HENRI PRUNIÈRES

G. FRANCESCO MALIPIERO

L'OPERA DI G. F. MALIPIERO

Ayant passé bien des années dans les bibliothèques d'Italie en tête-à-tête avec des maîtres du XVIIe siècle, j'éprouvai un jour l'étonnement de rencontrer l'un d'eux bien vivant sur la terre. L'Italie réserve de telles surprises. Je connaissais déjà un très authentique Prince de la Renaissance vivant en plein Paris: d'Annunzio le Magnifique, mais je ne m'attendais pas à découvrir un musicien «baroque». Il me fallut me rendre à l'évidence: G. Francesco Malipiero vit par erreur en ce siècle de machinisme, il devait naître au temps où les nobles vénitiens se ruinaient à construire des Théâtres d'Opéra, où le grand sorcier Jacopo Torelli combinait de stupéfiantes machines, où Luigi Rossi, Cavalli et Cesti regnaient sur l'empire de la musique profane.
Malipiero n'a jamais été, comme on l'a prétendu, un romantique. C'est un homme du «Secento». Il en a l'imagination bizarre et fantasque, le goût de l'étrange, la verve sarcastique, la prodigieuse facilité. Je crois que je ne l'aurais pas si vite compris, si je n'avais de longue date admiré Cavalli, Guerchin et le Bernin.
Son existence constitue le plus invraisemblable roman d'aventures. Je crois nécessaire d'en retracer les phases principales, car on ne saurait sans cela comprendre sa formation et son oeuvre elle-même.
G. Francesco Malipiero est né à Venise le 18 Mars 1882 et descend d'une ancienne famille vénitienne. Son père et son gran-père furent musiciens. Le premier, Francesco Malipiero, compositeur de nombreux opéras, fut considéré vers 1848 comme le rival de Verdi. Il se ruina en de malheureuses entreprises théâtrales. Le second, Luigi Malipiero, pianiste distingué, eut de la comtesse Balbi qu'il épousa en 1881, trois fils, tous musiciens: Francesco, le compositeur, Riccardo; violoncelliste, Ernesto, violoniste.
Malipiero fut donc élevé dans une atmosphère de musique. A six ans, il commença l'étude du violon tout en rêvant d'être peintre. A onze ans, une catastrophe familiale vint bouleverser sa vie. Luigi Malipiero se sépara da sa femme et partit pour l'étranger avec sa mère et Francesco.
Une vie errante commença pour l'enfant. A Trieste, à Berlin, enfin à Vienne, il connut des heures douloureuses, n'ayant pour réconfort que l'affection de sa grand-mère qui supportait stoïquement ses malheurs. Il ne pouvait être question d'études suivies. Il travaillait son violon sans goût.
On ne sait ce qu'il serait advenu de l'enfant soumis à une pareille existence, malgré une santé fragile, si, en 1896, à Vienne, le hasard ne l'avait fait présenter à un riche polonais, en quête de jeunes virtuoses à lancer, qui lui fit donner des leçons de violon. C'est alors que survint dans sa vie un nouveau malheur: sa grand'mère mourut dans des circostances dramatiques qui laissèrent une empreinte profonde en son âme.
Il demeura une année encore à Vienne poursuivant ses études littéraires et travaillant avec ardeur l'harmonie au Conservatoire dans la classe du professeur Stocker, qui témoignait une grande affection à son élève italien.
En juillet 1899, il quitta Vienne et revint se fixer auprès de sa mère, dans sa chère Venise. Il y continua ses études au Liceo Musicale sous la direction du professeur Bossi. Deux évènements exercèrent vers ce temps une influence sensible sur la formation artistique de l'adolescent. Le premier fut une représentation des Maîtres Chanteurs qui lui révéla un monde qu'il n'avait jamais soupçonné, ayant été nourri de musique de Verdi et de ses successeurs. Le second fut la découverte qu'il fit, durant l'été de l'année 1902, de partitions du XVIIe et du XVIIIe siècle à la bibliothèque Marciana. Il lut, transcrivit, copia des opéras de Monteverdi, de Cavalli, de Scarlatti, les sonates de Tartini et s'enthousiasma pour ces auteurs. Ce fut pour lui une révélation. Malipiero, comme nous le verrons plus loin, a subi, plus que tout autre musicien de son temps, l'influence des vieux maîtres italiens. Certains récitatifs de ses opéras rappellent beaucoup plus par leur ligne mélodique le style de Cavalli que celui de Debussy ou de Wagner.
À l'automne de 1902, Malipiero suivit à Bologne son maître Bossi, qui venait d'être nommé directeur du fameux Liceo Musicale de cette ville. Il y fit exécuter sa prèmiere composition d'orchestre: «Dai sepolcri», en 1904, à 22 ans. Ce poème symphonique eut du succès, car on le choisit l'année suivante pour être joué au concert solennel du Centenaire de l'école.
Malipiero, ses études terminées, revint à Venise et commença à réfléchir sur la valeur de tout ce qu'il avait appris en six années de labeur. Il eut bientôt des doutes. La connaissance qu'il fit vers ce temps du compositeur Smareglia, acheva de l'éclairer. Antonio Smareglia était aveugle; il pria le jeune homme d'écrire sous sa dictée ses partitions d'orchestre. Ce travail persuada vite Malipiero que son éducation musicale était incomplète. Il se mit au travail, aidé des conseils de son ami, et réorchestra la suite «Dalle Alpi» écrite précédemment, puis il composa la «Sinfonia degli Eroi», qui allait être exécutée avec succès en Allemagne et en Autriche en 1908 et 1909, enfin il écrivit la «Sinfonia del Mare», œuvre où se révèlent un tempérament hardi, impatient d'entraves, une âme sensible aux spectacles de la nature. On y peut reconnaître la première idée des «Pause del Silenzio». Les mélodies et les rythmes ont une curieuse allure populaire. Avec des traces évidentes de Wagnérisme, l'ensemble laisse une impression de force juvénile.
