MASSENET, ou la femme magnifiée

Bruno Peeters

Comme celles anti-Gounod ou anti-Saint-Saëns, les passions anti-Massenet se sont éteintes, et nous pouvons enfin écouter Massenet sereinement. Joué dans le monde entier, il est devenu le compositeur-phare de l'opéra français. Manon et Werther ne sont plus les seuls ouvrages à être montés. Sa discographie s'est enrichie de Grisélidis, Amadis, Cléopâtre et Roma. Manquent encore les œuvres de jeunesse (Les Erynnies, surtout), et quelques opéras (Le Mage, Ariane, Bacchus et Panurge). Nous pouvons donc parcourir actuellement l'essentiel de sa production lyrique et religieuse - quatre superbes oratorios, tout de même - et nous pencher sur cet œuvre exceptionnel par sa pertinence tant musicale qu'humaine.

Massenet a aimé la Musique, passionnément. S'inscrivant apparemment dans la tradition, celle du Grand Opéra de Meyerbeer comme celle de la grâce mélodique de Gounod, Le Roi de Lahore (1877) apparaît rétrospectivement comme une 'révolution de velours ' : celle qui apporta à l'opéra français un renouveau subtil mais total, avec l'avènement de la sincérité. L'air de Sîta " Viens, ô mon bien-aimé" révélait une fragilité, une sensibilité toute frémissante, portrait d'une femme nouvelle consciente de sa féminité. Femme que Massenet avait déjà interrogé dans son oratorio Marie-Magdeleine (1873) (" O bien-aimé ") , femme fière de sa destinée unique. L'incomparable " Il est doux, il est bon " de Salomé dans Hérodiade (1881) prolongera et affirmera cette naissance d'un sentiment neuf et ébloui, qui conquerra tous les contemporains. Massenet, définitivement, chantera la femme.

Il la chantera en un langage nouveau et personnel. A tant vanter le charme de son art, l'on a, comme pour Fauré, négligé la puissance de son inspiration et, comme pour Gounod, la force de sa dramaturgie. En outre, au strict point de vue technique, Massenet démontre un talent d'orchestrateur hors pair, appliquant souvent un style vocal à son écriture instrumentale (écoutez Le Cid, Esclarmonde, ou Thérèse à cet égard), ainsi qu'une sensibilité harmonique extrêmement novatrice, qui n'ira pas sans influencer Debussy ou Ravel (La Vierge, Cendrillon, Grisélidis, Le Jongleur de Notre-Dame). Théâtre et musique ne font qu'un pour lui : par cela, bien contemporain du Maître de Bayreuth, il se démarque de l'art lyrique français ambiant, et annonce directement l'opéra moderne.

Des 25 opéras de Massenet, 14 portent le nom de l'héroïne et tous, hormis le cas particulier du Jongleur de Notre-Dame, élèveront la femme au rang de protagoniste essentielle. Même les grands airs masculins la célèbreront, de la troublante " Vision fugitive " clamée par un Hérode fou de sensualité dans Hérodiade, jusqu'au poignant air de la lettre lue par Marc-Antoine au deuxième acte de Cléopâtre, ou, bien entendu, l'admirable mort de Don Quichotte. Les personnages féminins secondaires seront soignés, souvent avec grande tendresse (Parséis, Sophie, Nina, Octavie). Mais ce seront ses belles et grandes héroïnes qui recevront les soins les plus attentifs, vocaux bien entendu, mais aussi dramatiques. Que retenons-nous, en effet, avant tout, à l'issue de l'audition de chacun de ses opéras ? Le charme étourdissant de Manon, l'amour fou de Chimène, le parfum magique d'Esclarmonde, la tristesse émue de Charlotte, l'étonnante force de Thaïs, la touchante fidélité de Grisélidis, l'amour si vrai de Thérèse…nous pourrions en citer tant. Toutes ces femmes (et nous convoquons ici Anita, Ariane, Fausta et Floriane) sont avant tout femmes, et le revendiquent. Femmes à part entière, souvent séductrices, certes, mais dominantes en ce sens que ce sont elles qui font avancer l'action, elles qui la déterminent et qui, toujours, finiront par vaincre, malgré les apparences.

Les femmes de Massenet sont ainsi libératrices, car elles-même libérées, ce qui ne manquait pas d'audace dans cette fin de XIXème siècle plutôt rigide. Pensons à Manon l'étincelante, Sapho la courtisane, à Anita la rebelle, et à Thérèse encore, qui se vaincra elle-même. Elles sont, et se veulent indépendantes, sans pour cela nécessairement jouer avec les hommes, qu'elles aiment vraiment, mais à qui elles demandent de les mériter, et qu'elles révèlent souvent à eux-mêmes (Alim, des Grieux, Roland, Athanaël, Jean Gaussin, Chérubin). Il s'agit là d'un virage psychologique révolutionnaire, qui découvre la force catalysatrice de l'héroïne d'opéra : le concept est totalement novateur.

Ce qui pourrait amener, en une saisissante anticipation, à déclarer que Massenet a véritablement " inventé " la femme moderne, la dégageant de son carcan bourgeois de victime prédestinée, et la faisant naître à elle-même, en une étonnante maïeutique. Le créateur de Manon précurseur de Lady Macbeth de Mzensk, ou de …Lulu ? Vertigineuse perspective…