CIAJKOVSKIJ WEBSITE
TCHAIKOVSKY WEBSITE
___________________________________________________________________________________
 

ALFRED SCHNITTKE

POUR UN TRAITEMENT
RÉNOVÉ DE LA PARTITION

 

Tel tout art à la recherche du réel dans une quête perpétuelle du vraisemblable, l'opéra au cours de son évolution a écarté une convention après l'autre. Mais justement, les réalisations d'hier du réalisme, pleines de réalité et si conformes à la vie, paraissent aujourd'hui à chaque fois plus mensongères que les exemples conventionnels codifiés depuis longtemps, car ils font surgir le danger du naturalisme, c'est-à-dire d'un réalisme superficiel.
Il n'y a pas si longtemps - environ cent ans en tout - dans le combat contre le plagiat mensonger du "grand opéra" est né le réalisme opératique; aujourd'hui déjà, nous ne supportons plus ces chanteurs qui gesticulent orageusement et ces masses chorales, rendues disparates pour faire réaliste. Aujourd'hui «La Flute enchantée» et «Orphée» sont plus vraisemblables (donc par extension plus réalistes) que «Carmen» ou «Aida».
«La Dame de Pique» de Tchaïkovski est géniale par la vraisemblance psychologique des caractères; ici, tout est vrai, mis à part les éléments superficiels du réalisme [1]. Qu'est-ce qui se rapporte donc ici à ce réalisme superficiel et n'a pas de lien avec la vérité? C'est avant tout, et presque exclusivement, les foules:
1. La foule est faussement neutre (chœur des promeneurs dans le premier tableau, nounous, enfants, gouvernantes et autres personnages inutiles).
2. La foule est faussement intéressante (chœur des jeunes filles dans la chambre de Lisa, chœur des visiteurs du Jardin d'Eté effrayés par l'orage).
3. La foule est faussement fausse (invités du bal, chœur des bergers et bergères dans la Pastorale).
Dans les deux premiers cas, à l'inutilité de fond des personnages correspond le maniérisme stérootypé de la musique: les "numéros" musicaux énumérés n'appartiennent pas aux meilleures pages de la partition, ils sont une concession de style au réalisme opératique à l'intérieur du drame psychologique. Ces numéros peuvent être simplement écartés sans dommage pour la musique et avec profit pour le drame lyrique.
Dans le troisième cas cependant, la musique est admirable (intermède de la "sincérité de la bergère" au troisième tableau). Toutefois, cette Pastorale n'est absolument pas nécessaire à l'opéra. Elle remplit plutôt la fonction traditionnelle du divertissement de ballet au deuxième acte de l'opéra, c'est tout. Dans le meilleur des cas, c'est une tache idyllique qui assombrit l'action et ne possède de motivation ni par rapport au drame ni par rapport au sujet. C'est que chaque scène n'a pas une, mais plusieurs motivations, à l'intersection desquelles elle peut juste s'avérer suffisamment convaincante. Une motivation supplémentaire aurait pu naître si cette Pastorale contenait d'une façon quelconque une formulation de l'ensemble (comme la "souricière" dans Hamlet) ou ne serait-ce qu'une analogie au sujet. Mais il n'y a rien de cela, simplement l'impossible identification d'Hermann à Milovzor! Pour que cette identification puisse exister, la Pastorale doit être repensée, sa musique magique et naïve devant acquérir un sens allégorique supplémentaire.
Pour cela il faut:
1. Ia faire passer par la conscience malade d'Hermann, en faire une hallucination, un pressentiment;
2. conservant tous les thèmes musicaux de la Pastorale, les opposer compilativement, en parallèle avec les thèmes maléfiques du quatrième tableau;
3. attribuer les rôles de la Pastorale aux personnages de base de l'opéra (Lisa-Priliepa, la Comtesse-Milovzor, Eletski-Zlatogor) [2].