De 1907 à 1910, Malipiero compose des ceuvres très inégales, mais dont plusieurs portent déjà nettement sa marque, en particulier une sorte de cantate pour baryton, chœur et orchestre sur un poème de Leopardi «Canto notturno d'un Pastore errante nell'Asia». L'opéra «Elen e Fuldano» a expié par le feu le crime de vérisme. Malipiero avait de bonne heure reconnu le danger. Il échappait à l'influence des Mascagni, des Puccini, lorsqu'il écrivait de la musique pour le concert, mais il lui arrivait de succomber lorsqu'il abordait le théâtre. A ce point de vue, il fut beaucoup plus long qu'il ne le crut lui-même à éliminer totalement le virus. Si les «Sinfonie del Silenzio e della Morte» (1909) sont peu personnelles, par contre les pièces de piano composées vers le même temps témoignent d'une inspiration originale, sinon d'une technique très neuve. Les «Bizzarrie luminose dell'alba, del meriggio e della notte», pour le piano, s'ouvrent par un morceau charmant, «I Giochi», au rythme capricieux et fantasque, d'une délicieuse sonorité. Le recueil pour piano des «Poemetti lunari» (1949) est la première oeuvre vraiment caractéristique de Malipiero. Ces morceaux furent inspirés par la vue des tableaux fantastiques d'un de ses amis, le peintre Marius Pictor. Le nocturne initial avec son thème religieux et grave contraste avec la force joyeuse et débordante du 4e morceau et la fougue frénétique du 7e. Dans tout ce recueil se manifeste l'imagination «baroque» de Malipiero. Ce n'est pas du fantastique romantique, mais bien de ce «merveilleux» dont raffolaient les contemporains du Bernin et de Salvator Rosa.
Avec l'année 1910, commence une nouvelle période dans l'existence de Malipiero. Il épousa la fille du peintre vénitien Rosa et se cloîtra dans la vie de famille. Malipiero, connaissait alors très peu de musique contemporaine, à l'exception du «Prélude à l'après-midi d'un faune» qui l'avait profondément troublé et de quelques poèmes symphoniques de Richard Strauss, entendus à Berlin en 1906, durant un séjour de quelques mois en cette ville. Il avait cherché seul sa route en s'occupant peu de ce que faisaient les autres. On trouve dans ses premières œuvres des hardiesses qui annoncent ses compositions les plus récentes. Entre 1910 et 1913, Malipiero s'inquiète devant les critiques de ses amis qui lui répètent qu'il est fou. Il finit par douter de lui-même. Tout ce qu'il écrit à cette époque témoigne de riches qualités musicales: abondance mélodique, puissance orchestrale, mais on n'y retrouve plus les tendances novatrices que manifestait dès 1906 la «Sinfonia del Mare».
L'opéra «Canossa» ne mérite pourtant pas le mépris que lui témoigne aujourd'hui son auteur. A côté de scènes couventionnelles, il y en a d'autres qu'anime un large sentiment populaire. La finale en particulier a de la grandeur: triomphe de tout un peuple éclatant en acclamations et chants de victoire parmi les fanfares et les carillons.
A peine Canossa terminé, Malipiero écrit un drame lyrique, puis un ballet, le poème symphonique pour violoncelle et orchestre, «Arione», enfin, la première partie des «Impressioni dal vero», œuvre d'une fraîcheur charmante, toute imprégnée de lumière, de soleil et de senteur des bois. Ce sont trois portraits d'oiseaux. Le premier mouvement: «Capinero», évoque le chant de la fauvette, le bruissement des feuilles, toute l'atmosphère des bois endeuillés par l'automne. Le deuxième mouvement, «Il Picchio», s'exécute dans un mouvement rapide. C'est la forêt en fête avec les rais de soleil filtrant à travers les ramures et l'ébattement des oiseaux dans les branches tandis que le pivert fouille d'un bec obstiné les troncs vermoulus. Le troisième, «Chiù» da chouette) est un nocturne plein de poésie et de recueillement. On jugerait mal ces «impressions d'après nature» en leur attribuant des tendances à la description réaliste. L'artiste se soucie peu de reconstituer matériellement les bruits de la forêt, mais cherche à susciter dans l'esprit des auditeurs l'impression musicale qu'il a lui-même, un jour, ressentie, en écoutant les confidences des frondaisons peuplées d'oiseaux.
Cependant Malipiero s'inquiète des concessions qu'il a faites presque malgré lui, aux goûts du milieu où il vit. Il étouffe à Venise et désire se rendre compte de ce que réalisent les musiciens français qu'il ne connaît encore que très imparfaitement. Il se décide et part pour Paris en 1913. Il y est accueilli par Casella qui le présente à Ravel et lui fait connaître le mouvement musical dont Paris est le centre. Malipiero entend dans les concerts et les théâtres, les œuvres de Debussy, de Ravel, de Dukas et ressent une violente impression à l'audition du «Sacre du Printemps» de Strawinsky. À connaître ces œuvres il se persuade que, depuis trois ans, il dévie du chemin où l'entraînait son propre tempérament.
À Paris, il se lie avec D'Annunzio et obtient de lui l'autorisation de mettre en musique «Il sogno d'un tramonto d'autunno», dont il commence la partition.
C'est dans sa vie un évènement décisif que cette brusque mise en contact avec les courants d'idées qui couvergent vers Paris de tous les points du monde.
