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SCARPIA

 

La littérature et le cinéma contemporains ont été et sont encore nourris du personnage abject du policier politique tortionnaire. Mais Scarpia est figure infiniment plus subtile que le stéréotype auquel il est souvent condamné. C'est l'homme de pouvoir qui, pour assouvir son désir, méle la sphère politique et la sphère privée réalisant le type même de l'abus de pouvoir. C'est l'homme qui veut briser psychologiquement et physiquement l'amant de la femme désirée: supprimant un ennemi politique, il veut émasculer un rival heureux comme en témoignent les insultes sexuellement sous-entendues qu'il lance à Mario torturé. C'est le trait fondamental d'un des caractères les plus audacieux du théâtre lyrique. Scarpia, personnage sadien, n'est pas sadique parce que policier, mais policier parce que sadique pour se procurer le plaisir dans la souffrance et la haine de l'objet désiré: connotation qui ouvre entre Scarpia et Tosca une dialectique victime-bourreau, dont on devine que la femme du Comte Palmieri fut une autre expérience.
Sa jouissance naît de ce que pour lui «la haine et l'amnour sont mêmes mouvements de l'âme»: jouissance sadique de décrire les instruments du supplice, jouissance sadique de montrer l'amant supplicié, jouissance sadique dédoublée à chaque instant par les larmes, les cris de douleur et de haine de Tosca. A la nouvelle de la victoire de Bonaparte, il se sait perdu et entend porter au paroxysme cette dernière jouissance. Il en connaît tous les registres et peut, saisissant Tosca, avoir le suprême plaisir de songer à sa douleur lorsqu'elle découvrira la réalité de l'exécution. C'est la Mort qui le frappe au sommet du plaisir, et désir et mort sont, pour lui aussi, confondus. [...] Ainsi Scarpia, le sadique, trouve la mort à l'instant du plaisir érotique conventionnel comme s'il le refusait jusqu'au bout.
Bernard BOVIER-LAPIERRE, «Tosca: subversion lyrique?», in L'Avant-Scène Opéra nº 11, settembre-ottobre 1977, p. 94, non ripubblicato nella ristampa del 1993.
[...] Que Scarpia soit le personnage central du drame, tout concourt à le faire penser: les trois accords initiaux de l'ouverture constituent son sceau personnel et chaque acte s'achève sur leur rappel ou sur l'évocation du nom même de Scarpia. Mais avant ce genre de considérations, on peut constater que ies librettistes de Puccini, travaillant sous son exigeante vigiiance, ont fait du simple traître de Sardou ie moteur du drame, que l'originalité du iangage puccinien chargera d'une action musicaie spécifique. [...] Cet acte central [2º atto] se déroule en un lieu fermé, le cabinet de Scarpia au Palais Farnèse, contractant en cette claustration l'action et les trois lieux où se dispersait Sardou (une grande salle du Palais Farnèse, la villa de Cavaradossi, une chambre au Château Saint-Ange). Car Scarpia, c'est l'homme qui renferme. On ne sort de chez lui que pour la chambre des tortures, véritable bouche de l'enfer, et il faut attendre le 3e acte, après sa mort, pour qu'on voie le ciel de Rome; encore que l'homme carcéral y revienne sous les traits de Spoletta et de ses sbires et que la ruse l'emporte sur l'amour tandis que tout se referme. Les derniers mots de Tosca s'adressent à Scarpia («Scarpia ! Avanti a Dio!» remplaçant le pitoyable dialogue de Tosca avec Spoletta dans la pièce de Sardou: - «Je t'enverrai rejoindre ton amant!» - Floria, debout sur le parapet: «J'y vais, canaille!»
Le personnage, dès sa première intervention, règle l'action comme il règle la parole d'autrui.

«Un tal baccano in chiesa! Bel rispetto!»

De même, aiors que chez Sardou la Reine menace Scarpia de perdre sa place et même la vie s'il ne retrouve pas Angelotti, chez Puccini il détient un pouvoir sans contrôle sur la vie et la mort des sujets: la Reine, suppliée par Tosca, ne ferait grâce «qu'à un cadavre». Ne rendant de comptes à personne, mais se faisant pur regard,

«Occhio alle porte, senza dar sospetti!»

Scarpia jamais n'explique ni ne s'expiique tout en lui est acte. Ainsi chez Sardou, à la nouvelle du suicide d'Angelotti, donne-t-il compendieusement ses raisons: «Angelotti, étant condamné à la pètence, a décidément droit à la potence. Il est inutile de faire savoir qu'il nous a échappé par le poison et que nous ne pendrons qu'un cadavre. Ces morts volontaires sont d'un détestable exemple. Le criminel ne doit pas se dérober au châtiment. Donc pour tous, Angelotti sera mort de la main du bourreau.» Ce qui donne chez Puccini le fulgurant dialogue:

SPOLETTA Eccellenza, l'Angelotti al nostro giungere s'uccise!

SCARPIA Ebben lo si appenda morto alle forche!

