Nikolaus Harnoncourt par Jordi Savall
De la musique comme langue vivante
Jordi Savall-Nikolaus
Harnoncourt : deux musiciens partis de leur propre instrument pour défricher
des répertoires, pour les questionner et les relire en les éclairant de leur
expérience subjective de la musique, de leur propre culture et de leurs aspirations
"morales".
Une conversation passionnée et libre, qui ne cherche pas à cacher ses teintes humanistes.

Lorsque
vous portez un regard sur l'évolution que vous avez vous-même suivie, et
qui vous a amené à diriger des orchestres modernes, que pensez-vous aujourd'hui
de la situation qui existe entre orchestre modernes et instruments anciens
? S'est-elle stabilisée ?
Je crois que ce qui est important, c'est
que l'arrière-plan spirituel, intellectuel, soit correct. Car des questions
comme celles des instruments anciens ou du style, ce ne sont que des questions
techniques, des moyens. Tant qu'on ne se penche pas sur le " contenu ", cela
reste au fond très superficiel. Et je dois dire que c'est ce qui me gêne
beaucoup chez de nombreux ensembles : ils ont lu les sources, ils jouent
les articulations et tout le reste de manière très correcte, mais on ne perçoit
aucune affinité avec le message de cette musique. Maintenant, je pense que
les instruments sont quelque chose de très important : parce qu'ils ont des
choses à nous apprendre, et aussi, tout simplement, parce qu'ils ont une
sonorité incroyablement intéressante, et permettent des mélanges passionnants.
L'aspect " historique " n'est pas fondamental. Parce que je trouve… Je trouve
que le son d'une viole de gambe est tout simplement merveilleux : il n'est
pas merveilleux parce que l'instrument date de 1670, mais parce que c'est
un son incroyable, dont on ne saurait se priver. De même, je crois, bien
sûr, qu'une symphonie de Mozart - ce n'est peut-être plus le cas pour Beethoven
- sonne de manière beaucoup plus intéressante lorsqu'elle est jouée sur les
instruments de l'époque ; mais je ne trouve ça bien qu'à partir du moment
où ceux qui la jouent vivent avec ces instruments. Par exemple, je trouve
que les orchestres qui possèdent une grande tradition, tels que le Concertgebouw
ou le Philharmonique de Vienne, possèdent, en tant que tels, une très large
" idée sonore ", et sont prêts à apprendre beaucoup en ce qui concerne le
style, le langage musical, et parfois même les instruments ; les Berliner
Philharmoniker, par exemple, me demandent toujours si je veux avoir des trompettes
ou des trombones d'époque, qui peuvent parfois apporter beaucoup. Mais le
fait qu'un orchestre comme celui-ci utilise des violons baroques pour Bach
et des violons classiques pour Mozart, je tiens cela pour totalement absurde.
Je pense que ce serait un énorme pas en avant si ces orchestres pouvaient
apprendre auprès des groupes spécialisés des éléments concernant l'articulation
et le phrasé, et appliquer ensuite ces éléments à leurs propres instruments.
Il est très regrettable que des orchestres vraiment bons n'osent plus jouer
Mozart, simplement parce qu'ils ne peuvent pas jouer sur instruments anciens
; déjà, ils ne jouent plus Bach, parce qu'ils ont le sentiment que Bach leur
a été enlevé, plus Mozart… et en définitive, ces musiciens risquent de se
couper de leurs bases. Parce qu'un musicien doit posséder une personnalité
complète, équilibrée... D'un autre côté, je trouve qu'il est tout aussi dangereux,
pour beaucoup de musiciens, de se spécialiser sur instruments anciens. Lorsque
quelqu'un qui joue un violon baroque depuis dix-sept ans, par exemple, veut
aborder Bartók, ou encore de la musique contemporaine, il se retrouve complètement
perdu, il ne sait pas le faire.
Mais cela peut se faire de manière évolutive : il commence par Bach, puis Mozart, puis Beethoven, jusqu'au moment où…
Naturellement, mais le danger est alors que…
Vous-même, c'est comme cela que vous avez fait (sourire)…
Eh bien, en fait, non.