Un jour, il lit dans un journal italien, ouvert par hasard, que le «Concours national de musique de Rome» vient de couronner cinq œuvres modernes. Or sur les cinq, quatre sont de lui. Daprès le règlement du concours, il n'aurait dû envoyer au comité qu'une seule composition, mais il avait eu l'idée d'envoyer cinq oeuvres sous des noms d'emprunt et quatre de celles-ci avaient été primées. C'étaient la «Sinfonia del Mare», «Arione», «Vendemmiale», et les «Impressioni dal vero». Malipiero revint aussitôt à Rome et par une lettre aux journaux, fit connaître qu'il était l'auteur des morceaux désignés pour être exécutés au Concert de l'Augusteo. Cet incident fit grand bruit en Italie, suscita des polémiques dans la presse et attira à Malipiero un monde d'ennemis. «Arione», joué le 21 décembre 1913 à l'Augusteo, fut sifflé par les défenseurs de la tradition.
Pendant ce temps l'opéra «Canossa», envoyé au concours de la Ville de Rome, était choisi pour être monté sur le théâtre Costanzi. «Canossa» fut représenté le 24 janvier 1914 dans des conditions déplorables, après des répétitions insuffisantes et avec une interprétation des plus médiocres. La toile était à peine levée que de toutes parts éclataient des coups de sifflet. L'opéra fut condamné sans avoir été entendu.
Cec échecs affligèrent peu Malipiero, uniquement préoccupé des oeuvres nouvelles qu'il portait en lui. Il avait déjà terminé la partition du «Sogno d'un tramonto d'autunno» (Songe d'un soir d'automne). L'opéra consiste en récits qui se déroulent suivant une ligne mélodique très pure, apparentée au style récitatif des vieux maîtres italiens, Monteverdi ou Cavalli, tandis que l'orchestre évoque l'action qui se passe hors de la vue des spectateurs. L'ceuvre est originale sans être révolutionnaire; c'est une musique toute vénitienne et qui semble refléter, comme l'eau dormante de la lagune, les fastes passés de la Serenissima. C'est l'âme de Venise défunte, de la Reine de l'Adriatique telle que la fit triompher Véronèse aux plafonds des palais, drapée dans les flots moirés d'étoffes somptueuses, qui se matérialise à nos sens par la magie et les charmes concertés du poète et du musicien. Si parfois l'éblouissante richesse verbale de Gabriele D'Annunzio se prête mal au commentaire mélodique du compositeur, on peut dire que, dans l'ensemble, la musique souligne heureusement les intentions du poème.
De retour à Venise, après la chute de «Canossa», Malipiero se remit à l'oeuvre. En peu de mois il composa une nouvelle série d'«Impressioni dal vero», la première, selon moi, de ses œuvres maîtresses pour l'orchestre, trois mélodies sur des textes français de Victor Margueritte, les émouvants «Preludi autunnali» pour le piano, enfin un drame lyrique en trois actes sur un sujet légendaire, œuvre inégale mais d'une fraîcheur de sentiment, d'une délicatesse de touche, unique dans l'ensemble des créations artistiques de Malipiero.
Pour des raisons étrangères à l'art, l'auteur l'a condamné à l'oubli. Il s'est contenté de former une suite des divers épisodes symphoniques sous le titre: Per una favola cavalleresca. Malheureusement ces préludes ayant tous une intention descriptive et impressioniste, perdent leur signification si on les détache de l'action.
La guerre européenne se déchaîna. Bouleversé par les évènements qui se déroulaient en Europe, aux prises avec les plus graves difficultés matérielles, ne pouvant parvenir à faire imprimer ses compositions, Malipiero dut renoncer, pendant près d'une année à écrire de nouvelles œuvres, mais non pour cela à travailler. Il accepta de transcrire et d'harmoniser un grand nombre de cantates et de sonates du XVIIe et XVIIIe siècle et se consacra à l'édition des oeuvres de Benedetto Marcello, Bassani, Emilio del Cavaliere, Galuppi, Tartini, Jomelli, dont il forma la matière de six volumes pour l'Istituto Editoriale Italiano de Milan. Quelques mois plus tard, il ressuscita de même l'admirable «Orfeo» de Luigi Rossi (1647) qu'un éditeur milanais conserve depuis dix ans dans ses archives!
Une terrible crise vint alors bouleverser la vie intérieure de Malipiero et remplir son âme d'une tristesse désespérée. Sous cette emprise, il écrivit à Asolo, pittoresque petite ville de la Vénétie, deux morceaux pour piano où passent des ombres étranges, les «Poemi asolani». Il revint à Rome pour l'hiver.
L'exécution à l'Augusteo le 20 mars 1917 de ses «Impressioni dal vero» (2e série), souleva de violentes colères. Quelques mois plus tard, cette œuvre fut accueillie avec faveur par le publie des concerts Colonne, à Paris, plus familiarisé que le publie romain avec les tendances modernes. Elle n'a d'ailleurs rien de révolutionnaire. L'influence de Strawinsky se fait encore peu sentir et celle de Debussy domine. Ce qui est pourtant bien de Malipiero, ce sont ces longues phrases mélodiques aux lignes voluptueusement arrondies, tout ce bel canto italien que les critiques parisiens lui reprochent à tort, persuadés qu'ils sont qu'on ne peut écrire une phrase mélodique un peu longue si l'on n'est pas un disciple de Mascagni.
Par dessus les détails de forme, ce qui m'émeut en cette œuvre c'est la fraîcheur du sentiment poétique, l'intensité des impressions de nature. Quelle suavité dans le premier morceau: Dialogue des cloches! Dans l'air léger montent les voix métalliques et cristallines, elles se fondent en sonorités estompées, puis se taisent une à une, laissant le silence planer sur les campagnes muettes. Le deuxième mouvement est une vision fantastique: impression de nuit sous des cyprès agités par le vent et qui semblent soudain danser une ronde frénétique. La troisième partie dépeint avec des intentions caricaturales une fête rustique âpre, brutale, tumultueuese.
