VI. LE MAÎTRE DE L'OPÉRA NATIONAL

Nous savons déjà les trois premiers opéras de Smetana naissaient à un rythme très rapide: le deuxième et le troisième furent même, en partie, écrits parallèlement. Tout en tenant compte du fait que la partition définitive de La Fiancée vendue ne date que de 1870 et qu'elle est le résultat de l'expérience que Smetana a acquise à la suite de nombreuses représentations de l'oeuvre (la représentation lors de laquelle La Fiancée vendue fut jouée pour la première fois dans la version dans laquelle nous la connaissons aujourd'hui constituait déjà sa trentième reprise), nous devons admirer avant tout la sûreté du sens dramatique dont le compositeur y fait preuve; cette sûreté de la vision dramatique semble lui être presque innée quoiqu'elle repose sans aucun doute sur une profonde connaissance du caractère de la musique dramatique et sur une solide étude de l'opéra classique, étude à laquelle Smetana avait indubitablement consacré beaucoup de temps.
Il faut non moins admirer la largeur expressive de
son style. Une richesse exceptionnelle caractérise la galerie de ses figures et son monde musical comprend un éventail extraordinaire de situations et d'impressions qui se reflètent dans l'oeuvre. Si l'histoire de la musique connaît de grands auteurs dramatiques qui dans toute une série d'oeuvres se bornent à revenir toujours au même type dramatique ou au même genre de sujets - c'est, par exemple, le cas du jeune Verdi et même celui de Wagner - Smetana appartient parmi les rares compositeurs dont chaque oeuvre détermine, tant sur le plan du style que sur celui du sujet, une sphère précise et entièrement achevée à laquelle il n'a plus besoin de revenir. C'est ainsi que Les Brandebourgeois en Bohême, La Fiancée vendue et Dalibor représentent trois oeuvres très caractéristiques et profondément différentes entre elles.
En ce qui concerne le choix du sujet, les trois premiers opéras de Smetana puisent déjà dans deux sphères d'inspiration qui sous une forme eu sous une autre constitueront la base de toute son oeuvre. C'est d'une part la sphère de l'opéra historique ou de l'opéra qui s'inspire d'une légende reposant sur des faits historiques, d'autre part la sphère de l'opéra dont le sujet est tiré de la vie à la campagne et où Smetana reste un témoin typique de son époque, car dans aucune de ses oeuvres il ne décrit le village féodal. Si cependant on se contentait de définir ces deux sphères de l'inspiration de Smetana d'une manière aussi générale, il serait possible de prétendre qu'il ne s'agit là de rien d'exceptionnel ou de particulièrement typique. L'opéra de la période romantique consacrait un grand intérêt à l'histoire, à la légende ou au conte de fées, et Wagner y introduisit en plus le mythe. Le milieu de la campagne était à son tour fort favorisé par les opéras comiques et par les farces de l'époque. Dans les oeuvres de Smetana, ces tendances générales revêtent cependant un aspect et une importance spécifiques, car elles reflètent toujours sa conception de l'opéra national, et ceci non seulement sur le plan strictement musical, mais encore sur celui de la fonction sociale de l'oeuvre, qu'il préconisait avant tout. Aussi Smetana ne s'occupe-t-il que de l'histoire de sa propre nation et de la campagne de son propre pays. Dans ses opéras populaires, parmi lesquels il n'y en a que deux - La Fiancée vendue et Deux veuves - qui soient des opéras comiques au sens propre du terme, Smetana ne se contente jamais d'une simple présentation du récit comique. Il s'efforce avant tout de décrire les types et les figures caractéristiques du peuple tchèque et de dresser des tableaux de la vie de ce peuple. C'est grâce à ce fait que les opéras de Smetana présentent une importance particulière, plus grande que beaucoup d'autres oeuvres dramatiques aux sujets analogues. L'intérêt que Smetana consacrait à l'histoire présente également un caractère spécifique. Le peuple tchèque était en effet, à l'époque de Smetana, fortement nourri de réminiscences historiques.