En tant que chef d'orchestre…
En tant que chef d'orchestre, oui, un peu.
Mais évidemment, j'ai par exemple toujours joué Schubert, et aussi une part
relativement importante de musique contemporaine. Je trouve que lorsqu'un
musicien d'aujourd'hui ne joue que la musique du XVIIe siècle, le danger
est qu'il s'écarte tellement de sa propre époque qu'il en vient à ne plus
savoir jouer même cette musique correctement. Parce que c'est pour nous qu'il
doit jouer la musique du XVIIe siècle : sa motivation doit toujours être
que c'est parce que cette musique est si importante, représente une manifestation
culturelle si importante, qu'elle doit être écoutée aujourd'hui. Nous ne
jouons pas non plus les petits maîtres du XVIIe siècle…
Je peux comprendre
cela pour un instrumentiste. Mais pour un chanteur par exemple, il est déjà
plus difficile de jouer à la fois la musique du XVIIe siècle et celle du
XIXe, il faut faire des choix… Aujourd'hui, on voit certains bons chanteurs
qui chantent aussi bien Monteverdi que Haendel, Mozart ou Rossini. Et le
danger est qu'à la fin, ils ont du mal à faire la différence, à force de
chanter tant de choses qui n'ont rien à voir…
C'est juste. Simplement, en ce qui concerne
un chanteur, je crois que celui-ci doit avoir en lui la plus grande exigence
culturelle possible : il doit, au minimum, s'exprimer dans la culture de
son temps. Le fait de se spécialiser de manière exclusive est pour moi quelque
chose de très "muséal". Je crois également qu'il existe des chanteurs qui
possèdent une technique immense - des phénomènes exceptionnels -, et dont
on peut très bien imaginer qu'ils chantent la musique contemporaine aussi
bien que celle du Moyen Age. J'ajouterai que la musique de Notre-Dame était
probablement, pour les chanteurs, aussi forte, aussi puissante que l'est
celle de Wagner. C'est à mon avis tout à fait possible, si l'on écoute certains
instruments de cette époque, par exemple les toutes premières orgues… Le
plus difficile, pour les chanteurs, va certainement être de trouver une voie
stylistique. Parce qu'un instrument reste le même : pour un Arabe, un Maori
ou un Européen, la voie stylistique reste la même - même si leurs cultures
sont différentes. Un Arabe chante de manière complètement différente - sauf
s'il a grandi en Angleterre, par exemple : dans ce cas, il chante Rossini
à Covent Garden tout comme nous… Et je peux très bien imaginer qu'il est
aussi possible pour la voix de se forger une idée sonore.
En revanche, il est
possible d'imaginer qu'un chanteur ou un instrumentiste reçoive, durant sa
formation, une éducation englobant toutes les époques, et qu'après, il décide
de se spécialiser en fonction de ses dons…
Oui, c'est important. Mais il est aussi important que sa personnalité conserve la plus large ouverture d'esprit possible.
Vous avez parlé auparavant
de cette " spiritualité " de l'interprétation, et je trouve c'est une formulation
très juste. Aujourd'hui, c'est peut-être cela qu'il est le plus difficile
d'apprendre…
Oui.
Très souvent, on trouve chez les musiciens des dons virtuoses…
pour le son, aussi…
… mais il manque ce qui est important - l'émotion, la sensibilité, cette nécessité intérieure, spirituelle…
Lorsque j'interprète une œuvre, je dois
en approuver le contenu. Je dois approuver l'œuvre, je ne peux me contenter
de dire que c'est une belle esthétique et garder mes distances. Je trouve
que dans une symphonie, de Mozart ou Haydn par exemple, on peut particulièrement
entendre si l'interprète s'associe ou non à l'expression intérieure de l'œuvre.
C'est également frappant lorsqu'on écoute une Messe de Haydn : chez certains,
le fait qu'il s'agit d'une messe, et que l'expression est peut-être différente,
semble tout à fait secondaire. Or, si on ne prend pas la peine de les comprendre,
j'estime qu'on n'a pas à interpréter ces œuvres. Il doit tout de même être
possible, à partir du moment où l'on vit au sein d'une culture, d'accepter,
pendant une heure, un message religieux, même si c'est sûrement déjà très
dur d'y arriver. Sinon, il faut dire : "Ce n'est pas mon affaire", et ne pas jouer l'œuvre.
