Nicole Casanova 

Les richesses d'un époque trouble

ASO, pp. 10-13

 

 

Un climat délétère

pp. 11-12

 

[...] Avec «Salomé» , Strauss triomphe doublement. D'une part, l'Opéra de Dresde, ce soir du 9 décembre 1905, déborde de tout ce que l'Europe compte comme critiques célèbres ou grands noms du monde culturel, et l'événement a d'emblée une portée internationale. D'autre part, Strauss reçoit ouvertement la désapprobation de Guillaume II. L'empereur pense que Strauss «se fait du tort» . Il range le compositeur parmi ces trublions désastreux dont l'époque ne manque pas, et que Hitler saura décimer pour assurer la paix du monde. Et c'est vrai qu'en jetant un regard circulaire sur les livres, les tableaux, le théâtre et la musique de son empire, Guillaume II pouvait être inquet.
L'industrialisation de l'Allemagne est en train d'assurer la puissance du pays par le fer, le charbon, les machines. Mais le prolétariat gagne en nombre et en misère, la lutte des classes passe du concept à l'évidence. Vers 1905, tous les représentants de ce qui allait bientôt devenir l'expressionnisme allemand, ont commencé à écrire. Il faudra trente années et les hordes hitlériennes pour les réduire au silence. En attendant, ils décrivent ce que jean-Michel Palmier nomme «l'apocalypse» : «Villes en flammes, villes d'effroi, crépuscules sanglants ou bleuissants, déclin de l'automne et de l'occident tout entier...» Cette génération désespérée peuple les cafés, les héâtres, les cabarets de Berlin, où Munch s'est réfugié, où Max Reinhardt a imposé ses mises en scène baroques et sombres. En dehors des futurs expressionnistes, rien de bien rassurant non plus chez des réalistes comme Gerhart Hauptmann (1862-1946), avec ses petits bourgeois torturés par une «libido» frénétique.
Ni même chez l'esthète Stefan George (18681933), dont l'«Algabal» à la poursuite d'une rose noire (1892) pourrait être un cousin du Tétrarque Hérode. Quant au grand bourgeois Thomas Mann, fils de la riche et hanséatique Lübeck, peut-on même s'y fier? Respectueux de l'ordre établi dont il apprécie les avantages, il écrit en ces années un «Tonio Kröger» , un« Tristan» , une » Fiorenza» , qui sont terriblement dissolvants pour le monde dont ils se nourrissent. Et aucune influence salutaire ne lui viendra de son frère aîné Heinrich, car c'est précisément en 1905 que paraît ce «Professeur Unrat» , à l'écran «L'Ange bleu» . Qui donc a encore les idées saines? L'Allemagne est une nef des fous, pleine de Becher, Heym, Trakl, Toller en activité ou sur le point de l'être. En Autriche, c'est presque pire. Rainer Maria Rilke, en 1906, a déjà publié le «Livre d'heures» et le «Livre danages» , et rédige «Les cahiers de Malte Laurids Brigge» . Si l'on quitte l'Allemagne de Sternheim le cynique et de Kaiser le bouffon, on tombe dans une Autriche torturée et raffinée comme un empire chinois au bord de la décadence.
Sans parler des sévices que Freud exercera sur la dignité humaine, (doit penser Guillaume II), quelle ambiguïté malsaine dans ces «Désarrois de l'élève Torless» , d'un certain Robert Musil, qui paraîtront en 1906! Et même ce Hugo von Hofmannsthal, que Strauss a rencontré à Paris en 1900 et dont le compositeur va bientôt harmoniser le drame «Elektra» : l'immense talent littéraire qui fit de lui un poète prodige célèbre à seize ans ne l'a pas empêché de sombrer dans une tristesse obsédante, une angoisse de fin du monde, dont on ne sait en vérité s'il les surmontera un jour.
Richard Strauss, par la loi du succès qui emmène autour du monde les grands musiciens et les chefs d'orchestre célèbres, avait déjà beaucoup voyagé, il était allé aux États-Unis, il avait vécu à Paris. Il y avait peut-être vu des toiles de Picasso, qui passait de la période bleue à la période rose précisément en cette année 1905. Et même s'il n'avait pas vu de Picasso, les Fauves du Salon avaient de quoi secouer le monde... Temps très riches, on le voit. Une modernité hardie est en train de naître sur les eaux noires du Modern Style, où flottent les iris et les têtes coupées. Au milieu de tout cela, Richard Strauss vogue comme une puissante frégate à peu près imperturbable. Comme Thomas Mann, il s'accommode fort bien de l'«establishment», de l'argent, de l'importance. Plus sensuel, plus habile à vivre que le grand romancier, moins réfléchi aussi, sans doute, Richard Strauss va glisser vers le pays où précisément l'esprit conservateur a le plus de charme, l'Autriche. Après «Elektra» viendra «Le chevalier à la Rose» - et Strauss sera directeur de l'Opéra de Vienne en 1919. [...]