Kurt Weill

LE «FAUST» DE BUSONI
ET LA RÉNOVATION DE LA FORME OPÉRA




La voie vers une restauration de l'opéra ne pouvait être tracée qu'à travers la rénovation des bases formelles de ce genre; l'oeuvre scénique musicale de la fin du XIXe siècle s'en était tellement éloignée que le concept d'opéra devait subir une révision complète. L'opéra a en effet bien moins en commun avec l'oeuvre scénique littéraire que ce que le drame musical des dernières décennies a bien voulu nous faire croire. Il ne veut en aucun cas se borner à fixer la déclamation d'un événement dramatique dans son expression, son rythme, sa hauteur et sa dynamique, mais il représente bien plus une oeuvre d'art propre et purement musicale dont le déroulement est intimement lié à celui de la scène, et il ne peut donc s'agir d'ajouter un geste théâtral il un événement musical ni une illustration musicale il une action dramatique. L'interdépendance d'une action qui représente une animation optique du déroulement musical et d'une musique qui ne livre qu'un commentaire aux événements de la scène ne fait pas encore un opéra. Le genre de théâtre évolué que nous appelons opéra naît de la fusion complète de tous les moyens d'expression de la scène et de la musique.

C'est avant tout le renoncement à une composition purement musicale qui a doigné le développement de l'opéra de ses objectifs véritables. Bien plus qu'une simple succession de numéros séparés, cette forme musicale est un moyen d'expression totalement égal en droits aux autres, dont l'abandon, ou ne serait-ce que la subordination, signifierait une grave amputation des possibilités d'expression musicale. L'idée formelle - de même que rélément mélodique ou harmonique - n'est maintenant soumise il d'autres règles que celles de l'idée générale, du matériau spirituel. C'est il partir de ce matériau que se crée l'impulsion vers la réalisation formelle. L'idée symphonique doit se trouver parfaitement accomplie dans la forme de la symphonie. De même, la valeur tangible ou cachée d'une scène d'opéra doit correspondre totalement à sa forme musicale. Nous voyons bien que les formes figées du XVIIIe siècle, nées d'une certaine étroitesse de l'idée symphonique, font place dans l'opéra à une forme libre qui obéit uniquement aux lois du matériau scénique. Mais tout genre musical renferme des passages dont la forme se rapproche plus fortement du matériau spirituel, où l'élément musical est affranchi d'une démarche purement formelle: ils figurent dans toutes les cadences des oeuvres instrumentales solistes, mais avant tout dans les développements de la plupart des mouvements de symphonies de Beethoven à Mahler. Sous la même influence changeante du matériau, l'élément opératique peut de la même manière s'avérer prédominant dans l'oeuvre scénique musicale non pas dans le sens d'un pur effet théâtral, mais en tant que constituant essentiel de la forme musicale. Dans les récitatifs accompagnés de La Flûte enchantée, dans la scène de la Gorge-aux-loups du Freischütz, dans l'orage de Rigoletto, le mouvement de rénovation formelle naît d'une identification complète des événements dramatiques et musicaux.

En jetant un coup d'oeil rétrospectif sur son oeuvre et sur nos propres essais, on doit accorder en grande partie le mérite il Busoni d'avoir fait que ces connaissances ne soient plus pour nous seulement des théories, mais la base de la jeune création d'opéras. L'union des forces motrices musicales et théâtrales en tant que motif de la forme opéra atteint son apogée dans le Doktor Faust. Nous découvrons même dans cette partition que cette union est susceptible d'aller encore plus loin, qu'une plus forte efficacité dramatique ne naît pas de la multiplication des effets dramatiques, mais d'un renforcement de l'unité entre scène et musique. Cette utilisation mouvante d'une théâtralisalion tantôt plus forte, tantôt plus faible, et l'équilibre de la forme musicale de la scène qui en résulte (que nous trouvons du reste déjà dans Elektra et dans Le Chevalier à la rose) est la particularité la plus forte des compositeurs d'opéras méditerranéens. Elle est le signe infaillible de cet instinct pour les accents et le rythme de la scène qui est naturel à l'homme latin. Le tableau d'ensemble du Doktor Faust laisse déjà clairement reconnaître une unité idéale entre idée et forme. Busoni sait que le théâtre n'est que difficilement accessible à une polyphonie rigoureuse, et dans Die Brautwahl, dans Turandot, il est plus éloigné du style de la Contrappuntistica que dans n'importe quelle autre de ses oeuvres. Mais celui pour lequel l'opéra apparaissait comme le genre le plus significatif de la production musicale, en raison de ses infinies possibilités d'épanouissement, devait être excité à l'idée d'écrire une oeuuvre scénique dans ce style qui était le plus proche de sa nature profonde. C'est en ce sens aussi que l'oeuvre est une profession de foi: l'«impulsion faustienne» du musicien aspire à la formulation de l'argument qui lui est le plus personnel par les moyens qui lui sont les plus personnels. Dans l'opéra Faust de Busoni, la polyphonie n'est donc pas un but en soi; elle est le seul type de formulation musicale possible du thème de Faust; elle est l'essence de cet opéra, comme la couleur turque est celle de L'Enlèvement au sérail, le rythme espagnol celle de Carmen, et sa seule fonction est d'accompagner la figure principale de l'oeuvre à travers tous les degrés du sentiment devenu musique. En effet, la musique de Busoni se transmue toujours avec une évidence parfaite dans la pure polyphonie chaque fois que la pensée faustienne passe au premier plan; dans la lutte violente du Deuxième prologue, dans toute la scène finale, et même dans la scène des étudiants du Deuxiême tableau, qui représente un exceptionnel débat sur le combat faustien opposant l'esprit et le corps. Mais une possibilité d'intensification est présente ici aussi: dans toute la musique de Faust, inaugurée par les deux études d'orchestre apparues d'abord, le combat se joue entre les forces instinctives des sens et de l'esprit, entre l'accompagnement mélodique harmonique et l'entrelacement contrapuntique des voix - là seulement où la victoire finale de l'élément divin étincelle comme un pressentiment en Faust, dans le Credo du Deuxième prologue, la polyphonie s'intensifie encore pour atteindre sa forme la plus pure, la plus sévère et «la plus religieuse».

