Stéphane Goldet

Vue d'ensemble

ASO, pp. 54-55

 

Si l'on exclut les deux «tentatives dramatiques» que représentent «Guntram» et «Feuersnot» , «Salomé» est véritablement le premier opéra de Richard Strauss. L'œuvre utilise un livret décalqué très fidèlement sur le drame d'Oscar Wilde: comme «Pelléas» et «Wozzeck» , «Salomé» doit avant tout être considéré comme une des premières œuvres de théâtre musical du XXe siècle.
Avant la musique, un texte poétique; avant le texte, un tableau - ou plutôt une série de tableaux de Gustave Moreau (Salomé dansant devant Hérode, l'Apparition). Il n'est pas exagéré d'affirmer que Salomé est une figure-clé de l'univers de Moreau, dont le peintre a répété sans relâche la représentation. Ce qui n'était à l'origine qu'un récit biblique, a depuis lors pris valeur de symbole. A cette esthétique de la répétition picturale - qu'on peut quasiment qualifier d'obsessionnelle - correspond, sur le plan dramatique, la répétition de mots ou de phrases-clés dans lesquels les personnages de Wilde s'enferment peu à peu, ce que renforce, dans la musique de Strauss, l'emploi systématique d'une signalétique assez rigide de leit-motifs.
Le drame de Wilde, créé à Londres par Sarah Bernhardt en 1892, s'inscrit dans ce courant orientalisant très spécifique de la sensibilité de la fin du XIXe siècle, qui sous le déguisement exotique, plaçait la chose érotique au tout premier rang de ses préoccupations explicites. On peut citer, en outre, l'apparition à la même époque, des deux volets de la tragédie de la «Lulu» de Frank Wedekind («Erdgeist» en 1895 et «Die Buchse der Pandora» en 1904), ou encore la publication des «Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud» , en 1905.
L'éthique de Wilde, qu'on pourrait grossièrement définir par un mouvement entre les deux pôles suivants: vivre par et pour le plaisir, et chercher au-delà du plaisir, rencontre dans le personnage biblique de Salomé une figure à laquelle cette dialectique confère une véracité et une puissance émotionnelle hors du commun. Il semble du reste que Wilde ait eu conscience que sa «Salomé» était une sorte d'opéra potentiel, comme en témoigne ce qu'il écrivait à son sujet dans «De profundis» , où il note que cette quête personnelle d'un au-delà du plaisir «était un des refrains dont les motifs répétés font ressembler 'Salomé' à un morccau de musique et lui donne l'unité d'une ballade».
C'est à Richard Strauss qu'allait être dévolu le rôle de transformer «Salomé» en opéra. La vision du musicien a désormais complètement absorbé celle du poète: situé à mi-chemin entre «Tristan» et «Wozzeck» , «Salomé» a désormais acquis la puissance d'un mythe. Héritée de Wilde, la structure originale de l'opéra en un acte unique est un élément essentiel de sa force et de son unité. Sur le plan dramatique, il est important de relever l'organisation symbolique autour du chiffre 3. Le plan général de l'œuvre dégage une structuration en trois temps (Exposition, Péripéties, Catastrophe), les scènes sont souvent en trois parties, les phrases sont souvent répétées trois fois, les motifs musicaux énoncés trois fois de suite... Bref, cette organisation, qui innerve l'œuvre entière, fait de Salomé un drame symbolique. Cette organisation de l'espace dramatique où le microcosme renvoie au macrocosme, trouvera un ultime aboutissement dans un opéra dont l'auteur avait été enthousiasmé par Salomé - et dont l'héroïne n'est du reste pas sans évoquer Salomé elle-même -: Lulu d'Alban Berg.
Sur le plan musical, le système de Richard Strauss tel qu'il est à l'œuvre dans «Salomé» découle directement du système wagnérien. Du début à la fin de l'œuvre, la texture musicale est continue, et utilise le système des leit-motifs à la manière du premier Richard Wagner: chaque personnage est toujours accompagné à l'orchestre par ses motifs, qui ne subissent quasiment aucune transformation au cours de l'œuvre. «Richard Strauss n'est qu'un Wagner exaspéré» écrivait, non sans méchanceté, Claude Debussy en 1910, mais «Salomé» ne serait pas le chef-d'œuvre qu'il est s'il n'était que le produit d'un compositeur post-wagnérien sans génie personnel.