La musique révèle, dans sa promptitude, l'homme sans fond, tout d'action en ce qu'aucune de ses répliques, à la différence des airs de Floria et de Mario, ne suspend, mais au contraire accélère le temps dramatique. Chaque intervention de Scarpia l'est au sens chirurgical du mot, depuis la première, qui laisse muets les autres personnages "come per incanto", jusqu'aux innombrables tourments qu'il inflige à l'interlocuteur lorsqu'il interroge:

«Ov'e Angelotti?»

Ou qu'ii joue avec iui comme le chat avec la souris:

«L'Attavanti non era dunque alla villa?»

Brutalité ou courtoisie visent toujours à l'efficacité, ce qui n'exclut pas la cruauté esthétique, le sens du jeu de miroirs: montrer qu'on a tout pouvoir d'offrir du vin d'Espagne ou d'envoyer au peloton. [...] Il s'agit de briser Tosca. En réalité, tout le personnage tient dans le jeu subtilement moduié de la courtoisie ironiquement appuyée:

«Via, mia bella signora.»

et des ordres les plus brefs («Più forte!»). Le seul credo de Scarpia, au sens où Jago en professe un, c'est la jouissance du pouvoir nihiliste.
Plus que la prise, la chasse, plus que le désir, le désir du désir: «Bramo! La cosa bramata persueguo», puis le rejet: «via ia getto», et cela dans une conception entièrement consommatrice de l'existence où la femme est comparée à la diversité des beautés naturelles et du bouquet des vins:

«Io vo' gu star quanto più
dell'opra divina.»

Mais son plaisir suprême, c'est d'ordonner: l'ordre qu'on donne, l'ordre qu'on met, l'ordre qu'on maintient. Au vacarme du sacristain et des enfants de chœur, il oppose l'injonction de préparer le Te Deum, à la jalousie - provoquée - de Tosca, le rappel de ce qu'exige le lieu («In chiesa!»). Et que Tosca prie à sa façon, qui est sans rites, Scarpia, loin de tout témoin, ne s'occupe que de sa beauté (2e acte: «Sei troppo bella, Tosca»). La religion naturelle (Floria) et la vertu civique (Mario) l'irritent esthétiquement, et s'il traite Cavaradossi de «voltairien» (1er acte), il est plutôt à son égard dans ia situation d'un libertin devant un rousseauiste, mais libertin vivant en pays clérical et servant un régime réactionnaire: libertin masqué. Sa maxime prescrit de traiter autrui exclusivement comme moyen et jamais comme fin, de rendre ses desseins indéchiffrables à quiconque peut leur faire obstacle. Dans cette pièce qui met en scène le théâtre, il vit dans l'apparaître; Tosca, comédienne sans paradoxe, interpelle directement le Seigneur dans la bonne foi de son cœur. Scarpia l'enquêteur, dont le métier est de savoir «toute la vérité» - référence sacrilège à tel autre enquêteur, l'enquête fait lire, au lieu d'une "grande innocence", toutes les ruses de la dissimulation - organise le faux. Même l'exécution simulée est simulacre de simulation. Et l'esthète goûte, dans le sort de Tosca, une exceptionnelle situation dramatique:

«Mai Tosca alla scena più tragica fu!»

Son usage de la parole, Cavaradossi l'a bien compris, tient du confesseur et du bourreau: faire taire et faire parler («parlate»; «fatelo tacere!»). Quant à son propre langage, Scarpia le dédouble à volonté en quelques instants, saluant en Spoletta le "galantuomo" pour le traiter de canaille et le vouer aussitôt à la potence. Ce dédoublement exalte en lui l'esthète qui cherche la complexité des situations, leur piquant, alors qu'artistes, Floria et Mario adhèrent à des causes (art, liberté, amour). Ainsi rêve-t-il, tandis qu'il participe au Te Deum, du contraste entre les sorts qu'il réserve au révolutionnaire et à la cantatrice:

«L'uno al capestro, l'altra tra le mie braccia.»

A la différence de Jago [...] Scarpia ne croit même pas en quelque néant; tout au plus goûte-t-il le pur jeu du triomphe, lorsqu'il révèle à Mario l'aveu de Tosca: «Nel pozzo del giardino. Va, Spoletta!». [...]
En Scarpia [...] la réalité politique du 'novecento', c'est-à-dire de notre temps, se montre sans idéalisation: tortueuse, soucieuse du paraître, et que caractérisent assez ies innombrables indications qui ponctuent le rôle: «mellifluo», «insinuante», «scandalizzato»", «con studiata cortesia», «urlando». Le parlando soutenu, qui fait, aux moments passionnés, place à des intervalles d'octave, l'extraordinaire insertion de la ligne de chant à la trame orchestrale la plus audacieuse confèrent au rôle la dimension des plus importantes figures du théâtre lyrique moderne, au même titre que Jago ou Wozzeck.

Da Patrice HENRIOT, «Scarpia, ou du pouvoir», in L'Avant-Scène Opéra, settembre-ottobre 1977, pp. 101-103; aprile 1993, pp. 98-101.
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