RICHARD WAGNER WEBSITE
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OSWALD GEORG BAUER

DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG
(LES MAÎTRES CHANTEURS DE NUREMBERG)

Les lieux de l'action: l'église Sainte-Catherine, la ruelle de Nuremberg, l'échoppe du cordonnier et la prairie du concours, ont largement contribué au succès ultérieur des Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Depuis le Faust de Goethe, on aimait l'ambiance familière et intime des lieux scéniques de l'Allemagne ancienne. Vivant dans le monde inhabitable des villes modernes, dans un univers de travail hostile, industriel, on croyait retrouver dans ces décors anciens un peu de patrie; un monde de livres d'images, qui n'a jamais existé en réalité, mais dont le désir n'était que plus vivace; le rêve d'un univers, certes borné mais intact, qui survivait dans l'idée de ce bon vieux temps, après quoi on aimait tant à soupirer en Allemagne. Les jeunes Romantiques avaient découvert en Nuremberg une image idéale des coutumes et de l'art allemands, et le siècle tout entier reprit ce jugement à son compte. Chez Wagner également, Nuremberg dépasse l'idyllique pour atteindre au symbole: il voit dans cette ville une synthèse de l'art allemand et de la vie allemande, quelque chose de sublime, qu'il célèbre dans sa musique. Car «Wagner considérait encore l'art comme l'«éducation esthétique» du peuple et de l'Etat, son oeuvre devait être politique au plus noble sens du terme: former la politeia» (Bernhard Diebold). Il estimait qu'avec les Maîtres Chanteurs, il avait donné au public allemand le «reflet de sa propre et véritable nature». On peut se faire une idée claire de ce que Richard Wagner entendait par caractéristique allemande dans le portrait qu'il a fait du pasteur Riemann lors d'une réunion de la Burschenschaft de Leipzig en 1865. Wagner écrit: «C'est l'idéalité allemande. Peu de gestes, aucune souplesse hongroise, polonaise ou française; quelque chose de lourd, d'inélégant; mais cette âme méditative! Ce regard naïf, cette foi singulière, cette exaltation! ... Tout frôle de si près le ridicule: et pourtant - il se trouve des hommes calmes, presque philistins - pour y croire! Et nous ne devons pas nous moquer d'eux» (Le Carnet brun). A la fin de l'oeuvre, Hans Sachs exige lui aussi que l'on respecte les Maîtres chanteurs originaux et bornés; il insiste pour que l'on prenne au sérieux les ridicules. Son Sachs incarne le «type allemand ... un peu rude si l'on veut, mais quelque chose de tout à fait opposé au type latin» (Journal de Cosima, 21. 3. 1881). C'était «sous cette forme, avec un poète populaire ... un jeune homme enthousiaste qui, sans être un maître a néanmoins les sentiments du poète» qu'il se représentait «l'Allemand dans sa nature véritable, sous son meilleur jour. C'est bien ce qu'il fait dans la vie, et tout le reste, en particulier l'élégance, n'est pour lui qu'imitation; mais pour le reste, il a une grande éloquence» (Journal de Cosima, 16. 3. 1873). En dépit de toutes ses réserves, on perçoit néanmoins dans ce portrait un écho d'amour et de fierté. Et Wagner était convaincu que l'Allemagne «applaudirait» la plus populaire de ses oeuvres (Journal de Cosima, 15.2. 1881).
Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg ne suivent que tout à fait superficiellement le schéma traditionnel de la comédie: le couple d'amoureux se rencontre, un rival se présente, les jeunes gens sont séparés, puis, tout est bien qui finit bien, les voilà réunis. Ici, dès le début, tout est décidé. «Vous, ou personne» affirme Eva à Walther von Stoizing au premier acte, dans la scène de l'église. Le déroulement de l'action décrit d'une part les difficultés qu'éprouvent les deux jeunes gens à donner une issue heureuse à leur histoire d'amour - c'est le côté amer, qui frôle quelquefois la tragédie - et d'autre part les efforts assidus, démesurés des autres pour donner un cours différent à l'histoire - et c'est le côté comique. Wagner a tenté de saisir dans ce champ de tensions un peu de ce qu'il appelait la vie la plus réelle, sensible», la vie qui n'établit pas de distinction tranchée entre le comique et le tragique, mais qui est déterminée par l'illusion. «Le thème du troisième acte ... chante: Illusion, illusion partout! et je le laisse résonner à travers tout ... Ce thème domine ma vie et celle de tous les esprits nobles: aurions-nous à lutter, à spuffrir, et à renoncer, si l'«illusion» ne gouvernait pas le monde?» écrivit-il au roi Louis II (22. 11. 1866).

