Pierre Chartier

LE «FAUST» DE BUSONI
SOUS LE REGARD DU MYTHE




© Pierre Chartier et Théâtre du Châtelet

Née au Me siècle dans l'Allemagne du Sud d'une figure populaire empruntée à l'histoire, la légende de Faust accède avec la pièce de Christopher Marlowe, La Tragique Histoire du docteur Faustus, jouée à Londres vers 1590, au statut (partagé avec le seul Don Juan, son cousin espagnol) de mythe-phare de l'Europe moderne. Son extraordinaire carrière, depuis cette date, ne se démentira plus. Déjà, les versions du Volksbuch (Récit populaire), influencées par la théologie luthérienne, s'étaient multipliées à partir de 1580 en terres allemandes, avant de gagner d'autres contrées. Faust, astrologue de foire, maître d'école et charlatan, est un magicien qui, pour mieux réussir ses tours et ses prodiges, a signé un pacte avec «Méphistophilis». Après vingt-quatre ans d'aventures et de plaisirs, il connaît une mort horrible, étranglé par l'épouvante d'une damnation inévitable, châtiment exemplaire pour tous ceux que tenterait l'alliance avec les forces du Mal. Marlowe ajoute à ces données premières, outre la puissance dramatique du théâtre, fondamentale, la référence à l'antiquité (Faust évoque Hélène de Troie), la dimension européenne de son action (il séjourne à la cour de Rome), et surtout le glissement vers une mythologie moderne du Savoir. Avec quelles forces, naturelles ou surnaturelles, déchiffrer (pour mieux les dominer) les arcanes d'un monde qui résiste à nos investigations les plus passionnées? Comment devenir, tous risques assumés, maître et possesseur de la nature? Héritier lointain et infidèle de Cyprien d'Antioche, qui avait choisi contre le Diable et pour l'amour de Justine de devenir un martyr de la vraie foi, ou du médiéval Théophile sauvé de la Tentation grâce à l'intercession de la Vierge Marie, Faust connaît dans la pièce de Marlowe cette transformation décisive: il devient, surtout dans la deuxième partie, un savant de la Renaissance à la manière de Paracelse, féru de sciences occultes, possédé d'une soif inextinguible de connaissance et de pouvoir intellectuel. Fils rebelle passant outre aux interdits de la religion, il se heurte à Dieu même, et il le sait. Sa cupiditas sans bornes le pousse à réitérer, du point de vue du christianisme, la Faute majeure, ce péché d'orgueil qui fait de lui, dans sa sombre démesure comme dans sa déchéance finale, un héros paradoxal de la transcendance. Par son refus délibéré de la Loi, il se mue en champion à la fois séduisant et repoussant de la Transgression.

 

De Marlowe à Goethe - Ces traits caractéristiques du personnage de Marlowe perdurent au cours de l'histoire de l'Europe, non sans connaître de considérables mutations dont les dernières, parfois surprenantes, mènent parmi d'autres au Faust de l'Italo-Allemand Busoni, notre quasi-contemporain. Quelques moments, dans cette trajectoire, sont d'une particulière importance. Si la présence de Faust pendant l'âge classique est attestée par de nombreuses traductions du Volksbuch (en France, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Bohême, au Danemark), si elle se manifeste, notamment en Allemagne, sur les tréteaux des foires puis par le théâtre de marionnettes, c'est à une véritable explosion littéraire, surtout théâtrale, du mythe qu'on assiste à partir de la seconde moitié du XVIII siècle. Le théâtre populaire et enfantin associe la farce au tragique; le valet Hanswurst, ou Casperle, y mêle ses facéties aux conjurations du savant expert en sortilèges et, plus heureux que lui, échappe au châtiment de l'enfer, à la grande satisfaction du public. En revanche, Faust est totalement pris au sérieux par le drame nouveau. Plus que tout autre, en effet, il exprime les aspirations et les impatiences qui agitent le «Sturm und Drang» comme le Romantisme. Au prix de quelques transformations, il est le modèle mythique par excellence dont ces générations troublées ont besoin. Alors que Lessing, vers 1760-1770, propose à la scène un Faust des Lumières, héros du savoir humain finalement sauvé par la noblesse de son « instinct», les Maler Müller et autres Klinger, au cours des années suivantes, voient dans le magicien rebelle le représentant non moins théâtral de leur colère de jeunes hommes entravés