Cette oeuvre, comme les précédentes compositions symphoniques de Malipiero, tirait son inspiration du spectacle du monde extérieur. Au contraire, les symphonies qui vont suivre auront pour origine un sentiment intérieur. Le «Ditirambo tragico» manifeste les tendances harmoniques les plus hardies. L'orchestre toutefois, par son merveilleux équilibre de sonorités, tempère leur violence exaspérée. L'idée est celle d'une recherche éperdue autant que vaine de la Félicité. L'homme poursuit son effort âprement, sans trêves, avec de rares aperçus de bonheur et de brutaux retours à la réalité. A la fin, ivre de douleur et de joie, il croit triompher du Destin; quand il s'écroule vaincu par la Mort.
Avec les «Pause del silenzio», composées en même temps que le «Ditirambo tragico», Malipiero inaugure un procédé nouveau de composition. Je reviendrai plus loin sur cette œuvre importante et qui valut à Malipiero ses premiers grands succès. Deux chefs d'orchestre français eurent l'honneur de la révéler au publie étranger. H Henri Rabaud la fit connaître aux Etats-Unis au cours d'une tournée de concerts en 1919 et Rhené Baton en dirigea l'exécution aux concerts Pasdeloup en 1920.
Au printemps, Malipiero regagna Asolo. Là, dans le calme d'une nature accueillante, il reprit confiance. Il composa alors pour le piano les «Barlumi». La tristesse passionnée de certaines pièces contraste avec les accès de gaîté nerveuse d'autres morceaux. Il écrivit aussi la suite d'orchestre «Armenia» sur des chants populaires arméniens. Il terminait cette partititon quand, un matin d'octobre, la petite ville fut envahie par les fuyards de la seconde armée. L'ennemi approchait à marches forcées. Malipiero, n'emportant avec lui que quelques manuscrits, dut, pour gagner Venise avec sa femme, se frayer chemin pendant deux jours à travers une débâcle sans nom, au milieu de soldats sans armes et de malheureux abandonnant leurs foyers. Ils furent portés comme en un cauchemar jusqu'à Venise où ils prirent le train pour Rome. Malipiero y arriva épuisé, bouleversé, les yeux hagards, hanté de souvenires effroyables, au point que ses amis, durant quelques jours, craignirent pour sa raison.
Un tel ébranlement nerveux n'était pas fait pour ramener la paix dans son âme. Aussi l'œuvre qu'il composa alors est-elle une, des plus lugubres qui soit jamais sortie de la plume d'un artiste. Bien que conçue en vue d'une réalisation scénique, «Pantea» est en fait une symphonie dramatique en cinq parties, traduisant la lutte d'une âme s'acharnant à la conquête de la liberté et qui ne trouve, après mille souffrances, que la Mort et le Néant.
L'oeuvre doit être mimée sur la scène par un seul personnage. La donnée est symbolique: Pantea, prisonnière dans une tour, rêve de liberté. Elle s'endort et se voit en songe, escaladant une haute montagne, par un orage, et parvenant, après mille chûtes, au sommet, - puis elle s'imagine dansant libre en une prairie sous le soleil de midi - puis, nouvelle Psyché, fuyant dans une forêt sous une grêle de coups dont la flagellent des mains invisibles. Pantea s'éveille, il fait nuit. Elle se rue sur la porte et l'ouvre, mais sur le seuil se tient la Mort. Pantea accepte le destin et tombe expirante «après avoir dansé la danse de sa mort».
L'orchestration de Pantea à peine terminée, Malipiero écrivit la partition d'un ballet humoristique pour marionnettes, les «Sauvages», qui fut exécuté à Rome durant l'hiver, sur le Teatro dei Piccoli, avec une mise en scène du peintre cubiste Depero. Les représentations firent un certain bruit et lui valurent la réputation bien établie de disciple de Marinetti, bien qu'il n'y ait aucune affinité entre les recherches de l'école futuriste et les œuvres de Malipiero.
Connaissant à merveille les textes des siècles d'or de la poésie italienne, Malipiero commença à vêtir des sonnets, des chansons, des madrigaux, des ballades de Laurent le Magnifique, du Politien, de Jacopone da Todi, puis il imagina pour chaque texte poétique une brève action, en vue d'une réalisation théâtrale. Les «Sette Canzoni» sont sans doute le chef d'oeuvre de Malipiero. On y trouve réunies les plus belles qualités: puissance, imagination, sensibilité, émotion.
Les «Sette Canzoni» furent, représentées à lOpéra de Paris en juillet 1920, dans des conditions déplorables. Il n'y eut pas de répétition générale et l'œuvre fut donnée pour la première fois après une représentation de «Rigoletto». On comprend que les spectateurs, qui avaient payé leur place pour ouïr l'oeuvre de Verdi ne furent pas très disposés à goûter la musique de Malipiero, la plupart d'entre eux ignorant tout de la musique moderne et jusqu'aux noms de Debussy ou de Strawinsky. Quelques musiciens critiques, furieux je voir cette oeuvre étrangère passer avant leur propres ballets reçus depuis longtemps profitèrent de ces dispositions de la masse pour organiser un petit scandale au baisser du rideau et menacer la Direction de leurs foudres si elle ne retirait pas l'œuvre de l'affiche. On réussit non sans peine à persuader le compositeur découragé à signer une lettre toute préparée, par laquelle il renonçait à voir représenter son ceuvre. Ce fut une lourde faute car les «Sette Canzoni» reprises dans les merveilleux décors de Valdo Barbey, quelques mois plus tard, avec une œuvre moderne an même programme, eussent certainement remporté une revanche éclatante. Depuis cette époque, Madame Beritza a monté l'oeuvre à ses spectacles en 1925 avec un louable courage. Malgré l'insuffisance de l'exécution et de la mise en scène, elle a trouvé auprès du public et de la critique le meilleur accueil. A Turin, en 1926, elle a connu un succès plus décisif.