La construction formelle purement musicale au moyen de la scène est donc aussi visible dans la caractérisation des personnages. L'intention de Richard Wagner d'annoncer chaque idée et chaque figure par un "motif" devait introduire dans la construction musicale une influence littéraire qui a sans aucun doute atteint une grande signification dans le drame musical. Mais les numéros musicaux de l'opéra se constituent inconsciemment à partir d'un matériau abstrait, et l'incorporation d'un motif de caractérisation psychologique dans la forme musicale appartient (comme cela est déjà atteint du reste dans Tristan) tout autant à l'idée compositionnelle que l'inspiration mélodique ou l'instrumentation. Carmen aussi a son leitmotiv, mais il paraphrase seulement, en soulignant le contraste avec son apparence extérieure, l'aspect tragique de son caractère, et il n'apparaît en cela que dans les passages qui constituent des points culminants, non seulement pour l'action, mais aussi pour la construction musicale. De la même manière, Busoni a attribué une mélodie à la Duchesse, une succession d'accords dissonants à Méphistophélès, qui n'apparaissent qu'avec la plus grande économie, uniquement dans les passages décisifs, tout en faisant preuve de renouvellement formel.

Busoni s'est exprimé en détail sur l'architecture de l'oeuvre. Ce qui, dans Arlecchino, avait encore été une juxtaposition, dictée par la musique de numéros séparés par des dialogues de liaison, est maintenant élargi en un enchaînement, commandé par l'action, de formes fixes de grande ampleur où les récitatifs sont incorporés au déroulement musical pour faire contraste ou servir de transition. Il serait tout aussi hasardeux de fonder le travail thématique sur des rapports littéraires et symboliques que de se livrer à un commentaire programmatique sur une symphonie de Beethoven. L'audace avec laquelle Busoni anticipe le rythme de sarabande au moment des battements de coeur des fidèles montre par exemple à quel point le remodelage d'un opéra se joue sous la surface de la conscience et l'effet de cette idée serait gommé si l'on voulait lui prêter une «signification plus profonde». On a un autre exemple de construction formelle scénique et musicale lorsque Faust, à la fin, revoit une nouvelle fois les figures les plus importantes qui ont jalonné son parcours la Duchesse, le frère de la jeune fille , mais avec à présent le regard mourant synonyme de l'accomplissement: les événements musicaux précédents sont alors condensés sur le plan sonore (transfert de la sonorité de l'orgue dans l'orchestre, de la prière de Valentin dans le choeur d'hommes). Le changement d'interprétation des effets naturalistes dans le domaine expressif de la musique absolue est également décisif pour le développement du genre. Lorsque Méphistophélès tue les fidèles devant la porte, la musique abandonne la peinture de l'événement réaliste à l'imagination de l'auditeur et se contente d'un tendre geste libérateur. Un effet de contraste identique est atteint dans la scène de l'église. L'orgue n'est pas traité ici comme un pur instrument d'atmosphère; sans chercher d'aucune façon il donner l'impression d'un service divin, il crée le climat fondamental de la scène grâce à une «instrumentation» conforme au théâtre de l'action; ici encore une nouvelle forme musicaie naît de l'échange entre des sonorités d'orgues tranquillement recueillies et passionnément animées, de la musique militaire, le bruit du combat et du meurtre et une retombée absolue dans le calme religieux. Cette fécondation réciproque des imaginations théâtrale et musicale se retrouve à chaque page de la partition.

En tant que résultat d'une rencontre entre une personnalité et sa thématique issue d'une vie entière de combat, le Faust de Busoni représente un accomplissement unique, comme La Flûte enchantée et la Missa solemnis. Ces oeuvres-confessions franchissent les générations, et leur influence, pour celles qui viennent d'être créées, ne dépend pas de l'artiste. Sa réflexion stylistique n'a de sens qu'en tant qu'examen rétrospectif et sélection du matériau. Mais tous les efforts actuels vers l'opéra reposent sur une refondation esthétique de ce genre, à laquelle la résurrection du Faust de Busoni apporte une contribution majeure. [Jahrbuch 1927 der Universal Edition]