Interview de Magda Olivero
7 juin 1996 - par Goffredo Gori

Madame Olivero, peut-être n'est-ce qu'une coïncidence fortuite, mais il y a exactement trente ans, c'est-à-dire le 7 juin 1966 à 2 21h, vous interprétiez le rôle d'une mère dans l'opéra de Gian Francesco Malipiero L'Orféide, une oeuvre moderne difficile à écouter et à interpréter, mais charmante. Cela se passait à Florence, à la Pergola. Vous faisiez presque partie de la maison au Maggio Musicale Fiorentino depuis 1940, après une mémorable Adriana Lecouvreur. Un journal écrivit à propos du 7 juin 1966 et de vous : «Le public applaudit durant la scène des Sept Chansons, interprétée avec une rare efficacité dramatique par Magda Olivero». Madame Olivero, ce soir-là, avec une foule d'autres très bons interprètes et tandis que vous chantiez le rôle de la mère désespérée par l'absence du fils parti à la guerre et que vous récitiez des vers enfantins et rêveurs tels que... «oh figlio, figlio, figlio, figlio, amoroso giglio...» Hermann Scherchen était au pupitre. Pendant l'exécution il avait eu un malaise et le 12 juin, jour de la dernière représentation de l'Orféide en présence de l'auteur lui-même, Malipiero, Hermann Scherchen fut emporté par la mort, cette même mort qui, sur un chariot, traversait la scène qui termine le premier acte de l'Orféide. Madame Olivero, quel souvenir gardez-vous de Hermann Scherchen?
J'ai deux souvenirs, dirais-je, de la personnalité de Hermann Scherchen. Pendant les répétitions, j'avoue que nous étions tous terrorisés car l'expression de son visage était dure, on n'arrivait pas à savoir s'il était content ou mécontent. Chaque fois que je répétais, il ne me disait jamais rien, ni en bien, ni en mal et j'essayais désespérément de capter son attention, pour comprendre enfin s'il était content ou non de mon chant et de mon interprétation. Lorsque nous arrivâmes à la répétition générale, il changea : je me souviens très bien du regard du Maestro, de ses yeux qui me suivaient avec vivacité et une grande intensité, et cette façon d'accompagner les sentiments de cette mère folle sur la scène... Soudain, je me suis sentie soutenue, je savais que je pouvais exprimer le tragique de mon âme et Scherchen captait tout et me suivait, me portant presque sur les ailes de la musique. C'est un souvenir très beau. Malheureusement, je me souviens aussi que, plus tard, quand nous fûmes tous invités chez la Comtesse Pontelli, il eut un malaise et on comprit tout de suite que la situation était critique.
Toutefois, deux souvenirs me restent: la peur de ne pas interpréter ce personnage de la manière musicale et interprétative qu'il voulait et le fait de m'être aperçue qu'il avait très bien compris ce que je faisais et qu'il m'accompagnait, je répète, sur les ailes de la musique. Je me sentais tout à fait soutenue. J'ai aussi été aidée par la mise en scène elle-même, car De Bosio, un homme de grande intelligence, sut trouver avec grand discernement les éléments nécessaires pour mettre en évidence la folie de cette mère : un cheval de bois à bascule, un fauteuil à bascule et quelques autres éléments quasi insignifiants car le cheval de bois avait une très grande importance. Il me dit ce qu'il voulait sur la scène et j'en étais heureuse, car j'avais compris que je pouvais donner vie à ce désespoir et surtout à la folie de cette mère. En effet, je possède deux photographies qui me font presque peur, car il y a de la folie dans mes yeux, dans l'expression de mon visage, c'est terrible... mais j'ai pu vivre cette scène avec une intensité merveilleuse grâce à l'apport du Maestro Scherchen qui me suivait de son regard. Il dirigeait de telle manière que, je le répète, grâce à ses mains, l'orchestre pouvait suivre mon chant et De Bosio m'avait placée dans les conditions appropriées pour que je puisse donner vie à ce personnage.
Quand avez-vous su que Scherchen était décédé le 12?
Ce fut comme la perte d'un ami. En cet instant, je sentis qu'il était un ami qui n'avait pas beaucoup de mots, qui ne s'exprimait pas par les mots mais qui exprimait son admiration et son amitié par le biais de la musique.
