Stéphane Haick

LE MYSTÈRE SINOPOLI
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Comme, avant lui, Dimitri Mitropoulos, Giuseppe Sinopoli est mort en scène. Le drame s’est produit à la fin du troisième acte d’Aïda, que l’Italien conduisait au Deutsche Oper de Berlin: au moment où Aïda exhortait Radamès de fuir, Sinopoli laissa tomber sa baguette, puis s’écroula, aussitôt emmené par les musiciens de l’orchestre et des secouristes dans les coulisses, où il devait décéder, victime d’une crise cardiaque. Ironie du sort: le correspondant de l’Agence France-Presse rapporte que dans le programme figurait un texte signé par le chef. Paraphrasant l’Œdipe de Sophocle, en hommage au metteur en scène allemand Götz Friedrich, décédé l’an passé, cette phrase aux funestes allures: «Que le destin vous soit favorable et que vous vous souveniez toujours de moi avec joie, quand je serai mort.»

Un parcours fulgurant

Avec ses petites lunettes de professeur Tournesol, son bouc bien dessiné, mais sa chevelure un rien hirsute, Giuseppe Sinopoli, la cinquantaine à peine entamée, ressemblait plutôt à un ponte scientifique post-soixante-huitard qui aurait mal tourné. Une simple vue de l’esprit? Pas tout à fait. Car ce natif de Venise tâta sérieusement de la médecine. Il obtint même son diplôme pour des travaux sur l’anthropologie criminelle, en 1972. Mais jamais il ne prêta serment devant Hippocrate; et la criminologie italienne, alors balbutiante, se passa de ses lumières. Après des études musicales à Venise, qu’il mena parallèlement à ses années de fac à Padoue, il suivit les cours de composition de Karlheinz Stockhausen et Bruno Maderna, avant de rejoindre Franco Donatoni à Sienne: c’est l’époque de ses premières œuvres, dans le droit fil du sérialisme triomphant, tel que Boulez voulait encore l’imposer manu militari. De simples brouillons. Jusqu’à cette année 1981, où Sinopoli remporta un succès considérable à Munich, avec un opéra sur Lou Salomé, admirée de Nietzsche et de Rilke, qui perdit ses inhibitions au contact de Freud. Standing ovation. Mais Boulez le toisa en ces termes: «Sinopoli était compositeur, le voici devenu romantique!»

Un chef très controversé

Heureusement, la direction d’orchestre le passionnait tout autant. Dès 1975, il fonda l’Ensemble Maderna, destiné à interpréter le répertoire contemporain. D’une manière fulgurante, phénomène au demeurant assez rare dans toute l’histoire de la direction d’orchestre, il trouva sa place dans le gotha. Sans beaucoup de sueur. Sans concours remportés. Sans années de galère. En à peine deux décennies d’activité pleine, de 1981 à 2001, il fut l’invité de marque des plus grands théâtres lyriques, de la Scala au Met de New York, de la Fenice de Venise à l’Opéra de Vienne. On s’intéressa rapidement à cet atypique du circuit : tour à tour, il fut chef principal de l’Orchestre Philharmonia (1984-1994), de l’Académie Sainte Cécile de Rome (1980-1989) et directeur musical de l’Orchestre de la Staatskapelle de Dresde (depuis 1992).
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Il faut dire que Sinopoli fut à bonne école, en fréquentant avec assiduité les cours de Hans Swarowsky à Vienne. Véritable gourou de la baguette, ce dernier forma rien moins qu’Abbado et Mehta. Mais là s’arrête la comparaison avec Sinopoli.
Sinopoli est un mystère autant qu’un paradoxe: chef très jet set et musicien honni autant par ses pairs que par une large frange de la critique internationale, il eut à ferrailler dur pour tenter en vain de gagner une certaine respectabilité. Sympathique, intelligent, bien intentionné à l’égard des ses confrères, cet homme aurait pourtant été pendant deux décennies la plaie des musiciens qu’il dirigeait. Dans son livre «Maestro. Mythes et réalités des grands chefs d’orchestre», paru chez Jean-Claude Lattès, le journaliste-polémiste britannique Norman Lebrecht résume en quelques mots la problématique: «Ce qui horripile les musiciens, c’est tout simplement le sort que Sinopoli fait subir à la musique qu’il dirige.» Et à l’occasion d’un avant-papier sur l’un de ses concerts londoniens, un journaliste eut ces propos en forme de mise à mort: «Au fur et à mesure qu’approche le moment du concert, nous nous sentons gagnés par l’angoisse. Sinopoli va-t-il métamorphoser sous nos yeux un nouveau chef-d’œuvre? S’apprête-t-il à nous le montrer sous un éclairage inouï?»
[...] Au terme d’une carrière menée tambour battant, Sinopoli aura gravé une petite soixantaine de disques pour l’étiquette jaune, essentiellement les grandes œuvres du répertoire lyrique, et une petite dizaine chez Teldec, avec des œuvres jugées plus difficiles, moins commerciales: à l’exception d’une «Carmen» et d’une «Femme sans ombre», place nette a été faite aux deux Viennois, Berg et Schönberg. Sinopoli n’avait donc pas oublié ses premières amours.

Un musicien de la Psyché

Loin, toutefois, de correspondre aux critères d’interprétation de la musique contemporaine, c’est dans l’opéra que Sinopoli trouva un semblant de salut. Dans Puccini (Tosca), Strauss (Salomé), Verdi (Nabucco) et Wagner (Tannhäuser). Les chanteurs aimaient travailler à ses côtés, et certains ne tarissaient pas d’éloges à son endroit, alors qu’un nombre non négligeable de passionnés d’opéras lui reconnaissaient même un talent rare. Norman Lebrecht cite l’exemple de ce thuriféraire de l’Italien, qui justifiait les choix de son idole par le fait que la musique représentait, en fait, les contradictions de la vie, les labyrinthes de l’esprit. «Pour lui, il existe un lien essentiel entre la forme musicale et l’environnement psychologique qui a présidé à son élaboration [...]. C’est une névrose qui pousse l’artiste à introduire sa sensibilité dans une forme artistique. L’artiste libère sa névrose et, du coup, il s’en délivre lui-même.»
Fumeuse théorie, de toute évidence, à mille lieux de la musique, en tout cas. Il n’empêche que cet Italien, qu’un Toscanini renierait sans doute, n’a jamais cessé de s’attirer les bonnes grâces de certains dirigeants d’Opéras, et pas les moins exigeants d’entre eux. À l’annonce de sa mort, depuis Bayreuth, Wolfgang Wagner a regretté dans un communiqué la perte d’un «des chefs d’orchestre contemporains les plus importants». Cet été, il devait venir de nouveau sur la colline sacrée y diriger le Ring. Il venait de signer un contrat avec l’Opéra de Dresde pour en devenir le directeur musical à compter de 2003. Sinopoli venant de passer la baguette à gauche, son mystère restera donc entier.
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