OSWALD GEORG BAUER

DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG
(LES MAÎTRES CHANTEURS DE NUREMBERG)

La genèse musicale des Maîtres Chanteurs reflète la crise de création et le trouble existentiel que vécut Wagner aux alentours de la cinquantaine, après l'achèvement de Tristan. Les esquisses orchestrales du prélude portent pour date de début «Biebrich, 13 avril 1862» et pour date d'achèvement «premier jour férié de Pâques», c'est-à-dire le 20 avril. Wagner était encore empli de joie et d'espérance, et prévoyait déjà la création pour la saison théâtrale de 1862/1863. Il ne mentionna pas le jour où il commença la composition du premier acte. Il imputa à des circonstances fâcheuses les difficultés qu'il éprouvait à avancer son travail: la maladie, les hésitations de Schott à lui accorder de nouvelles avances sur ce projet inachevé. En septembre, il en était toujours au premier acte. Il se donna pour but, oui, il se jura de terminer Les Maîtres Chanteurs du Nuremberg avant son 50e anniversaire le 22 mai 1863. Il se mit à la tâche en s'imposant des efforts extrêmes, et il écrivit amèrement à Schott en octobre: «Croyez-vous que si les soucis m'empêchent de fermer l'oeil de la nuit, je trouverai, de jour, la bonne humeur et les idées nécessaires à mon travail?». Le 21 octobre, il écrivit à Schott cette célèbre lettre, qui marquait la fin provisoire de son travail opiniâtre sur les Maîtres Chanteurs:«Certes, un éditeur musical ne peut suffire à pareilles obligations; il faudrait pour cela un banquier formidablement riche, ou un prince, qui dispose de millions. Si ce dernier restait introuvable, il faudrait en appeler au peuple allemand». La première exécution du prélude, le 1er novembre 1862, lors d'un concert au Gewandhaus de Leipzig, fut un fiasco. C'était la première réapparition de Wagner en Saxe depuis son exil. La salle était à moitié vide, pas une main ne se leva pour applaudir lorsque Wagner apparut au pupitre de chef. Il dut, il est vrai, bisser le prélude, mais on peut dire que le coup d'envoi de la plus populaire de ses oeuvres ne fut rien moins que populaire.
Pour la reprise des répétitions de Tristan, Wagner alla s'établir à Vienne en novembre 1862. Il proposa à l'Opéra impérial d'exécuter Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg pour le personnel de l'opéra viennois, et de travailler cette oeuvre avec lui. Sa proposition fut rejetée. Pour gagner l'argent nécessaire à sa subsistance, il entreprit de longues tournées de concerts qui le conduisirent jusqu'à Moscou. En mai ou juin 1863, il écrivit à la comtesse de Pourtalès que son piano Erard était arrivé dans son nouveau logement à Penzing (près de Vienne), et que Les Maîtres Chanteurs se trouvaient sur le pupitre. La partition de la première scène du premier acte porte la mention suivante: «Penzing, 8 juin 1863». Il commença alors l'instrumentation du premier acte, avant même d'avoir achevé les esquisses orchestrales; sans doute l'instrumentation ne représentait-elle pour lui qu'une activité mécanique qui ne requérait pas d'inspiration ou d'état d'esprit particuliers. Le 10 juillet, il écrivit à Wendelin Weissheimer: «Cela n'avance plus! ... J'en suis dégoûté ... La seule expression qui me convienne est - être las de vivre ... Jusqu'ici, j'ai continué à instrumenter les Maîtres Chanteurs. Mais c'est bien lent; je dois avouer que la source exubérante de la bonne humeur et du courage de vivre est désormais tarie en moi». Seule une exécution de Tristan pourrait faire renaître sa joie au travail.
Cet état d'esprit semble n'avoir pas été qu'un bref accès de mélancolie; on rencontre en effet des tournures identiques dans toutes les lettres qu'il écrivit au cours de ces mois là. Il attachait une signification toute particulière au fait que, le jour de ses cinquante ans, il ne voyait plus aucune perspective d'avenir, ni pour lui ni pour son oeuvre. Il dut attendre le mois de janvier 1864 pour pouvoir rapporter qu'il s'était remis avec joie à travailler aux Maîtres Chanteurs. En février, il se fixa un nouveau terme définitif: le travail serait achevé avant l'hiver suivant. Le 23 mars, il s'enfuit de Vienne pour échapper à la prison pour dettes, et chercha refuge chez ses amis Wille à Mariafeld, près de Zurich, pour pouvoir travailler en paix jusqu'à la fin de l'été. «Je dois vraiment me faire violence; à présent, l'existence même des Maîtres Chanteurs dépend entièrement de la tournure que prendra ma situation - car si je les abandonne maintenant, c'en sera fait d'eux à jamais»: voici ce qu'il écrivit le 29 mars à Mathilde Maier. Puis, le 12 avril au Dr Standhartner:Les Maîtres Chanteurs - !! ne plus y penser. jamais! jamais!» Dans le seul but, sans doute, de tranquilliser Schott et de le disposer à lui consentir une nouvelle avance, il lui écrivit le 25 avril qu'il avait conclu un arrangement ferme avec l'Opéra de Vienne pour janvier 1865, et il poursuivait: «Je m'engage sur mon honneur à ne pas reculer devant ce travail, qui est désormais ce qu'il y a de plus important pour moi, et à le livrer parfaitement achevé et prêt à être exéuté avant la fin de cette année».
Dans les projets d'exécution de ses oeuvres à Munich, après son engagethent par le roi Louis II, la première des Maîtres Chanteurs figure d'abord pour 1865, puis pour 1869, après l'achèvement de L'Anneau du Nibelung. Après avoir été contraint de quitter également Munich, Wagner recommença à travailler au premier acte à Genève. Le mercredi 21 février i866, il acheva enfin les esquisses orchestrales du premier acte; le 23 mars, il en termina la partition. Il ne retrouva le temps de travailler de façon suivie qu'à Tribschen,