Dans le cadre de l'Empire autrichien, les Tchèques vivaient comme un peuple opprimé par le germanisme de la dynastie régnante de sorte que tout rappel du glorieux passé de la nation, de sa langue, de son histoire politique jouait un grand rôle dans l'éducation du peuple, maintenant son moral et réveillant son orgueil national. Les parallélismes historiques, tels par exemple les exposés du sens du mouvement hussite, revêtaient même l'aspect d'un programme politique et social très actuel. Et c'est surtout dans la période du mouvement hussite où le peuple se souleva et lutta victorieusement contre ses ennemis que Smetana trouva une source d'inspiration particulièrement importante à laquelle il sut donner aussi un contenu très concret et très actuel. C'est ce qui constitue le caractère particulier de l'historicisme smetanien auquel nous aurons encore souvent à revenir. Son vrai sens des récits et des paraboles historiques ne réside pas en effet dans une évocation fidèle et immédiate du passé: car cc que Smetana s'efforce d'exprimer avant tout, c'est la signification actuelle de l'événement historique. Et ce sont les aspects de l'histoire capables d'agir d'une manière positive sur la pensée de ses contemporains qu'il relève dans ses oeuvres en tout premier lieu et en guise de programme.
L'action des

Brandebourgeois en Bohême

se passe au 13e siècle, après la mort de Premysl Otakar II, roi de Bohême, où le pays était occupé par les troupes d'Ota de Brandebourg qui tenait en captivité le jeune successeur au trône, Véclav de la dynastie des Premyslides. C'est sur ce plan historique que se déroule l'aventure des trois filles du maire de Prague, Olbram, qui sont enlevées par un jeune bourgeois de Prague nommé Tausendmark, traître passé à l'ennemi. Lorsque l'une des trois filles, Ludise, refuse son amour, il les cède à un colonel des armées brandebourgeoises. Voulant sauver les malheureuses filles, le chevalier Junos, amant de Ludise, s'allie au chef des pauvres de Prague, le mendiant Jira. L'opéra se termine par le départ des troupes ennemies et par la glorification de la liberté reconquise par le peuple. Ce n'est cependant pas cette intrigue, assez courante dans les opéras, qui constitue l'essence et la vraie signification de l'oeuvre. Ce ne fut pas seulement le librettiste de l'opéra, Karel Sabina, mais encore et surtout Smetana lui-même qui souligna avant tout les scènes du soulèvement du peuple de Prague qui s'empare de la ville. Et son exclamation «Nous ne sommes pas la plèbe, nous sommes le peuple» déplaisait fortement, à cette époque déjà, à de nombreux conservateurs tchèques. Ainsi c'est le mendiant Jira qui est le principal héros de l'opéra et Tausendmark n'est que son principal adversaire. Quoique le langage musical de l'opéra ne présente pas encore la concision originale qui caractérise les oeuvres ultérieures de Smetana, les Brandebourgeois en Bohème nous captivent aujourd'hui encore par une traduction dramatique magistrale de l'action relativement compliquée ainsi que par un dessin expressif des personnages et de leurs caractères. L'ouvre se distingue tant par l'art lapidaire avec lequel le compositeur réussit à caractériser les situations, que par la beauté du langage mélodique qui dans les airs et dans les choeurs est relativement simple, mais toujours fonctionnel et adéquat. L'air que, à la fin de l'opéra, Tausendmark chante alors qu'il fuit du pays et qu'il revoit, dans son imagination, Ludise - Ton image, ma chère - est d'une beauté exquise. Mais l'art dramatique de Smetana ne se manifeste pas, dans son premier opéra, seulement dans la composition de airs, mais encore et surtout - et c'était quelque chose d'absolument nouveau dans l'histoire de l'opéra tchèque - dans son grand don de concevoir toute la scène comme un tableau unique, quoique richement articulé dans les détails. Citons, à titre d'exemple, la grande scène du choeur et du soliste décrivant la fuite des gens qui redoutant l'ennemi abandonnent leurs maisons et leurs villages pour se réfugier dans les forêts. Mais c'est surtout la scène de Jira et du peuple de Prague, aboutissant au magnifique choeur a cappella Notre heure a sonné, qui revêt une tension dramatique exceptionnelle. Smetana apparaît cependant dans les Brandebourgeois également comme un grand maître du récitatif dramatique. Il suffit, pour s'en rendre compte, d'écouter attentivement le conflit entre les défenseurs résolus de la patrie et le maire indécis de Prague, décrit au 1er acte de l'opéra au moyen de récitatifs très expressifs. Le tableau du jugement par lequel les bourgeois de Prague condamnent Jira est exprimé également sous forme de récitatif. Le premier opéra de Smetana représente donc déjà une oeuvre de conception moderne, et si les Brandebourgeois restèrent au répertoire du Théâtre de Prague, ce ne fut pas seulement parce qu'il s'agissait d'une oeuvre tchèque : car le nouvel opéra atteignait réellement le niveau des grands opéras de l'époque.