par un Ancien Régime pesant et rétrograde, soumis au diktat des pères, des prêtres et des despotes. Ce nouveau Prométhée ou ce Titan moderne est le porteur du sens métaphysique de leur révolte. Tel est également le Faust de Goethe, surgi dès les années 1770. Mais Goethe va plus loin que ses contemporains. Avec lui, le mythe s'enrichit et acquiert au fil des ans, toujours par le théâtre, une ampleur jusque-là inconnue. Tout au long de la vie du poète, en effet, la figure du docte magicien de la Renaissance l'accompagne et le hante. Depuis le Urfaust (Faust originel) en passant par les Fragments, le Faust, première partie (1808) jusqu'au Second Faust, achevé au moment de sa mort, en 1832, la puissance créatrice de Goethe, si diverse et si admirable, s'est mesurée à cette figure élue, qui gagne en complexité et en profondeur. «Au commencement était l'Action», non le Verbe, telle est la version proposée, avant de la faire sienne dans sa vie, par le fiévreux lecteur des premières lignes de l'Evangile de Jean. L'adjectif «faustien » s'y charge de toute sa signification. Il caractérise le désir inaugural et toujours renouvelé de créer, d'oser et de jouir, c'est-à-dire, en dépit des angoisses, des désespoirs, des erreurs et même des crimes, l'effort incessant pour accéder à une vie encore plus ample et plus intense: c'est le streben, ce mouvement ardent du vouloir-vivre moderne dont l'interruption, comme Faust le dit à Méphisto lors du pacte, ne peut signifier qu'abandon, renoncement et mort: la vraie damnation.
Dans cette perspective, Goethe ajoute plusieurs éléments de grande importance au mythe qu'il fait sien. Le premier est le personnage de Marguerite, jeune fille pauvre, pure et aimante, à la fois vierge et mère (elle élève son jeune frère), symbole du petit peuple allemand et des vertus ménagères, séduite puis abandonnée, déshonorée par un universitaire quelque peu condescendant, voyageur de passage: sa céleste intercession, relayée par l'Eternel Féminin, sera pourtant décisive, dans la seconde partie,.pour le salut final du pécheur. Le second de ces thèmes est la jouvence, ce rajeunissement miraculeux qui permet au chenu docteur, grâce au pacte diabolique, de cultiver, à côté de la libido sciendi (l'avidité de savoir) et de la libido dominandi (l'amour du pouvoir), une libido sentiendi, désir éperdu de jouir qui peut embrasser sans parodie l'espace de l'amour sensuel et passionnel: Faust se pose alors en double de Don Juan, héros libertin de l'éphémère. Le troisième élément nouveau est la figure de Méphistophélès qui, dès le prologue dans le Ciel, engage avec le Seigneur une sorte de pari cosmique et familier sur ce nouveau Job qu'est Faust: saura-t-il, lui, l'un des «meilleurs serviteurs » du Tout-Puissant, surmonter malgré l'ampleur de ses tourments la tentation diabolique? Dieu (ou Goethe) en est persuadé. Par là du moins le Diable, aux ordres de son suzerain, le roi du Ciel, revêt-il définitivement avec Goethe ses oripeaux de damoiseau médiéval, justaucorps rouge et plume au chapeau, et trouve-t-il son style inimitable, que populariseront, non sans les affadir, les opéras du XIX siècle. Sarcastique, sceptique, mais sensible aux peines des humains, ce Prince des Ténèbres, qui joue mille tours aux mortels et anime de belle manière les Nuits («romantique» puis «classique » de Walpurgis, est le garant d'une indispensable, inaliénable force de négation («Je suis, dit-il, l'esprit qui toujours nie», «voulant toujours le mal, toujours faisant le bien»). Il constitue avec Faust un couple dont le mythe depuis lors ne sait plus guère se passer. Dans sa violence révoltée et son humour, comme cet autre couple que Faust forme parallèlement avec Marguerite dans la douleur et. dans la passion, ainsi que, sur un troisième plan, celui qu'il forme avec Wagner, d'abord factotum falot du Professeur devenu lui-même, dans la seconde partie, un savant puissant et redoutable, il concerne au plus près, par tant de ses aspects, notre inquiète modernité. L'anti-héros théologique, maître écrasé du Refus, s'est génialement transformé en l'enjeu dialectique d'une Aventure du savoir, la nôtre, qui nous apparaît en effet de plus en plus comme nôtre alors que nous parvenons de moins en moins à en assurer la maîtrise.