où il s'installa le 15 avril. Il commença le 15 mai les esquisses de composition du deuxième acte, et acheva les esquisses orchestrales le 23 septembre. Elles portent la remarque suivante: «J'ai vraiment mis en musique ce deuxième acte au cours de l'été 1866». Entre-temps, Cosima s'était séparée de Hans von Bülow,

ce qui donna lieu à une grande agitation, à des justifications, à des campagnes de presse ... Il commença le troisième acte le 8 octobre; le mars 1867, les esquisses orchestrales furent achevées. Il effectua alors l'instrumentation des deuxième et troisième actes. Le 24 octobre il câbla à Hans von BUlow: «Ce soir, à huit heures sonnantes j'ai écrit le dernier do. Prends part à ma joie. Sachs.» Vingt-deux années s'étaient écoulées depuis la première inspiration du séjour estival à Marienbad.

Dans Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, Wagner n'a réutilisé aucun élément de la musique du temps de Hans Sachs, comme aurait pu l'y inciter ce sujet historique. Mais la musique des Maîtres Chanteurs fait allusion «à une époque plus ancienne, et le dessein de cette allusion est bien évidemment de produire une sorte de couleur locale du vieux Nuremberg et une atmosphère de l'Allemagne ancienne en général. A vrai dire, l'auditeur ne pense pas tant à l'époque de Dürer et de Hans Sachs qu'à celle de Bach, avec ses thèmes figuratifs, ses ornementations et ses cadences». Il est important de noter que Wagner se réfère «au choral protestant, et avant tout à la chanson populaire, formes spécifiquement allemandes» (Egon Voss). Dans sa description du prélude des Maîtres Chanteurs, dans Pardelà le bien et le mal, Friedrich Nietzsche a défini cette musique comme «un art somptueux, surchargé, lourd et tardif, qui a l'orgueil d'exiger de ceux qui veulent le comprendre qu'ils tiennent pour encore vivants deux siècles de musique ...» Elle contient «quelque chose d'allemand au meilleur et au pire sens du mot - complexe, informe, inépuisable à l'allemande -; une certaine puissance et surabondance de l'âme qui est bien propre aux Allemands, et qui ne craint pas de se cacher sous les raffinements de la décadence». Cette musique exprimait parfaitement ce qu'il pensait des Allemands: «Ils sont d'avant-hier et d'après-demain - ils n'ont pas encore d'aujourd'hui» [].