Ne pensez-vous pas que cette attitude spirituelle est également nécessaire dans les œuvres non religieuses ?
Si, naturellement. Je pense que l'art est
en lui-même une manifestation religieuse. Il n'existe aucun peuple sur cette
terre qui ne possède pas de musique, pas d'art. Même la musique légère, ou
la musique de danse, sont pour moi très liées à des contenus religieux ou
spirituels…
C'est
un aspect qui a pourtant disparu dans une grande partie de la vie musicale
aujourd'hui, notamment parce que les églises sont totalement tenues à l'écart
de cette tradition. La musique qui y est chantée est souvent d'une qualité
si banale, d'une si grande simplicité que l'on ne ressent plus cette relation
à quelque chose de sacral… Dans ma jeunesse, entre six et quatorze ans, nous
allions chaque jour à la messe : cette relation au sacré était intégrée à
la vie normale. Aujourd'hui, les enfants n'ont plus cela, et on est en train
d'oublier ce langage… J'aurais aimé avoir votre sentiment sur cette phrase
de Beethoven : "La musique est la transmission sensible de la vie spirituelle."

C'est
une phrase merveilleuse… Je crois de toute façon que Beethoven est certainement
le dernier musicien à avoir connu l'ancienne attitude qui prévalait à l'égard
de la musique et de l'artisanat. Il a dit que l'on ne pouvait pas composer
si l'on ne comprenait rien à la rhétorique : après lui, nul n'a jamais plus
dit quelque chose comme ça. Pour lui, un compositeur devait connaître la
rhétorique, et le fait que le langage musical soit une langue de l'esprit,
qu'on ne puisse jamais parler d'un contenu concret… Qu'est-ce que la musique
me dit ? Elle me transmet physiquement des contenus purement spirituels qu'il
est absolument impossible de formuler en mots. Très souvent, on constate,
lorsque l'on est dans une situation très tendue émotionnellement, que les
mots ne sont d'aucune aide ; les mots n'arrivent pas jusque-là. La musique,
elle, dans presque chaque situation émotionnellement forte, peut atteindre
l'âme, elle force toutes les carapaces… Pourquoi est-ce ainsi ? Pour moi,
il s'agit d'un signe divin. La musique n'est pas une découverte, ce n'est
pas quelque chose que l'on peut inventer. C'est à cela qu'il faut rattacher
ces paroles de Beethoven. Pour un oiseau comme pour un homme, si vous voulez
conquérir une femme, il y a un chant nuptial. Si vous vous contentez simplement
de chanter, pour transmettre à quelqu'un d'autre quelque chose d'indicible,
alors il est nécessaire, ne serait-ce que pour en venir à cette idée, de
posséder quelque chose que la biologie seule est incapable d'expliquer. C'est
exactement la même chose avec un poème. Et c'est cela que Beethoven entend
par "spirituel"… C'est comme une sorte de pont entre la réalité concrète
et un monde fantastique…
Je me suis très souvent
demandé pourquoi la musique agit si différemment suivant les gens. Il existe
des gens qui n'ont absolument pas le sens de la musique…
Ça, je ne crois pas.
J'en connais ! Elles ont beau être sensibles, certaines personnes ne réagissent tout simplement pas…
Oui, mais c'est une question d'éducation. Pour moi, c'est précisément là qu'est la folie de notre époque.
Il est important que la musique soit là dès les premières années de l'enfance…
Oui, cela ne sert à rien de décider, lorsque l'enfant a douze ans, de lui dire : "Maintenant, tu vas apprendre la musique".