La place nous manque pour décrire ici la genèse relativement compliquée de

Bornons-nous donc à constater qu'à l'origine l'opéra ne comptait que deux actes, que la succession des scènes différait de celle que nous connaissons aujourd'hui, que certains airs - comme par exemple le grand air de Marenka Ce rève d'amour - y manquaient et que l'opéra ne comportait pas de récitatifs, les différentes scènes étant rattachées les unes aux autres par des proses parlées.

Mais la genèse de La Fiancée vendue est intéressante également à un autre point de vue. Remarquons tout d'abord que Smetana intervint de façon importante dans la forme dramatique du livret même de l'oeuvre; quoique ce procédé fût chez lui assez fréquent, dans le cas de La Fiancée vendue ses interventions furent particulièrement importantes. À la différence de presque tous les drames lyriques, le titre de l'opéra est dû à Smetana lui-même et non pas au librettiste. Et enfin, contrairement aux habitudes, la brillante ouverture de l'opéra fut écrite avant que le compositeur n'eût connu tout le livret. C'est pour cette raison qu'elle ne contient que très peu de motifs qui se rapportent directement à l'action de l'opéra, stimulant par contre d'une façon magistrale, l'atmosphère joyeuse de l'ensemble de l'oeuvre. A la différence des Brandebourgeois en Bohême et de Dalibor, la construction de La Fiancée vendue repose sur le principe des opéras composés de numéros séparés.

LA FIANCÉE VENDUE - OPÉRA DE CINCINNATI

Smetana connaissait très bien le principe des motifs conducteurs, mais il ne l'utilisa ni dans les Brandebourgeois en Bohême ni dans La Fiancée vendue. Dans les deux opéras on ne trouve par endroits que quelques motifs qui comme de vagues réminiscences rappellent aux différents personnages ce qui s'est déjà passé, mais ces motifs ne reviennent point régulièrement, apparaissant uniquement à certains moments particulièrement importants de l'action. Jamais avant La Fiancée vendue et plus jamais après elle, personne n'a réussi à faire renaître d'une manière aussi originale l'idéal mozartien de la joie et de la gaieté, exprimé ici avec une invention toujours renouvelée et une sagesse et une amabilité suprêmes. L'histoire d'amour qui constitue le pivot de l'action de l'opéra - Jenik vend sa Marenka à lui-même comme fiancée - est très simple, mais au point de vue dramatique elle n'est pas banale, permettant de présenter devant les yeux du spectateur un tableau fruité et soleilleux de la vie des habitants d'un village de Bohème. Si cependant on écoute le grand air de Marenkca Quelle douleur dans lequel celle-ci déplore la trahison prétendue de son bien-aimé, ou le chant de Jenik Comment pourrait-on croire que je vendisse ma chère Marenka, on comprend la grandeur expressive de caractère que Smetana attribue aux personnalités d'une simple jeune fille et d'un jeune paysan de Bohème. De même que les artisans de la renaissance nationale tchèque cherchaient les vrais représentants de la nation parmi les simples gens de la campagne qui étaient restés fidèles à leur langue maternelle et à leurs coutumes populaires, Smetana - quoiqu'il fût déjà lui-même un citadin - sentait au fond de son âme cette sève populaire de sorte que non seulement Jenik et Marenka, mais aussi tous les personnages de l'opéra constituent une personnification des valeurs qu'il estimait aussi haut que les qualités morales des héros de ses opéras historiques. C'est pour cette raison aussi que le caractère de Jenik et de Mafenka apparaît, à la manière mozartienne, sous un aspect tantôt comique, tantôt sérieux et que les deux jeunes gens sont présentés comme de beaux types humains qui, en plus, éveillent tout naturellement notre sympathie grâce à leur jeunesse et à leur amour. La Fiancée vendue reflète tout ce que Smetana lui-même avait connu à la campagne