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Étienne Barilier

De la seconde Flûte au Second Faust

[ASO 196, pp. 126-129]

 

Pour 'dépasser' «La Flûte enchantée» de Mozart, Goethe a tenté, au mépris de ses propres convictions et conceptions, d'écrire «La deuxième partie de La Flûte enchantée» qui se présente comme l'appel désespéré vers un complément musical à la fois impossible et nécessaire.
En 1763, l'adolescent Wolfgang Goethe, quatorze ans, entendit jouer l'enfant Wolfgang Mozart, sept ans. Ce fut la seule rencontre de l'Olympien de Weimar avec le gavroche de Salzbourg. Plus tard, Mozart mit en musique le poème «Das Veilchen», mais apparemment sans connaître la personnalité de son auteur. Autant Gocthe dédaigna Schubert et repoussa Beethoven, autant Mozart ignora Gocthe, qui l'admirait tant.
Admirateur, Goethe? Certainement, mais rival aussi, et rival malheureux. Lui qui cherchait, pour le théâtre de Weimar, à créer un Singspiel de haute qualité, «L'Enlèvement au sérail» le frappa en plein cœur: «Voilà qui écrase tout», écrit-il avec humilité, avec douleur. Et lui qui rêvait de monter un opéra sur «Le mariage de Figaro» se sentit contraint d'abandonner son projet dès la création du chef-d'œuvre mozartien, en 1786. Mozart vivant n'avait même pas à le combattre pour le vaincre. Ce n'est qu'à Mozart décédé qu'il tentera de s'égaler. Par exemple en affirmant, devant Eckermann, que le compositeur de Don Juan, seul, eût été digne d'écrire la musique du Faust. Mais également en greffant son génie sur celui du cadet disparu: ce sera l'étrange fragment théâtral intitulé «Der Zauberflöte zweiter Teil», «La deuxième partie de La Flûte enchantée». Rien de moins.
 

Un projet sans cesse en devenir

 

La «première partie», après son succès viennois de 1791, avait été créée à Weimar par les soins passionnés de Goethe lui-même, le 16 janvier 1794, puis jouée quatre-vingt-neuf fois dans son théâtre. C'est alors que le poète va songer à lui donner une suite. Il se met au travail, abandonne le projet pour un temps, le reprend trois ans plus tard. Schiller le met en garde: une telle référence est terriblement encombrante. D'ailleurs Schikaneder lui-même vient d'écrire une suite à sa propre «Flûte», mise en musique par un certain Peter von Winter. Échec total. Goethe renonce définitivement - mais on verra que ce ne fut pas seulement par circonspection.
Le fidèle et besogneux Zelter, au courant de l'entreprise de son ami, semble avoir commencé d'en mettre quelques vers en musique. Il ne put commettre la suite. N'empêche que nous avons conservé, de «La deuxième partie de la Flûte enchantée», un long fragment (plusieurs centaines de vers) qui nous donne une idée assez claire du projet goethéen. Les personnages imaginés par Schikaneder sont maintenus, mais on a changé de génération: l'objet de la lutte entre le jour et la nuit, ce n'est plus le couple Tamino-Pamina, c'est leur enfant qui vient de naître, et que Monostatos a enlevé pour l'enfermer dans un sarcophage d'or. Cependant, les contre-charmes de Sarastro plombent le cercueil au point de le rendre inamovible, si bien que les agents de la Nuit ne peuvent le déplacer pour l'enfouir à jamais dans leur royaume. Quant à la flûte elle-même, elle échoit à Papageno, qui doit, à l'aide de sa musique, consoler Tamino-Pamina. Après bien des péripéties et des épreuves initiatiques renouvelées (l'eau et le feu), le couvercle s'ouvre enfin, et l'enfant, sous; la forme d'un «génie», s'envole dans les airs.
 

