Jean-Michel Brèque

La Salomé d'Oscar Wilde

ASO, pp. 24-35

 

 

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Terrible ou miséricordieux?

pp. 30-31

 

Salomé est bien fille de Wilde dam la mesure où elle incarne un aspect fondamental de ce dernier, en se livrant sans aucun frein aux élans qui la soulèvent. «Quant au plaisir, je m'y livrais pleinement, ainsi qu'on devrait faire tout ce que l'on fait« a-t-il écrit dans «De profundis». Mais Wilde n'était pas un être tout d'une pièce, et il savait qu'il ne pouvait approuver sans réserves un abandon débridé à ses pulsions. Tôt ou tard la route doit être barrée à la vie excessive, car «tout excès porte en lui son propre châtiment». Face à Salomé, il y a Jean, et ce dernier incarne un autre aspect du même Wilde: nous avons ici un de ces couples de pécheur et de saint dont ses oeuvres offrent maints exemples. Jean est très exactement dans le drame l'antagoniste de Salomé (c'est là une autre conséquence de la promotion de l'héroïne). Entre eux deux, l'opposition est absolue et sans remèdes . Jean a une foi et une morale, a on que Salomé ne connaît qu'elle-même et ses pulsions. Cela dit, Jean est plus complexe qu'il ne le paraît au premier abord.
Antoine Goléa soutient qu'il est animé devant Salomé d'un amour violent qu'il ne peut avouer du fait du personnage qu'il doit soutenir : de là son raidissement furieux dans ses vaticinations. Dans le texte, en fait, on le voit surtout se débattre avec une soudaine violence à l'approche de Salomé, comme s'il pressentait que la mon va lui venir par cette femme. Le climat fatal du drame en est très fortement souligné. Quant à sa prédication, elle est toute d'ambiguité. Ses propos font alterner les anathèmes violents («Que le peuple prenne des pierres et la lapide») et les invitations au repentir.
Historiquement c'est fort bien vu de la part de Wilde : nous sommes à la charnière de l'Ancien et du Nouveau Testament, et il y a donc chez Jean quelque chose à la fois du terrible Yahvé mais aussi déjà du Christ de pitié. Plus profondément, cette double identité illustre l'oscillation de Wilde dont la conscience morale hésite entre la condamnation sévère de lui-même et l'espoir incertain d'une rédemption, d'un pardon.
 

Le poids de la mauvaise conscience

p. 31

 

A ceux que de tels commentaires laisseraient sceptiques, rappelons cette phrase de Wilde dans une lettre à Alfred Douglas du 2 juin 1897 : «Mon but a été de faire du drame un mode d'expression aussi personnel que la poésie lyrique et le sonnet«. Pour quiconque s'est un tant soit peu penché sur Wilde, le doute n'est pas possible: Salomé et Jean incarnent bien chacun une dimension distincte de leur auteur, mais également Hérode lui-même, ce personnage trop souvent méprisé ou mai compris par la critique alors qu'il est tout aussi capital que les deux précédents et qu'il a été remarquablement fouillé par Wilde. Dans le drame comme chez Flaubert, Hérode est certes le Tétrarque vieilli, l'oriental luxurieux en même temps que superstitieux, rongé de terreurs violentes, partagé entre ses calculs et ses vices. Mais l'Hérode de Flaubert n'a pas la mauvaise conscience qui assiège et aliène celui de Wilde. Ce dernier craint maladivement le prophète, à tel point qu'il n'échangera pas un seul mot avec lui de toute la pièce.
Iokanaan étant enfermé dans la citerne même où il a fait mourir son frère aîné, les anathèmes qu'il lance sont perçus par lui comme l'écho des reproches que lui fait sans relâche sa conscience, tant pour son meurtre que pour son inceste. Tout se passe comme si Jean était son frère réincarné, revenu sur terre pour le hanter. D'où sa terreur quand il apprend que Jésus ressuscite les morts et sa protestation grotesque : «Je lui défends de faire cela... Ce serait terrible si les morts reviennent«. S'il ne peut pas faire mourir le prophète, c'est surtout parce que ce dernier, en l'accablant de reproches, prononce pour lui les mots qu'il ne peut lui-même articuler: il bat sa coulpe à sa place. Jean est donc sa conscience, mais il le voit aussi comme un agent de la colère divine, comme le bras séculier de Dieu. Le prophète Elie, disent les juifs, est le dernier à avoir vu Dieu. Or Hérode a entendu dire que Iokanaan serait ce prophète Elie, et cette éventualité le terrifie. De là sa panique quand Salomé demande sa tête et ses supplications pour qu'elle accepte une autre récompense. En vain.
Hérode a le sentiment qu'un destin inexorable pèse sur lui, et cela à juste titre. Son crime le poursuit à travers la personne de Jean, et sa fatale promesse à Salomé («je te donnerai tout ce que ni me demanderas, fût-ce la moitié de mon royaume») consomme sa ruine. Il est dominé par ses désirs comme par ses craintes: il voit d'abord la lune comme une femme hystérique, il la verra ensuite rouge comme du sang. Il se passsionne pour les discussions religieuses par peur d'un châtiment éleste et aussi par recherche inconsiciente d'une issue, d'un salut. Mais ce salut se dérobe: il n'est question autour de lui que de dieux morts ou cruels, ou de la venue d'un dieu futur qui l'épouvante parce qu'il remuscite les morts. D'où son humeur abominablement sombre, et la demande qu'il fait à Salomé de danser, de danser pour lui, pour s'étourdir, pour échapper à lui-même. Sa lubricité est une fuite. Hérode illustre un processus d'auto-destruction, de désintégration de la personnalité par suite d'actes coupables, processus que décrivait déjà «Dorian Gray». Même récurrent chez Wilde et qui manifeste dès 1891 un besoin sourd de se remettre en cause, et cela plusieurs années avant l'examen de conscience décisif que devait provoquer la prison de Reading.
 