Même par le biais de l'opéra, Madame?
Oui, certainement. L'Orféide est une oeuvre très longue et «massacrante» pour un chef d'orchestre mais lui, il la portait merveilleusement. Plus tard, j'ai chanté dans d'autres Orféide, d'autres scènes de la folie, mais celle de Florence m'est toujours restée dans la mémoire et dans le coeur; là, il y avait eu quelque chose... de plus, ce quelque chose qu'on ne peut pas exprimer par des mots mais que je n'ai plus jamais retrouvé dans les autres Orféide.
Il faut rappeler, Madame, que 5 mois plus tard - encore une coïncidence - après ce deuil provoqué par la disparition de l'un des plus grands chefs d'orchestre, un autre deuil s'y ajouta, celui de la tragique inondation du 4 novembre 1966.
Oui, en effet. Ce fut une immense tragédie. Pauvre Florence, voir ces scènes, voir ce film réalisé par Zeffirelli qui a permis à l'Italie tout entière de se rendre compte de la grande tragédie de cette inondation. Et c'est ainsi que tout ce qui concerne Florence est pour moi toujours source de joie, mais aussi de douleur. Florence est une ville dans laquelle j'ai beaucoup chanté, où j'ai eu de très bons amis et où j'en ai toujours, Florence est Florence... la ville où «lArt ne peut donner au monde entier cet Art qui se retrouve à Florence». C'est pour cette raison que, chaque fois que je traverse Florence en train, je ressens tant d'émotions et s'y ajoutent les émotions de tous mes rôles chantés au Teatro Comunale et à la Pergola. Dieu merci, ce sont des souvenirs très beaux auxquels je reviens toujours avec beaucoup de joie, car ils sont comme une lumière dans la vie, une lueur qui nous accompagne jusqu'à la fin de nos jours.
Cette Orféide aura été...
Oui, l'Orféide a été un de ces souvenirs. Même trente ans plus tard, je me remémore parfaitement la salle où nous répétions avec Scherchen, les répétitions sur la scène, je me souviens de De Bosio alors qu'il nous donnait toutes les indications de ce qu'il voulait pour la scène, je revois Scherchen au pupitre et je vois le cheval de bois, je revois tout : oui, pour moi, c'est un tableau, un beau tableau que l'on regarde toujours avec beaucoup d'attention et d!amour. Ce tableau de la mère folle, je le regarde toujours comme le fhùt du travail de Scherchen, de De Bosio et de moi-même comme humble interprète au service du génie des deux Maîtres, Scherchen et De Bosio.

Interview de Gianfranco De Bosio
12 juin 1996 - par Goffredo Gori

Aujourd'hui, 12 juin 1996, Gianfranco De Bosio est le directeur de l'un des plus importants théâtres au monde: les Arènes de Vérone. Mais le 12 juin 1966, De Bosio était régisseur à la Pergola de Florence dans le cadre du Maggio Musicale Fiorentino, mettant en scène l'un des chefs-d'oeuvre de ce 20ème siècle, l'Orféide de Gian Francesco Malipiero. Ce jour-là, le 12 juin 1966, Gian Francesco Malipiero était présent à la Pergola de Florence pour assister à 16h, à la représentation de son opéra. Mais ce jour-là, Hermann Scherchen était absent, foudroyé par un infarctus. L'opéra fut joué sous la direction de Erasmo Ghiglia qui remplaçait Hermann Scherchen au pupitre. L'Orféide est un cycle de micro-mélodrames fondés sur le contraste entre lumière et obscurité. Magda Olivero qui jouait la mère, parle avec émotion du petit cheval de bois et du fauteuil à bascule, des moyens scéniques essentiels, tels un symbole qui oscille entre la vie et la mort. Scherchen a toujours été intéressé par la mise en scène et l'opéra. Parmi les lettres conservées au Théâtre de Florence, il y en a une adressée au Directeur d'alors, où Scherchen demande une ou deux répétitions supplémentaires car de Bosio et lui en avaient besoin. Maître de Bosio, quel souvenir gardez-vous de tout cela?