Vers le Second Faust

 

Ce texte ne fait donc que prolonger l'intrigue de la «première» Flûte. Goethe, d'ailleurs, en rajoute dans l'égyptomanie: le thème de l'enfant prisonnier d'un sarcophage cite exactement la mésaventure d'Osiris, telle que la raconte la mythologie égyptienne. Les défenseurs du livret de Schikaneder, qui distinguent derrière ses aventures rocambolesques les plus hauts mystères de l'initiation maçonnique, s'exclameront alors: Goethe lui-même ne fut-il pas proche des francs-macons, ou du moins de la confrérie des Illuminés de Bavière. Pourquoi ne poursuivrait-il pas dans ses vers une méditation mystique essentielle à ses yeux ? Pourquoi ne mettrait-il pas en scène, de la manière la plus sérieuse et la plus grave, le combat du Jour et de la Nuit dans l'âme humaine?
Il est vrai que certains vers de «La Flûte enchantée» goethéenne semblent exprimer de graves pensées. Ainsi ces paroles. de Sarastro, en partance pour un pèlerinage initiatique:
SARASTRO

Ich gehe schon.
Leb wobl, mein Sohn!
Lebt wohl, ihr Sohne!
Bewahrt der Welsheit hohe Schöne.

[Je pars donc. Adieu mon fils! Adieu, vous mes enfants! La sagesse, beauté suprême, cultivez la!]

Et le chœur, commentant la métamorphose de l'enfant en «génie», chantera par exemple:

CHOR

Er dringt in die Lüfte
mit geistigem Lauf.

[Voici que le porte vers les airs! °n élan spirituel.]

Ces passages, et quelques autres, qu'ils soient «maçonniques» ou non, pourraient n'être pas indignes du «Second Faust». D'ailleurs, le «génie» qui surgit dans les derniers vers anticipe sur l'Euphorion de cette œuvre future. Il est également vrai que Goethe semble traiter avec gravité, outre le thème de l'amour entre Tamino et Pamina, celui de l'amour parental, qui seul peut triompher des forces de la Nuit. Enfin, le sarcophage figure, paraît-il, une chrysalide. Il évoque donc la métamorphose des plantes ou des humains, thème goethéen par excellence.
 

Entre gravité et ironie

 

Néanmoins, ces graves méditations et réflexions sont tissées dans une trame constamment humoristique et drolatique. On dira qu'il en va de même chez Schikaneder. Sans doute. Cependant Goethe va nettement plus loin dans le comique et même la dérision. Tous ses personnages, même les plus sérieux, sont marqués d'un trait d'ironie, considérés avec distance. Papageno, selon le mot d'un critique, est soumis à une véritable «perversion comique»: la flûte merveilleuse, dans ses mains, n'est plus au service d'une quête spirituelle, mais de la satisfaction des instincts les plus élémentaires. L'oiseleur (dont le principal souci ne sera pas un oiseau mais un œuf) est censé jouer de l'instrument magique pour arracher les parents inconsolables au sentiment de leur malheur. Mais il s'essouffle, et chaque fois qu'il s'interrompt pour reprendre haleine, les jeunes époux sombrent à nouveau dans le désespoir:
CHOR

Blase, Papageno, blase,
Halte nur noch diesmal aus!

PAPAGENO (bläst)

TAMINO und PAMINA (sich einander freundlich nähernd)
Nein, man hat uns nichts genommen
Gross und reich ist unser Haus.

PAPAGENO Ach, mir bleibt der Atem aus!

CHOR Halte nar noch diesmal aus!

PAMINA und TAMINO:

O wie leer ist dieses Haus!

[LE CHŒUR Souffle, Papageno, souffle! Tiens bon, juste encore un coup! - PAPAGENO (souffle) TAMINO et PAMINA (se rapprochent aimablement l'un de l'autre) Non, l'on ne nous a rien pris, Grande et riche est notre maison. - PAPAGENO Aïe, le souffle me manque! - LE CHŒUR - Tiens bon, juste encore un coup!- PAMINA et TAMINO Oh, comme elle est vide, cette maison!

Quant à Sarastro, qui chez Mozart et Schikaneder était le dépositaire de la sagesse suprême, Goethe, certes, en fait un pèlerin mystique, mais cela ne l'empêche pas de le rapprocher, à force d'allusions transparentes, d'un certain... Cagliostro. Outre les personnages de la «Flûte», c'est aussi le texte même de Schikaneder que Goethe, non sans une espèce d'affectueuse insolence, ne cesse de pasticher. Notamment lorsqu'il reprend et varie à sa manière les fameuses onomatopées de Papageno-Papagena.
 