tchèque dans sa jeunesse et particulièrement durant les années qu'il avait passées à Rùkova Lhotice, y compris la scène des saltimbanques qu'il décrivit au IIIe acte de La Fiancée vendue avec un goût et une verve irrésistibles. Les années ensoleillées de sa jeunesse paraissent d'ailleurs éclairer de leurs beaux rayons tout ce qu'il écrivit en pensant à la vie des campagnards tchèques. Il est vrai évidemment que le village de l'époque différait du tableau idéal que nous en donne le compositeur: il ne brillait pas uniquement de couleurs claires, on y trouvait parfois de la misère et les gens ne s'y entendaient pas toujours aussi parfaitement que dans les opéras de Smetana où apparaissent seulement de petites intrigues dont on vient facilement à bout de sorte que tout finit toujours bien. Mais nous ne sommes pas obligés de nous en occuper, comme les contemporains de Smetana ne s'en occupaient pas non plus, qui comprenaient fort bien - et dans le cas de La Fiancée vendue ils le comprirent immédiatement - que Smetana n'avait pas l'intention de dresser des tableaux descriptifs de la réalité, mais qu'il ne voulait écrire que de joyeux poèmes pour célébrer la beauté de la vie du peuple tchèque et pour réjouir tout ceux qui l'aiment. L'art magistral avec lequel Smetana réussit à caractériser ses personnages ne se manifeste d'ailleurs pas uniquement dans la description des caractères de Jenik et de Marenka. Dans La Fiancée vendue, Smetana sut caractériser à merveille également les parents des deux jeunes gens - tout en exprimant très bien les différences entre les deux couples - et surtout Kecal et Vasek - les personnages les plus comiques de tous ses opéras. Ce n'est que là que nous nous rendons compte avec quel goût et avec quel délice Smetana modèle et pétrit, en vrai maitre qu'il est, chacun de ces personnages. C'est un véritable feu d'artifice d'idées qui est à la base de l'art avec lequel Smetana caractérise le bredouillement et la hâblerie de Kecal, alors qu'il sait trouver toute une gamme de tons non pas pour faire une carricature de Vasek qui bégaie, mais pour le décrire comme un garçon simple et naïf qui devrait plutôt vivre dans les jupons de sa mère au lieu de penser au mariage. Vasek est évidemment fiancé malgré lui, car ce sont ses parents qui veulent le marier et ce fait ne fait que renforcer l'aspect comique des situations dans lesquelles il est entraîné par Marenka.
La Fiancée vendue ne serait pas ce qu'elle est sans toute une série de mouvements de groupes et de mouvements dansants. Ces scènes pleines de vie, où l'on sent souvent une joie gourmande, un accord des hommes de ce village et de leur terre, forment l'atmosphère unique de l'opéra. On pourrait croire qu'après l'ouverture il ne soit plus possible d'assister à quelque chose de plus joyeux. Et pourtant lorsque le rideau se lève, le choeur entonne un nouveau chant de la joie: Pourquoi ne nous réjouirions-nous pas? Et puis viennent trois grandes scènes de danse : une Polka à la fin du 1er acte, un Furiant au IIe acte et une Sauteuse accompagnant la scène des saltimbanques. Le furiant et la sauteuse sont des danses populaires tchèques. La polka ne le devient que maintenant, grâce à Smetana. Nous savons déjà quel était le rôle que la polka a joué dans sa vie. En s'occupant d'elle, il avait passé jusque là par deux stades il l'avait conçue d'abord comme une danse mondaine; plus tard il l'utilisa comme une base subjective de ses poèmes musicaux. Dans La Fiancée vendue il la conçoit pour la première fois comme une manifestation des réjouissances collectives du peuple. C'est le troisième stade et le stade suprême de la conception smetanienne de cette danse et c'est dans ce sens que la polka réapparaîtra désormais dans ses plus grandes oeuvres comme une personnification de la joie et de la santé morale du peuple.