Mythe et variations aux XIXe et XXC siècles - À la différence du premier, le second Faust, ésotérique, abscons, riche d'un symbolisme syncrétique, où le héros devient un démiurge ambigu environné de figures tantôt idéales et tantôt grimaçantes, dans le vertige et le retour des temps, n'eut guère de succès à l'époque romantique. Celle-ci voit plus volontiers dans le savant dévoyé un esprit supérieur, sorte de Mage atteint d'une inépuisable nostalgie d'absolu, saint dans et par cette aspiration idéale, mais damné du fait de sa démesure même, appel d'Infini qu'aucune espérance humaine ne saurait combler, aucune institution humaine reconnaître. C'est ainsi que parmi tant d'autres, ce mythe teinté d'une religiosité intense et vague multiplie ses figures du côté du monde germanique, chez Schumann et Spohr, plus encore chez Chamisso, Grabbe (auteur d'un Don Juan et Faust), Lenau, ou Liszt; indirectement chez Byron et Bailey en Angleterre; et en France - grâce à Madame de Staël et à Gérard de Nerval, traducteur inspiré du premier Faust de Goethe -, chez Delacroix et Berlioz (Huit Scènes de Faust), également chez Henri Heine, auteur d'un ironique ballet imité des marionnettes. Mais la vraie popularisation du mythe, au XIXe siècle, est à mettre sur le compte de l'opéra, surtout La Damnation de Faust de Berlioz (d'abord oratorio, 1846) et le Faust de Gounod (1859). Le drame de Goethe est leur référence, mais réduite à quelques éléments populaires. L'histoire de Marguerite, héroïne d'un touchant mélodrame, y prend le pas sur les traits plus élaborés et plus ambitieux du mythe, s'enlevant sur une superbe effervescence romantique, là et ici, malgré la faiblesse du livret, sur la tragédie d'une jeunesse sacrifiée. Si Faust et Méphisto y perdent assurément leur force métaphysique de contestation, le mythe n'en continue pas moins sa course triomphante, simplifié mais revivifié, chaque époque n'inventant que ce dont elle pense avoir usage.