L'ombre du compositeur

 

Quelle est, en fin de compte, l'intention du pècte? Méditer ou s'amuser? Poursuivre sa quête des plus hautes valeurs humaines et cosmiques, ou trousser une comédie pleine d'allusions, de clins d'œil et de rétérences? Goethe, dans ses vers, ne cesse de se montrer spirituel. Mais en quel sens faut-il l'entendre? Schikaneder, lui, avait écrit une féerie où se mêlaient joyeusement, et sans calcul, le burlesque et le sérieux, la légèreté et la gravité. Chez Goethe, cette dualité n'est pas naturelle. Elle est voulue, ou peut-être subie. Elle nous laisse hésitants et perplexes sur le sens de sa tentative.
Nous le savons par sa correspondance: Goethe a commencé par prendre son projet très au sérieux. Au point qu'il rêvait de faire, de la «seconde» Flûie enchantée, une œuvre plus accomplie, plus élevée, plus profonde que la première! Le problème est qu'il s'est trouvé d'emblée dans une position paradoxale, pour ne pas dire intenable. Car il a voulu exprimer le plus profond de lui-même en s'amputant de lui-même.
En effet, Gocthe pocte, Goethe créateur a toujours considéré que la poésie se suffisait à elle-même. Qu'elle était sa propre musique. C'est d'ailleurs la raison profonde de sa prédilection pour les pâles compositions que Zelter a consacrées à ses poèmes. La musique, aux yeux du sage de Weimar, doit être la servante obéissante et discrète de la poésie. Elle doit au mieux en souligner les inflexions. Les velléités d'autonomie du musicien, lorsqu'il honore un texte poétique, ne sont rien d'autre qu'insolence et présomption. C'est ainsi que le lied qu'écrivit Beethoven sur Mignon, parce qu'il n'est pas strictement strophique, prend déjà, aux yeux du pocte, des libertés excessives. Ne parlons pas de Schubert.
Or Goethe, devant «La Flûte enchantée», découvre ce scandale d'un texte qui, sans musique, serait peu de chose, mais qui, avec la musique, atteint au grandiose. Un texte aux virtualités doublement spirituelles - mais ce ne sont justement que des virtualités, qui, sans Mozart, seraient demeurées lettre morte. Fasciné, paralysé par le génie mozartien, rêvant pour la première fois d'une musique plus haute que ses vers, l'auteur du Faust s'est alors efforcé d'écrire un texte qui ne dessinerait que les portées d'une musique à venir, et laisserait à cet impossible complément toute liberté de déployer ses sortilèges.
Pour 'dépasser' «La Flûte enchantée», le plus grand des poètes allemands n'a pu que reculer. Pour atteindre à l'expression la plus haute, il a tenté, au mépris de ses propres conceptions et convictions, d'écrire un poème «insuffisant», un poème en attente de génie musical. Il ne cesse d'ailleurs de le souligner: dans le fragment de sa 'seconde' «Flûte», les indications scéniques à l'intention du compositeur futur sont multiples, et même constantes. Le musicien se voit accorder la permission de retravailler le texte à sa convenance, de le raccourcir, de répéter ou de croiser les répliques. Mieux: c'est à lui qu'est explicitement confié le soin de nuancer et d'approfondir les passions, notamment la souffrance de Pamina.
Goethe, en somme, s'est contraint de n'écrire qu'une sorte de sous-texte, où s'exprimeraient néanmoins ses préoccupations les plus graves et les plus profondes! Mais ce faisant, il sentait bien que cette profondeur et cette gravité ne prendraient vie que si Mozart, et Mozart seul, s'emparait de ses vers. Bref, il s'enfonçait dans une impasse et le savait. D'où son inconfort et sa désillusion. D'où son hésitation constante entre ironie et gravité. D'où la distance prise à l'égard de ses propres inventions théâtrales et verbales. Au fond, Goethe s'est moqué de lui-même, bien plus que de Schikaneder.
Ses vers se sont voulus inachevés et nus, dans l'attente d'un mort. Hugo von Hofmannstahl comparait cette tentative avortée aux préparatifs d'une fête dans un parc sublime, avec bassins et cascades, mais où l'eau ne coule pas. L'eau, c'est-à-dire la musique mozartienne. Telle est donc «Der Zauberflöte zweiter Teil»: l'appel désespéré vers un complément musical à la fois impossible et nécessaire. Goethe rejoue et parodie «La Flûte» de Schikaneder, mais pour évoquer Mozart, au sens le plus fort de ce mot. Hélas, du sarcophage d'or, aucun «génie» ne jaillira jamais plus. Son opéra rêvé, Goethe va devoir l'écrire seul, texte et musique - musique dans le texte: ce sera le «Second Faust».
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