Dès les premières années de son existence, La Fiancée vendue a gagné une popularité et un succès qu'aucun autre opéra n'avait remportés auparavant en Bohême et que - à l'exception de deux autres opéras de Smetana, Libuse et Le Baiser et de l'opéra Rusalka de Dvorak - aucune autre oeuvre lyrique tchèque ne devait plus jamais conquérir. Les gens sentaient très bien que Smetana leur adressait la parole dans leur propre langage et La Fiancée vendue obligea à capituler même ceux qui avaient désigné son auteur comme un moderniste ennuyeux, sans être toutefois capables de prouver que Smetana était parti, en composant cet opéra, des chansons populaires ce qui, dans leur conception, représentait l'idéal d'un véritable opéra national. Ils ne saisirent même pas la parenté étroite - d'ailleurs fort rare - entre l'invention propre du compositeur et les chansons folkloriques qui apparaît par exemple dans le choeur Pourquoi ne nous réjouirions-nous pas? Mais les gens comprenaient clairement que ce quelque chose qui leur appartenait directement et qui exprimait la saveur de leur pays y revêtait une forme precise et d'autant plus géniale qu'elle était accessible è tout le monde. La Fiancée vendue devint ainsi l'ouvre la plus populaire de Smetana, et ceci encore de son vivant: car Smetana vivait encore au moment de la centième reprise de l'opéra réalisée sur la seule scène du Théâtre de Prague. La Fiancée vendue était jouée d'ailleurs un peu partout en Bohême et sa popularité était si grande qu'elle affaiblissait même le succès des autres ouvres du compositeur que le public comprenait moins bien; celait mena à une situation paradoxale : Smetana enviait à La Fiancée vendue son heureux sort, souhaitant à juste titre que ses autres oeuvres conquissent un succès pareil. Le compositeur ne vécut pas d'ailleurs assez longtemps pour assister au succès de La Fiancée vendue dans le monde; car de son vivant l'oeuvre ne fut représentée à l'étranger qu'à Saint-Pétersbourg où elle se heurta d'ailleurs à une incompréhension totale - et plus tard encore à Ljubljana.
A la même époque où Smetana travaillait à La Fiancée vendue, le plus joyeux de tous ses opéras, il commençait cependant déjà à écrire sa trosième oeuvre dramatique,

le seul opéra tragique qu'il ait écrit. L'argument de l'oeuvre qui fut écrite sur un livret de Josef Wenzig - rédigé en allemand et traduit par Ervin Spindler - était tiré d'une légende, fort connue à l'époque, qui se rapportait à l'une des tours du Château de Prague, appelée aujourd'hui encore la Tour de Dalibor.

On raconte que sous le règne de Vladislav Jagellon

on avait emprisonné dans cette tour un chevalier rebelle nommé Dalibor qui a appris en prison à jouer du violon, et que la beauté de son jeu attirait des foules des larges environs qui venaient l'écouter. Le chevalier Dalibor est un personnage historique; il fut décapité à la suite de l'une des nombreuses révoltes du peuple qui s'insurgeait contre la tyrannie des seigneurs, et dont il était le chef. Dans la tradition populaire ce personnage devint le symbole des justes revendications du peuple qui s'opposait aux pouvoirs royaux; le thème de la musicalité de Dalibor y fut ajouté conformément à la légende. La conception du librettiste et du compositeur ne respecte cependant que les grands contours de la légende, car le drame de Dalibor est motivé dans l'opéra encore d'une autre manière. Dalibor n'y commence, en effet, à se venger qu'au moment où il apprend que les mercenaires qui étaient au service du château voisin ont captivé et martyrisé son ami, le musicien Zdenek. Pour se venger, Dalibor saccage le château et tue le bourgrave dont la sour Milada vient se plaindre au roi. Les troupes du roi s'emparent de Dalibor - et c'est alors que commence l'action de l'opéra dont la première scène décrit le procès intenté par le roi contre le chevalier rebelle. Le peuple qui assiste au procès considère Dalibor comme un seigneur juste et comme son protecteur, mais le désespoir et les plaintes de Milada finissent par émouvoir les juges et Dalibor est condamné à vie. A partir de ce moment ce n'est plus à vrai dire Dalibor, mais Milada qui devient l'héroïne principale de l'opéra. Profondément impressionnée par le courage de Dalibor qui avec une grande audace a défendu son honneur et son droit devant le roi, elle s'éprend du noble chevalier et, déguisée en garçon, réussit à pénétrer dans la prison de Dalibor et décide, avec l'aide des amis, de le libérer. La conspiration des partisans de Dalibor est cependant découverte par les gardiens et le roi est obligé par les juges de changer la sentence et de condamner Dalibor à mort. Les amis de Dalibor dirigés par Milada attaquent encore le cortège dans lequel on conduit Dalibor à l'échafaud, mais dans la rixe qui s'en suit Milada est mortellement blessée et Dauber qui se jette sur le chef de la garde royale succombe également.
