris' publiait une note qui concernait la mort du citoyen Langle, annoncée à la page précédente:

Le citoyen de Langle est plein de vie et cet ouvrage qu'on lui attribue, cet ouvrage obscène intitulé 'Justine ou les Malheurs de la Vertu' n'est pas de lui. Personne n'ignore qu'il est d'un certain M. de Sade à qui la Révolution du 54 Juillet ouvrit les cachots de la Bastille...

Trois jours plus tard on pouvait lire dans le même journal

Aux rédacteurs du journal,
Un article de votre feuille du 26 germinal, citoyens, me nommant et m'insultant personnellement, je crois devoir me servir de ce même journal... pour vous prier de faire savoir au public qu'il est faux, absolument faux, que je sois l'auteur du livre ayant pour titre 'Justine ou les Malheurs de la Vertu', et comme la calomnie, depuis quelque temps surtout, se plaît à lancer plus violemment que jamais ses venins sur moi, relativement à cette noire inculpation, je préviens, qu'ennuyé d'avoir méprisé jusqu'ici les stupides clameurs de la sottise et de l'imbécillité, je les recueillerai désormais avec soin, pour attaquer, par toutes les voies qu'offre la justice contre la calomnie, le premier venu qui se croira permis de me nommer encore pour l'auteur de ce mauvais livre. SADE

