La musique de l’émigration italienne et suisse
aux États-Unis : quelques expériences personnelles


Marcello Sorce Keller

Article paru dans Colloque Musiques Migrantes
(sous la direction de Laurent Aubert),
Genève, Ateliers d’ethnomusicologie,
Novembre 22, 2003, pp. 197-210.



La musique comme référence d’identités" plurielles"

Il me semble tout d’abord bon de rappeler que, lorsque nous développons un sens d’appartenance à un lieu, à une culture, à une ethnie, à une classe sociale, à un groupe d’âge, à une élite ou même à un groupe émigré, nous développons en même temps des formes d’identités que la musique – activité sociale par excellence – contribue souvent à mettre en avant, parfois même avec ostentation. Dans ce sens, on peut dire que l’activité musicale, nos goûts dans la production et l’écoute de la musique ainsi que nos choix de participer avec d’autres aux rites auxquels la musique donne sa substance, constituent un des nombreux modes possibles pour nous éclairer nous-mêmes et ceux qui nous observent, sur ce que nous sommes ou, du moins, pensons ou souhaitons être, et sur les personnes avec qui nous nous identifions ou au contraire nous ne voulons pas nous confondre. Par conséquent, la musique, le fait de faire de la musique, est l’activité qui, dans un seul et même moment, nous unit aux uns et nous sépare des autres.

Après avoir affirmé que la musique contribue à la construction et à la manifestation de notre identité socioculturelle, il faut cependant souligner que cette dernière est rarement monolithique. Ceci parce que chaque être humain fait en même temps partie de groupes sociaux différents (sexe, âge, famille, classe, profession, région dialectale, nation etc.). Ce qui veut dire qu’il doit gérer ces identités multiples qui peuvent aussi interagir entre elles de façon problématique. Le fait que tout individu appartienne à la fois à de nombreux groupements sociaux à l’intérieur desquels on cultive souvent des goûts et des pratiques musicales particuliers, nous oblige donc à développer un certain degré de pluri-musicalité. En d’autres termes, presque personne n’aime, toujours et exclusivement, qu’un seul genre ou style musical. Un jeune Italien de Naples peut s’identifier au phénomène punk s’il est un teenager et vit son adolescence de façon conflictuelle avec ses parents. Il y aura cependant des occasions dans lesquelles il reconnaîtra aussi comme" siennes" les vieilles chansons napolitaines de la tradition de Piedigrotta. De même, un Lombard ne pourra s’empêcher de se reconnaître, lui aussi, dans une bonne part de cette musique à connotation spécifiquement napolitaine, surtout s’il est émigré à l’étranger et souffre de nostalgie pour son pays d’origine. Dans ce cas spécifique, le sens de l’identité nationale l’emporte sur l’identité locale qui, avec la distance, devient moins significative. De même, le Tessinois qui habituellement se sentait étranger à la Volksmusik austro-helvético-bavaroise quand il captait à la télévision le programme intitulé Musikantenstadl, l’écoutera probablement avec un pincement au cœur s’il lui arrive de l’entendre par hasard sur une radio à ondes courtes alors qu’il s’apprête à traverser l’Amazonie.
[Musikantenstadt est un programme télévisé animé depuis le 5 mars 1981 par un présentateur-chanteur autrichien du nom de Kart Molk, qui est transmis en simultané par les télévisions bavaroise, autrichienne et suisse allemande. L’émission a lieu en présence d’un public réel, souvent assis à table et qui écoute en consommant une boisson. Le lieu d’où l’émission est transmise change chaque fois et peut être une petite ville d’Autriche, de Suisse ou d’Allemagne.]

