LA CONCEPTION DES MAÎTRES CHANTEURS LES LIEUX DE L'ACTION LA GENÈSE MUSICALE DES MAÎTRES CHANTEURS LES MAÎTRES CHANTEURS AU XXe SIÈCLE |
La genèse musicale des Maîtres Chanteurs reflète la crise de création et le trouble existentiel que vécut Wagner aux alentours de la cinquantaine, après l'achèvement de Tristan. Les esquisses orchestrales du prélude portent pour date de début «Biebrich, 13 avril 1862» et pour date d'achèvement «premier jour férié de Pâques», c'est-à-dire le 20 avril. Wagner était encore empli de joie et d'espérance, et prévoyait déjà la création pour la saison théâtrale de 1862/1863. Il ne mentionna pas le jour où il commença la composition du premier acte. Il imputa à des circonstances fâcheuses les difficultés qu'il éprouvait à avancer son travail: la maladie, les hésitations de Schott à lui accorder de nouvelles avances sur ce projet inachevé. En septembre, il en était toujours au premier acte. Il se donna pour but, oui, il se jura de terminer Les Maîtres Chanteurs du Nuremberg avant son 50e anniversaire le 22 mai 1863. Il se mit à la tâche en s'imposant des efforts extrêmes, et il écrivit amèrement à Schott en octobre: «Croyez-vous que si les soucis m'empêchent de fermer l'oeil de la nuit, je trouverai, de jour, la bonne humeur et les idées nécessaires à mon travail?». Le 21 octobre, il écrivit à Schott cette célèbre lettre, qui marquait la fin provisoire de son travail opiniâtre sur les Maîtres Chanteurs:«Certes, un éditeur musical ne peut suffire à pareilles obligations; il faudrait pour cela un banquier formidablement riche, ou un prince, qui dispose de millions. Si ce dernier restait introuvable, il faudrait en appeler au peuple allemand». La première exécution du prélude, le 1er novembre 1862, lors d'un concert au Gewandhaus de Leipzig, fut un fiasco. C'était la première réapparition de Wagner en Saxe depuis son exil. La salle était à moitié vide, pas une main ne se leva pour applaudir lorsque Wagner apparut au pupitre de chef. Il dut, il est vrai, bisser le prélude, mais on peut dire que le coup d'envoi de la plus populaire de ses oeuvres ne fut rien moins que populaire.
Pour la reprise des répétitions de Tristan, Wagner alla s'établir à Vienne en novembre 1862. Il proposa à l'Opéra impérial d'exécuter Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg pour le personnel de l'opéra viennois, et de travailler cette oeuvre avec lui. Sa proposition fut rejetée. Pour gagner l'argent nécessaire à sa subsistance, il entreprit de longues tournées de concerts qui le conduisirent jusqu'à Moscou. En mai ou juin 1863, il écrivit à la comtesse de Pourtalès que son piano Erard était arrivé dans son nouveau logement à Penzing (près de Vienne), et que Les Maîtres Chanteurs se trouvaient sur le pupitre. La partition de la première scène du premier acte porte la mention suivante: «Penzing, 8 juin 1863». Il commença alors l'instrumentation du premier acte, avant même d'avoir achevé les esquisses orchestrales; sans doute l'instrumentation ne représentait-elle pour lui qu'une activité mécanique qui ne requérait pas d'inspiration ou d'état d'esprit particuliers. Le 10 juillet, il écrivit à Wendelin Weissheimer: «Cela n'avance plus! ... J'en suis dégoûté ... La seule expression qui me convienne est - être las de vivre ... Jusqu'ici, j'ai continué à instrumenter les Maîtres Chanteurs. Mais c'est bien lent; je dois avouer que la source exubérante de la bonne humeur et du courage de vivre est désormais tarie en moi». Seule une exécution de Tristan pourrait faire renaître sa joie au travail. Cet état d'esprit semble n'avoir pas été qu'un bref accès de mélancolie; on rencontre en effet des tournures identiques dans toutes les lettres qu'il écrivit au cours de ces mois là. Il attachait une signification toute particulière au fait que, le jour de ses cinquante ans, il ne voyait plus aucune perspective d'avenir, ni pour lui ni pour son oeuvre. Il dut attendre le mois de janvier 1864 pour pouvoir rapporter qu'il s'était remis avec joie à travailler aux Maîtres Chanteurs. En février, il se fixa un nouveau terme définitif: le travail serait achevé avant l'hiver suivant. Le 23 mars, il s'enfuit de Vienne pour échapper à la prison pour dettes, et chercha refuge chez ses amis Wille à Mariafeld, près de Zurich, pour pouvoir travailler