Doit-on crier à la trahison? Non, sans doute, surtout si on mesure cette involution du mythe à son destin ultérieur, plus surprenant encore. Certes, le mythe de Faust, comme toutes les grandes figures emblématiques d'une civilisation, n'est à aucun de ses moments «contrôlable». Il ne peut que dénoncer, en chacune de ses versions, les définitions qu'on tente de donner de lui pour l'arrêter, le cerner, le comprendre. Certains ont cependant pu penser qu'à partir du XXe siècle, Faust cessait franchement de s'appartenir, qu'il n'était plus en mesure de réguler ni le rythme ni les motifs de son développement. Comme étourdi par sa puissance propre de métamorphose, dans une époque en constante accélération, toujours plus resserrée et plus inégale, plus ambitieuse et plus angoissée, de guerre en révolution, de progrès techniques en bouleversements idéologiques, scientifiques ou artistiques, le mythe se ramifie plus encore que par le passé, se boursoufle ou s'étiole. Le plus souvent, il perd le soutien du sacré, il se refuse à la transcendance. Affaibli, il se diversifie sans fin: l'infini cesse d'être son thème pour devenir sa nature. Se soustrayant à la forme dominante du théâtre, il s'épanche dans la musique, il gagne le roman, l'essai, il investit à coup sûr le cinéma. Encore qu'il continue de chérir la tendre Marguerite, il met volontiers au premier plan l'ambiguïté de Méphisto (ce qui n'est pourtant pas le cas du Mefistofele de Boito, 1868, que Busoni connaissait). Quant au personnage de Faust, il devient de plus en plus incertain, énigmatique. On le voit se décomposer en une multitude de figures, de visages divers, par lesquels il aime à se contredire ou à s'échapper à lui-même, se camouflant en son contraire parodié (lui-même toujours, bien sûr), exprimant ainsi sa capacité sans limites de négativité créatrice jusqu'à refuser catégoriquement ses propres traits. Il joue à les dénaturer, à les durcir en Surhomme ou à les dissoudre, à les oublier dans la grisaille du commun. Mais ces dérives sont-elles condamnables? Ne peut-on soutenir que Faust n'a jamais été aussi vivace? Il paraît tantôt sous des formes caricaturées, idéologisées, hyperpolitisées: dès 1918, Le Déclin de l'Occident d'Oswald Spengler vante dans le héros de Goethe la volonté de puissance exacerbée d'un Homme occidental des plus germaniques; on assiste parallèlement à la naissance de Faust bolcheviks exaltant la lutte des classes et une industrialisation à marches forcées préludant à la victoire du prolétariat. Parmi tant de masques lisses ou hirsutes, décadents ou chlorosés, psychanalysés, psychiatrisés, ludiques ou loufoques - mais pourquoi pas? -, soit trop sérieux soit trop désinvoltes, très souvent banalisés à souhait, plus souvent encore composites et incomplets, déceptifs (comme Mon Faust, deValéry, 1945), le mythe poursuit en toute liberté, pourrait-on dire, sa carrière internationale jusqu'à notre époque, l'interpellant et la révélant à elle-même pour le meilleur et pour le pire.
Busoni ou l'avènement d'un Faust qui nous ressemble - C'est donc autant sous ces regards clignotants, drôles ou pathétiques, parfois arrogants, parfois dérisoires, par instants sublimes pourtant - comme chez Thomas Mann (Doktor Faustus, 1947) ou mieux encore Mikhaïl Boulgakov (Le Maître et Marguerite, 1940, publié en 1966) que sous l'oeil resté de flamme des héros de Marlowe, de Goethe ou de Berlioz, toujours présents dans la mémoire collective, que le Doktor Faust de Busoni voit le jour. Apparaissant en 1910 (premiers linéaments du livret), prenant forme dans la fièvre de l'invention à la fin de 1914, il est repris à intervalles réguliers jusqu'àmai 1925, date de sa création, près d'un an après la mort du compositeur. Busoni, saisi par le mythe, participe ainsi pleinement de l'inventivité parfois déroutante d'une époque tentée par la désillusion et la désacralisation (nullement limitées, il faut le préciser, au mythe de Faust) comme, accompagnant et parfois commandant les hasards de leurs destinées, il participe de l'histoire de la musique et de l'opéra contemporains. Le mythe dont le musicien, après tant d'autres, se réclame a cent visages, il est Protée; il est Argus aussi, il a cent yeux, qui observent et s'observent; mais avant tout, en notre époque critique, il est un Narcisse d'un nouveau genre: en chacun de ses avatars se cherche, malgré le trouble du miroir, le visage idéal et impossible dont, aujourd'hui ou autrefois, on ne sait trop, il a reçu l'image. Le Faust inachevé de Busoni, en son étrangeté, dissemble certes à son tour - c'est à la fois heureux et inévitable - de l'infinité de ces Faust réels ou rêvés, passés ou à venir, ébauchés ou perdus, célèbres ou anonymes, dont il procède, dont il s'écarte. Mais il n'en recherche pas moins ses doubles fraternels; il les questionne, il les convoque, il les repousse. Comme toutes les versions de tous les mythes, ces regards s'échangent sous nos yeux fascinés. Or il se trouve que, plus que tout autre, ce mythe-là rencontre nos regards. En effet, en dépit des différences extrêmes qui le constituent, ou à cause d'elles sans doute, c'est toujours à nous, ses contemporains du XXe siècle, qu'il ressemble le plus.