Par rapport aux deux opéras précédents et surtout par rapport à La Fiancée vendue qui nous captive tout particulièrement par une remarquable richesse d'invention, le troisième opéra de Smetana est marqué avant tout par l'effort que le compositeur déploie pour aboutir à une unité interne de l'oeuvre et à une concentration de l'expression aussi concise que possible. Les motifs caractérisant les différentes situations et les personnages de l'opéra y reviennent à plusieurs reprises, prenant une signification toujours nouvelle et contribuant à assurer la continuité du courant symphonique de l'oeuvre. Le compositeur y attribue un rôle beaucoup plus important à l'orchestre qui, à l'arrière-plan, approfondit et achève le dessin des caractères des héros, tracé par les parties vocales. Dalibor n'est plus un opéra à numéros fermés, le principe de la construction compositionnelle des scènes entières qui avait été déjà ébauché dans les Brandebourgeois en Bohême y est appliqué de façon beaucoup plus conséquente, quoique à l'intérieur de ces constructions à conception unique Smetana trouve toujours assez de place pour des phrases formant un tout sur le plan strictement musical. L'unité et la monumentalité de Dalibor sont cependant assurées par l'unité de l'invention. A l'exception des scènes de Vitek, écuyer de Dalibor, de sa bienaimée Jitka et du choeur des gens de Dalibor qui se réjouissent cette fois encore aux rythmes d'une polka, si typiques, comme nous avons déjà vu, pour Smetana, l'inspiration du compositeur semble provenir d'une seule source. Alors que autrefois Smetana avait voulu impressionner l'auditeur par un coloris riche et varié de son invention, il s'efforce maintenant de captiver son intérêt par la largeur et la pluralité des métamorphoses d'une seule idée. Si le lyrisme des Brandebourgeois en Bohême était marqué d'un caractère ardent et celui de La Fiancée vendue d'une cordialité jeune et d'un charme naïf, le lyrisme de Dalibor - surtout dans la scène où Milada rejoint Dalibor en prison et où, au moment suprême du drame, les deux personnes, éloignées à vie et à mort l'un de l'autre, s'embrassent, vaincus par la force de l'amour - touche à la limite de l'extase.
Et le sentiment de révolte qui remplit le cour de Dalibor ainsi que son indomptable désir de reconquérir la liberté sont exprimés avec la même intensité. Le personnage de Milada est doté d'un caractère exceptionnellement passionné: la passion marque tant sa haine que, plus tard, son amour pour Dalibor. À la différence de ces deux personnages, le personnage du roi Vladislas est conçu comme un chevalier de majesté vraiment royale, comme un roi calme et sage. L'architecture musicale de l'oeuvre et la gradation qui apparaît dans la construction des différents tableaux et scènes de l'opéra sont d'une puissance extraordinaire. C'est ainsi que la scène du procès au premier acte, inaugurée par l'entrée solennelle du roi et culminant par le grand air de Dalibor où le plan complexe des modulations mélodiques et harmoniques est mis entièrement au service de l'intensité sans cesse croissante de l'expression musicale, comme aussi et surtout la première scène de la prison, achevée par le chant d'amour de Milada et de Dalibor, constituent des preuves éclatantes du remarquable talent dramatique du compositeur.
La partition de Dalibor fut terminée le 29 décembre 1867.