La musique doit être là dès le début. Et de même qu'un enfant apprend à parler
au contact de ses parents et de ses frères et sœurs - il apprend à parler,
à marcher, à danser -, il doit également apprendre à chanter et il doit apprendre
la musique. Autrefois, dans chaque abbaye, on savait cela : et dès quatre
ou cinq ans, les enfants recevaient une éducation musicale… Peut-être que
sur mille enfants, un ou deux seulement étaient vraiment doués, les autres
n'avaient pas l'oreille pour cela, il n'empêche… C'est pourquoi la responsabilité
des Etats, qui décident malheureusement du système éducatif, est d'autant
plus grande : la musique, et l'art en général, y occupent une place de plus
en plus réduite. C'est regrettable, car cela ôte à l'homme une part d'humanité
; sans l'art, on n'est pas homme. Si, à la maison, vous vous souciez des
choses de l'art, la moindre des choses que vous attendez de l'école, c'est
qu'elle le fasse également. Et je considère cette perte comme un grand danger.
Le grand problème, pour moi, est que depuis
deux cents ans, l'art ne fait plus partie de la vie, mais constitue une sorte
de nettoyage esthétique. Il y a une grande différence. Notre conception est
devenue une conception esthétisante, qui trouve sa source dans des temps
très reculés, et remonte peut-être à trois cents ans. On peut voir cela dans
les programmes : on commence à inclure de la musique ancienne comme on commence
à sortir les vieux tableaux du grenier… Aujourd'hui, nous en sommes vraiment
venus à dire : il n'y a que l'ancien. Mais cet ancien, nous ne le relions
pas à la vie, mais à une conception esthétisante. Je dois dire que j'admire
les compositeurs modernes, qui, sans public, au fond, travaillent dans le
rien. Et la raison me dit que c'est là un grand danger.
Ne
croyez-vous pas que la situation sociale joue un rôle ? Mozart a composé
des messes pour l'Eglise, des opéras pour les théâtres, des divertimenti pour
les salons : c'est la société qui lui réclamait de la musique… Quelle église
demande aujourd'hui à un compositeur d'écrire une nouvelle messe ?
D'accord, mais pourquoi l'Eglise ne demande
plus cela ? Parce que le contexte spirituel a changé. Cela ne servirait absolument
à rien de dire : "Nous allons à présent redécorer nos maisons avec de
l'art moderne, comme on le faisait autrefois. Et quand ma fille se mariera,
je demanderai au compositeur d'à côté d'écrire une cantate…" Cela ne
suffit pas… Il y a une raison précise pour laquelle l'Eglise n'est plus demandeuse,
et une raison pour laquelle nous privilégions l'ancien au lieu de faire faire
quelque chose de nouveau…
Ne croyez-vous pas
que ce sont deux choses différentes ? Avec la musique ancienne, on peut prétendre
qu'il s'agit de la réparation d'une injustice, qui a fait que des compositeurs
comme Machaut et les autres ont pu tomber dans l'oubli. Les gens sont aujourd'hui
heureux de connaître cette musique, et je crois que c'est un phénomène tout
à fait logique.
Je le pense aussi.
Ce qui n'est pas logique,
en revanche, c'est la raison pour laquelle l'Eglise doit absolument détruire
l'ancien grégorien : pourquoi proposer aujourd'hui une musique si banale
? Cela traduit une décision politique de se couper d'une part de cet intellect,
de cette sensibilité…
Sans doute tout à fait inconsciemment.