En d’autres termes, l’impression de familiarité que nous éprouvons face à une musique particulière dépend aussi de notre position géographique, de la distance temporelle qui nous sépare de cette musique et du contraste avec les répertoires musicaux qui accompagnent notre expérience présente. Chaque forme d’identité musicale, ou d’identité tout court, est donc un phénomène discontinu, réparti inégalement parmi les membres de toute communauté. Prenons comme exemple ces répertoires qui, sans changer considérablement de forme et de style, peuvent être utilisés de telle manière qu’ils finissent peu à peu par évoluer, parfois au point d’assumer de nouvelles connotations. Parmi ces formes d’identité musicale, on notera plus particulièrement celles que l’on peut vivre lors d’une expérience d’émigration. C’est de différents cas de ce genre que je vous parlerai aujourd’hui. Et pour ce faire, je vais vous raconter une petite histoire, une histoire très personnelle.


Une histoire personnelle

Mon intérêt pour les traditions musicales des émigrés a été éveillé en 1977, alors que je me trouvais à Trente, en Italie. J’étais en train de faire une recherche sur la musique traditionnelle de la région, le Trentino et, un beau jour, j’appris qu’un groupe de quelques dizaines de personnes du Brésil venait visiter le Trentino pour la première fois de leur vie. Ils ne s’agissait toutefois pas de touristes ordinaires : ils étaient les descendants d’émigrés de cette région qui, cent ans auparavant, étaient partis chercher du travail au Brésil.

Il fallait évidemment que je les rencontre et me renseigne sur leurs goûts musicaux. L’entrevue fut effectivement passionnante. En effet, plusieurs de ces Brésiliens d’origine italienne avaient appris des chansons traditionnelles du Trentino de leur parents et avaient aussi retenu la tradition de les intepréter" comme il le faut", c’est-à-dire de façon chorale. Mais ils chantaient aussi volontiers des chansons brésiliennes en s’accompagnant d’une guitare, et ceci avec autant de passion que les chants traditionnels du Trentino. Ils étaient, pour reprendre l’expression de l’ethnomusicologue Mantle Hood, des" bi-musicaux", ce qui signifie qu’il partageaient deux traditions, deux répertoire, et étaient à la fois très éloignés et très proches de leur racines, parce que les deux traditions coexiataient maintenant dans leurs âme.


Les Italiens aux États-Unis

Après cette expérience, j’ai moi-même émigré aux États-Unis. Étant à la fois suisse et italien j’ai naturellement été intéressé à connaître les émigrés de ces deux nations et à en observer le comportement musical.

Je vous donnerai ici un exemple : il y à dans l’État de l’Indiana une petite ville qui s’appelle Clinton et dont la population est presque entièrement d’origine italienne. Une fois par an, les gens de cette localité organisent une" Fête Italienne, en plein air", avec de la nourriture et, évidemment, des chansons. J’y suis allé plusieurs fois et je me souvient très bien de ma première impression en écoutant des chanson que, aujourd’hui, personne n’aurait le courage d’interpréter en Italie. Il s’agissait de chansons fascistes et d’autres glorifiant les conquêtes coloniales de l’Italie ! Il faut toutefois dire, et cela est intéressant, que les habitants de Clinton étaient totalement inconscients de la connotation politique de ces chansons. Pour eux, elles exprimaient tout simplement la nostalgie d’un pays dont on ne se souvenait pratiquement plus que par ouï-dire.

Nous étions alors dans les années 80, et c’est à cette époque qu’on me demanda si j’étais intéressé à écrire un petit article sur les traditions musicales des émigrés italiens aux États-Unis pour le New Grove Dictionary of American Music. J’acceptai avec grand intérêt : c’était pour moi l’occasion de tenter d’acquérir une vision d’ensemble du phénomène.

L’émigration des Italiens aux États-Unis à été immense. On estime qu’il y a actuellement plus de cinq millions d’Italiens de la première et de la seconde génération en Amérique du Nord, pour un total d’environ quatorze millions de personnes si, on considère la troisième et la quatrième génération. Il y a des communautés italiennes partout, dans les grand villes (New York, Boston, Philadelphie, Chicago, Pittsburgh, San Francisco, Los Angeles…), ainsi que dans de petits villages à majorité d’origine italienne : tel est le cas de Clinton, (Indiana), mais aussi de Tontitown (Arkansas), d’Asti (Californie), de Roseto (Pennsylvanie), etc.