La 'Philosophie dans le boudoir' parut en 1795, en deux volumes comme une oeuvre posthume de l'auteur de 'Justine', sous la rubrique : à Londres. Une édition bruxelloise de la même année porte le sous-titre: les Instituteurs libertins, dialogues destinés à l'éducation des jeunes demoiselles.
La forme du roman d'éducation érotique est aussi ancienne que la littérature pornographique en général. Le livre classique de l'époque moderne, est l'«Aloysia Sigaea», que Sade a naturellement connue comme tout livre de cet ordre.
L'«Aloysia Sigaea», aussi réputée que les Ragionamenti de l'Arétin, figurait parmi les livres les plus répandus. Elle avait paru vers 166o, dans une prétendue traduction de l'espagnol en latin par Johannes Meurisius. L'authentique Luisa Sigaea, dame d'honneur de Donna Maria de Portugal, était célèbre dans toute la péninsule ibérique pour sa vie austère. Elle mourut en 1560. Cette vertu célèbre tenta fort l'ironique auteur des dialogues érotiques qui se plut à compromettre son nom, comme celui du professeur Meurisius de Leyde. L'auteur, qui n'avait guère eu besoin de traduire, était Maître Nicolas Chorier, avocat à Grenoble. Les dialogues ont pour sujet l'initiation d'une jeune fille italienne, âgée de quinze ans et nubile, par des amies plus mûres, dont Tullia, qui est une merveille de sciences et qui est fort versée dans la littérature érotique de l'antiquité.
On y voit alterner les instructions théoriques avec leur application pratique. Les plaisirs y sont goûtés à fond et décrits avec une précision arétinienne. Après l'Arétin qui avait peint prostituées et maquereaux, Chorier, un siècle plus tard, nous montre les évolutions de dames de la société. Avec toute son obscénité, cette oeuvre à laquelle les traits d'esprit et la culture ne manquent point, pure de toute trace de sadisme et de tout excès, se donne comme un livre de la Renaissance et prétend épuiser toutes les ressources de l'art d'aimer.
C'est dans la même intention que fut écrit l'«École des filles», livre français de 1665. Deux jeunes filles qui vivent sous la surveillance de leur mère, sont instruites sur les moyens de se perfectionner pour satisfaire leurs époux et leurs amants. En Orient cette éducation est obligatoire; dans le monde chrétien elle n'est que clandestine, jusqu'à la Renaissance, époque à laquelle commence un mouvement qui aboutira à l'affranchissement de la vie érotique.
En France, de 1660 à 1756, selon une indication de Englichs, il n'y eut pas moins de 869 auteurs, imprimeurs ou libraires qui se virent intenter des procès pour publications répréhensibles. Ce sont pour la plupart des ouvrages érotiques. Ce chiffre donne une idée de l'expansion de la littérature obscène. Parmi les écrivains célèbres qui ont pratiqué le genre, citons Régnier, La Fontaine, Piron, Crébillon, Diderot. Voltaire, Laclos, Couvray.
Les ouvrages érotiques qui avaient pour théâtre les couvents étaient composés dans le goût sadique anticlérical. Vers 1740 parut le 'Portier des Chartreux', vers 1745 les Mémoires de Saturnin, pour ne citer que deux livres parmi des centaines. Ils eurent un succès monstre. Le plus fameux écrivain érotique, contemporain de Sade, était Nerciat, auteur qui ne manque pas de finesse; sa 'Félicia ou mes fredaines', parut en 1775, ses Aphrodites, en 1793.
Revenons à la 'Philosophie dans le Boudoir'. On peut supposer que l'«Education de Laure» de Mirabeau ait pu servir de modèle à ce livre au même titre que l'«Aloysia Sigaea». Ce que pouvait Mirabeau, Sade qui le détestai, le pouvait infiniment mieux: pour Mirabeau comme pour les autres auteurs de ce genre d'ouvrages, l'érotisme en littérature ne consistait qu'à intensifier et à multiplier les situations; - Sade ajouta la troisième dimension, la profondeur. Les premiers s'étaient contentés de la séduction; Sade fait intervenir la dépravation. Les diverses étapes de la dépravation d'Eugénie de Mistival par Mme de Saint-Ange, le chevalier de Mirvel, et ce débauché plus âgé, Dolmancé, sorte de réincarnation de Blamont, font le sujet de la 'Philosophie dans le Boudoir'.
La première partie est consacrée à la décomposition morale d'Eugénie; elle perd aussitôt doublement son innocence, normalement et sodomitiquement. Dans la seconde partie, on voit les instituteurs prendre soin que, selon les préceptes du pansexualisme, Eugénie passe immédiatement aux mains du chevalier de Mirvel, qui dès son jeune âge a été l'amant de sa soeur, et qui, après le mariage de celle-ci, a conservé un droit de priorité sur le mari.
Puis Dolmancé entre en scène: il méprise les liaisons normales avec les femmes, et vante à Eugénie les avantages de la sodomie. Nouvelle gradation: on fait participer aux expériences un rustre imbécile, le garçon jardinier. Dernière gradation au bout de ces vingt-quatre heures: Eugénie qui déteste profondément sa mère austère, en est arrivé à désirer sa mort. La mère se présente chez Mme de Saint-Ange pour chercher sa fille; une lettre du père qui prévient les libertins, suit presque aussitôt. Cet hômme, parfaitement au courant du genre d'enseignement que reçoit sa fille, donne pleins pouvoirs aux libertins pour la punition de sa femme. Celle-ci, à la vue de cette assemblée nue, subit un choc qui se change en crise de terreur, lorsqu'elle est violée sous les yeux de sa propre fille.
Ce n'est point encore assez : on la fait infecter par un valet syphilitique, puis torturer; sur le corps palpitant de sa mère, Eugénie se donne à ses instituteurs et pratique enfin l'infibulation. L'éducation d'Eugénie est achevée : en un tour de main on a fait de la jeune fille une bestiale mégère.
Considérons les chapitres didactiques. La philosophie qu'ils prêchent est l'athéisme. La Nature, la matière universelle, grâce à son énergie intérieure, provoque seule toutes les variations physiques : il n'y a point de Créateur. "Qu'on s'avise encore aujourd'hui à le couvrir de ridicule et il tombera. L'adroit Voltaire n'employait jamais d'autres armes..."
La pudeur, l'amour du prochain, la bienfaisance sont des absurdités. On ne fait le bien que par ostentation. Les pauvres sont des parasites. "Voulez-vous ne pas avoir de mouches dans une chambre? N'y répandez pas de sucre pour les attirer. Voulez-vous ne pas avoir de pauvres en France? Ne distribuez aucune aumône et détruisez surtout vos maisons de charité". Les individus nés dans l'infortune emploieront toute leur énergie pour s'en tirer. Celui qui ne peut soutenir la lutte pour l'existence doit périr, la nature le veut.
Qu'on détruise sans pitié les asiles d'enfants trouvés. Ceux-ci pareils à tout élément parasite vivent aux dépens d'autrui comme les branches au dépens du tronc. Les Etats sont surpeuplés; en France, il y a quelques millions de Français de trop. Dans un pays modèle tel que la Chine, on ne connaît point ces asiles, on noie l'encombrante progéniture comme de jeunes chiens. En Chine, pays bien lointain encore à cette époque, point de pauvres, prétend Sade.
La mère d'Eugénie, membre d'une quantité de sociétés philanthropiques, n'est qu'une personne bigotte, insupportable. La vertu et le vice sont des notions intangibles et abstraites, relatives à un système partial. Point de mauvaise action à laquelle on ne saurait trouver une justification.
Le relativisme de temps et de lieu est egalement souligné: autres zones, autres moeurs. Ainsi l'inceste, chez nous un déshonneur, était chez les Egyptiens et chez les Incas, une institution légale.
On ne doit rien à ses parents. Ils enferment leurs filles, les privent de toutes possibilités de jouissance.
La honte de la prostitution est encore une fausse notion. Mme Saint-Ange reconnaît elle-même avec fierté: je suis une putain. Les femmes doivent se faire f... du matin au soir, et s'en donner tant qu'elles peuvent. La seule vertu qu'elle laisse valoir est la discrétion. Il faut rester chaste aux yeux du monde pour pouvoir faire ce que l'on veut. Jouissez de la brève période de la jeunesse. Si par suite d'une imprudence l'intégrité physique est atteinte, il est des moyens d'y remédier.
Surtout pas d'enfants avant le mariage, mais une saine conception de la vie conjugale. La femme apporte son bien dans l'union: que le mari l'emploie à éduquer les enfants qu'elle a fait avec d'autres hommes. Un époux est ou bien compréhensif, ou bien trompé. N'agit-il pas comme il lui plaît? Il doit donc admettre la réciproque.
L'honneur est une chimère. A quiconque a beaucoup aimé, il sera beaucoup pardonné. L'expression poissarde remplace partout le mot "aimer".
Car la seule chose que l'amour ait de bon, c'est ce qu'il a de physique. Augmentez à l'infini le nombre de vos amants et prenez garde de faire des amoureux.
Méfiez-vous des regards et des soupirs langoureux, de nostalgiques témoignages d'amour; ne perdez pas votre temps avec des billets doux et de semblables vétilles, mais jetez-vous dans les bras du premier homme venu. Préférez à vos amis intimes, qui ne sont qu'une entrave, vos laquais ; les visites secrètes dans les maisons closes, ou les rencontres au coin des rues.
Voici les idées philosophiques de la seconde partie: La religion est incompatible avec la notion moderne de l'Etat. Il manque un culte digne de l'homme libre. Les prêtres ne font que remplacer les tyrans de l'ancien régime. Dans un État social et démocratique, il n'y a guère de crimes ni d'outrages aux bonnes moeurs.
Aucun des soi-disant devoirs envers le prochain ne résiste à l'analyse. Les peines de prison et de mort sont des sanctions indignes de l'Etat. Les quatre délits capitaux, la calomnie, le vol, la corruption et le meurtre sont considérés comme admissibles ou comme des bagatelles. Le vol contribue à réaliser l'idéal d'égalité. La Nature donne raison au plus fort.
Plus une jeune fille sacrifie à la volupté, et plus elle est digne d'amour, car elle rend heureux. Chaque femme appartient à chaque homme: qu'on construise des palais de la prostitution avec entrée libre. L'adultère, bien loin d'être un délit, est une vertu inspirée par la nature. La conservation de la vie s'accomplit par la generatlo aequivoqua: après la mort, de nouveaux petits corps naissent du cadavre.
Un Etat ne se maintient que par le meurtre. Le coeur est un muscle. La bienfaisance, la pitié, l'humanité, ne sont que l'apanage des âmes faibles; les âmes fortes apprécient et aiment les tortures.
Le positivisme et le libertinage prêchés à la novice par Mme de Saint-Ange et Dolmancé, sont des catégories de la nature, qui ne connaît ni sentiment ni réflexion. La doctrine érotique de Sade est basée sur une obéissance absolue à la nature, au sens pré et antichrétien du mot. Sade semble n'avoir jamais cherché à mettre en accord avec sa conception matérialiste ce que la terminologie scientifique qualifie de contre-nature.
Et cependant, pour parachever l'éducation qu'il propose, Sade conseille la sodomie active et passive, même aux femmes, ainsi que la cacophagie.
Le premier jour, Eugénie, encore toute effrayée, demande "en rougissant très fort" un délai: le lendemain elle jubile à l'idée de mettre à mort sa mère, et parvient à surmonter ses derniers scrupules.
Sade avait cinquante-cinq ans quand il écrivit ce livre. A un âge où tout homme de vie spirituelle se voue aux problèmes les plus élevés et les plus graves, à l'éducation des générations, et cherche dans cette activité la plus noble à revivre encore une fois le sentiment de la communauté, Sade imagine le plus abject enseignement de la corruption, qui fût jamais conçu.
On pardonne beaucoup à un agitateur qui remet les valeurs morales en question, parce qu'il faut que ces valeurs soient toujours remises en question. Un homme vieillissant, qui rassemble une fois encore ses forces, pour prouver que son âme est remplie de l'ordure qui la souillait déjà une dizaine d'années auparavant, un tel homme n'inspire que du dégoût ou de la pitié