Il est difficile, après tant d'années, d'avoir des souvenirs clairs. IL me fut utile de réentendre Magda Olivero et me souvenir. L'Orféide de Malipiero est, au-delà des Sept Chansons qui sont les plus célèbres, avec la Mort des Masques et l'Orféo, une oeuvre très complexe et si elle semble en apparence désarticulée, elle est pleine de liens subtils et j'aimerais la revoir. Je ne me souviens plus de tout le spectacle: la troisième partie me parut très réussie mais je n'étais pas trop satisfait du résultat de la première partie, de la Mort des Masques. Nous aurions certainement eu besoin de travailler et de répéter davantage mais ce qui compte, c'est le souvenir de Hermann Scherchen et je dois dire qu'en suivant mon plan de travail, j'étais allé le voir plusieurs mois avant de commencer, dans sa maison du Tessin et nous avions longuement parlé ensemble de cet opéra et échangé nos points de vue, nos jugements, nos émotions et ainsi, lorsque nous avons commencé les répétitions, nous étions déjà synchrones: Gianni Polidoro avait fait un magnifique travail de préparation des scènes et des costumes, la chorégraphe Susanna Egri avait participé et j'avais rencontré plusieurs fois Malipiero avec lequel il était difficile de trouver une harmonie, car j'ai l'impression qu'il s'amusait terriblement à avoir toujours un avis contraire à celui du régisseur et peut-être aussi du chef d'orchestre. Il semblait d'abord tout à fait d'accord, puis il changeait d'avis; j'ai une importante correspondance sur ce travail. Je crois qu'il m'estimait, qu'il était content du travail réalisé, mais en même temps, il était toujours prêt à le contester, à ne pas être d'accord. Ce fut un peu une cage aux folles, ce travail de préparation de l'Orféide, mais avec Scherchen, cela fonctionna très bien. Lui, il aimait l'opéra dans son ensemble, il voulait le réaliser au mieux et nous parlions sans cesse des difficultés à surmonter. Le fait que Scherchen avait demandé deux répétitions supplémentaires est le signe que tous les deux, nous avions besoin de travailler davantage et la durée des répétitions fut relativement insuffisante. Scherchen entraînait le spectacle, il était électrique au pupitre et nous essayions de répondre à ses attentes.
Pour ce qui concerne mon rapport avec Magda Olivero, je me souviens qu'il fut aisé et émotionnant. Madame Olivero fut une mère inégalée, je crois, et tout le travail se déroula dans ce rapport Scherchen-Polidoro-Susanna Egri et dans l'effort d'achever cet opéra difficile qui présentait plusieurs problèmes en raison d'une structure apparemment unitaire, ou unitaire de façon non apparente tandis qu'en apparence, elle semblait manquer d'unité: par la suite en effet, uniquement les Canzoni furent représentées séparément. En réalité, c'est l'oeuvre entière qui doit être représentée dans son ensemble et en tout cas, cette fois-là, le résultat fut très positif
On a parlé ici de symbole oscillant entre la vie et la mort: sans doute, l'opéra va de la Mort des Masques à la renaissance de la musique; pourtant, son parcours est très complexe et universel. Dans les Sept Chansons, il y a l'incessante confrontation entre la vie et la mort mais également entre le bonheur et la folie, entre le mouvement et le statisme. Que dire d'autre? La perte de Scherchen fut fatale pour le spectacle. Nous en fûmes tous très attristés, ce fut un mauvais signal pour l'opéra qui avait connu un grand succès et qui fut interrompu de façon si brutale.
Magda Oliviero se souvient de l'inondation de Florence et je dois dire que, là encore, nos souvenirs se rejoignent : j'étais à Prato, en train de mettre en scène, pour le festival des Teatri Stabili, Se questo è un uomo de Primo Levi. Deux jours avant la première, il y eut l'inondation et le spectacle fut annulé: nombre de nos acteurs venaient de toute l'Europe, pour cette représentation théâtrale du chef-d'oeuvre de Levi à la mémoire des camps de concentration. Beaucoup d'acteurs hongrois et bohèmes, en cette nuit terrible de l'inondation, perdirent leurs voitures. Et ainsi, après la mort de Scherchen, l'inondation de Florence me toucha également mais cela n'a rien à voir avec l'Orféide et avec Scherchen.