en paix jusqu'à la fin de l'été. «Je dois vraiment me faire violence; à présent, l'existence même des Maîtres Chanteurs dépend entièrement de la tournure que prendra ma situation - car si je les abandonne maintenant, c'en sera fait d'eux à jamais»: voici ce qu'il écrivit le 29 mars à Mathilde Maier. Puis, le 12 avril au Dr Standhartner:Les Maîtres Chanteurs - !! ne plus y penser. jamais! jamais!» Dans le seul but, sans doute, de tranquilliser Schott et de le disposer à lui consentir une nouvelle avance, il lui écrivit le 25 avril qu'il avait conclu un arrangement ferme avec l'Opéra de Vienne pour janvier 1865, et il poursuivait: «Je m'engage sur mon honneur à ne pas reculer devant ce travail, qui est désormais ce qu'il y a de plus important pour moi, et à le livrer parfaitement achevé et prêt à être exéuté avant la fin de cette année». Dans les projets d'exécution de ses oeuvres à Munich, après son engagethent par le roi Louis II, la première des Maîtres Chanteurs figure d'abord pour 1865, puis pour 1869, après l'achèvement de L'Anneau du Nibelung. Après avoir été contraint de quitter également Munich, Wagner recommença à travailler au premier acte à Genève. Le mercredi 21 février i866, il acheva enfin les esquisses orchestrales du premier acte; le 23 mars, il en termina la partition. Il ne retrouva le temps de travailler de façon suivie qu'à Tribschen, où il s'installa le 15 avril. Il commença le 15 mai les esquisses de composition du deuxième acte, et acheva les esquisses orchestrales le 23 septembre. Elles portent la remarque suivante: «J'ai vraiment mis en musique ce deuxième acte au cours de l'été 1866». Entre-temps, Cosima s'était séparée de Hans von Bülow, ce qui donna lieu à une grande agitation, à des justifications, à des campagnes de presse ... Il commença le troisième acte le 8 octobre; le mars 1867, les esquisses orchestrales furent achevées. Il effectua alors l'instrumentation des deuxième et troisième actes. Le 24 octobre il câbla à Hans von BUlow: «Ce soir, à huit heures sonnantes j'ai écrit le dernier do. Prends part à ma joie. Sachs.» Vingt-deux années s'étaient écoulées depuis la première inspiration du séjour estival à Marienbad. Dans Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, Wagner n'a réutilisé aucun élément de la musique du temps de Hans Sachs, comme aurait pu l'y inciter ce sujet historique. Mais la musique des Maîtres Chanteurs fait allusion «à une époque plus ancienne, et le dessein de cette allusion est bien évidemment de produire une sorte de couleur locale du vieux Nuremberg et une atmosphère de l'Allemagne ancienne en général. A vrai dire, l'auditeur ne pense pas tant à l'époque de Dürer et de Hans Sachs qu'à celle de Bach, avec ses thèmes figuratifs, ses ornementations et ses cadences». Il est important de noter que Wagner se réfère «au choral protestant, et avant tout à la chanson populaire, formes spécifiquement allemandes» (Egon Voss). Dans sa description du prélude des Maîtres Chanteurs, dans Pardelà le bien et le mal, Friedrich Nietzsche a défini cette musique comme «un art somptueux, surchargé, lourd et tardif, qui a l'orgueil d'exiger de ceux qui veulent le comprendre qu'ils tiennent pour encore vivants deux siècles de musique ...» Elle contient «quelque chose d'allemand au meilleur et au pire sens du mot - complexe, informe, inépuisable à l'allemande -; une certaine puissance et surabondance de l'âme qui est bien propre aux Allemands, et qui ne craint pas de se cacher sous les raffinements de la décadence». Cette musique exprimait parfaitement ce qu'il pensait des Allemands: «Ils sont d'avant-hier et d'après-demain - ils n'ont pas encore d'aujourd'hui» []. de se rendre à Nuremberg et de s'entendre avec les notables et les officiels sur les possibilités d'une réalisation théâtrale extraordinaire. Mais on abandonna le projet; en effet, après les fiançailles du roi, on se proposa de créer les Maîtres Chanteurs comme opéra de gala à son mariage. La date était déjà fixée au 12 octobre 1867, bien que Bülow ne considérât pas ce nouvel opéra comme parfaitement adapté à la circonstance. Lorsque le roi rompit ses fiançailles, ce projet fut lui aussi abandonné. On fixa alors comme date de création le printemps 1868. La première, le 21 juin, était essentiellement réservée aux invités