XVI

LA COLÈRE DE NAPOLEON

L'époque était tolérante. La liberté érotique a toujours été pratiquée en France à n'importe quel siècle. A l'époque des Incroyables et des costumes de femmes à l'antique, la société qui venait de se reformer, avait réappris à vivre comme avant la Révolution.
Les romans de Sade, comme il ressort de divers témoignages, étaient vendus publiquement. Ils figuraient dans les catalogues de libraires, et dans les catalogues de ventes. Un grand entrepreneur les propageait à Paris, en province et à l'étranger.
En 1797, Sade fit relier luxueusement cinq exemplaires de 'Justine-Juliette' réunies en une seule édition, et les envoya à chacun des Directeurs avec une dédicace. Barras, l'ami de Joséphine, grand viveur, se scandalisa aussi peu de cet ouvrage que ses quatre collègues. L'oeuvre qui allait casser le cou à Sade, était d'un genre bien différent.
Nous avons déjà parlé du recueil de nouvelles paru en 1800 et intitulé 'Les Crimes de l'Amour ou le Délire des passions. Nouvelles historiques et tragiques précédées d'une idée sur les romans et ornée de gravures, par D. A. F. Sade, auteur d'Aline et Valcour. A Paris, chez Massé, an VIII, 4 volumes in-ii avec 4 gravures'.
Ces onze nouvelles n'ont point un caractère répréhensible et sont propres à susciter de grands sentiments. L'Idée sur les romans qui sert de préface, partant de l'origine du mot roman, traite les plus fameux romans de la littérature universelle, et examine les règles qu'il faut observer pour parvenir à la perfection dans ce genre.
C'est donc un travail objectif, écrit par un Sade respectueux des conventions. Son aperçu historique aboutit aux romans anglais, qui, dit-il, ont révélé un monde nouveau aux Français. Ces ouvrages, loin de procéder par de fastidieuses descriptions de sentiments conventionnels, peignent puissamment des caractères mâles, que nous voyons subir du fait de l'amour, des secousses bien différentes que celles que suppose la tradition; jouets et victimes de cette passion, ils nous permettent d'en voir et les douleurs et les dangers.
Le véritable romancier a pour tâche de descendre profondément, avec toutes les ressources de l'interprétation réaliste, dans les dédales de la nature humaine. Aussi lui faut-il connaître tous les chatoiements, toutes les déviations, toutes les modifications que subit le caractère de l'homme sous l'influence des passions. Ce n'est pas le triomphe forcé de la vertu qui constitue l'intérêt d'un livre; le vice appartient également aux grandes et aux véritables puissances de la vie. Si à la fin de toutes les épreuves la vertu triomphe, cela est pourtant bien une autre victoire que celle du vieux schème habituel. Sade avoue combien Fielding et Richardson l'ont impressionné, et combien ils l'ont déterminé à faire oeuvre de réaliste.
La tâche du Roman, dit-il dans la troisième partie, fut à travers les siècles, de peindre les moeurs et les conditions. C'est ce qui en fait un genre utile (selon cette ancienne conception, assez juste d'ailleurs, que tout art est utile qui instruit, édifie et améliore).
La première connaissance nécessaire du romancier est la connaissance du coeur de l'homme; il ne l'acquiert que par la douleur, par l'expérience et par les voyages. Il est le peintre de la nature, ce qui veut dire aussi qu'il en est l'adorateur le plus ardent. Il peut embellir ce qu'il a vu, mais il ne doit point se perdre dans l'invraisemblable, et ne jamais non plus remplacer le vrai par l'impossible.
(On est quelque peu étonné à l'entendre ainsi parler).
Rétif de la Bretonne, continue-t-il, n'écrit que du mal des gens sans que ceux-ci s'en doutent, et jette ainsi quatre livres par mois sur le marché. Fais-toi cordonnier, mais n'écris point sans arrêt. Dans la mesure où l'esprit humain perd sa fraîcheur, où une nation vieillit, les préjugés disparaissent, la nature exige une étude plus précise, une analyse plus profonde.
Ce même appel à la Nature qui a fait de Rousseau le père du romantisme de sentiment, fait de Sade le précurseur de la psychologie expérimentale et de la psychâtrie. Il était convaincu et avec raison d'avoir reproduit dans ses romans clandestins, la force élémentaire de la nature, bien qu'il fût aveugle envers lui-même et ne vît point que loin de maîtriser cette force il en était l'esclave; c'est pourquoi ses personnages ne sont plus des images de la nature, mais des excès de son imagination.
Un journaliste, Villeterque, avait qualifié les Crimes de l'amour de livre abject, probablement sans l'avoir lu et sans savoir que Sade, venait pour une fois de publier une oeuvre qui n'avait rien de scandaleux. Comme il connaissait les autres romans de Sade, il parla inconsidérément d'un amas d'horreurs révoltantes.
Sade, ulcéré, publia en i8oo une protestation intitulée: l'auteur des Crimes de l'Amour à Villeterque, folliculaire, où il prouve que dans son livre la vertu est toujours triomphante. Ce fut son avant-dernière publication. Avec 'Zoloé', il allait mettre fin à sa liberté.
'Zoloé et ses deux Acolytes ou quelques décades de la vie de trois jolies femmes. Histoire véritable du siècle dernier par un contemporain', - parut en 1800, sous la rubrique : à Turin, comme lieu d'impression.
Zoloé est Joséphine, Laureda Mme Tallien, Voldange Mme Visconti, d'Orsec (anagramme de Corse) Bonaparte, Sabar (anagramme de) Barras, l'un des Directeurs, et Fessinot Tallien. Sade osait s'attaquer aux détenteurs du pouvoir, aux chefs du gouvernement. Napoléon était depuis un an Premier Consul.
Joséphine de Beauharnais, veuve du Général de Beauharnais, mort sur l'échafaud, avait fait la connaissance de Bonaparte, chez Mme Tallien, Notre-Dame de Thermidor. A cette époque où les pamphlétaires se donnaient libre cours, il parut par exemple cette Lettre du Diable à la plus grande putain de Paris. La reconnaissezvous? qui était adressée à Mme Tallien.
En publiant son pamphlet, Sade oubliait le changement de la situation, l'ordre revenu, l'orgueil de Napoléon. Il nous montre les dames déjà citées en compagnie de leurs cavaliers et d'un capucin, fameux par sa puissance, se livrant à de secrètes parties de débauche dans une petite maison qu'il nous décrit installée avec le plus grand raffinement, car il reste fidèle, en cela, à ses esquisses minutieuses de maison publique.
Dans la préface, Sade déclare que seule l'exactitude historique a guidé sa plume:

Ce n'est pas notre faute si nos tableaux sont chargés des couleurs de l'immoralité, de la perfidie et de l'intrigue. Nous avons peint les hommes d'un siècle qui n'est plus. Puisse celui-ci en produire de meilleurs, et prêter à nos pinceaux les charmes de la vertu!