Bien plus proche en cela de Mozart que de Wagner, Strauss a tout d'abord pour lui un instinct très sûr du théâtre: pas de longueur ou de récits inutiles dans son opéra; toute action musicale - y compris les passages purement symphoniques - porte en elle sa validité théâtrale. A cet instinct très sûr du théâtre s'ajoute un instinct aussi sûr de la voix - et particulièrement de la voix féminine. Le style vocal, expressif, de Strauss trouve d'emblée un de ses accomplissements les plus aboutis dans le fameux monologue final de «Salomé» .
Strauss n'est pas un novateur en matière d'écriture musicale: si, dans le cours de l'œuvre, il y a rupture de tonalité, ou polytonalité, ces phénomènes nouveaux sont toujours dictés par l'exigence dramatique, car c'est son instinct du théâtre qui lui dicte, avant tout, la langue à employer. Mais si Strauss n'est pas un novateur de syntaxe musicale, il est en revanche un des génies de l'orchestre les plus originaux de toute l'histoire de la musique.
Strauss n'orchestre pas, il pense orchestre. Indissociable de sa matérialisation, la pensce créatrice du compositeur déclenche très directement - et sans intermédiaire aucun - le phénomène orchestral. L'orchestre de «Salomé» utilise un des plus gros effectifs possibles dans une fosse lyrique (plus de 100 musiciens) dans le même temps que sa partition est une des plus fines du répertoire. Au cours de son expérience précédemment acquise dans le domaine du poème symphonique, Strauss s'est forgé une capacité toute personnelle à utiliser l'orchestre simultanément en puissance et en finesse: toute la dextérité thématique et le pouvoir émotionnel des poèmes symphoniques se trouvent à l'œuvre ici, au point même que certains commentateurs (E. Newman, Norman del Mar) ont pu voir dans Salomé un véritable poème symphonique avec voix. Et de fait, outre le plan de l'opéra - qui met en lumière le rôle premier accordé à deux grandes pages d'orchestre -, l'oreille, malgré l'évident pouvoir d'attraction de la voix, est constamment sollicitée par le flux orchestral, où se tisse sans cesse le réscau thématique essentiel à la compréhension de l'œuvre.
Une autre dimension importante de l'écriture musicale de «Salomé» est la recherche de couleur instrumentale. L'aspiration vers le Sud est une des lignes directrices de l'univers culturel germanique (particulièrement sensible chez un Gœthe ou un Hugo Wolf par exemple). Il est d'usage de relever que chez Richard Strauss, cette attirance pour le fait méridional - présente dès ses premières œuvres («Aus Italien» date de 1886) -, se traduit par une aptitude très originale à l'orchestration. Mais ne serait-ce pas plutôt l'inverse? Ne serait-ce pas, chez un musicien, le don de l'orchestration qui serait en fait à l'origine de cette attirance pour le méridional, l'exotique? Quoi qu'il en soit, rarement on aura entendu une plastique instrumentale plus inventive que celle de «Salomé<» : l'atmosphère, la vibration de l'air, les vapeurs d'une nuit tropicale, mais aussi les différents états des protagonistes: le désir, le dogoût, la peur, l'hystérie, l'extase enfin, sont magistralement rendus dans une langue où l'orientalisme - en fait assez fantaisiste - du compositeur n'est qu'une technique personnelle au service d'une expression dramatique déterminée. Strauss est un coloriste hors-pair, et en cela se situe complètement hors de la tradition germanique: «Salomé» est un véritable dépaysement de l'opéra allemand.
Si Elektra, l'autre «opéra noir» de Richard Strauss peut être considéré comme son chef-d'œuvre en termes d'achèvement structurel, «Salomé» est une œuvre classique par la rigueur de sa construction, la clarté de son tissu conjonctif et la simplicité de son écriture.