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Ce numéro de L'Avant-Scène Opéra innove. Il propose deux analyses du même ouvrage. La première version de Castor et Pollux, créée en 1737, ne fut pas un succès durable bien que cet opéra renouvelât le rituel musical tragique inventé par Lully, et peut-être à cause de cela. Dix-sept ans plus tard, en 1754, alors que les brocards de la Querelle des bouffons fusaient encore, ce même opéra profondément remanié fut lancé à nouveau comme le modèle du style français opposé au style italien. Cette fois, dans sa seconde version, Castor et Pollux triomphait, et pour longtemps. Rameau y mit encore la main l'année de sa mort, en 1764. Puis Pierre-joseph Candeille, en 1791, donnera un second souffle à l'œuvre, et sa dernière chance contre Gluck, en la transformant.

Pourquoi Rameau choisit-il la légende de Castor et Pollux? Sans doute parce que ce sujet est une métaphore poético-musicale idéale de la philosophie cartésienne appliquée à la tragédie: du mouvement des passions de l'âme dépend le bon ordre de l'univers. La rivalité de deux frères inséparables à propos de la même femme place la dualité amour/amitié dans le champ d'une double attraction: attraction contrariée des héros rectifiée in fine par l'attraction harmonieuse des planètes, selon le «bon plaisir» du maître des dieux, Jupiter.

Nul autre mieux que Fontenelle rêvant à la pluralité des mondes et voyant dans la nature «un grand spectacle qui ressemble à celui de l'opéra», ne pouvait lever le rideau sur Castor et Pollux: pour moi, Fontenelle a forgé la clé qui donne accès à la signification de l'œuvre.

C'est vers le sens de la musique que nous conduit Claude Lévi-Strauss quand il s'interroge sur la déroutante formule modulante «Fa-La-Mi» (acte II, scène 2, version 1754) qui symbolise depuis le XVIIIe siècle l'audace de Rameau.

Cette audace est discutée également en ce qui concerne le récitatif Le débat, contre toute attente, franchit la frontière. Il a lieu outre-Rhin. Juste avant que n'éclate la Querelle des bouffons, deux musiciens, Carl Heinrich Graun et Georg Philipp Telemann, le premier partisan de l'Italie, le second de la France, croisent le fer de la plume à propos de la « justesse » du récitatif dans Castor et Pollux.
À la fin du siècle, Jean-François de La Harpe, critique voltairien pour qui une tragédie lyrique est d'abord narrative, passe le poème de Pierre-joseph Bernard dit Gentil-Bernard, au crible d'une analyse sémantique implacable.
Après quoi, Raphaëlle Legrand nous rappelle avec bonheur que le parti pris par les parodistes de rire aux dépens de Castor et Pollux, loin d'affaiblir la portée de l'original, la renforce.

Cela est si vrai qu'au XIXe siècle, pour Hector Berlioz et Adolphe Adam, frères ennemis sur le plan esthétique, Castor et Pollux reste emblématique de ce qu'est l'expression du tragique en musique.
Pour conclure, Sylvie Bouissou, qui dirige l'édition monumentale des ceuvres de Rameau, met en perspective les deux versions de cet ouvrage aux beautés inépuisables.
À l'époque où Castor et Pollux monte au ciel de l'opéra classique français, le succès d'une tragédie lyrique appartient au poète autant qu'au musicien. Cette constations oriente les deux analyses que je propose du chef-d'œuvre de Rameau et de Bernard.

Joël-Marie Fauquet