étrangers, dont certains vinrent de fort loin. Les Munichois offraient des prix exorbitants pour tenter d'obtenir un billet. A six heures, le roi franchit le seuil de sa loge, la représentation commença. Louis II invita le compositeur à prendre place à côté de lui dans la loge royale. Il lui fut permis de saluer le public de cet endroit après le deuxième et le troisième actes, faveur inconnue jusque là. Le Kemptener Zeitung rapporta: «L'impression que produisit la faveur royale sur le public local fut écrasante: on restait coi, on levait les yeux vers le plafond scintillant de la gigantesque salle, pour voir s'il ne faisait pas mine de s'effondrer devant cet invraisemblable témoignage de bienveillance. Wagner le suspect, le banni ... est réhabilité d'une manière indicible ... Il n'est pas étonnant que quelques demoiselles de très haute lignée aient froncé leurs petits nez, l'air de se demander s'il était bien possible qu'elles assistassent à ce spectacle inouï». Quant à Wagner, ce fut le plus grand succès théâtral de sa carrière. Les échos de presse furent mitigés, il est vrai, mais tout le monde fut unanime à louer la qualité de la représentation en elle-même. On se croyait véritablement transporté au XVIe siècle. Une église gothique et des scènes de rues de l'Allemagne d'autrefois n'étaient certes pas choses nouvelles, mais on fut séduit par la fidélité stylistique minutieuse et par la praticabilité des décors munichois. La première viennoise fut réduite à trois heures et demie, ce qui irrita considérablement Wagner. On prit alors partout l'habitude de faire des coupes sévères dans la scène de David au premier acte, et dans celle de l'échoppe du cordonnier. On rapporta à Wagner qu'on n'y pouvait comprendre un traître mot. On avait remplacé la trompe du veilleur de nuit par un trombone et le luth de Beckmesser par une guitare. «Tout cela n'est pas fait pour rendre la gaieté à Richard», nota Cosima dans son Journal (20. 3. 1870). Pendant la sérénade du deuxième acte, la salle fut si bruyante que Johannes Beck, l'interprète du rôle de Hans Sachs, en perdit le fil; il fallut que Johann Herbeck, le chef d'orchestre, lui soufflât tout haut ses rentrées. Daniel Spitzer informa les lecteurs de ses Wiener Spaziergänge (Promenades viennoises) que le nouveau produit de la musique de l'avenir sonnait «comme le chant du cygne du bon sens humain». On trouva fort comique de voir un gantier, un tailleur et un savonnier en héros d'opéra: on se moqua du peuple qu'aimait tant Wagner. Le public ne fut que légèrement rassuré d'entendre tout de même quelques notables à côté de la «racaille». Elle fit copier les décors et les costumes sur ceux de la création munichoise. Seul le décor du premier acte fut modifié. Il représentait désormais une église bourgeoise sobre, basse et relativement sombre. Pour la première fois de son existence, le festival afficha complet. |
Hoftheater, Munich, 21 juin 1868. Mise en scène: Richard Wagner, Reinhard Hallwachs. Décors: Angelo Quaglio, Heinrich Doll, Christian Janck. Costumes: Franz Seitz. Chef d'orchestre: Hans von Bülow. Hans Sachs: Franz Betz. Walther: Franz Nachbaur. Beckmesser: Georg Hölzel. Scène mouvementée du 1er acte, peinte par Michael Echter, d'après le spectacle de la création. Le gentilhomme Walther von Stoizing a «déchanté». Le marqueur, Sixtus Beckmesser, semble hors de lui, et les maîtres se montrent mutuellement l'ardoise remplie de traits de craie marquant le nombre de fautes commises par Walther. Les apprentis font une ronde autour du gentilhomme. Cette image montre bien les points qu'on loua tout particulièrement lors de cette création: l'interprétation réaliste, le parfait enchaînement de l'action jusque dans les moindres détails, l'unité stylistique des décors et des costumes. |
Bayreuther Festspiele, 1888. Projet de décor de Max et Gotthold Bruckner pour le 2e acte: une rue de Nuremberg. A a demande de Cosima, les frères Bruckner reproduisirent le décor de la création munichoise. Il servit de modèle pour toutes les réalisations des Maîtres Chanteurs pendant plusieurs décennies. |
Hofoper, Vienne, 27 février 1870. Projet de Carlo Brioschi pour le tableau du acte: la prairie de fête. La création munichoise fit de ce décor une norme absolue, encore en vigueur jusque fort avant dans le XXe siècle. |