Ressemblance ou différences, jugeons-en: «Qu'est-ce que le dernier acte a encore à voir avec le diable? Un homme, malade, désillusionné, torturé par sa conscience, meurt d'une crise cardiaque et est découvert par un veilleur de nuit (le diable en veilleur de nuit est très loin du mal et se rapproche de l'humanité moyenne, ainsi la situation n'est-elle presque plus symbolique). Le dernier mot est donc un accidenté («ein Verunglückter») et non pas, par exemple, damné («verdammt») ou quelque chose d'approchant.»
Ainsi s'exprime Ferruccio Busoni lui-même en mars 1915, témoignant de la distance qu'en toute conscience il propose de mesurer entre le dénouement de son propre Faust et ceux, même édulcorés, que la tradition lui lègue. La disparition de fait de la figure diabolique, maléfique, celle, concomitante et liée, de la dimension symbolique, inscrivent son Faust dans une lignée contemporaine vivante (par exemple dans les esquisses de Fernando Pessoa) bien que profondément dévalorisée, volontairement profanée (le hasard paraît mener la danse, non le destin, encore moins des puissances supérieures), pour tout dire une version banalisée, anodine et aplatie du mythe - presque jusqu'à son «degré zéro», à sa disparition. Ce qui subsisterait de faustien dans ce finale, ce serait la torture morale, la mort déplorable du personnage, et encore! Ces traits ne sont en eux-mêmes pas propres à Faust. Constat d'une totale aliénation? En fait, il faut en revenir au canevas d'ensemble de l'opéra, il faut en revenir aux choix fondamentaux de Busoni, à la hauteur de sa musique et de son art, pour retrouver, par delà cette formulation radicale, des références bien plus précises et plus convaincantes au mythe ou, peut-être mieux, à la légende d'origine.
Du mythe à la légende - C'est, il le reconnaît bien volontiers, dans le théâtre des marionnettes, comme Goethe ou Heine avant lui, comme Butor et Pousseur après lui, que Busoni, après quelques hésitations, a puisé le vif de son inspiration. Ce parti pris, l'opéra prend forme, cherche sa voie. Il faut prêter toute son attention à ce qu'en dit, au début du spectacle, le poète aux spectateurs. Par l'entremise de Faust, il renoue avec les «images naïves» qui ont ébloui son enfance. Entre Merlin, Don Juan et Faust, trois figures infernales, trois combattants «dompteurs de l'enfer», c'est le dernier qu'il a choisi, magicien à la fois faible et fort, instruit et douteur, «maître de la pensée, esclave de l'instinct», ennemi en sa riche ambiguïté de toute satiété. Qu'y at-il de plus faustien que cette déclaration liminaire, empreinte d'émotion et de poésie? On comprend certes qu'écrivant en 1919 à un éditeur italien, il signale que l'opéra en chantier est «de conception indépendante de tout autre poème faustien» («testo di concetto indipendante de qualunque altro poema faustico»): Busoni, dans la logique propre au mythe, à tout mythe, prend son bien où son aspiration le porte, où le guide son inspiration. Qu' importent alors les différences, voire les écarts? L'essentiel est qu'ils participent pleinement de son désir.
