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Harry Halbreich

LES FORMES ET LES STYLES

LE PROFIL DES PERSONNAGES

LE PLAN TONALE ET L'ORCHESTRE

[Capitoli tratti da COMMENTAIRE MUSICALE, ASO 196, pp. 17-20]

 

 

LES FORMES ET LES STYLES

 

Bien que Mozart ait désigné son œuvre comme «Grand Opéra», elle conserve les caractéristiques du Singspiel de langue allemande, et notamment, elle renonce aux récitatifs chantés, remplacés par des dialogues parlés. On sait que les successeurs immédiats de Mozart dans ce domaine, même les plus grands, comme Beethoven dans Fidelio ou Weber dans le «Freischütz» et dans «Obéron», s'en tiendront encore à cet usage, et que seuls le coup de génie de l'«Euryanthe» du même Weber et le beaucoup moins connu «Alfonso und Estrella» de Schubert fraieront la voie au drame lyrique 'durchkomponiert' de Wagner. La partition de Mozart comporte donc des numéros séparés, Airs, Duos, Ensembles ou Chœurs. Et ces numéros sont presque tous de dimensions beaucoup plus modestes, non seulement que ceux de ses opéras italiens, mais même que ceux de l'Enlèvement au Sérail
Cela fait partie des contraintes librement acceptées pour une œuvre destinée à un théâtre populaire et à des interprètes qui étaient davantage des acteurs sachant bien chanter que des chanteurs d'envergure. Seul fait exception le rôle de la Reine de la Nuit, au demeurant assez bref, pour lequel Mozart savait pouvoir compter sur sa belle-sœur Josepha Hofer, un soprano colorature transcendant. De fait, ses deux Airs sont les seuls qui atteignent ou dépassent de très peu les cent mesures, ce qui les situe encore bien en degà des plus importants des trois opéras écrits avec da Ponte, lesquels comportent de plus d'amples récitatifs introductifs, forcément absents ici. Les autres airs de La Flûte enchantée, d'ailleurs peu nombreux, adoptent généralement une simple forme strophique, même le noble «In diesen heil'gen Hallen» de Sarastro, et seuls ceux de Tamino, au premier acte, et de Pamina, au second, font exception.
Contrairement à la Reine de la Nuit, à Sarastro et à Papageno, et de même que Monostatos, ils n'ont d'ailleurs qu'un seul air à chanter. Enfin, chacun des deux actes se termine par un Finale de grandes dimensions, articulé en plusieurs volets, onze pour le premier, dont les 586 mesures durent quelque vingt-cinq minutes, quatorze pour le second, qui s'étend sur une demiheure, et dont les 919 mesures ne sont dépassées que par les 940 du Finale du deuxième acte des «Noces de Figaro». Il reste que, musicalement parlant, «La Flûte» est le plus court des grands opéras de Mozart: un peu moins de deux heures de musique, ouverture comprise.
En ce qui concerne le style, il n'existe sans doute aucune œuvre plus diverse que celle-ci, puisque Mozart y juxtapose la musique populaire allemande (ou plutôt viennoise) la plus simple, les accents nobles et grandioses de l'opera seria à la Gluck, les vocalises les plus acrobatiques du bel canto italien et même un Choral luthérien développé dans le style polyphonique le plus sévère, sans que l'unité interne de l'ensemble soit jamais compromise par une impression de disparate. Couvrant ainsi un siècle entier de l'évolution du langage musical, la partition mériterait presque, pour son temps, l'épithète aujourd'hui absurdement galvaudée de «post-moderne», si ce terme avait un sens...
Le plus divers de tous les opéras est aussi celui qui couvre la plus vaste tessiture vocale, du Fa extrême grave de Sarastro au Fa suraigu de la Reine de la Nuit, le premier succédant d'ailleurs presque immédiatement au second: quatre octaves exactement! Certains concepis se trouvent du reste inversés ici: les sons les plus aigus sont à la «diabolique» Reine de la Nuit, les plus graves par contre au «vénérable» Sarastro! Mais la virtuosité glaciale et étincelante de la Reine possède en soi quelque chose de démoniaque, tout comme les sonorités solennelles de Sarastro expriment la chaleur humaine, la noblesse et la bonté.
En dehors de leurs Airs, l'un comme l'autre ont d'ailleurs relativement peu à chanter, car ils n'agissent que fort peu. L'une s'épuise en explosions de rage passionnées et impuissantes, tandis que l'autre se suffit de peu de mots pour exercer son pouvoir, dont il délègue de toute façon la mise en œuvre à la cohorte de ses disciples. Sarastro n'apparaît que tardivement, juste avant la fin du premier acte, mais nous pressentions sa présence depuis longtemps par l'émanation de sa puissance. À la courbe descendante de la Reine s'adjoint celle des trois Dames, tout comme les trois Jeunes Garçons participent à celle, ascendante, de Sarastro. Chacun des deux groupes apparaît à quatre reprises.
 