A cette époque Smetana travaillait déjà depuis plus d'un an comme chef d'orchestre et directeur artistique de la scène lyrique du Théâtre Provisoire de Prague. Quoique cette activité de Smetana nous paraisse aujourd'hui beaucoup moins importante que son activité de compositeur, il ne faut pas oublier qu'à l'époque elle revêtait une importance tout à fait particulière. Et Smetana remplissait ses fonctions au Théâtre Provisoire - il les exerça jusqu'en
1874, donc pendant huit années entières - avec un très grand soin. Il s'efforçait avant tout d'engager de bons solistes. C'était une tâche très difficile, car en comparaison avec les autres grands théâtres (surtout en Allemagne), le Théâtre Provisoire de Prague disposait de moyens financiers très restreints. En dépit de tous ses efforts, Smetana ne réuississait donc pas à empêcher les fréquentes fluctuations à l'intérieur de l'ensemble du théâtre. Il pensait aussi â l'éducation des jeunes solistes, se proposant de fonder au théâtre une école de chant - projet qu'il réussit à mettre sur pied vers la fin de son activité à l'opéra. Il consacrait cependant aussi une grande attention aux ensembles collectifs, aux choeurs et à l'orchestre. Mais il s'attachait avant tout à un choix judicieux et à une élaboration consciencieuse du répertoire du Théâtre, s'efforçant - à la différence de son prédécesseur Mar qui avait une prédilection unilatérale pour les opéras italiens de trouver un équilibre harmonieux entre les ouvres dramatiques des compositeurs italiens, allemands et français, tout en cherchant à assurer une importante place aux opéras tchèques et slaves. En tant que chef d'orchestre, Smetana réussissait surtout à exprimer avec une grande sensibilité le style général des opéras qu'il dirigeait. Il n'aimait pas de longues et fatigantes répétitions et ses contemporains s'accordent à constater que les représentations qu'il dirigeait étaient marquées plutôt par une conception d'ensemble que par une élaboration des détails pour laquelle il n'avait d'ailleurs probablement même pas le temps dans les circonstances dans lesquels l'opéra du Théâtre Provisoire était obligé de travailler. Smetana s'intéressait profondément aussi à la situation sociale des membres du théâtre, s'efforçant de l'améliorer dans la mesure de ses possibilités. Comme chef d'orchestre il ne se présentait jamais tomme un chef sous-estimant les autres, mais il considérait au contraire même les membres des chours et de l'orchestre comme ses collaborateurs, comme des personnes qui l'aidaient à réaliser sa noble tâche. C'est cette conception qui déterminait sa conduite personnelle envers eux. Ses adversaires n'hésitaient d'ailleurs pas à en abuser pour le blâmer, allégant qu'il était trop indulgeant de sorte que la discipline au sein du Théâtre en souffrait.
La première représentation de Dalibor fut fixée au 16 mai 1868, journée particulièrement solennelle pour la nation tchèque c'est ce jour-là en effet que l'on fêta à Prague la pose de la première pierre du Théâtre National. Smetana fut alors appelé parmi les représentants de la nation qui furent invités à adresser, en s'approchant de la première pierre du tabernacle de la culture tchèque, leurs messages à la nation. Smetana écrivit en outre pour cette fête une Ouverture solennelle, relativement brève mais très expressive, dans laquelle on peut déceler déjà les signes précurseurs du pathos exalté de Libuse et du grandiose choeur intitulé Chanson paysanne.
La première représentation de Dalibor fut un succès, mais bientôt après, une puissante vague de doutes et d'objections s'éleva contre la nouvelle oeuvre. Cette opposition était nourrie par certains critiques conservateurs qui réussirent finalement à obtenir que Dalibor disparût de l'affiche; et la pleine réhabilitation de l'ouvre devait tarder jusqu'au jour où Smetana n'était plus parmi les vivants. Dalibor ouvrit donc une grande série d'attaques dirigées contre Smetana, attaques qui devaient se prolonger jusqu'en
1874 et qui avaient également un important sous-texte politique, car Smetana était, par suite de son orientation progressiste, littéralement détesté par de nombreux représentants du parti Vieux-Tchèque. Ce qui prouve le manque total d'intelligence et d'érudition des critiques de Smetana, c'est le fait qu'il leur suffisait de remarquer - d'une façon très superficielle d'ailleurs - que Smetana avait en partie utilisé dans son opéra la technique des thèmes conducteurs, pour le taxer d'épigone de Wagner.

