L'Opéra Naturaliste Français
un dossier proposé par Vincent Deloge

 
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Massenet naturaliste ?
par Bruno Peeters


Photo - Jules Massenet


" On connaît la souplesse de M. Massenet à se transformer tout en restant lui-même. "

Alfred Bruneau

Massenet naturaliste ? Massenet vériste ? Il peut paraître étonnant de poser la question. Ces qualificatifs ne s'imposent pas naturellement à l'esprit lorsque l'on évoque le nom de l'auteur de Manon. A la création en 1890 de Cavalleria rusticana de Mascagni, porte-drapeau du vérisme, Massenet venait d'écrire Esclarmonde et s'attelait au Mage. Il donnait Werther à Vienne un peu avant la création de I Pagliacci de Leoncavallo. Et en 1900, à l'apparition triomphale de la très naturaliste Louise de Charpentier, il avait terminé Cendrillon et entreprenait Grisélidis. Toutes œuvres fort éloignées de l'esthétique vériste. Non certes que certains de ses opéras antérieurs n'eussent contenu quelques traits réalistes (l'auberge de Manon, le premier acte de Werther), mais d'œuvres relevant strictement du genre, point.

La création de La Navarraise à Covent Garden le 20 juin 1894, puis la première parisienne l'année suivante, fit l'effet d'une bombe : sujet court, violent, un seul acte, musique fiévreuse et haletante, tout semblait accréditer l'idée d'une conversion subite du compositeur au vérisme ! Et le célèbre critique Camille Bellaigue lui reproche, dans la Revue des Deux Mondes, de " nous servir du Mascagni ". Qu'en est-il exactement ? Massenet était un homme beaucoup trop intelligent pour vouloir plagier un jeune collègue italien et sa gloire, suffisamment affermie, n'en avait nul besoin. Mais il avait une profonde connaissance de l'univers musical de son époque, et possédait une insatiable curiosité, l'emmenant dès lors à s'inspirer de courants anciens ou nouveaux. C'est ainsi qu'il s'essaya au Grand Opéra (Le Roi de Lahore, Le Cid), tâta de l'orientalisme (Hérodiade, Thaïs, Le Mage), ou goûtera à l'enchantement wagnérien (Esclarmonde). Quoi de plus naturel, donc, qu'amusé par les succès fulgurants des brûlots véristes italiens, il ait lancé, ravi de son défi, cette Navarraise à la face d'un monde musical étonné ? Après une jolie carrière initiale, l'œuvre est toutefois tombée dans un certain oubli, dû sans doute à l'omnipuissance d'une intrigue tellement dramatique qu'elle en étrangle la musique, trop souvent réduite aux fusillades et canonnades. Même le personnage fort d'Anita ne parvient musicalement à n'être qu'une esquisse, bridée par l'action impitoyable. La Navarraise manque de souffle, d'étalement dans le temps, et Massenet ne put lui donner l'ampleur nécessaire. L'opéra restera une curiosité, intéressante sans plus, hélas.

Un sujet élargi par une grande idée humaine

Tel n'est pas le cas de Sapho, crée le 27 novembre 1897 à l'Opéra-comique. Suivant La Navarraise dans son catalogue, partageant avec elle la même créatrice du rôle titulaire (Emma Calvé), Sapho s'en différencie radicalement. D'abord par sa relative longueur (5 actes, cadre habituellement réservé au Grand Opéra), puis par une action relativement réduite, par le décor enfin, moderne et actuel. De là à évoquer Alfred Bruneau, dont L'Attaque du moulin (1893) et Messidor (1896) avaient fait découvrir au public le courant naturaliste, il n'y avait qu'un pas, que beaucoup franchirent. Pas plus pourtant que son collègue italien, Massenet n'aura imité son ancien élève. Certes, le drame de Daudet est cruel, quoique édulcoré par les librettistes. Mais Massenet l'enveloppe et l'irradie de sa propre poétique. Il est évidemment intéressant d'appeler ici à la barre Alfred Bruneau lui-même, critique écouté et auteur d'une petite monographie sur son Maître : " Si la musique peut fort bien s'accommoder d'un sujet actuel, il faut que ce sujet soit élargi par une grande idée humaine qui le traverse, le généralise, l'élève très au-dessus de l'anecdote exceptionnelle ". Voilà qui s'accorde parfaitement avec la musique de Sapho, douce et discrète. Elle n'est " naturaliste " que dans la modernité de son environnement, la simplicité de ses personnages, elle est totalement massenétienne pour le surplus. Cette oeuvre, elle non plus, n'est pas passée à la postérité, et ses reprises ou enregistrements sont très rares. Cet oubli tient probablement, comme pour La Navarraise, à l'action, cette fois trop pauvre pour soutenir l'attention cinq actes durant. Mais il faut la réécouter, en particulier l'émouvant dernier acte.

On a pu trouver des échos naturalistes dans Thérèse aussi, opéra tardif, créé à l'Opéra de Monte-Carlo en 1907. Cela semble un peu forcé, et seule peut-être la trame ramassée pourrait expliquer ce rapprochement. L'œuvre, historique et poignante, n'a rien de vériste, et ne relève que d'un seul courant, celui de son auteur. Auteur qui ne fut, on l'a vu, vériste que par défi amusé, et naturaliste que par fascination pour le drame de Daudet. Plongé dans le milieu littéraire et musical extrêmement riche de son temps, Massenet n'approcha certaines tendances que pour diversifier ou renforcer sa palette, par intérêt et volontairement, avant tout soucieux d'une parfaite adéquation entre le texte et la musique. Sans La Navarraise et Sapho, il manquerait quelque chose à l'ensemble du corpus. Et c'est en cela qu'elles nous importent.

Bruno Peeters

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