LE PROFIL DES PERSONNAGES

 

Les trois rôles les plus développés musicalement sont ceux de Tamino, de Pamina et de Papageno, qui leur sert en quelque sorte de «repoussoir». Tamino et Pamina, le couple élu, sont les seuls personnages qui subissent une transformation profonde: celle-ci constitue même le véritable sujet de la pièce, symbolisant la victoire de la Raison, de la Sagesse et de la Maîtrise de soi, bref du grand jour lumineux, sur les forces mauvaises et les impulsions obscures de la nuit, c'est-à-dire du subconscient, lequel, encore inexploré par Siegmund Freud, faisait peur à l'époque de Mozart.
Dès le début, Tamino manque de succomber au Serpent (symbole transparent de ses pulsions sensuelles non dominées), et c'est cette peur, et non point quelque lâcheté physique devant un monstre, qui le fait s'évanouir. Mais l'intervention des trois Dames tronçonnant le Serpent en trois (!) tronçons ressemble fort à une castration symbolique! Ce sauvetage n'a d'ailleurs rien de désintéressé, il n'a pour but que de permettre au jeune Prince de devenir l'instrument docile de la volonté de puissance de la Reine de la Nuit. Ce n'est que dans le Temple que Tamino comprend de quoi il retourne et qu'il se rend compte que son innocence a été abusée.
Papageno, quant à lui, l'homme-nature, est par essence incapable de tout développement, il ne change pas, n'éprouve la nostalgie d'aucun idéal élevé et se contente des petites joies du quotidien, mais c'est précisément par là qu'il incarne ce qu'il y a de solide, de foncièrement sain et de tellurique dans l'homme. Ce n'est pas par hasard que Schikaneder et Mozart le font pénétrer dans le Temple et même rencontrer Pamina avant Tamino, Pamina avec laquelle il chante alors cette incomparable louange de l'amour (sensuel, également) entre l'homme et la femme, l'amour qui lui permet de transcender un moment ses limites de simple mortel. Pour finir, dans ces limites, il verra son désir d'une compagne assouvi lui aussi, et seul, nous l'avons vu, le malheureux Monostatos ne trouvera que dans l'abîme de sa vaine révolte une mort somme toute libératrice.
Comme personnage central, voici enfin Pamina l'Éternel Féminin au sens goethéen, l'objet et le but des plus nobles aspirations comme de la lubricité la plus vile. Sous le tutelle bienveillante (mais tyrannique malgré tout!) de Sarastro, il lui appartient d'être la récompense suprême de celui qui se sera vaincu lui-même. Elle aussi apparaît tard dans l'opéra, et c'est plus tard encore qu'elle rencontre l'Élu pour la première fois: dans des circonstances dramatiques, et en présence de Sarastro, coup de maître du dramaturge Schikanader! Mais aussitôt qu'elle a vu Tamino, son chemin se sépare définitivement de celui de Papageno: au deuxième acte, ils ne se rencontreront plus jamais. Car, à présent, le couple élu aborde le raide sentier ascendant des épreuves purificatrices, que jamais l'Homme-Oiseau n'empruntera. À mi-hauteur, Tamino et Pamina sont admis à parcourir le reste du chemin ensemble.
