HOME
____________________________________________________________________________________________________
¨

DOMINIQUE JAMEUX

Le personnage de Lulu

[Berg, solfèges/seuil, pp. 152-155]

 

La figure de Lulu est alors à l'intersection d'une tradition de l'opéra et de l'air du temps: le tournant du siècle. Lulu a des sœurs: Fiordiligi, lucide et authentique; Anna, vengeresse et amoureuse de son ennemi; Brünnhilde, qui part d'un empyrée pour rejoindre l'humaine condition; Salomé, qui use de son sexe pour séduire puis détruire - avant d'être elle-même détruite; Marie, enfin, qui se donne au Tambour-Major comme Lulu à Jack, créature solitaire lors même que le regard et le désir masculins la sollicitent.
Mais Wedekind ne connaissait pas l'opéra. Et Kraus fort mal, lorsqu'il prononça en I905 cette conférence décisive sur le personnage central de la «Boîte de Pandore», avec pour auditeur passionné un jeune musicien de vingt ans: Alban Berg. La question qui semble alors être posée au poète, au penseur, à l'artiste, c'est de savoir comment la femme peut échapper aux rôles que cette société d'hommes lui assigne: vierge promise au mariage bourgeois, femme mariée dépendante et surveillée, maîtresse condamnée à la dissimulation et aux miettes de bonheur, ou prostituée promise au trottoir. Kraus précise même l'enjeu du rêve masculin: hétaïre ou maîtresse. Dans tous les cas, homme aliénateur - et donc aliéné. Et vengeur du mal qu'il sollicite, face à une femme qui se voudrait libre, le séduit et qui pour continuer à séduire doit détruire.
La conférence de Kraus [Texte capital qui demande pourtant qu'on fasse abstraction d'un langage très abstrait, souvent allusif des disputes de l'époque, et qui enfin ne parle malheureusement pas ou peu de «Erdgeist», la première partie des «Lulu-Stucke».] s'articule par ailleurs autour d'un second thème, esthétique celui-là, qui lie cette conception poétique de la figure féminine à une dénonciation vigoureuse du naturalisme au théâtre - auquel échappe Wedekind.
Il faut donc distinguer une Lulu-Wedekind, qui ébauche le thème de la femme sexuelle à travers une comédie qui tend au boulevard, d'une Lulu-Kraus qui crée véritablement le mythe à travers une mise en perspective idéalisée de la femme face au monde des hommes, avec reprise de l'antique distinction entre le monde de la nature amorale de la femme contre celui de la culture immorale des hommes. Il appartenait à Berg de donner une résonance encore plus grande au personnage de Lulu, par la magie de la musique, certes, en allégeant également considérablement le texte de Wedekind - près des quatre cinquièmes! - dans le sens d'un refus du pittoresque et de l'anecdote trop située - mais surtout en le dramatisant par l'action propre de l'opéra.
Tout opéra en effet «travaille» le caractère de ses héros. Il les prend là, les amène ici. On l'a dit à propos de «Wozzeck» déjà, mais ce n'est nulle part plus évident que dans «Lulu». La Lulu du 3e acte n'est pas celle du 1er. Celle-ci obéit à un automatisme: séduire, puis détruire. Son ascension sociale dissimule mal son aliénation à son être. Au plus fort de son apparent pouvoir, à la fin de l'acte I, lorsqu'elle force Schön à rompre ses fiancailles, se profile l'ombre de sa négation: de devoir bientôt trabir «le seul homme qu'elle ait aimé». Le meurtre de Schön est alors non un èpisode, mais une résultante, presque un rite (cf. la mort de Marie dans «Wozzeck»). L'Interlude qui suit, pivot autour duquel bascule son destin, est peut-être pour elle, pour la première fois, I'occasion de réfléchir (à) celui-ci - d'où la forme «en miroir» de l'Interlude.
Dans la solitude sexuelle et la déréliction humaine, dans ce «trou» de son être et de sa vie - comme on dit qu'on est «au trou» - peut-être une lueur commence à trembloter, qui ressemble à ce que les chrétiens nomment grâce. La seconde partie de l'ouvrage est alors une véritable ascension humaine vers cette lumière, certes menée à travers une passion progressive scandée de peurs, d'humiliations, de souffrances, d'abjection, et de sang: mais aussi de liberté (par rapport à Casti-Piani), de sollicitude (elle aide et protège son entourage), d'une certaine forme grandiose, aide et protège son entourage), d'une certaine forme grandiose, de don d'amour, qui la conduit à se donner aux coups de Jack l'Éventreur.
On voudrait à ce propos rappeler une distinction fondamentale dans l'opéra entre systèmes dramatiques et systèmes mythiques. Certaines œuvres exposent un scénario «dialectique» avec exposition-péripétie-dénouement. Le destin des héros est censément ignoré de l'auditeur-spectateur. L'exemple de «Wozzeck» est le plus frappant. Autres exemples: «Don Carlos», ou «les Noces». D'autres ne racontent pas une histoire, mais narrent un destin, celui d'un personnage auquel est conférée au départ une stature mythique. On n'attend ici rien d'un «suspense», fût-il simulé, mais tout d'une «leçon». L'ouvrage fonctionne comme une imagerie d'Épinal édifiante, ou encore un conte de fées - un compte de fait: dont le total indique la mort. Le ressort de l'œuvre n'est plus dialectique, mais didactique. Lulu est dans ce cas, comme son homologue «Don Juan». L'existence au départ de l'œuvre d'un prologue qui en donne déjà le fin mot est à cet égard significative.
Il reste évidemment à souligner que ces catégories sont des paradigmes. Dans la réalité, tout (bon) héros d'opéra synthétise données dramatiques et mythiques, tel Wozzeck, ou Tristan.
Lulu possède un double inverse: la comtesse Geschwitz, où Berg a mis toute l'affection pleine de pitié et d'admiration qu'il portait à sa sœur Smaragda. Amoureuse de Lulu, Geschwitz n'en obtient que rebuffades et moqueries, sauf ce qui à un moment échappe à l'héroïne (dans Wedekind), et qui laisse à penser sur celle-ci: «Quand tu pars dans ton plaisir, tu as mille et mille fois plus de plaisir que nous!» Elle suit Lulu jusqu'à la fin, partage sa mort, et parvient à chanter le bonheur de la rejoindre enfin dans l'éternité. Étonnant personnage, unique dans toute l'histoire de l'opéra.