Assurément, on ne trouvera dans son Doktor Faust ni révolte démiurgique, ni jouvence, ni Marguerite, ni duos d'amour, ni facéties d'un Casperle populaire, guère de savoir académique et fort peu de métaphysique de la damnation. Busoni dit avoir volontairement évité le fameux monologue de Marlowe, repris et déployé par Goethe, où le savant, clamant sa déception devant les sciences «officielles»), avoue son désespoir, prêt à toute solution hasardeuse. Ce Faust moins disert est pourtant chez Busoni Professeur et Recteur dans la petite ville de Wittenberg. À l'image de bien des versions antérieures, Méphistophélès, convoqué grâce à un livre de magie, le Clavis Astartis Magica, va l'aider à «contraindre ceux qui l'ont broyé», exaucer sans délai tous ses ordres, et d'abord payer ou écarter ses créanciers, supprimer ses ennemis (un soldat, frère d'une femme qu'il a séduite, l'Eglise qui veut aussi se saisir de lui et le brûler). Malgré sa répugnance, Faust «acculé» doit accepter ces terribles services, prix de sa «liberté», bien suprême qu'il appelle de ses voeux. Son «enfer», comme il le dit, commence, et aussi, pour quelques années, une vie de plaisirs, de manipulations et d'étrange gaîté. Nous sommes en terres faustiennes. Avec l'aide de Méphistophélès, le docteur se divertit à conjurer des esprits, dont celui d'Hélène, à tromper et ridiculiser le Duc de Parme, à séduire la Duchesse, qu'il abandonne bientôt, et à se vanter de ses mauvais tours sous les applaudissements d'un parterre de disciples ravis. Il se plaît, dans le Deuxième tableau, à provoquer puis à éteindre, au nom «du vin, des femmes, de l'art et de l'amour», une sotte rixe entre étudiants catholiques et réformés. Souvenirs de la taverne d'Auerbach et du gaudeamus igitur! Et Méphisto, jamais loin, rappelle le sort misérable de la Duchesse abandonnée et fait paraître à l'affolement général l'enfant mort.., qui n'est peut-être qu'une poupée de paille. Crime ou poudre aux yeux? Mais déjà les mêmes visiteurs mystérieux de Cracovie qui lui avaient apporté le livre magique au cours du Premier prologue annoncent à Faust, dans le dernier tableau, sa fin pour le soir même. Survient alors la scène ultime, par une nuit d'hiver, dans la même ville de Wittenberg où son destin s'était scellé. Cette fois, Faust est seul, malade, dans la rue. Il a froid. Alors que Wagner, son obséquieux famulus, occupe maintenant, non sans superbe, sa place et sa fonction, un veilleur de nuit, comme dans le spectacle des marionnettes, égrène les heures: c'est Méphisto. Faust, qui revoit en hallucination la Duchesse mendiante et le petit cadavre, tente de prier, en vain, et accepte finalement son sort, défiant dieu et diable. Il lègue sa vie à son enfant: «... qu'en toi je me perpétue [...] moi Faust, volonté éternelle. » Il meurt. Méphistophélès: «Cet homme a-t-il été victime d'un accident?»
Ce résumé rapide permet peut-être de répondre en partie à la question que Busoni posait lui-même avec quelque provocation en 1919: le mythe, dans son oeuvre, est-il étouffé par la banalité moderne, sa portée symbolique en est-elle comme éteinte? On a vu que l'auteur, qui fait tout au long de son opéra intervenir un choeur, a emprunté indifféremment à Goethe, à Marlowe, au Volksbuch, aux spectacles de marionnettes. L'une des fonctions de ce choeur est de propager une forme subtile mais répétée d'ironie antireligieuse: là se tient sans doute, comme la critique voilée de tous dogmatismes, la poursuite, ténue mais tenace, d'une tradition des Lumières, héritière pour partie du combat libérateur de Faust. L'opéra de Busoni, dans sa décisive originalité, qui exclut toute parodie, exalte mezza-voce la liberté des désirs, tempérée par une lucidité sans concessions. Il est vrai que le finale (plus que le corps de l'opéra, comme on a vu) nous plonge dans une actualité grise, terne, horriblement décevante. Faust ne meurt pas en héros: mais dans le Volksbuch non plus. A-t-il pour autant perdu à nos yeux toute ambivalence? Il ne meurt pas davantage en lâche, ou en apostat; tout simplement, son temps est passé. De manière fort goethéenne, il renvoie, et le poète après lui, le spectateur à l'avenir. La mort solitaire dans le froid et la nuit est une mort moderne, s'il en est. Soit! Mais c'était déjà, pathétique en moins - ce pathétique que Busoni abhorrait plus que tout -, la mort des premiers Faust, ces contemporains toujours vivants de notre finitude.