Le livre parut comme oeuvre anonyme; il était impossible de ne pas reconnaître les portraits. Voici celui de Zoloé-Joséphine:

Zoloé, sur les limites de la quarantaine, n'en a pas moins la prétention de plaire comme à vingt-cinq ans. Son crédit attire sur ses pas la foule des courtisans et supplée, en quelque sorte, aux grâces de la jeunesse. À un esprit très fin, un caractère souple ou fier selon les circonstances, un ton très insinuant, une dissimulation hypocrite, consommée ; à tout ce qui peut séduire et captiver, elle joint une ardeur pour les plaisirs cent fois plus vive que Laureda, une avidité d'usurier pour l'argent qu'elle dissipe avec la promptitude d'un joueur, un luxe effréné qui engloutirait le revenu de dix provinces.
Zoloé n'a jamais été belle; mais à quinze ans sa coquetterie déjà raffinée, cette fleur de jeunesse qui souvent sert de passeport à l'amour, de grandes richesses avaient attaché à son char un essaim d'adorateurs. Loin de se disperser par son mariage avec le comte de Barmont (Beauharnais) avantageusement connu à la cour, ils jurèrent tous de n'être pas malheureux, et Zoloé, la sensible Zoloé, ne put consentir à leur faire violer leur serment. De cette union sont nés un fils et une fille, aujourd'hui attachés à la fortune de leur illustre beau-père.
Zoloé a l'Amérique pour origine. Ses possessions dans les colonies sont immenses...

On voit, d'après ce passage, que le ton de Zoloé n'a rien de brutal. Il faut reconnaître que nulle part Sade n'y a manqué de respect pour le Premier Consul. Bonaparte est pour lui, l'homme qui répand la gloire de la France dans le monde. Il faut aussi reconnaître que Sade était assez naïf pour croire qu'il rendait service à Bonaparte en attirant son attention sur les agissements des femmes de son entourage. Il se peut qu'il ait eu tout à fait raison en ce qui concerne Mme Tallien et Mme Barras, mais sans doute a-t-il exagéré pour Joséphine. Il voulait ouvrir les yeux de Bonaparte sur la perfidie dont celui-ci était victime, et fut lui-même victime des rumeurs de mauvais aloi auxquelles il avait prêté l'oreille. Peut-être pourrait-on discerner ici la folie de la persécution sexuelle.
Bonaparte n'attendait pour sévir que la première occasion. Il fit surveiller Sade. Zoloé avait paru en juillet 1800. Lorsque la police apprit que l'éditeur Bertrandet projetait une nouvelle édition de 'Justine' ou de 'Juliette' dans le rapport de police il est question d'un manuscrit remanié de Juliette - elle intervint. Sous prétexte qu'il constituait un danger public, Sade fut arrêté, et conduit à Sainte-Pélagie sans procès.
Comme pour tous les détails de sa vie, les témoignages de son arrestation se contredisent également. Le rapport du préfet de police au Ministre de la police, daté de l'an XII porte que Sade aurait été sur le point de publier 'Juliette' après 'Justine' - toutes deux cependant avaient paru réunies en une seule édition dès 1797 -, que la police serait intervenue trop tard pour empêcher l'impression, mais que l'éditeur aurait livré tous les exemplaires.
Sade aurait bien reconnu le manuscrit, mais déclare qu'il n'en était pas l'auteur et n'avait fait que le copier. Cela aurait paru invraisemblable, étant donné son excellente situation pécuniaire qui ne l'obligeait pas à recourir à des travaux de copie. Le rapporteur aurait reconnu la preuve qu'il était bien l'auteur de cet ouvrage, dans le fait que les murs de sa chambre à coucher étaient couverts de tableaux représentant des passages obscènes de Justine. On aurait évité un procès pour ne point susciter de scandale.
Ce rapport prétend d'autre part que Sade aurait incité des jeunes gens de Sainte-Pélagie à commettre des actes immoraux et qu'il aurait été conduit pour cette raison à l'hospice de Bicêtre. "Cet homme incorrigible se trouvait dans un état perpétuel de démence libertine". La famille aurait exigé en avril 1803 son transfert à Charenton, où il se serait montré récalcitrant et aurait sans cesse provoqué des troubles. Le rapport du préfet de police se termine ainsi:

Je tiens pour le mieux, de le laisser à Charenton, où sa famille paye sa pension et où, à son honneur, elle désire le visiter constamment.

La déclaration de démence après un rapport de police fut, sous Napoléon, un procédé courant. Le poète républicain Désorgues se vit également enfermé à Charenton; de Laage, qui s'efforça d'intervenir pour le Général Moreau, banni par Napoléon, passa deux ans à Bicêtre; l'Abbé Fournier fut pendant trois années reclus avec des fous furieux. Aucun médecin n'a certifié la folie de Sade.

XVII
L'ASILE D'ALIENÉS

Sade rédigea plusieurs requêtes pour protester contre sa réclusion:

On m'accuse d'être l'auteur de l'infâme 'Justine', cette accusation est fausse, je le jure par tout ce que j'ai de plus cher.

Bonaparte laissa Sade sur la liste ds émigrés, ce qui lui fit perdre toutes ses propriétés. En l'an VII déjà, Sade s'était élevé contre cette injustice.
Sade entra le a6 avril 1803 Charenton. On lui donna une chambre installée de manière à rendre sa fuite impossible. Dans le prix de la pension étaient compris les frais de surveillance; la famille payait 3.000 francs par an.
En 1805, le préfet de police écrit au directeur de l'hospice de Chareton, qu'il vient d'apprendre que Sade aurait été autorisé à aller communier le jour de la Pentecôte à l'église de Charenton. Cela était illégal, et Sade ne pouvait sortir de l'hospice que sur l'autorisation particulière du préfet de police. Il fallait également tenir compte du fait que sa présence en un lieu sacré ne pouvait être pour le public qu'un objet de scandale.
En 1808, le médecin en chef de l'hospice se plaint au Ministre de la police impériale, non seulement de la conduite de Sade, mais de sa présence même à Charenton