Hans von Bülow fut la première personne à qui Wagner confia, le 23 décembre 1865, son intention de ne pas créer Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg à Munich, mais dans leur lieu d'origine, à Nuremberg. Le roi lui-même, qui avait visité laville en 1866 lors desa tournée des troupes bavaroises et qui s'était pris pour Hans Sachs dans sa chambre gothique du château, considérait Nuremberg comme le seul lieu pertinent. Mais le théâtre de Nuremberg ayant joué en l'honneur de la visite royale L'Africaine de Meyerbeer et Le Trouvère de Verdi, Wagner commença à douter de pouvoir y mener à bien son projet de représentation modèle. Le roi chargea toutefois Hans von Bülow

de se rendre à Nuremberg et de s'entendre avec les notables et les officiels sur les possibilités d'une réalisation théâtrale extraordinaire. Mais on abandonna le projet; en effet, après les fiançailles du roi, on se proposa de créer les Maîtres Chanteurs comme opéra de gala à son mariage. La date était déjà fixée au 12 octobre 1867, bien que Bülow ne considérât pas ce nouvel opéra comme parfaitement adapté à la circonstance. Lorsque le roi rompit ses fiançailles, ce projet fut lui aussi abandonné. On fixa alors comme date de création le printemps 1868.
Les décorateurs, Angelo Quaglio et Heinrich Doll, furent envoyés à Nuremberg en juin 1867 pour effectuer des relevés d'architectures pour les premier et deuxième actes. Wagner qui se trouvait au loin, à Tribschen, en fut fort indigné, car il craignait que l'on ne prît de décisions sans lui demander son avis, et que l'on ne tînt aucun compte de ses désirs. En novembre - décembre, les décorateurs et le costumier Franz Seitz se rendirent alors à Tribschen pour lui soumettre leurs projets. Wagner apporta des corrections, et tout fut exécuté exactement selon ses voeux. Il exigea par exemple au deuxième acte des maisons praticables, et refusa qu'on les représentât par des toiles peintes; il réclama également, autant que possible, des éléments d'architecture praticables dans l'église du premier acte.
Des difficultés s'élevèrent avec le nouvel administrateur, le baron Karl von Perfall, à propos de l'engagement de chanteurs étrangers au théâtre; Wagner en effet refusa toute distribution maison. Il reprocha violemment à l'administration sa mauvaise gestion. Von Perfall, quant à lui, rappela les gages élevés que nécessitait l'engagement de chanteurs étrangers et la mauvaise humeur qui en résulterait dans sa troupe. Wagner finit cependant par obtenir une distribution qu'il put décrire comme idéale: Franz Betz de Berlin interprétit le rôle de Hans Sachs, Franz Nachbaur de Darmstadt celui de Stolzing, Georg Hülzel de Vienne celui de Beckmesser, Max Schlosser d'Augsbourg celui de David. Eva, Mathilde Mallinger, était une jeune cantatrice nouvellement engagée dans la troupe de Munich. La direction musicale fut confiée à Hans von Bülow. On engagea comme metteur en scène Reinhard Hallwachs de Stuttgart; toutefois, Wagner lui-même se chargeant de la direction des répétitions, Herr von Perfail considéra cet engagement comme une dépense tout simplement superflue.
Les répétitions furent épuisantes, pour Wagner comme pour les autres; mais il eut rapidement le sentiment que le résultat en serait extraordinaire et exemplaire. La répétition générale, qui eut lieu en présence du roi, fut en elle-même un événement remarqué, auquel assistèrent de nombreux directeurs de théâtres, des chefs d'orchestre, des metteurs en scène et des chanteurs. De l'avis unanime, le résultat était remarquable.