Le goût du public évolue rapidement. En 1921, l'exécution aux concerts Pasdeloup du ballet de Malipiero: «La Mascarade des Princesses Captives» provoqua de véritables batailles dans la salle. En 1925, ce même ballet a été dansé tout l'hiver à la Monnaie de Bruxelles et la critique s'est félicitée de voir que Malipiero jettait enfin de l'eau dans son vin... Ce ballet est peut-être l'œuvre d'orchestre la plus éblouissante de Malipiero. Elle est toute animée d'une intense vie rythmique. Les thèmes originaux et charmants se combinent avec la plus rare habileté et montrent que l'auteur, lorsqu'il consent à développer ses idées, s'en acquitte avec maîtrise.
Il convient de noter ici que, jusqu'à ces toutes dernières années, l'œuvres de Malipiero a été appréciée en France, aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne, alors qu'en Italie, elle demeurait systématiquement ignorée. Un heureux revirement se produit depuis deux ans à son égard dans la péninsule.
À partir des «Sette Canzoni» Malipiero ne cesse de composer des oeuvres importantes: «L'Orfeide», les «Commedie Goldoniane», «San Francesco», les 2 Quatuors à cordes, «Filomela e l'infatuato», les «Ricercari» et les «Stagioni Italiche». En même temps il écrit une quantité énorme de pièces de piano et de mélodies, il édite «L'Orfeo» et le «Madrigaux» de Monteverdi.
Cet énorme labeur est interrompu en 1921 par une catastrophe: la mort de sa femme dans des circostances tragiques. Il réussit à surmonter cette épreuve et depuis s'est reconstitué un foyer. Depuis quelques années, Malipiero, grâce aux attentions exquises et à l'exceptionnelle intelligence de sa seconde femme, connaît toute la tranquillité et le calme dont cette âme ardente et tourmentée est susceptible. Dans la petite maison d'Asolo qui domine l'immense plaine Vénète, du haut d'un dernier contrefort du Monte Grappa, entre ses oiseaux nocturnes et ses chiens, Malipiero mène une vie de travail heureux. Il a abandonné les fonctions; de professeur au Conservatoire de Parme qu'il a exercé brillamment durant deux années, mais a conservé le goût de la pédagogie. De jeunes musiciens viennent à Asolo de temps à autre, pour travailler sous sa direction. Il est ainsi entouré d'une cour de diseiples et je songe, en le voyant deviser avec eux dans son beau jardin en terrasses, à Luigi Rossi ressuscité se promenant dans les jardins Borghese avec les élèves de son Academia.
Avec les «Pause del Silenzio» en 1918, Malipiero inaugure un procédé nouveau de composition auquel il va rester fidèle. Sa préoccupation constante depuis son voyage à Paris en 1913, c'est de se passer des procédés habituels de développement. Cet admirateur du passé, ce professeur émérité de fugue, répudie la théorie musicale traditionnelle. Il ne veut pas d'élaboration thèmatique. Il vent réaliser une oeuvre où les thèmes ne cessent de naître et de mourir en un jaillissement continuel d'idées. L'art consistera non dans leurs transformations, mais dans la manière dont ils s'enchaineront et se présenteront. Il faut néanmoins que l'œuvre garde dans son ensemble une unité et c'est là le difficile, car ce procédé de composition tend naturellement à l'anarchie et à l'incohérence. Pour y rémédîer, Malipiero imagine de confier à un thème unique, reparaissant textuellement de loin en loin, le soin d'assurer la liaison des diverses épisodes indépendants. Ce thème aura un peu le rôle du conteur arabe qui reprend la parole entre chaque récit bouffon ou tragique pour dire: «Et voici maintenant une autre histoire».
Ce sont de sombres histoire que nous conte Malipiero et son imagination fantastique et baroque se déchaîne. Voici d'abord une sorte de pastorale mélancolique, puis, c'est tour à tour et chaque fois précédé du thème annonciateur, une vision fantastique, une sérénade, une galoppade de tout l'orchestre en une sinistre chevauchée, une marche funèbre, des appels angoissants, une orgie violente et lugubre. Il y a incontestablement quelque chose de morbide dans cette oeuvre d'une inspiration macabre. Comme les hommes du XVIIe siècle, Malipiero affectionne les sujets surnaturels et l'appareil habituel de ces fantasmagories baroques, plus tard reprises par les romantiques, lui est familier. Si on met de côté ce qu'il peut y avoir de médiocre littérature dans l'inspiration pour ne s'occuper que de la musique, on doit reconnaître que la réussite en est parfaite et que ces sept morceaux indépendants se soudent admirablement les uns aux autres par d'heureux effects de contrastes, par l'habile diversité de l'orchestration qui concède à chacun d'eux une couleur particulière et par le retour du thème initial qui les relie solidement entre eux.
Ce système va être appliqué par Malipiero dans une de ses ceuvres les plus personnelles, le quatour à cordes: Rispetti e Strambotti. Cette ceuvre qui a remporté le prix Coolidge aux Etats-Unis est aujord'hui au répertoire de tous les quatuors.