Je crois que les églises
cherchent à attirer le maximum de gens, et tiennent le chant grégorien pour
quelque chose de mineur, d'élitiste. C'est une grave erreur dans la mesure
où cela détruit nos racines - parce que le grégorien est à la source de tout…
Mais je crois que lorsque l'on fait cela,
les racines sont déjà détruites… Dans la liturgie normale, le chant grégorien
a perduré jusqu'au Concile. Et il existe bien sûr toujours, et fait certainement
l'objet d'une attention plus consciente, plus compétente - bien que, je le
répète, ce qui compte, c'est moins la conscience et la compétence que la
vie. Je veux dire que ce qui importe, c'est moins la chose en elle-même que
le symptôme qu'elle révèle : le Concile, par exemple, en arrive à une telle
décision parce que la situation est déjà ce qu'elle est. Je crois que toute
cette vie avec la musique et avec l'art en général est déjà complètement
éloignée de nous. A partir de là, on peut passer des commandes, prévoir des
budgets pour l'art, tout cela ne sert à rien, parce que les conditions spirituelles
ne sont plus là. Pour moi, dans cet état de fait, c'est l'aspect symptomatique
qui m'intéresse le plus : je préfère alors me demander ce qu'il est possible
de faire… Car le danger, c'est que l'art ne devienne plus que quelque chose
de superficiel et d'esthétisant : l'art est devenu si normal…
Lorsque je songe par exemple au nombre de personnes qui vont aujourd'hui
au concert, dans une grande ville : Vienne a deux millions d'habitants, et
il n'y en a pas plus de quarante mille qui vont au concert - je ne parle
pas de rock, mais de la musique, disons, " composée " ; au XVIIe siècle,
dans quarante églises de Vienne, chaque dimanche, était donnée
une messe avec orchestre ! Qu'il s'agisse d'un homme de la rue, d'une blanchisseuse,
d'un aristocrate ou d'un professeur de philosophie, toutes les couches de
la population, en dehors des athéistes convaincus, allaient chaque dimanche
à l'église et pouvaient y écouter une messe avec orchestre ou, à l'offertoire,
une symphonie. Et tout cela gratuitement. La ville tout entière était comme…
comme un humus, un terreau de culture ; dans les églises, on trouvait également
les plus beaux tableaux, la vie était tout simplement inimaginable sans cela.
C'est là que réside la différence. La vie musicale bourgeoise - on va au
concert, on achète un billet, on entend une heure de musique, et puis on
rentre chez soi - a commencé après Napoléon… Je pense aussi que cette vie
musicale bourgeoise a été une nécessité historique. Mais elle continue encore
aujourd'hui, et elle est devenue anémique, détruite.
Ne croyez-vous que
l'on emploie aujourd'hui les moyens les plus simples pour faire de la musique
et pour en écouter ? Avec la radio, les gens ont commencé à s'habituer à
n'écouter de la musique qu'à travers elle et à se couper de leur propre culture…
Cela fait partie de tout ce processus de " mécanisation " de la musique…
Mais là encore, je dirais qu'il s'agit plutôt
d'un symptôme. Quelque chose qui ne serait pas arrivé si la vie musicale
était pleine de vitalité.
Mais bon… je suis moins pessimiste que vous (sourire), car je crois tout de même que cette reconnaissance de la musique ancienne va avoir une influence sur l'avenir…
Je suis un pessimiste qui garde espoir. Je n'ai aucune raison de garder espoir, mais je le fais quand même.
Pour en revenir à
l'isolement dans lequel se trouve la musique contemporaine, il est intéressant
de songer que c'est à l'époque du dodécaphonisme que l'on a également essayé
de développer l'espéranto…
Oui, c'est vrai…
Et le dodécaphonisme
est un peu à la musique une sorte d'esperanto : à partir des styles les plus
différents, on construit un style unique, un peu artificiel - et une langue
que personne ne parle. Un Quatuor de Bartók ou de Beethoven, s'il contient
des choses très compliquées, possède aussi des éléments que les gens peuvent
reconnaître…
Le dodécaphonisme en lui-même est un système
erroné, qui a tout de même produit certaines choses fantastiques, comme la
musique d'Alban Berg, qui n'est d'ailleurs finalement plus du dodécaphonisme.
Mais il est impossible de dire : "On doit utiliser ce système",
parce que ce système reste le système de trois personnes. Cela dit, qui a
découvert l'esperanto ? Etait-ce un poète ? La différence, c'est que le dodécaphonisme
est tout de même l'œuvre de Schönberg.
Oui, bien sûr. Mais
je parle maintenant d'un individu " lambda " : au concert, il n'a pas besoin
d'être cultivé pour prendre plaisir à chantonner une mélodie de Beethoven,
Mozart ou Brahms…
Il peut aussi en comprendre les développements harmoniques, oui.
Mais s'il écoute de
la musique dodécaphonique, il ne la comprend pas. Je crois tout de même que
ce développement a contribué à accentuer la séparation, l'isolement de la
musique moderne.