La première, le 21 juin, était essentiellement réservée aux invités étrangers, dont certains vinrent de fort loin. Les Munichois offraient des prix exorbitants pour tenter d'obtenir un billet. A six heures, le roi franchit le seuil de sa loge, la représentation commença. Louis II invita le compositeur à prendre place à côté de lui dans la loge royale. Il lui fut permis de saluer le public de cet endroit après le deuxième et le troisième actes, faveur inconnue jusque là. Le Kemptener Zeitung rapporta: «L'impression que produisit la faveur royale sur le public local fut écrasante: on restait coi, on levait les yeux vers le plafond scintillant de la gigantesque salle, pour voir s'il ne faisait pas mine de s'effondrer devant cet invraisemblable témoignage de bienveillance. Wagner le suspect, le banni ... est réhabilité d'une manière indicible ... Il n'est pas étonnant que quelques demoiselles de très haute lignée aient froncé leurs petits nez, l'air de se demander s'il était bien possible qu'elles assistassent à ce spectacle inouï». Quant à Wagner, ce fut le plus grand succès théâtral de sa carrière. Les échos de presse furent mitigés, il est vrai, mais tout le monde fut unanime à louer la qualité de la représentation en elle-même. On se croyait véritablement transporté au XVIe siècle. Une église gothique et des scènes de rues de l'Allemagne d'autrefois n'étaient certes pas choses nouvelles, mais on fut séduit par la fidélité stylistique minutieuse et par la praticabilité des décors munichois.
«Les décors conçus pour les Maîtres Chanteurs touchent au prodige. Cela dépasse tout ce que l'on a pu faire jusqu'à présent sur ce plan. Pour l'acte qui se déroule dans les rues de Nuremberg, les vieux décors traditionnels disparaissent pour céder la place à la ville de Nuremberg elle-même, avec ses maisons, ses pignons et ses encorbellements. On ne voit pas ici de maisons peintes, mais des maisons entières, des bâtiments en carton imitant la réalité, et des rues, des places et des perspectives d'un réalisme troublant» pouvait-on lire dans un compte rendu préliminaire du Neue Berliner Musikzeitung. On loua également la mise en scène: «On a atteint à une vie, une cohésion, une vérité de représentation comme on n'en a jamais vues... Seuls un profond sentiment artistique, la passion totale de tous les participants, un zèle considérable et une persévérance inébranlable ont pu permettre un tel résultat général» («Signale für die musikalische Welt»).
Wagner fut satisfait, et même comblé, à une exception près: Georg Hölzel de Vienne avait caricaturé le personnage de Beckmesser et en avait fait un «bouffon viennois». Pour Wagner, Beckmesser n'est «pas un comique; il est tout aussi sérieux que les autres maîtres. Seules sa position et les situations où il se trouve le font paraître ridicule» (à Heinrich Esser, 18.7. 1868). Mais, ce faisant, Hölzel avait fondé une tradition indéracinable: cette composition comique et caricaturale remporta en effet un succès immédiat auprès du public et n'a jamais cessé d'être imitée depuis lors.

Comme toujours, ce furent les théâtres de moyenne importance qui se risquèrent à monter à leur tour ce nouvel opéra. Il figura au programme de Dessau, Karlsruhe, Dresde, Mannheim et Weimar dès l'année suivante, en 1869. Les grands opéras de cour, à Vienne et à Berlin, ne suivirent qu'en 1870.