Monseigneur,
J'ai l'honneur de recourir à l'autorité de Votre Excellence pour un objet qui intéresse essentiellement mes fonctions ainsi que le bon ordre de la maison dont le service médical m'est confié.
Il existe à Charenton un homme que son audacieuse immoralité a malheureusement rendu trop célèbre, et dont la présence dans cet hospice entraîne les inconvénients les plus graves: je veux parler de l'auteur de l'infâme roman de Justine. Cet homme n'est pas aliéné. Son seul délire est celui du vice, et ce n'est point dans une maison consacrée au traitement médical de l'alié-nation que cette espèce de délire peut être réprimée. Il faut que l'individu qui en est atteint soit soumis à la séquestration la plus sévère, soit pour mettre les autres à l'abri de ses fureurs, soit pour l'isoler lui-même de tous les objets qui pourraient exalter ou entretenir sa hideuse passion. Or la maison de Charenton, dans le cas dont il s'agit, ne remplit ni l'une ni l'autre de ces deux conditions. M. de Sade y jouit d'une liberté trop grande. Il peut communiquer avec un assez grand nombre de personnes des deux sexes, les recevoir chez lui, ou aller les visiter dans leurs chambres respectives. Il a la faculté de se promener dans le parc et y rencontre souvent des malades auxquels on accorde la même faveur. Il prêche son horrible doctrine à quelques-uns; il prête des livres à d'autres. Enfin, le bruit général dans la maison est qu'il vit avec une femme qui passe pour sa fille. Ce n'est pas tout encore. On a eu l'imprudence de former un théâtre dans cette maison, sous prétexte de faire jouer la comédie par les aliénés, et sans réfléchir aux funestes effets qu'un appareil aussi tumultueux devait nécessairement produire sur leurs imaginations. M. de Sade est le directeur de ce théâtre. C'est lui qui indique les pièces, distribue les rôles et préside aux répétitions. Il est le maître de déclamation des acteurs et des actrices, et les forme au grand art de la scène. Le jour des représentations publiques, il a toujours un certain nombre de billets d'entrée à sa disposition et, placé au milieu des assistants, il fait en partie les honneurs de la salle. Il est même auteur dans les grandes occasions; à la fête de M. le Directeur, par exemple, il a toujours soin de composer une pièce allégorique en son honneur, ou au moins quelques couplets à sa louange...
Il n'est pas nécessaire, je pense, de faire sentir à Votre Excellence le scandale d'une pareille existence et de lui représenter les dangers de toute espèce qui y sont attachés.


Charenton devait donc être une prison amusante. Aussi le médecin en chef conclut-il:

Si ces détails étaient connus du public, quelle idée se formerait-on d'un établissement où l'on tolère de si étranges abus?

Cette lettre amena le Ministre à envisager le transfert de Sade au fort de Ham, que plus tard le troisième Napoléon devait rendre célèbre. Mais le Directeur de Charenton intervint, parce que la famille de Sade devait encore 5.470 francs de frais de pension, de bois et de lumière. Toutes les constructions nouvelles risquaient de rester impayées, les maçons de perdre leurs salaires. Il alla même jusqu'à laisser entendre qu'il avait fait des dettes en considération des revenus que devaient lui procurer son pensionnaire Sade. Le Ministre comprit; il laissa Sade à Charenton; mais d'autres influences avaient agi.
Le Directeur, ancien moine prémontré, et député à l'Assemblée nationale ainsi qu'à la Législative, avait eu l'idée bien intentionnéde recourir au théâtre et à la danse pour distraire les aliénés. Il installa une salle de théâtre, avec une loge pour le directeur et des estrades latérales pour les malades inoffensifs. L'accès de la salle était également ouvert à des invités de Paris. D'après une liste qui a été conservée, Sade eut une fois quatre-vingt-onze invités. Pour les ballets, on engageait des danseuses parisiennes.
Les spectacles durèrent jusqu'en 1813, dat à laquelle ils furent interdits. Les parisiennes se pressaient à ses représentations que Sade mettait en scène. Quand il fut question de le transférer à Ham, une de ses admiratrices envoya la requête suivante au ministre de la police:

Mme Delphine de T. a l'honneur d'envoyer à Son Excellence Monsieur Fouché les pétitions dont elle a eu l'honneur de lui parler ce matin. La première pour M. de Sade, afin qu'il veuille bien donner les ordres les plus prompts pour que M. de Sade reste indéfiniment à Charenton où il est depuis huit ans, où il reçoit les soins que son état de santé exige.
Mme de T. joint à sa pétition un certificat de médecin qui prouve que l'état de santé de M. de Sade exige qu'il reste à Charenton.

Ii se peut que derrière Mme de T. se soit trouvé Sade lui-même, comme il se peut que le rapport de Royer-Collard n'ait été inspiré que par sa jalousie à l'égard du Directeur, connu pour ses moeurs légères et qui s'intéressait à Sade.
Plus tard, lorsque Charenton fut devenu un hospice royal, le Directeur Palluy se prit de querelle avec le fils cadet de Sade; il écrivit alors un opuscule, d'où il ressort que la famille, pour se laver de la honte des ouvrages décriés du Marquis, l'avait fait passer pour fou c'est ainsi qu'il avait été envoyé à Charenton.
La famille s'était chargé des frais de l'entretien de pension du malade. Pendant la première moitié de sa vie, il avait été persécuté par la famille de sa femme ; dans la seconde, il fut persécuté par son fils. Lorsque le transfert à Ham menaça de se réaliser, tout le monde s'efforça de l'empêcher le Directeur, parce qu'il avait besoin d'argent pour agrandir l'hospice; Mme Delphine, parce que Sade jouait si bien la comédie; enfin le fils du prisonnier, parce qu'il craignait de nouveaux scandales et peut-être la dilapidation de la fortune dont il avait apparemment la gestion.
Sade refusa de donner son autorisation au mariage de son fils, parce qu'il prévoyait que sa situation en serait aggravée. Les fiancés s'informèrent de la légalité de cette opposition et apprirent que tout individu figurant sur la liste des émigrés était mort civiquement; ni la femme ni les enfants n'étaient obligés de recourir à l'autorisation du mari ou du père.
La pension fut payée régulièrement, mais Sade fit des dettes à la caisse de l'hospice pour se vêtir; en 1831, son fils fut condamné à payer la somme de 7.500 francs. Le fils de Sade n'eut rien à payer, son père étant incapable.
Les documents nous apprennent que Renée de Sade avait déjà refusé de payer les frais vestimentaires du prisonnier, mais qu'elle s'était déclarée prête à le faire lorsque ses revenus eurent été mis en gage.
Nous avons peu de témoignage sur l'homme, durant ces dernières années à Charenton. Un certain Thierry, employé ou hôte de l'hospice, dans une lettre adressée apparemment au Directeur, se plaint que tandis qu'il travaillait à un décor de Théâtre, Sade l'ait pris par les épaules, en lui demandant des explications pour lui avoir tourné le dos par impertinence. Sade aurait été tour à tour bon et brutal avec lui.
Nous attacherions plus d'importance au témoignage que Charles Nodier donne dans ses souvenirs, si ce charmant conteur n'était suspect d'une trop grande fantaisie. Peut-être la rencontre qu'il relate n'eût-elle jamais lieu. Nodier raconte que lors de sa première arrestation il passa la nuit avec Sade:

[...] Je ne remarquai d'abord en lui qu'une obésité énorme qui gênait assez ses mouvements pour l'empêcher de déployer un reste de grâce et d'élégance dont on retrouvait des traces dans l'ensemble de ses manières. Ses yeux fatigués conservaient cependant je ne sais quoi de brillant et de fin qui s'y ranimait de temps à autre comme une étincelle expirante sur un charbon éteint... J'ai dit que ce prisonnier ne fit que passer sous mes yeux. Je me souviens seulement qu'il était poli jusqu'à l'obséquiosité, affable jusqu'à l'onction, et qu'il parlait respectueusement de tout ce que l'on respecte.