Ceci aura comme corollaire un rehaussement du relief sonore de l'ensemble. Habituellement, la sonorité relativement égale du grand orchestre dans l'opéra du XIXe siècle évoque la progression de la lave, son homogénéité incandescente, à l'exclusion de toute différence de niveau acoustique (ce qui est tellement merveilleux dans l'opéra des XVIIe et XVIIIe siècles, les numéros orchestre/voix alternant avec des recitativo secco ou simplement avec des dialogues). La volonté des compositeurs d'opéra contemporains de détailler la partition comme de la musique de chambre mène vers une mise en valeur du relief acoustique et on pense alors non plus à un déferlement de vagues mais au zigzag d'un oscillogramme. On peut obtenir ce même effet sans toucher à la partition elle-même, mais en opposant la masse sonore orchestrale de la musique de Tchaïkovski aux citations jouées au clavecin.
Pour rehausser le relief orchestral de l'opéra, on peut aussi introduire un système de microphones placés dans le chœur, permettant de dégager instantanément des voix individuelles dans la masse chorale uniforme. Ceci évitera peut-être l'absurde spontanéité de ce chœur qui s'élève à l'unisson d'un seul coup, ce qui devient d'autant plus anecdotique que l'auteur s'est soucié de l'aspect mécanique et naturel des sons choraux.
Le caractère oratoire et statuaire des chœurs dans Œdipus Rex, par exemple, ne paraît pas une erreur, c'est une tentative authentique d'évocation du chœur grec. Parallèlement, on ne trouve pas absurdes les personnages momentanément extraits de la masse chorale dans «Boris Godounov». Ce qui n'est pas convaincant, c'est précisément la voie médiane, à savoir toute une quantité de gens qui prononcent simultanément des banalités sur le temps ou sur leurs affaires personnelles. Enfin, s'il est inadmissible de changer les notes que nous a laissées le grand compositeur, il est permis de les interpréter de manière différente (y compris sur le plan acoustique).
De temps en temps, la vie d'une certaine forme d'art est exposce au doute. Il y a quelques années, nous avons assisté à un débat où le roman a dû défendre son droit à l'existence. Quelque temps plus tard, le tableau figuratif s'est vu condamné à n'être qu'œuvre d'épigones. La tonalité, la mélodie, l'harmonie et même le rythme (dans le sens traditionnel), ainsi que les formes (la sonate, la symphonie), la musique même en tant qu'art, représentent une impossibilité à l'époque de l'avant-gardisme si elles restent confinces à l'écoute (c'est-à-dire sans extension acoustique et sans notion de principe visuel).
Il y a vingt ans, Pierre Boulez appelait à détruire les théâtres d'opéra - quelques années plus tard il se plaçait au pupitre du sanctuaire de Bayreuth. Aujourd'hui, le danger du comportement gaucho-nihiliste vis-à-vis de l'opéra est passé; mais le danger de restauration de canons opératiques périmés et d'un dogmatisme nostalgique autour de quelques absurdes conventions est d'autant plus grand. A l'heure actuelle, si personne ne remet en cause l'existence de l'opéra, celui-ci a plus que jamais besoin d'un nouvel essor et d'une révision critique des résultats de ses derniers développements.
[1] ll ne s'agit pas de mettre en cause le réalisme au sens large du terme, c'est-à-dire ce qui correspond à la réalité, mais le réalisme au sens étroit misant sur la vraisemblance littérale au détriment de la vérité de l'ensemble.
[2] Sur ce point, il est particulièrement important d'attribuer à la Comtesse et non à Hermann le rôle de Milovzor Hermann n'est déjà plus lui-même, il est possédé par l'esprit maléfique du jeu qui s'est installé en lui, par l'âme de la vieille sorcière, et dans son inconscient, inéluctablement, se déroule l'identification à la Comtesse, la sensation de métamorphose de son personnage altéré qui est remplacé par son double.