La première viennoise fut réduite à trois heures et demie, ce qui irrita considérablement Wagner. On prit alors partout l'habitude de faire des coupes sévères dans la scène de David au premier acte, et dans celle de l'échoppe du cordonnier. On rapporta à Wagner qu'on n'y pouvait comprendre un traître mot. On avait remplacé la trompe du veilleur de nuit par un trombone et le luth de Beckmesser par une guitare. «Tout cela n'est pas fait pour rendre la gaieté à Richard», nota Cosima dans son Journal (20. 3. 1870). Pendant la sérénade du deuxième acte, la salle fut si bruyante que Johannes Beck, l'interprète du rôle de Hans Sachs, en perdit le fil; il fallut que Johann Herbeck, le chef d'orchestre, lui soufflât tout haut ses rentrées. Daniel Spitzer informa les lecteurs de ses Wiener Spaziergänge (Promenades viennoises) que le nouveau produit de la musique de l'avenir sonnait «comme le chant du cygne du bon sens humain». On trouva fort comique de voir un gantier, un tailleur et un savonnier en héros d'opéra: on se moqua du peuple qu'aimait tant Wagner. Le public ne fut que légèrement rassuré d'entendre tout de même quelques notables à côté de la «racaille».
A Berlin et à Mannheim, on réprouva également la sérénade et la scène de pugilat, extravagances de la musique moderne, et on les accueillit par un tumulte. A Mannheim, Franz Bittong, futur directeur du théâtre de Hambourg, rossa les protestataires avec sa partition, qui en fut toute déchirée. L'éditeur Schott, qui était présent, lui en promit un nouvel exemplaire. A Berlin, Marianne Brandt, qui interprétait le rôle de Magdalene, eut l'impression que pendant la scène de bagarre, le pugilat était bien pire dans la salle que sur scène, et que le théâtre allait s'écrouler à la fin de l'acte, en raison de «l'importance des clameurs, des sifflets, des huées, des rires, des trépignements et des cris de Beckmesser». Le troisième acte ne put échapper non plus à la catastrophe. On s'accorda toutefois à nouveau sur la qualité de l'exécution et sur le travail des chanteurs, notamment de Franz Betz et de Mathilde Mallinger, comme à Munich, ainsi que celui d'Albert Niemann dans le rôle de Stolzing. Les critiques furent accablantes, l'agressivité de leur ton nous paraît inimaginable aujourd'hui. En voici quelques exemples: «un chaos, un tohu-bohu», «un opéra d'apprentis cordonniers», «une montagne de niaiseries et de platitudes», «on ne pourrait entendre plus affreux charivari si tous les joueurs d'orgue de Barbarie de Berlin étaient enfermés dans le cirque Renz et jouaient chacun une valse différente», «un petit monstre musical», «un chaos à vous déchirer les tympans», «si la musique pouvait puer, il faudrait se boucher le nez devant cette 'écorcherie de notes'».
En dépit de toutes les oppositions, Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg ont parcouru les scènes internationales dès les années 80, se faisant, lentement mais sûrement, de plus en plus de partisans. Dans un courrier de lecteurs berlinois, on put lire ce commentaire prophétique: «De même que les épidémies se propagent irrésistiblement de lieu en lieu, nous devrons supporter patiemment que les Maîtres chanteurs fassent progressivement le tour de toutes les scènes». Ils furent créés en allemand à Prague en 1871, à Londres en 1882 et à Amsterdam en 1883. La première américaine, au Met, le 4 janvier 1886, sous la direction d'Anton Seidl, eut elle aussi lieu en allemand. L'ouvre fut montée pour la première fois à Copenhague en 1872 en danois, à Budapest en hongrois, en 1883, et en italien à la Scala, en 1889. La création en français à Bruxelles fut particulièrement brillante. La reine de Belgique y assistait et le Tout-Paris s'était déplacé pour l'occasion. En effet, pour des raisons politiques, les Maîtres Chanteurs ne purent faire leur entrée à Paris, leur lieu de naissance, qu'en 1897, au Palais Garnier.
Cosima Wagner mit Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg au programme de Bayreuth en 1888.