Banalité et désenchantement - Dans l'oeuvre, les sentiments élevés relayent cette impuissance. On y sent l'admiration devant un destin hors du commun, l'appel aux sortilèges, la fidélité sublimée au désir têtu de vivre, l'amour des plaisirs purs, à quoi s'opposent, inexorables, ironiques, écrasantes, les disgrâces du temps, les compromissions et la pesanteur de l'âge. Y a-t-il un message? Pour Busoni, on le sait, l'art « représente» et englobe la philosophie, il prend en charge la religion, c'est par lui seul que peut se sauver notre destinée. L'illusion qu'il crée sur la scène de son Doktor Faust par l'esprit transcendant du jeu et de la musique n'est pas chez lui une fuite mais un dépassement, le retour accompli, grâce à la lanterne magique de Faust, à ce que d'autres appelleraient le «temps perdu». Elle confère à l'oeuvre sa qualité native de rêve, de terreur enfantine revisitée par l'homme fait, d'émotion contenue et d'imagination - jusqu'à la fin trop humaine qui nous attend tous, «accusés» que nous sommes par nos crimes anciens, nos amours mortes, nos dettes, nos maux et nos faiblesses: par l'enfant qu'en nous-mêmes ou en d'autres nous ne pouvons nous pardonner d'avoir tué. Il faut payer, sans doute. C'est pourquoi dans cette solitude dernière, la mort neutre et anonyme devient un soulagement, presque une bénédiction.
Anodine, banale, affreusement banale, cette mort attendue ne nous balaye pas comme pourrait le faire la vague déferlante d'un désenchantement sans retour. Le veilleur de nuit de nos songes sait qu'un malheur («Unglück») a frappé l'un d'entre nous; il le dit avec la terrible et ironique douceur amère du quotidien. Il faudra emporter ce corps, comme tous les autres. Mais entre-temps, l'oeuvre est née. Qu'importe si elle reste inachevée. Elle n'en est que plus émouvante, plus authentique. Le poète, si le public en convient, a su allier assez d'«or» au plomb pour que sa souffrance, toute souffrance, puisse être dite un instant «heureuse». L'adresse finale aux spectateurs, dont sont tirés ces mots, n'engage pas sur l'irrémédiable. Oui, cette histoire est «monstrueuse», dans sa violence presque absurde, mais le poète pense l'avoir «maîtrisée», parce que les «symboles» qu'il y a trouvés, ou retrouvés, ont quelque chose d'inépuisable. «Alles Vergängliche ist nur ein Gleichniss», entend-on à la fin du Second Faust de Goethe: tout éphémère n'est que symbole. Busoni est moins triomphant, certes, son orchestration est plus discrète. Pas de grandes orgues, pas de choeur des anges, ni de démons réconciliés. En vérité, ils sont en nous, écoutons-en l'écho pudique, la vibration continuée. Peut-être saisit-on mieux que si le ton d'ensemble de l'opéra de Busoni a pu être qualifié de «goethéen», c'est du fait de la force limpide de la partition, des espaces de liberté laissés généreusement par le compositeur aux interprètes et au metteur en scène, ainsi que de l'élévation finale: «[...] que chacun prenne ce qui lui convient afin qu'avec le temps l'esprit ajoute à l'esprit: ce sera le sens de cette ascension continue jusqu'à ce que la ronde ferme le cercle complet». Cette ronde réconcilie, on le voit, par le biais du monde magique des marionnettes, avec l'esprit d'enfance de la légende, tel que les siècles classiques l'avaient inventé et, après une interruption, tel que le XX« siècle pour nous, avec la complicité de Busoni, a su le «retrouver». Aucune mort n'a de sens, aucun appel à la liberté, rêve des modernes, ne vaut sinon, suggère-t-il, de faire sur les ailes de la musique revivre en nous un enfant.
© Pierre Chartier et Théâtre du Châtelet