Sade mourut après une courte maladie; on diagnostiqua comme cause de sa mort, un¨engouement pulmonaire â forme d'asthmes Voici le rapport du docteur Hamon qui fit l'autopsie:

[...] Sa santé dépérissait sensiblement depuis quelque temps; mais il n'a cesse de marcher que deux jours avant sa fin qui a été prompte et au commencement d'une fièvre adiamique et gangréneuse.
M. Armand de Sade son fils étant présent, je pense qu'il n'y a point de nécessité, d'après la loi civile, de faire apposer les scellés... je présume assez de l'honnêteté de M. de Sade fils pour croire que de lui-même il supprimerait des papiers dangereux s'il en existe chez son père.

Le 18 juin 1808, Sade avait lui-triême adressé une requet à 'l'Empereur et Roi, Protecteur dé la confédération du Rhin':

Sire, Le sieur de Sade, père de famille dans le sein de laquelle il voit pour sa consolation un fils qui se distingue aux armées, traîne depuis près de vingt ans dans trois différentes prisons consécutives, la vie du monde la plus malheureuse; il est septuagénaire, presque aveugle, accablé de goutte et de rhumatisme dans la poitrine et dans l'estomac qui lui font souffrir d'horribles douleurs etc.

Les frais de l'enterrement montèrent à 65 francs, y compris les cierges, la chapelle et la pierre tombale. Le testament date de l'année 1806, il est ainsi conçu

[...] Je défends que mon corps soit ouvert sous quelque prétexte que ce puisse être. Je demande avec la plus vive instance qu'il soit gardé quarante-huit heures dans la chambre où je décéderai, placé dans une bière de bois qui ne sera clouée qu'au bout des quarante-huit heures prescrites ci-dessus, à l'expiration desquelles cette bière sera clouée. Pendant cet intervalle il sera envoyé un exprès tu sieur Lenormand marchand de bois, boulevard de l'Égalité, nº 101, à Versailles, pour le prier de venir lui-même, suivi d'une charrette, retirer mon corps pour être transporté sous son escorte et dans ladite charrette, au bois de ma terre de la Malmaison, commune de Mancé, près d'Épernon, où je veux qu'il soit placé sans aucune cérémonie, dans le premier taillis fourni qui se trouve à droite dans ledit bois en y entrant du côté de l'ancien chateau par la grande allée qui le partage. La fosse pratiquée dans ce taillis sera ouverte par le fermier de la Malmaison sous l'inspection de M. Lenormand, qui ne quittera mon corps qu'après l'avoir placé dans ladite fosse; il pourra se faire accompagner dans cette cérémonie par ceux de mes parents et amis qui, sans aucune espèce d'appareil, auront bien voulu me donner cette dernière marque d'attachement ; la fosse une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que par la suite, le terrain de ladite fosse se trouvant réuni et le taillis se trouvant fourré comme il l'était auparavant, les traces de ma tombe disparaissent de la surface de la terre, comme je me flatte que ma mémoire s'effacera de l'esprit des hommes.
Fait à Charenton-Saint-Maurice, en état de raison et de santé, le 30 janvier 1806.

D.-A.-F. SADE.

Rien de tout cela ne devait s'accomplir. Son corps fut soumis à l'autopsie, il fut enterré à Charenton en terre consacrée, et loin de disparaître de la mémoire des hommes son nom y est demeuré gravé avec la notion de sadisme.
Selon un témoignage que Victorien Sardou fit en 1902, un disciple du phrénologue Gall aurait avec l'aide d'autres médecins, ouvert secrètement sa tombe pour s'emparer de son crâne; ce crâne lui aurait été volé par un médecin pour passer finalement dans une collection anglaise.
Sardou prétend également avoir appris cinquante ans plus tôt d'un vieux jardinier de l'hospice, qu' "il aimait à se procurer des paniers de roses très belles et très chères, puis allait s'asseoir sur un banc, près d'un ruisseau d'eau sale, et là, prenait les fleurs l'une après l'autre, les regardait, les flairait voluptueusement, les trempait dans l'eau souillée et les jetait au loin en riant".
N'est-ce pas là tout le Marquis? demande Sardou. Du moins ce trait est-il bien inventé.