Malipiero n'a pas cherché à couler sa pensée dans la forme traditionnelle, mais à créer musicalement ce que les poètes réalisent sur le plan littéraire lorsqu'ils écrivent une suite de petite poèmes indépendants les uns des autres et pourtant constituant par leur réunion un tout. Dans l'ancienne poésie italienne on appelait Rispetti, Strambotti, Frottole, de courts poèmes de quelques vers. Malipiero à donc écrit une suite de vingt petits poèmes musicaux du caractère le plus varié, tendres ou bouffons, graves et badins, fantastiques on douloureusement émus. Il les a groupé, en plusieurs parties par le retour d'un même thème qui n'est autre chose que la succession des doubles cordes du violon, comme si, avant de commencer et après chaque partie, les instruments s'accordaient. Les morceaux s'enchaînent par contraste (comme dans le Carnaval de Schumann, par exemple) et l'œuvre si fragmentée qu'elle soit garde son unité. Les «Rispetti e Strambotti» datent de 1920, ils furent suivis trois ans plus tard d'un second quatuor: «Stornelli e Ballate», auquel on peut seulement reprocher de redire avec moins d'éloquence ce qui avait été déjà dit dans les «Rispetti e Strambotti».
C'est pourtant une fort jolie chose que ce quatuor et la musique y jaillit vigoureusement. S'inspirant du caractère de la ballade littéraire, Malipiero a écrit cette fois des morceaux courts et d'une inspiration plus rêveuse, plus élégiaque que dans son premier quatuor. Les quatorze poèmes musicaux ne sont pas tous d'égale valeur et dans certains la mélodie est un peu facile, sans doute volontairement pour accuser le caractère populaire de l'inspiration.
Dans ces deux quatuors l'écriture instrumentale est d'une virtuosité extraordinaire; et Malipiero convertit en un véritable orchestre les quatre instruments solistes. La recherche de la couleur et des timbres va le conduire à de nouveaux dosages de sonorités. Les «Ricercari» pour onze instruments sont la conséquence de ces préoccupations.
Les «Ricercari» se divisent en cinq mouvements joués sans interruption. Comme dans les quatuors, les idées s'engendrent continuellement les unes des autres sans travail thématique proprement dit. Les cinq mouvements s'équilibrent fort bien par contraste, peut-être le dernier mouvement purement rythmique est-il un peu court. Le mouvement lent, de caractère funèbre est le mieux venu et produit une grande impression. L'écriture de cette œuvre est très soignée et fouillée. Elle ne donne pas l'impression d'être une brillante improvisation comme les Stornelli e Ballate. L'instrumentation est fort originale. Elle utilise une petite flûte, un hautbois, une clarinette, un basson, un cor, quatre altos, un violoncelle et une contrebasse. L'élimination des violons, la prédominance des bois sur les cordes et le timbre si particulier des altos donnent à cette ceuvre une couleur toute particulière qui ne ressemble à rien de ce qu'on est habitué à entendre. Malipiero en est apparemment satisfait puisqu'il travaille actuellement à une suite des «Ricercari» en faisant appel aux mêmes instruments.
Laissant de côté les poèmes symphoniques, les pièces de piano et les mélodies dont certaines sur des poèmes satiriques ou bouffons sont des modèles du genre, œuvres fort intéressantes mais dont l'étude détaillée nous entraînerait hors du cadre du présent article, j'arrive à la musique thèâtrale de Malipiero qui constitue sans doute la partie la plus essentielle de soli œuvre.
Jusqu'en 1918, Malipiero reste en somme fidèle à la tradition du drame lyrique. Ce n'est qu'avec les «Sept Chansons» qu'il rompt complètement avec les habitudes du public.
La genèse de l'oeuvre est curieuse: Malipiero adore les anciens poètes italiens, non seulement ceux qui portent des noms illustres, mais les plus ignorés aussi, notamment les marinistes du XVIIe siècle. Il aime leurs exagérations verbales et leur imagination déréglée qui s'accode si bien avec la sienne. Ayant fait choix de sept poèmes de Jacopone da Todi, du Politien, de Laurent le Magnifique et d'auteurs obscurs mais charmants, il entreprit de les mettre en musique. A mesure que les mélodies naissaient, son imagination travaillait et toute une action scénique se précisait dans son esprit dont le poème initial était le prétexte.
Malipiero ne se sert que de la pantomime pour exprimer l'intrigue. Il évite ainsi le piège du récitatif vériste et au milieu d'une action intensément dramatique, il place des mélodies qui ont en elles-mêmes leur raison d'être et leur vie propre.
La pantomime et la mise en scène concourent à lui présenter des sujets réalistes en des visions cinématographiques, mais la musique maintient son indépendance. Elle ne participe au drame que par ricochet. C'est le drame que s'appuie sur elle et non elle sur le drame, en sorte qu'on ne peut imaginer musique moins « vériste» que cette partition illustrant jusqu'à des faits divers mis en tableaux vivants...
D'un bout à l'autre de la partition passe un grand souffle lyrique et se manifeste une imagination tumultueuse. L'orchestre est éblouissant. L'inspiration est nettement populaire. Malipiero aime la grande phrase mélodique de la tradition italienne, non l'air dopéra mais le chant expressif et puissant des paysans et des pêcheurs. Ses mélodies rappellent aussi celles des vieux maîtres du XVIIe siècle qu'il chérit entre tous. Un curieux équilibre s'établit entre sa sensibilité d'artiste moderne qui connaît Debussy et Strawinsky et sa culture de musicien épris du passé et qui ne peut se résigner à considérer Monteverdi et Luigi Rossi comme des morts. Employant les procédés harmoniques les plus audacieux de son temps, il reste à certains égards un maître du XVIIe siècle.
Cette impression se renforce à la lecture de «L'Orfeo» composé peu après les «Sette Canzoni». Le livret, inventé par Malipiero, contient d'anciens textes poétiques reliés les uns aux autres par quelques mots de récits ou de dialogue. L'ensemble est d'une bizarrerie qui fait songer aux pièces de G. B. Andreini, si vanté en son temps, pour son «extravagance».