Comme la majorité des émigrés sont originaires du sud de l’Italie, c’est surtout la musique de ces régions que l’on peut entendre aux Etats-Unis ; mais certaines régions du nord, comme le Trentino, étaient également très pauvres, suscitant par là même une émigration considérable. On trouve dans la musique des émigrés italiens la confirmation presque générale de ce que l’on appelle la" survivance marginale" ; en d’autres termes, ces communautés ont souvent conservé les chansons et les danses traditionnelles de leur pays d’origine sous des formes anciennes. Autrement dit, tandis que les choses ont évolué, se sont modernisées en Italie, les traditions se sont figées aux États-Unis pratiquement en l’état où elles étaient au temps de l’émigration. Mais, si cette constatation est valable pour les Italiens, elle ne se vérifie pas par exemple chez les émigrés juifs ou indiens, dont la musique a connu des évolutions tout à fait spécifiques comme le klezmer influencé par le jazz aux Etats-Unis ou le bhangra indo-pakistanais en Grande-Bretagne). Il est par ailleurs intéressant de relever que, chez les émigrés italiens, on ne rencontre pas des formes d’hybridation entre traditions italiennes et anglo-américaines. Mais ceci n’empêche pas que, dans les années 60, on pouvait trouver aux États-Unis tout un échantillon de traditions populaires italiennes : ballades du Piedmont et de la Lombardie, proches de celles de France et d’Europe centrale, ou chansons lyriques comme les stornelli de Calabre et de Sicile, dont les voix nasales et mélismatiques rappellent celles de la Méditerranée et du proche Orient.


Les Suisses aux États-Unis

Tout autre est l’histoire de l’émigration suisse aux États-Unis. Dès le XVIIIe siècle, des Suisses ont régulièrement émigré, surtout dans le Wisconsin, en Ohio, en Oregon et en Californie, où ils sont actuellement au nombre d’environ quatre cent mille, originaires de toutes les régions culturelles du pays. Leurs traditions musicales ont encore été peu étudiées, moins même que celles des Italiens. Seule la plus" exotique" a été l’objet d’une certaine attention : celle des Amish et des Mennonites de Pennsylvanie et d’Illinois. J’ai personnellement eu plusieurs fois l’occasion de visiter une de ces communautés et de faire quelques enquêtes sur leur musique. Mais la recherche la plus importante sur le sujet a été faite par George Pullen Jackson dans les années 1940-45. Ces Amish, un groupe d’Anabaptistes, parlent encore aujourd’hui un dialecte suisse-alémanique ; en revanche, ils chantent dans une forme assez archaïque de Hochdeutsch. Leur répertoire est essentiellement constitué d’hymnes protestants, plutôt difficiles à identifier du fait qu’au cours des temps, leur tempo d’exécution a considérablement été ralenti et que les mélodies se sont enrichies de notes surajoutées (dans le chant grégorien de tels phénomènes sont appelés" tropes"). Dans ce cas très particulier d’attachement à la tradition, les modifications qu’elle a subies sont elles-mêmes devenues une tradition (on oublie souvent qu’à l’origine d’une tradition, il y a toujours des gens qui ne pensent pas du tout de façon traditionnelle).

J’ai dit auparavant que les traditions musicales des Italiens ne se sont pas mélangées à d’autres pratiques musicales rencontrées par ceux-ci. C’est également le cas des Italiens du Brésil, déjà mentionnés plus haut. L’ethnomusicologue américain Alan Merriam soutenait que la condition pour obtenir un mélange entre deux traditions était qu’elles soient dans une certaine mesure similaires et, par conséquent, compatibles. Si la fusion n’est pas possible, alors les émigrés portent en eux deux traditions parallèles – comme les Indiens d’Amérique qui, en certaines occasions, chantent leurs chants autochtones, et en d’autres, celles d’Elvis Presley ou de Billy Joel en s’accompagnant à la guitare.