LE SADISME

Si Sade n'était qu'un pornographe, il serait fort déplacé de vouloir lui attribuer quelque importance. S'il était fou, il serait inutile de consulter son dossier.
Il était plus qu'un pornographe et il n'était pas fou. C'est l'une des plus grandes de ces personnalités problématiques, infiniment plus révélatrices que les natures normales pour la connaissance de la nature humaine et les problèmes de l'esprit. Bien que désespérément rivé à la sexualité, il n'en appartient pas moins à l'histoire de l'esprit comme l'un des analystes de ce formidable complexe.
Lorsque la psychologie moderne intégra dans sa chimie de l'âme les notions de masculinité et féminité, elle permit de mesurer l'importance de Sade mieux qu'on ne l'avait pu auparavant. Sa fierté d'avoir écrit quelque chose de tout à fait inouïe, de tout à fait nouveau, n'est pas injustifiée.
Si l'on n'a pas étudié à fond sa vie et son oeuvre, on sera porté à croire, que ce peintre de cruautés avait le caractère le plus mâle qui soit. Or il n'en est rien. Sade est la disharmonie même. Il n'est rien moins qu'un surhomme artificiellement formé - lequel, s'il existait réellement, trébbucherait dès le premier pas dans le même abîme que lui.
Au contraire, la trop grande féminité de Sade en a fait ce qu'il était; son narcissisme le prouve. Il ne parvint pas à s'ordonner, il n'atteignit jamais cette faculté de vivre qui demeurera toujours inconnue à un pur inverti tel que lui. Il ne réussit pas à sortir de lui-même, cela certainement à cause d'une éducation insuffisante et dénuée d'affection.
Pour devenir soldat dès l'âge de quatorze ans et faire à vingt-deux la guerre de Sept ans, il faut avoir une constitution plus robuste que ne l'avait Sade. L'infantilisme est un poison vivifiant ou paralysant; ou bien il conserve la jeunesse ou bien il ne permet jamais de mûrir.
Passer ses années de maturité au cachot avec la conscience d'être livré à l'arbitraire de la police et à la haine de la famille, après avoir été juridiquement acquitté, cela doit nécessairement briser tout caractère qui n'a pas la force nécessaire pour s'endurcir. Lorsque Sade est rendu à la vie, il engraisse bientôt, s'il faut en croire Nodier, et il na plus désormais rien de sérieux à rattrapper, rien d'important à dire.
Doué du sens de l'universalité, de puissance d'imagination, d'intensité, de logique, d'esprit philosophique, il lui manque cependant cette force qui viendrait à bout des contraires, établirait un ordre, et créerait une réelle maîtrise de l'esprit. En somme, lorsqu'il recouvre sa liberté, c'est déjà une épave. Il ne jette aucun cri de révolte, ce qui serait pourtant légitime après une vie ainsi ruinée. Il mène seulement une existence banale d'écrivain dramatique, en retombant parfois dans ses vieilles habitudes d'auto-suggestions érotiques contractées en prison.
Descendant d'ancêtres religieux dont quelques-uns furent inquisiteurs, la substance religieuse est également appauvrie on lui. C'est une matière figée qui adhère à sa nature comme une croûte de sel. Si elle eût travaille son sang, il serait devenu un homme d'une importance tout à fait considerable étant donné toutes ses dispositions à la profondeur. Car, si rebutants que soient ses romans, ils sont profonds. Un esprit médiocre ne donne pas ainsi dans l'horreur.
Des visions fantastiques, des éléments de monde légendaire le hantent. Si l'on n'avait jamais connu le nom, la vie et l'oeuvre de Sade, et si l'on avait découvert les '120 Journées de Sodome, sans pouvoir en fixer l'époque et l'origine, on aurait pu faire remonter cet ouvrage à plusieurs siècles en arrière et voir en lui un pendant infernal du Dante. Ses romans pourraient être des épopées disparues d'un caractère tout à fait archaïque.
Sade n'appartient pas seulement à l'histoire des moeurs, où il est bien aisé de placer tout ce qui a quelque intérêt de curiosité. La science humaine a répudié toute doctrine idéaliste. Nous savons aujourd'hui que l'harmouie n'est pas la norme mais le résultat d'une évolution. A considérer la prodigieuse complexité et la fragilité de la nature humaine, nous en venons à conclure que c'est bien plutôt la nature inquiète, problématique qui constitue la norme: elle est cette matière brute et ce chaos, desquels l'homme supérieur se dégage à force de discipline.
Nous ne voyons plus dans le pansexualisme de Sade un phénomène exceptionnel, mais la réalité fondamentale qui nous préoccupe tous. Ce n'est point son érotisme qui fait de Sade une nature pathologique, mais son impuissance à sublimer cet érotisme, à nourrir de cette force le reste de son énergie. Il ne parvient pas à soutirer son énergie au charbon. Or c'est en cette faculté de transformation exclusivement, que consiste la liberté.
Le caractère de Sade nous permet d'étudier le problème du libre-arbitre qui se voit imposer la tache de pourvoir la machine humaine de transformateurs, d'instruments de sûreté et de freins, et d'épargner au courant d'énergie qui le parcourt les arrêts qui risquent de provoquer des décharges trop violentes.
La théorie de Sade de la connexité de toutes les passions est précieuse. Au sein de la causalité tout n'est que transformation. Cette connexité mentale se manifeste à plusieurs reprises dans le cas de Sade. Le chimiste prouve par ses formules que tous les éléments s'attirent et s'ordonnent en systèmes: ces égalisations font suite à des luttes antérieures. L'harmonie des systèmes est précédée de combats meurtriers. Sade n'a vu que la cruauté du phénomène: mais en l'exprimant fanatiquement, il force l'attention et l'on est prêt à lui donner raison. Raison - il l'a dans beaucoup de cas, et le sadisme procède d'une rectification: la reconnaissance et l'acceptation de l'état de nature.
Quiconque se sent fustigé par la force originelle, c'est-à-dire quiconque est réaliste, se heurte à tout propos aux non-réalistes, à ceux qui se sont réfugiés dans le sentimental et le confortable, dans le monde bourgeois et idéaliste. Il les force à voir la vérité avec autant de réalité que lui-même. Soumis à la force originelle, il désire que les autres le soient. Il repousse le spiritualisme chrétien et rétablit l'état de nature.
Mais ce faisant il tire vengeance du spiritualisme qui a remporté au cours des siècles une victoire éclatante sur la nature. Il ne faut jamais oublier le ressentiment en tant que partie intégrante du sadisme. Chez Sade lui-même on sent très distinctement qu'il écrit à l'adresse d'un rival, dont il sait qu'il ne pourra le persuader: aussi s'efrorce-t-il de l'étouffer.
Il a une haine sans mesure pour ce rival qui a le courage de dire à l'homme: il existe une vérité, un ordre, une norme, et une forme. Aucun ordre humain ne peut être emprunté à la nature, en laquelle tout est mouvement, changement, inquiétude, et tout naturalisme aboutit à une désagrégation : le positivisme n'est pas un système viable.
Sade est un excellent exemple du sort réservé à toute tentative qui a pour objet d'atteindre à un état positif, par le retour à la nature. Sur cette base fondamentale et pourtant solide, le vitalisme, aucun édifice ne peut être érigé. On aboutit au ressentiment, à la haine, et aux sentiments de vengeance. L'essence du sadisme se peut ainsi définir : du naturalisme obtenu par ressentiment.
Le problème du sadisme mène inévitablement au domaine religieux, du moins à celui des systèmes universels. Consciemment ou inconsciemment, le sadique a toujours affaire à Dieu, le monde et son prochain. Le sadisme est aussi profond que l'égoïsme.