Je crois tout de même que cette musique
est plus compréhensible qu'on ne l'imagine. Je ne parle pas du dodécaphonisme,
mais d'œuvres dont on pense souvent au départ qu'elles sont très difficiles
et incompréhensibles…
Il faut aussi songer
qu'à l'époque de Mozart, il y avait peut-être quatre cents compositeurs dans
le monde entier, là où aujourd'hui, ils sont cinq, vingt millions !
Oui, mais autrefois, à l'époque de Mozart,
dans le plus petit village, le prêtre ou bien le professeur pouvait composer.
Et il composait lorsque cela était nécessaire.
C'est devenu aujourd'hui
très difficile à suivre, aussi, du fait du nombre d'informations à disposition
: une personne qui commence à étudier se dit : "Mon Dieu, il existe tellement de livres que ma vie ne suffira pas à tous les lire."
Résultat : elle n'en lit aucun, c'est le résultat de cette quantité délirante
d'informations… Pour être un grand médecin, il faut suivre un long parcours.
Mais pour être compositeur ou critique musical, on a l'impression qu'il suffit
d'être allé pendant deux ans au conservatoire. Je crois qu'on a perdu…
le sentiment d'artisanat.
D'artisanat, oui, mais surtout le contexte spirituel qui est indispensable.
Oui, il y a deux choses : d'une part la
compétence artisanale, qui doit être très, très grande (un grand compositeur
possède de grandes capacités artisanales), et, de l'autre, la substance spirituelle.
Et elle a aujourd'hui disparu.
L'artisanat également.
Nous payons le prix de tout cela…
C'est assurément le miroir de notre temps…
Je
voulais encore aborder avec vous un sujet, qui concerne le problème de la
musique et de… disons… On associe la musique à la bonté humaine. Mais l'Histoire
a montré, sous le IIIe Reich par exemple, que des gens qui plaçaient la musique
très haut…
pouvaient devenir chefs dans des camps de concentration, oui.
Dans quelle mesure la musique est-elle une nécessité pour l'homme, et peut-elle être séparée d'une morale…
Eh bien… J'ai moi aussi toujours un problème
avec les compositeurs : la séparation entre l'artiste et l'homme. On se dit
toujours que Mozart a dû être un homme merveilleux, on établit constamment
une sorte de parallèle avec la biographie. Mais certains artistes ont été
des meurtriers… Je pense que tout ce qui a à voir avec l'art - le langage
musical, etc. - possède une morale élevée. Et il est pour moi tout à fait
impossible d'isoler cela de la morale de l'individu. Mais c'est ainsi. Et
il doit exister des gens qui sont capables, au moyen d'une seule partie de
leur être, de goûter la beauté de la musique ou d'en avoir besoin - tandis
qu'une autre partie de l'être s'appuie sur une morale désastreuse. Cela doit
exister, mais ce n'est pas ce que je souhaite, je ne cherche pas à le comprendre…
Je sais que Caravaggio était un meurtrier, mais je ne peux le voir dans ses
tableaux. Et j'ignore si Mozart était réellement un homme bon… Un grand artiste
- et il n'y en a pas beaucoup, des artistes de la trempe de Mozart -, c'est
pour moi un homme qui se développe en marge… Je ne veux par exemple pas imaginer
quelqu'un qui découvre une messe en la mineur…
Bach est peut-être l'un des seuls chez lesquels l'union entre l'artiste et l'homme a été…

Nous
ne savons rien de lui en tant qu'homme. Nous ne savons rien. Peut-être qu'il
a battu ses enfants, ou sa femme… Il n'était certainement pas un homme particulièrement
mauvais, mais… tout simplement, je ne veux pas le savoir. Je n'en ai pas
besoin. L'art a pour moi une nécessité morale : j'en ai besoin pour moi-même.
La manière dont un homme comme le responsable d'Auschwitz peut s'asseoir
tranquillement et jouer Bach, c'est pour moi quelque chose de monstrueux,
comme une maladie… Je suis même fermement convaincu que l'art est ce qui
fait de nous des humains.
Propos recueillis par Jordi Savall (traduction : David Sanson) © Classica 2000