Le cas de la musique traditionnelle de Suisse Alémanique est apparemment différent. On a soutenu que cette musique a été influencée en Amérique par celles des communautés d’origine scandinave, en particulier au Wisconsin et au Minnesota. Mais depuis les année 60, une association suisse de" revival", le Grütli-Bund a aussi favorisé un certain mélange entre différentes traditions musicales suisses-alémaniques en Amérique. Ces groupes" revivalistes" s’efforcent de favoriser une certaine consolidation de leurs traditions nationales. Mais, il faut le dire, tout cela devrait être beaucoup mieux étudié, car on ne connaît que très peu et très superficiellement tous les mécanismes de l’émigration musicale.


Conclusion

Et maintenant, avant d’en arriver à la conclusion, j’aimerais faire un peu de métaphysique ! Vous savez, Je ne suis pas du tout sûr que la nature ou que Dieu ait donné une âme aux hommes… Mais si l’on admet que l’homme ait une âme, je ne vois pas pourquoi il ne pourrait pas en avoir plusieurs ! Dans l’ancienne Égypte, on croyait en avoir deux ; les Jivaros de l’Ecuador estiment en avoir trois ; au Bénin, en Afrique, on pense que les femmes ont trois âmes, mais que les hommes en ont quatre ! Toujours en Afrique, les Fang du Gabon se pensent pourvus de sept âmes…

Ceci dit, ce qui me séduit dans la musicalité des émigrés est qu’on y rencontre plusieurs âmes musicales, parfois mélangés, parfois coexistant les unes avec les autres ; mais il reste encore beaucoup a étudier dans ce domaine ! En fait la question m’intéresse au point que j’ai le projet de me rendre l’année prochaine a Melbourne, en Australie, pour étudier la mémoire musicale des émigrés suisses.

Mon projet est d’étudier non seulement la musique traditionnelle, mais aussi la pop music ainsi que tout autre répertoire qui puisse, pour les émigrés, se rattacher à une expérience vécue dans la mère patrie (ou même avoir été racontée par les parents ou des membres de la famille). Ce qui m’intéresse surtout est de voir si, parmi les trois principales communautés linguistiques de la Suisse, on vit ses souvenirs musicaux de la mère patrie de façon clairement différenciée. Pour ce faire, je devrais évidemment savoir si les Suisses interviewés sont nés en Suisse et naturellement connaître leur âge : les personnes âgées (générations des grands parents), les gens d’âge moyen (génération des parents) et les jeunes (génération des enfants). Il existe des études qui ont montré comment l’acceptation de la musique du pays hôte révèle l’assimilation et l’adaptation au nouveau milieu. Inversement, un attachement très fort aux musiques du lieu d’origine peut révéler des attitudes qui vont de la simple nostalgie du passé à une véritable difficulté d’accepter la situation nouvelle comme définitive et irréversible. J’ai exposé brièvement le sens de ce projet que je prépare pour souligner combien ce point de vue peut être fructueux à l’heure actuelle. Notons que, pour évaluer l’impact social des phénomènes de pluri-musicalité que les émigrations contribuent à produire, il peut être utile d’essayer de vérifier comment la musique – enregistrée, transformée dans le pays hôte en réponse à différentes exigences de vie ou apprise et pratiquée dans la nouvelle patrie – est susceptible de nous dire quelque chose sur la façon dont les émigrants se définissent par rapport à leur passé et à leur présent. J’espère voir à l’avenir de nombreuses recherches orientées dans ce sens.



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Marcello SORCE KELLER a une licence en sociologie de l’Université de Milan et un Ph.D. en musicologie de l’Université d’Illinois. Il vit à Lugano et enseigne l’ethnomusicologie et la sociologie de la musique au Conservatoire"Giuseppe Verdi" de Milan. Il est l’auteur de deux livres et de plusieurs essais et articles d’encyclopédie, écrits principalement en italien et en anglais.