Elle fit copier les décors et les costumes sur ceux de la création munichoise. Seul le décor du premier acte fut modifié. Il représentait désormais une église bourgeoise sobre, basse et relativement sombre. Pour la première fois de son existence, le festival afficha complet.
Le type de décors prôné par Munich et Bayreuth fut repris partout; il n'a guère évolué, dans l'ensemble, au fil des ans. Dans les années vingt encore, on continuait de considérer Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg comme un opéra réaliste, ce qui leur permit d'échapper à toutes les tentatives de stylisation. On est frappé par le fait que de nombreux décors, notamment à partir des années 80, tentent de surpasser encore Munich et Bayreuth sur le plan de l'exactitude; les décorateurs représentèrent par exemple les célèbres tours rondes des remparts, et ils aimaient tout particulièrement à placer les clochers doubles de Saint-Sébald ou de Saint-Laurent au bout de la ruelle.
Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, fête et cérémonie musicales, devinrent l'oeuvre d'apparat favorite, des opéras allemands tout au moins. Après 1871, le jeune Empire eut à célébrer un grand nombre de fêtes commémoratives, d'inaugurations de monuments et de jours de fêtes nationales; on eut donc grand besoin de pièces patriotiques, que des poètes consciencieux produisirent du reste à profusion. Mais on réservait les Maîtres Chanteurs aux grandes occasions. On n'en donnait souvent que des extraits, le prélude par exemple, ou bien la fête de la prairie, ou encore l'allocution finale. Pour l'inauguration des innombrables théâtres nouvellement construits, Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg restèrent jusqu'à la Première Guerre mondiale (et par la suite encore) l'opéra obligé, couplé souvent avec l'Inauguration de la maison de Beethoven, ou le Prologue sur le théâtre de Goethe. Ainsi, par exemple, lors de l'ouverture de la nouvelle salle de Cologne, on salua l'architecte et le directeur du théâtre par les vers de Hans Sachs: «Ehrt eure deutschen Meister» («Honorez vos maîtres allemands»). Pour l'inauguration du monument Wagner à Berlin en 1903, on réalisa comme de juste une nouvelle mise en scène des Maîtres Chanteurs, avec Theodor Bertram dans le rôle de Sachs, Emmy Destinn dans celui d'Eva et Ernst Kraus dans celui de Stolzing. Il fut très populaire aussi de remettre au fonds pour le monument de Berlin le bénéfice net de représentations exceptionnelles des Maîtres Chanteurs.
Les Wagnériens de stricte obédience, pour qui seul le mythe comptait, éprouvaient une certaine gêne devant Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, cette oeuvre saine, terrestre, sans dénouement tragique. Ils n'en faisaient pas grand cas et la laissaient volontiers aux gens assez peu exigeants pour se contenter de réalisme, de bonhomie et de pathos nationaliste. Les metteurs en scène et les décorateurs la considéraient comme une oeuvre sans problèmes, évidente.
Appia ne s'y est pas arrêté longtemps. Les décorateurs ambitieux capitulaient devant les exigences réalistes de la pièce et devant l'attente d'un public qui voulait voir et revoir son image familière de Nuremberg. On vit donc se répandre de mauvaises habitudes de mise en scène. En dépit des efforts de Cosima, Beckmesser devint de plus en plus caricatural; il s'agissait avant tout pour les chanteurs de mettre les rieurs de leur côté. Et les basses, heureuses d'inscrire à leur répertoire un rôle «philosophique», firent de Hans Sachs un barbon compassé, solennel, et chargé de signification. Quant aux nationalistes racistes dont l'idéologie se développa au cours de ces décennies, la popularité croissante de l'oeuvre fit parfaitement leur affaire: ils l'exploitèrent délibérément au profit de leur doctrine. Ils utilisèrent le discours de clôture, et notamment les vers «Prenez garde» pour justifier leurs idées provocantes sur la supériorité de la Grande Allemagne, et pour appeler à la vigilance contre l'ennemi.
En 1898, à l'occasion du 10e anniversaire du nouveau théâtre allemand de Prague, deux actes des Maîtres Chanteurs figuraient au programme, à côté d'une pièce composée pour la circonstance. Les violents affrontements qui avaient opposé quelques semaines auparavant la population tchèque à la population allemande, firent de ce spectacle une manifestation germanique toute particulière. Des sentinelles d'infanterie, baïonnette au canon, surveillaient le bâtiment, et scrutaient avec une attention particulière le quartier des vignobles où résidait la bourgeoisie tchèque nationaliste. Dans la cité, toutes les tours étaient occupées par des soldats. Le théâtre ressemblait, si l'on en croit Rudolf Fürst, à un «camp militaire». Les vitres des portes d'entrée, brisées, furent misérablement remplacées par du carton, car les «hordes populaires» slaves avaient choisi le théâtre «comme premier objectif» pendant les «journées maudites de novembre 1897». Fürst terminait son compte rendu par les vers suivants: «Même si tous les souhaits politiques et tous les efforts du Prague allemand devaient s'évanouir en fumée il nous resterait encore une chose: l'art allemand» (Bühne und Welt, 1899).

Hoftheater, Munich, 21 juin 1868. Mise en scène: Richard Wagner, Reinhard Hallwachs. Décors: Angelo Quaglio, Heinrich Doll, Christian Janck. Costumes: Franz Seitz. Chef d'orchestre: Hans von Bülow. Hans Sachs: Franz Betz. Walther: Franz Nachbaur. Beckmesser: Georg Hölzel. Scène mouvementée du 1er acte, peinte par Michael Echter, d'après le spectacle de la création. Le gentilhomme Walther von Stoizing a «déchanté». Le marqueur, Sixtus Beckmesser, semble hors de lui, et les maîtres se montrent mutuellement l'ardoise remplie de traits de craie marquant le nombre de fautes commises par Walther. Les apprentis font une ronde autour du gentilhomme. Cette image montre bien les points qu'on loua tout particulièrement lors de cette création: l'interprétation réaliste, le parfait enchaînement de l'action jusque dans les moindres détails, l'unité stylistique des décors et des costumes.

Bayreuther Festspiele, 1888. Projet de décor de Max et Gotthold Bruckner pour le 2e acte: une rue de Nuremberg. A a demande de Cosima, les frères Bruckner reproduisirent le décor de la création munichoise. Il servit de modèle pour toutes les réalisations des Maîtres Chanteurs pendant plusieurs décennies.

Hofoper, Vienne, 27 février 1870. Projet de Carlo Brioschi pour le tableau du acte: la prairie de fête. La création munichoise fit de ce décor une norme absolue, encore en vigueur jusque fort avant dans le XXe siècle.