C'est ici que se situe la seule incohérence grave du livret, et donc du déroulement musical. Le désespoir de l'Air sublime de Pamina «Ach ich fuhl's» se voit dissipé au cours du Trio N° 19, où Sarastro permet au jeune couple d'échanger quelques paroles, et évoque clairement la perspective de son union définitive. Or, au début du Finale les trois Jeunes Garçons trouvent Pamina au comble de l'égarement, prête à se suicider, «retour en arrière» si contraire à toute logique qu'on est fort tenté de croire que le Trio N° 19 a été ajouté après coup. Soyons téméraires, d'aucuns diront sacrilèges, mais le disque permet ce genre d'expériences. Détachons le début du Finale, jusqu'avant le Choral des Hommes d'armes, c'est-à-dire jusqu'à la mesure 189, une conclusion parfaitement claire, cadençant en Mi bémol majeur nous facilitant la tâche, et enchaînons-le directement à l'Air de Pamina N° 17: le Mi bémol majeur consolateur des trois Jeunes Garçons succède admirablement au Sol mineur de Pamina, et ils arrachent la jeune fille au désespoir qu'exprime son Air, tout en la préparant à sa rencontre avec Tamino et Sarastro au cours du Trio N° 19, précédé en toute logique par le Chœur des Prêtres N° 18.
À l'autre extrémité de notre audacieuse permutation, l'Air de Papageno «Ein Madchen oder Weibchen» forme un contraste beaucoup plus saisissant avec le Choral des Hommes d'armes, et là encore, Fa majeur et Ut mineur s'enchaînent parfaitement. Ne vaudraitîil pas la peine de l'essayer au moins une fois? Le discophile, à tout le moins, peut aisément tenter l'expérience...
Mais reprenons le fil de l'action, à son moment le plus décisif, lorsque devant les épreuves ultimes, les plus dures, celles du Feu et de l'Eau, affrontées enfin ensemble, se produit la plus grande surprise, dont il a déjà été question: c'est la tendre et fragile jeune fille qui prend les devants, précède son compagnon et le guide, en initiatrice et en héroïque pionnière, l'égale, voire la supérieure de l'homme, par sa vertu, par son courage, vaillante comme la Léonore de Beethoven! À côté de cela, les avèrtissements depuis longtemps dépassés des Prêtres, qui, comme Sarastro lui-même, n'ont pu surmonter encore une misogynie millénaire, pèsent vraiment de peu de poids, d'autant plus qu'ils concernaient la Reine de la Nuit et ses suivantes...
Très singulière apparah la soudaine disparition du Couple élu: à peine ont-ils surmonté leurs dernières épreuves et célébré leur jeune bonheur, qu'ils se fondent dans la splendeur éblouissante de la Lumière, littéralement aspirés, absorbés par les appels de triomphe des chœurs. Leur but est atteint («Jauchzet auf, es ist gelungen», comme dans le Second Faust!), avant même que les Ténébreux ne soient engloutis et que Papageno ne trouve sa petite femme terrestre...
 

LE PLAN TONAL ET L'ORCHESTRE

 