Une tension dramatique exemplaire

p. 32

 

La structure de «Salomé», qui ne doit plus rien à Flaubert, est à la fois très simple et très subtile, et surtout génialement dramatique dans son mouvement et sa progression. On y distingue trois phases principales, la seconde commençant avec l'entrée en scène d'Hérode et d'Hérodias alors que la danse et la scène finale constituent la troisième. Il faut noter l'étroite correspondance entre les première et deuxième phases, la deuxième étant l'écho rigoureux mais prodigieusement amplifié de la première. Quatre personnages dans les deux cas, le page, Narraboth, Salomé, Iokanaan, puis Hérodias, Hérode, Salomé et Iokanaan. Au désir de Narraboth pour Salomé répond celui d'Hérode pour la même Salomé. «Vous la regardez trop», dit le page à Narraboth. «je vous prie de ne pas la regarder», dit Hérodias à son mari.
Partout le même «désert de l'amour», comme dans l'«Andromaque» de Racine ; Narraboth désire Salomé qui l'ignore (elle ne verra même pas son suicide) et qui désire elle-même Iokanaan, qui la repousse. Hérode désire Salomé qui se dérobe et qui sent croître pour Iokanaan un désir qu'elle tait devant le tétrarque mais qui la rend livide, ce qu'il remarque («jamais je ne l'ai vue si pâle«). A la promesse de Salomé voulant voir Jean («Vous ferez cela pour moi, Narraboth, et demain... je vous sourirai peutêtre«) fait écho celle d'Hérode pour décider Salomé à la danse. Et les promesses sont suivies d'effet, mais tournent à la dérision de celui qui en attendait bénéfice : le jeune Syrien se tue, tandis qu'Hérode doit à la fois sacrifier le prophète et assister, comme Narraboth, à l'effusion érotique de Salomé pour un autre que lui-même. La première phase est donc préfigurative de l'action principale : à l'échec et au suicide de Narraboth répond la catastrophe du Tétrarque. La première phase a vu naître la fixation de Salomé sur Iokanaan, laquelle grandit dans l'ombre au cours de la deuxième phase pour éclater dans la scène finale.
La trajectoire de la pièce est ainsi suprêmement éloquente : la tension monte lentement, s'exaspère, culmine et enfin se dêtend, comme dans l'acte d'amour. L'action de Salomé se déroule en un seul acte: c'est proprement là une nécessité organique. Et tout dans cette action n'est que conflits, désirs que durcit le refus de l'autre, espoirs qui se tendent jusqu'à se rompre pour être violemment comblés, ou déçus. Une matière admirablement dramatique et idéale pour un compositeur qui a toujours exigé de ses librettistes «non de la littérature mais du théâtre». [...]