Au lever du rideau, on découvre une salle de spectacle. Le fond est occupé par un théâtre, devant lequel sont alignés quelques rangs de fauteuils. Un peu comme à la première scène de «Cyrano de Bergerac», on voit s'agiter les spectateurs. Un cavalier assassine une dame de madrigaux enflammés que le limonadier veut interrompre en criant sa marchandise. Enfin le Roi et la Reine paraissent et vont s'asseoir au premier rang. La toile se lève et on se trouve en présence d'un troisième théâtre, minuscule celui-là et construit à l'usage des marionnettes. Sur des bancs, on voit assis d'un côté des enfants, et de l'autre des barbons à perruques poudrées. Les enfants réclament le spectacle en criant. Le rideau du petit théâtre en s'ouvrant découvre un décor représentant la Rome antique. La pièce jouée par des marionnettes commence. Néron paraît et ordonne successivement le massacre de dix mille esclaves, le meurtre de sa mère, l'incendie de Rome et après chaque forfait entonne une petite chanson joviale. Les enfants applaudissent, les barbons protestent (un peu comme dans l'Amour des trois Oranges, les partisans du Drame et ceux de la Comédie). Au milieu du tumulte, l'obscurité se fait soudain et l'on voit de la nuit surgir une figure blanche. C'est Orphée, habillé en paillasse, avec son luth à la main. En un court récit, il félicite l'assistance de l'impassibilité qu'elle a montrée en présence des forfaits de Néron, des protestations des vieilles perruques et des bravos des enfants. Il chante alors un air sur un poème d'un marinisme éperdu. Il prend toute la Nature à témoin de sa douleur amoureuse. La musique parodie avec finesse le grand opéra italien et jusqu'au lyrisme puccinien.
À la fin de l'air, tous les courtisans et le Roi se sont endormis profondément. Seule, la Reine fixe sur le beau chanteur des regards extasiés. Il lui tend les bras, elle se précipite; ils sortent furtivement.
La pensée directrice de l'œuvre? Je ne sui pas bien certain qu'il y en ait une. Avant tout, besoin de libre fantaisie et plaisir de se livrer à la satire du théâtre lyrique d'aujourd'hui et de ses admirateurs.
La partition est des plus intéressantes. Les chansons de Néron appartiennent au meilleur style bouffon italien et je ne crois pas qu'on ait écrit rien de mieux en ce genre depuis les maîtres du XVIIIe siècle et Rossini. Le grand air d'Orphée est surtout amusant par les allusions qu'il renferme aux procédés des maîtres du théâtre d'hier et d'aujourd'hui.
Après l'«Orfeo», Malipiero eut l'idée d'écrire une sorte de prologue aux «Sept Chansons» et de faire de l'Orfeo un épilogue. Le tout s'intitulerait: l'«Orfeide». Le sujet de la Morte delle Maschere est fort simple: un impresario (personage muet) invite à chanter successivement les principaux masques de la Comédie Italienne: Brighella, Arlecchino, Le Docteur, Le Capitan, Pantalon, Tartaglia, Pulcinella. Orphée déguisé survient, chasse à coup de cravache l'impresario, enferme les Masques dans une armoire et fait entrer les personnages des «Sept Chansons» en leur ordonnant d'agir sur le théâtre comme ils agissent dans la vie. Ils sortent, Arlecchino s'échappe de l'armoire en affirmant qui lui du moins ne saurait jamais mourir dé faim.
Ce qui fait le grand intérêt dé la «Morte delle Maschere», ce n'est pas le brin d'intrigue qui en est le prétexte, mais les admirables chansons des Masques. Chacun d'eux s'exprime dans son dialecte natal, avec ses tics caractéristiques. Malipiero auquel la vie fut si dure, incarne à mes yeux le génie de la musique bouffe. En ce genre, il est aujourd'hui sans rival. Il demeure dans la pure tradition de la musique bouffe italienne depuis Pergolèse. Chez lui une pointe de mélancholie amoureuse vient souvent se mêler à l'expression de la plus franche gaieté et le rire sait se marier aux larmes. Rien de plus curieux à ce point clé vue que l'air de Pulcinella qui passe d'un entrain forcené au désepoir, avec son refrain plaintif: Ah, menico, menico.
On peut s'étonner qu'après le Prologue qui fait l'apologie du réalisme et condamne l'art conventionnel, on retrouve dans l'Epilogue, après l'expérience des «Sept Chansons», Orphée ruiné et misérable recourant aux procédés les plus factices pour séduire la Reine... Malipiero ne craint pas de se railler soi-même et le fait de la meilleure grâce du monde et avec infiniment d'esprit.
Tout en travaillant à l'«Orfeide», Malipiero composa en 1921 un «San Francesco d'Assisi». L'oeuvre est conçue en vue de la réalisation scénique. Ce sont quatre tableaux qui illustrent des épisodes célèbres de la vie du Saint: le Cantique au frère Soleil, la louange de la pauvreté, la prédication aux oiseaux, etc. etc. Dans cette oeuvre encore Malipiero évite le récitatif et le dialogue musical. Comme dans les «Sette Canzoni» chaque scène est une sorte de tableau vivant servant de prétexte à l'exécution d'un chant solo avec chœur. La partition dont je ne connais que la version pour piano et chant, renferme de fort belles pages d'une simplicité émouvante et d'une profonde noblesse. Elle a été exécutée avec grand succès à New York et à Rome.