Avant d'entrer dans le vif du sujet, quelques remarques d'ordre général s'imposent encore, et tout d'abord quant au plan tonal de l'œuvre. La tonalité de départ et d'arrivée, le «maçonnique» Mi bémol majeur, intervient finalement trop peu pour qu'on puisse même parler de tonalité principale: après l'Ouverture, trois fois seulement au premier acte (lors du sauvetage de Tamino, dans son Air et dans le Duo Pamina-Papageno): chaque fois lorsqu'il y a allusion au but final de la liberté et de la dignité humaines par le moyen du pur amour. Au deuxième acte, Mi bémol ne se trouve que très tard, une fois au début du Finale, lorsque les trois Jeunes Garçons annoncent la victoire, puis seulement dans l'allégresse jubilatoire du chœur conclusif. Sol majeur représente le terrestre et le quotidien, et c'est donc avant tout la tonalité de Papageno. Claire et incolore, la blanche tonalité d'Ut majeur intervient fréquemment pour symboliser l'ascension, le degré intermédiaire (c'est le ton principal du Finale du premier acte), enfin, l'affrontement victorieux des dernières épreuves grâce à la puissance des sons musicaux (soli de flûte).
Si bémol et Fa sont d'autres tonalités majeures importantes. Sol mineur exprime la douleur de Pamina, mais aussi, passagèrement, celle de la Reine de la Nuit (dans son premier Air), dans l'évocation de ce qu'il reste d'humain en elle, sa souffrance de mère. Et, non sans quelque souriante ironie, celle du pauvre Papageno prêt à se pendre. C'est logiquement en Ut mineur, relatif de Mi bémol, que les forces mauvaises tentent leur ultime assaut, voué à l'échec, mais aussi et surtout qu'apparaît l'âpre et grandiose Choral des deux Hommes d'armes, musique en armure, aimerait-on dire, à nulle autre pareille, même pas à celle de Jean Sébastien Bach, qui n'a jamais fait sonner une mélodie de choral de la sorte, en unissons nus, étagés sur quatre octaves.
À côté de ces teintes austères et sombres, voici la chaleureuse lumière de Mi majeur pour le deuxième Air de Sarastro, elle-même en contraste absolu, brutal, avec le «diabolique» Ré mineur du deuxième Air de la Reine de la Nuit qui le précède immédiatement.
Le choix des effectifs instrumentaux est tout aussi étudié. L'orchestre «classique» est au complet, trombones compris, et ceux-ci occupent une place bien plus importante que dans les opéras précédents de Mozart, étant associés à la franc-maçonnerie et à ses rituels. Pour une même raison, les cors de basset viennent relayer les clarinettes dans le premier Finale, puis dans le premier Air (avec chœurs) de Sarastro, au début du second acte. Ce n'est guère que dans l'Ouverture, la première scène et les deux Finales que l'orchestre apparaît au complet, et ailleurs les hautbois et les clarinettes ne se font presque jamais entendre ensemble. Les «effets spéciaux» (la petite flûte suraiguë de l'Air de Monostatos et les trois interventions du Glockenspiel lié à Papageno) sont utilisés avec la sage économie inhérente au bon goût infaillible de Mozart.
Enfin, les Chœurs occupent une place importante, certes, mais loin de celle qui leur est dévolue dans «Idoménée»: environ dix pour cent de l'ensemble de la partition. En dehors du premier Air de Sarastro (n° 10), de quelques brèves mesures hors scène à la fin du deuxième Quintette (n° 12) et du Chœur n° 18, on ne les trouve que dans les deux Finales, seuls endroits où ils sont mixtes, car ailleurs, ce sont seulement les voix d'hommes des Prêtres que l'on entend.
Le style tardif de Mozart, celui de sa dernière année surtout, nous emmène loin dans l'avenir de l'ère romantique. Dans le mouvement lent du Concerto pour Clarinette, nous entendons Brahms, dans le Lacrymosa ou l'Offertoire du «Requiem» même Bruckner, mais dans La Flûte enchantée avant tout Weber et Schubert, Schubert qui aurait pu signer la moindre note d'un morceau comme le Chœur des Prêtres «O Isis und Osiris».
Mais il est une chose qui nous semble plus lourde d'avenir que toutes ces prémonitions musicales, et même que l'audacieuse avancée de Mozart sur le chemin d'un opéra national allemand. C'est son message révolutionnaire (et celui de son librettiste!) à l'humanité («Il est Prince? - Bien davantage, il est homme!»), un message dont nous attendons et espérons encore l'accomplissement.
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