On a publié récemment à Paris un petit opuscule, demeuré jusqu'alors manuscrit: 'Dialogue entre un prêtre et un moribond'
['Dialogue entre un prêtre et un moribond', par D. A. F., marquis de Sade. Publié pour la première fois sur le manuscrit autographe inédit avec un avant-propos et des notes par Maurice Heine. Paris, Stendhal et 1926. (N. du T.)] Le moribond athée convainc le prêtre.
Sade lui-même souligne son athéisme plus que ne le ferait un homme inconscient. Le fait qu'il forgea en livres des cruautés qu'il n'a point vécues et qu'il n'aurait point voulu vivre quand il l'aurait pu, ce fait seul prouve qu'il a cherché à entrer en contact avec les grands problèmes. Dans tout autre cas, ce conflit entre la représentation et l'acte, nous aurait fait conclure au sentiment d'infériorité, mais il nous permet ici de situer Sade dans une catégorie supérieure à celle des criminels inconscients. Un grand poète pourrait le placer parmi les personnages d'un oratoire - il y serait rangé parmi les figures négatives, non absoutes, du côté de Lucifer, mais sa voix ferait partie du choeur.
Ce que Sade a écrit de plus conciliant, c'est son testament. La lutte est finie. La matière estelle le seul agent universel, ou existe-t-il une puissance supérieure? - le grain de poussière n'en retourne pas moins à la nature, qui lui épargne ainsi de répondre.
À quoi bon punir, demande Sade, puisque tout arrive comme cela doit arriver? Quel sens moral peuvent bien avoir les révolutions, puisque l'égalité des hommes est une utopie? Dans la nature, il n'y a qu'inégalité. Que pourrait bien faire un créateur dans la nature, puisque tout s'y trouve perpétuellement en mouvement sans considérer l'immoralité d'un Dieu, qui laisserait s'entredéchirer ses créatures, et les accablerait de malheurs?
Cet homme a trop d'importance pour qu'on se refuse avec lui à la discussion; le sadisme, l'essence des conceptions et du caractère de Sade, déborde de beaucoup les limites d'un simple problème médical.
La notion spécifique de sadisme a été formée par Kraft Ebing, en môme temps que la notion complémentaire de masochisme, d'après le nom du romancier Sacher-Masoch, dont les oeuvres traitent de la servitude érotique. Selon ce psychopathe, le sadisme et le masochisme sont "les formes fondamentales de perversions psychosexuelles, qui peuvent se manifester aux endroits les plus divers du domaine des égarements de l'instinct sexuel".
Schrenck-Notzing conçoit les deux tendances qui peuvent se manifester chez le même individu, comme une 'algolagnie', une excitation sexuelle qui se produit au moment où l'individu se représente la douleur qu'il inflige ou qui lui est infligée. Eulenburg et d'autres ont ajouté qu'il n'est pas nécessaire de provoquer ou de subir soi-même la douleur, mais qu'il suffit d'assister à une scène de violence pour être sujet à cette excitation. Enfin Dühren tente de résumer tous les caractères possibles de cette perversion, dans une définition de vingt-deux lignes.
On peut s'en tenir à l'explication de Krafit Ebing, car il est clair que le sadisme intellectuel devient bientôt un sadisme actif. On retrouve la fusion classique de ces deux formes de sadisme dans le cas du professeur Diebold qui rossa à mort son élève, le jeune fils d'un banquier, et le martyrisa moralement. Seulement il ne faut jamais oublier la part de ressentiment dans le sadisme. S'il n'en était point ainsi, il s'agirait d'un égoïsme pur, d'une attitude tout aussi fermée et inattaquable que l'égocentrisme de l'animal ou de la plante, et qu'il faudrait alors reconnaître comme objective, évidente, entièrement conséquente.
En vérité, le fondement philosophique si caractéristique de Sade exprime le désir de retrouver l'innocence de la brute, que lui refuse ce secret rival intérieur, la conscience. En cherchant à surenchérir sur ce rival - qu'il couvre de sa voix - il trahit son ressentiment.
Le mal qui n'existe point en soi, est accouplé à sa contre-partie, le bien. Quelque soit l'éclairage dans lequel on veuille le placer, il jette aussitôt une ombre, cette ombre est la contrepartie. La tendance agressive dont parle Freud, n'est particulière qu'à la créature sans conscience, non humaine.
Par contre le sadisme se classe parmi les révoltes contre la restriction de tendances, et comme le dit également Freud, non pas dans la catégorie des pures tendances du moi, mais dans celle des tendances de la libido. Mais cette distinction peut paraître bien subtile: considérons plutôt le sadisme comme un mélange des deux tendances, sans qu'un équilibre organique intervienne entre elles: la tendance agressive du moi donne sa teinte à la libido, qui dès lors au lieu d'être tendre, sera cruelle.
Freud reconnaît également la nécessité de faire remonter la tendance de destruction à la tendance agressive. Une tendance dyonisiaque comme la tendance agressive ne s'arrête pas, même si le monde environnant est détruit. Eile entame finalement, contre sa propre volonté, l'Ego qui est demeuré le seul objet non encore subjugué. L'énergie universelle ne s'écoule pas dans l'infini, elle se referme en cercle: La vie et la mort donnent l'une dans l'autre.
La notion de perversion ne doit pas faire croire que le sadisme et le masochisme sont des éléments étrangers à la structure de l'homme normal. Au contraire, la chimie de l'âme reconnaît en eux des tendances originelles. Toute émotion est une intrusion du monde extérieur dans le moi. Le moi la subit d'abord. Il la saisit et la décompose, comme l'estomac décompose les aliments et se les assimile - la souffrance se transforme lentement et normalement en contrainte de la souffrance. Voilà donc qui constitue les deux formes fondamentales.
Le monde m'attaque; il me dévorerait si je ne lui résistais, si je ne passais à mon tour à l'offensive et ne cherchais à le vaincre par la pensée, l'acte ou le travail. Prenez l'exemple de l'artiste: il s'ouvre aux émotions et les recherche lui-même, à la fois masochiste et sadique.
À chaque contact entre des êtres humains, se répète le même accouplement de résistance et d'abandon; chez tout être normal les sentiments sadiques et masochistes entrent alors en jeu. Quiconque sait discerner, les discernera toujours. Sur le chemin qu'il parcourt, il se dit à tout moment comme Goethe : c'est ici que le meurtrier, le voleur, le calomniateur, etc., changent de direction; je pourrais aussi m'écarter du chemin: les tendances accouplées se'manifestent.
Mais le fait même qu'elles sont accouplées et ne circulent pas isolément dans son sang, font de lui mi homme sain. Le sadique est pervers parce que sa faculté d'accouplement 'des tendances ne fonctionne pas. Toujours habile, il n'offre point la belle image de la concentration et de l'endurcissement. La substance de son âme est trop diffuse.
Le masochiste a sur lui l'avantage qu'il peut trouver une solution à sa nécessité de souffrir, en reconnaissant à toute volonté étrangère le droit de lui faire la loi. Il n'est pas actif mais il a son ordre et son Dieu. Il peut même, à force d'une humilité soutenue, parvenir à la maîtrise de soi et atteindre à la simplicité, qui demeure inaccessible au sadique.


TABLE

Note du traducteur
Avant-Propos
I. Un siècle de forces élémentaires
II. Le descendant des Laure
III. Premier scandale
IV. Le hors-la-loi
V. La Marquise de Sade
VI. La fin d'un amour
VII. Vincennes et Bastille.
VIII. La contradiction
IX. Justine
X. Juliette
XI. Moeurs du Siècle 1
XII. Moeurs du siècle 2
XIII. La première psychopathie sexuelle.
XIV. En liberté
XV. Littérature publique et clandestine
XVI. La colère de Napoléon XVII. L'asile d'aliénés
XVII.Le sadisme