Pour les «Tre Commedie Goldoniane», Malipiero s'est servi du théâtre de Goldoni et en a tiré les donnés de ses livrets, mais il n'a pas craint de simplifier les intrigues, réduisant au minimum le nombre des personnages et fondant même en une seule pièce les sujets de plusieurs comédies. Du moment qu'il y avait une intrigue suivie, Malipiero ne pouvait éviter complètement le récitatif, car la pantomime a ses limites; seulement il voulut réduire son rôle au minimum. Quelques paroles chantées, quelques gestes vont lui suffire à exprimer le sujet avec clarté. Chacune des trois comédies évoquera un caractère particulier de Venise: «La Bottega da Caffè», la vie des rues et des places. «Sior Todaro Brontolon», la vie domestique. «Le Baruffe Chiozzotte», la vie du port et de la lagune. Malipiero commença par la dernière de ces comédies et certainement cette pièce est inférieure aux autres. Il y a pourtant de bien jolis détails dans la partition, notamment au lever du rideau la charmante chanson de Toffolo et au cours de la première scène les cris des marchands qui viennent offrir leurs denrées.
Toute cette musique est comme imprégnée d'une odeur de poisson et de friture, cette odeur que ne saurait oublier celui qui a tant soit peu vécu au bord de la lagune vénitienne. Bien entendu c'est à l'orchestre qu'est dévolu le rôle principal et il rend à merveille l'atmosphère des lieux où se situe l'action.
«La Botteya da Caffè» est, avec «Sior Todaro Brontolon», une manière de chef d'œuvre. Tous ces épisodes rapides notés d'un trait précis, ces silhouettes esquissées avec une infaillible sûreté, font penser à des carnets de croquis de Pietro Longhi ou de Guardi. Cependant grâce à l'élément symphonique, cette œuvre dl apparence fragmentaire conserve toute son unité. C'est une musique très vénitienne, pétillante d'esprit et de gaîté et qui traduit les savoureuses observations de Goldoni.
«Sior Todaro», dont l'action est à la fois plus concentrée et la verve plus caricaturale, ne lui est pas inférieure. Un grand épisode lyrique occupe le centre de la partition, c'est le cantique d'amour que le vieil avare Sior Todaro entonne à la louange de son or qu'il contemple solitaire. Au dernier tableau, les danses qui accompagnent le mariage de Zanetta pastichent avec finesse les menuets du XVIIIe siècle.
Les «Commedie Goldoniane» me paraissent à tous points de vue l'œuvre la plus complète et la mieux venue de Malipiero et je n'arrive pas à m'expliquer pourquoi jusqu'ici aucune scène lyrique importante n'a entrepris de les monter. Les succès est pourtant certain même auprès du grand public. On s'étonnera plus tard que les Directeurs aient mis tant d'années à s'en rendre compte.
Je reconnais qu'il y a musicalement de fort belles choses dans le dernier opéra publié par Malipiero; «Filomela e l'Infatuato». Jamais Malipiero ne s'est montré plus secentista que dans cette œuvre d'une invention extravagante. Pour le livret, il a une fois de plus fait usage d'anciens textes poétiques. L'action peut se résumer ainsi: Assise dans une sombre taverne, Filomela écoute les lugubres appels de ses voix intérieures. Elle chante un hymne à l'Amour. L'Infatuato (l'Illuminé) paraît, l'oblige à danser et à chanter. Des masques entrent alors vêtus de noir et jouant du luth; ils s'emparent de lui, on voit paraître «le Prince d'Argent» qui malgré les protestations de l'Infatuato, chante à Filomela d'ardents madrigaux, danse avec elle et finalement l'enlève.
Au deuxième acte, Filomela, grande courtisane, voit à ses pieds une foule d'adorateurs qui célèbrent ses louanges, mais elle reste triste. Un berger d'Arcadie lui apporte un rossignol en cage. Filomela sort aussitôt de sa réserve méprisante et danse un menuet avec le berger, puis elle chante un air galant, parodie du style de cantate de la seconde moitié du XVIIIe siècle. A ce moment l'Infatuato revient, s'empare de Filomela et l'emmène de force tandis que la foule des adorateurs met en pièce la cage du rossignol et l'oiseau.
Le troisième acte se passe sur une galère que commande l'Infatuato. Il tyrannise l'équipage et martyrise Filomela qui l'implore en vain. Elle danse malgré les liens dont il l'a chargée et reprend son hymne à l'Amour du premier acte. L'Infatuato veut l'étrangler, mais l'équipage révolté le jette à la mer. A ce moment la galère commence à brûler et Filomela danse au milieu des flammes parmi les clameurs d'épouvante des matelots.
L'hymne à l'Amour, l'entrée sinistre et burlesque des masques au premier acte, le bal au second, l'incendie de la galère et la danse de Filomela sont des morceaux fort réussis et le style de Malipiero a acquis beaucoup en densité et fermeté. Il n'abuse plus comme naguère des pédales dissonantes et semble avoir écrit cette partition avec le plus grand soin. L'incohérence de l'action et son obscur symbolisme en rendent toutefois le succès problématique sur les grandes scènes.
Malipiero, génie excessif et tumulteux, n'a rien d'un puriste. Il y a dans ses œuvres beaucoup de pages qui se ressentent de la hâte qu'il mit à les composer, mais il y passe toujours un puissant souffle de vie.
Inégal, tourmenté, fiévreux, Malipiero occupe une place à part dans la phalange des artistes italiens d'aujourd'hui. Il est aussi éloigné du noble atticisme et la sérénité de Pizzetti que de l'éclectisme de Respighi. Il ne sait pas comme Casella s'adapter avec une prodigieuse souplesse aux circonstances et ne possède pas son éblouissante virtuosité d'écrivain. Mais par contre, chez aucun de ces musiciens on ne trouve au même degré ce bouillonnement d'idées, cette puissance créatrice, cette fougue d'imagination, qui apparentent Malipiero aux grands peintres vénitiens de la Renaissance.