Et après la répétition générale, toujours au roi: «Il ne pouvait ne point sentir à travers les nuances enchantées de l'«humour» populaire, la profonde mélancolie, la plainte, le cri douloureux de la poésie enchaînée, sa renaissante incarnation humaine, et son irrésistible action d'ensorcellement faite de domination sur le vulgaire» (20. 6. 1868). Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg n'ont rien de commun avec «cette bonhomie débordante, abjecte, qui se détourne égoïstement de la vue des souffrances humaines qui l'entoure, pour se louer un petit coin de ciel dans les brumes bleues de la généralité naturelle. Ces gens aimables sont prêts à tout voir, à tout entendre, sauf l'homme réel, l'homme authentique, qui se dresse à la sortie de leurs rêves en les exhortant. Mais c'est précisément cet homme que nous devons placer au premier plan» (L'Oeuvre d'art de l'avenir). Voici donc ce que Wagner voulait dépeindre: l'homme tel qu'il est, les misères et les illusions de la vie, et le salut que permet l'art.
Les mots de conclusion de Hans Sachs furent les premiers vers que Wagner rajouta à son esquisse en prose de 1845; ils ont fini par former, dans la version définitive, un grand discours. Selon les règles dramaturgiques de la comédie, le rideau aurait pu tomber une fois le couple réuni. L'allocution de Sachs est d'abord une remontrance à Stolzing qui refuse d'être admis dans la corporation des maîtres chanteurs: il a composé sa chanson de concours pour obtenir la main d'Eva, et non pour devenir maître chanteur. Ce discours est ensuite une explication du rôle historique des maîtres chanteurs: ils ont préservé l'art allemand même dans des périodes difficiles, quand bien même ce ne fut que «tout franc, à leur manière»; et cet art survivra à la politique et à l'Empire.
Les vers «Habt acht!» («Prenez garde!») sortent cependant du cadre de l'action à proprement parler et apparaissent aussi comme un appel au public, un plaidoyer en faveur du caractère national de l'art, qui n'était pas vraiment nécessaire à cet instant de l'action scénique. Wagner était conscient du risque de malentendu auquel il s'exposait. Cosima

rapporta au roi au début du mois de février 1867 qu'elle avait passé toute une journée à discuter de la fin, avec Richard, et notamment des vers «Prenez garde». Wagner voulait supprimer l'allocution finale, car il estimait que «le grand discours de Sachs était hors sujet, qu'il s'agissait davantage d'une harangue du poète au public, et qu'il ferait donc bien de le retrancher purement et simplement». Cosima, quant à elle, était fermement de l'avis contraire; Wagner décida de conserver ces vers, sans doute en raison de l'appel politique qu'ils contenaient: les Maîtres Chanteurs devaient en effet être créés à Nuremberg. Dans le conflit austro-prussien, la Bavière s'était rangée aux côtés du vaincu. Cette guerre fratricide avait encore empêché l'unité allemande, tant souhaitée, de se réaliser. Wagner était tout aussi déçu de la conjoncture politique qu'après 1848, il se trouvait «en peine de la patrie trahie et corrompue sans espoir de salut» (à Louis II, 14. 7. 1866). Le jour de la création des Maîtres Chanteurs «sera pour le comte Bismarck et pour l'alliance des Etats du Nord, une rude journée» (à Louis II, 25. 10. 1866). Dans ces vers, Wagner mit l'expression de ses soucis personnels touchant la politique allemande du moment, comme il l'avait déjà fait dans Lohengrin. Il avait exigé de l'oeuvre d'art qu'elle apparût en un lieu déterminé, à une époque déterminée et dans des circonstances déterminées, et qu'elle exerçât ainsi une force vive; peut-être ces vers d'exhortation lui semblaient-ils répondre à cette exigence? Ce discours final a suscité plus de malentendus et d'emplois abusifs que tout autre texte. Indubitablement, Wagner luimême n'a pu entièrement exclure ce risque.

«Comment pourrait-on composer ce que Wagner appelle un opéra comique? c'est pour nous tous une énigme dont nous devons patiemment attendre la solution que nous donnera le compositeur»: voici ce qu'écrivit le maître de chapelle, Heinrich Esser, à Franz Schott après la séance de lecture viennoise du 23 novembre 1861. Une fois le livret achevé, Wagner voulut immédiatement commencer la composition. Son nouvel éditeur, Franz Schott, à Mayence, devait faire graver au fur et à mesure les différentes livraisons du manuscrit de la partition, pour supprimer tout retard en vue de la première représentation. En février 1862, Wagner se rendit à Biebrich, d'où il avait vue sur le Rhin et sur Mayence. Il fit venir son piano Erard de Paris et décida de ne plus bouger qu'il n'eût achevé la composition.