Ils accusèrent Smetana de dénaturer l'art national tchèque, d'y introduire des hypernouveautés allemandes etc. La formulation de ces critiques témoignait elle-même non seulement d'une incompréhension totale de l'oeuvre de Smetana, mais encore d'une ignorance absolue de l'oeuvre de Wagner. C'est ainsi qu'on peut expliquer le fait que les défenseurs de Smetana qui, à la différence de ses adversaires, étaient tous des hommes intelligents, judicieux et profondément instruits, soulignaient parfois trop, en défendant - surtout plus tard - la conception moderne du compositeur tchèque, certaines parentés entre la musique de Smetana et celle de Wagner, étant portés à surestimer de façon unilatérale la manière de Wagner comme la seule solution possible des problèmes de l'opéra moderne. Or en réalité le degré de parenté entre la musique de Smetana et la musique de Wagner n'atteignait même pas celui qui existait par exemple entre l'oeuvre de Smetana et celle de Liszt. Il est vrai que Smetana connaissait très bien l'oeuvre de Wagner et qu'il suivait minutieusement et avec un intérêt particulier l'évolution du grand compositeur allemand, de même qu'il suivait d'ailleurs avec une grande compréhension tout ce qu'il y avait de nouveau en musique un peu partout. En plus, Smetana ne rencontra jamais Wagner personnellement, et les deux compositeurs différaient profondément l'un de l'autre tant sur le plan artistique que sur le plan humain, sans parler de leurs conceptions du monde qui n'avaient rien de commun. En dépit de son subjectivisme, Smetana avait avant tout une grande compréhension pour les besoins de la collectivité au service de laquelle il mettait, avec un grand enthousiasme, tout son art. La personnalité de Wagner nous apparaît par contre comme une incarnation cristalline de l'individualisme romantique, exigeant de façon catégorique que la société serve avant tout ses propres intérêts. Et sur le plan philosophique Wagner est un pessimiste convaincu. Il prévoit la fin même de la classe sociale à laquelle il appartient, devinant clairement les perspectives qui lui sont destinées. Smetana est par contre - toute sa vie le prouve - un optimiste né. Le fait est d'autant plus étonnant que Wagner fut, de son vivant, comblé d'honneurs et de gloire, alors que Smetana fut frappé, durant sa vie, de coups exceptionnellement cruels. La musique de Wagner parle à ses contemporains avant tout par l'intermédiaire du mythe, la musique de Smetana exprime la vie réelle, et ceci même lorsque le compositeur s'inspire des sujets qui pourraient facilement l'amener à chercher à s'imposer à l'auditeur au moyen d'éléments intermédiaires. Smetana - et par ce côté il rappelle Mozart - adore la vie, ne connaissant rien de plus beau au monde. L'histoire de l'opéra nous apprend que le style des grands compositeurs dramatiques est déterminé généralement et dans une large mesure par les sujets dont ils s'inspirent et par leur attitude à l'égard de la société. En ce sens, Wagner et Smetana représentent également des types de compositeurs diamétralement opposés; chacun d'eux suivait en effet sa voie particulière, déterminée par les qualités personnelles et les possibilités de l'un et de l'autre ainsi que par le milieu qui les entourait. Il nous semble donc qu'en fin de compte on ne peut trouver qu'un seul trait commun du langage des deux compositeurs c'est le principe des thèmes conducteurs dont Smetana se sert dans certains de ses opéras. Il faut cependant souligner que le leitmotiv n'est point une invention de Wagner: il apparaît, sous forme de motif de rappel, dans les opéras antérieurs au maître de Bayreuth; le motif en tant que personnification d'une idée précise mûrissait lentement au cours de l'évolution de la symphonie classique; et c'est dans la musique symphonique de Berlioz et de Liszt que le motif fut employé pour la première fois systématiquement comme le reflet accompagnateur d'un contenu extra-musical. Wagner reprit ce principe et s'en servit comme d'une armature qui supporte l'imposant édifice de son drame musical. Smetana, dans la mesure où il le jugeait utile il procéda d'ailleurs de la même façon même dans le domaine du poème symphonique - reprit également ce principe, mais il ne s'engagea jamais sur la voie du drame musical wagnérien, travaillant toujours à sa manière et restant entièrement indépendant. Dès cette époque, caractérisée par un processus de différentiation et de cristallisation des diverses écoles nationales, on pouvait d'ailleurs se rendre compte qu'il était absolument erroné de qualifier tel ou tel compositeur comme progressiste ou comme réactionnaire en se basant uniquement sur la méthode compositionnelle. Car è côté de Wagner il y avait Verdi qui suivait sa propre voie, il y avait aussi les Russes qui fondaient alors une école autonome du drame lyrique reflétant l'atmosphère spécifique du pays, et il y avait donc même Smetana, le fondateur de l'opéra national tchèque. Aujourd'hui on ne juge plus la valeur des différentes personnalités et la vitalité de leurs oeuvres en prenant pour base le degré de leur attachement aux principes de l'opéra wagnérien. Smetana fut cependant le témoin de toutes ces luttes pour l'opéra moderne. Il devint leur victime, et s'il resta fidèle à ses propres principes, ce ne fut qu'au prix de graves déceptions et de profondes crises nerveuses et même au prix de sa santé.