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VIII. UN SCHERZO AVANT LA CATASTROPHE

Après 1868, plusieurs années s'écoulèrent. Entre temps, Smetana avait terminé l'opéra Libuse, s'efforçant en vain - même à l'époque où il assumait déjà la fonction de directeur de la scène lyrique du Théâtre Provisoire - d'obtenir une nouvelle présentation de son troisième opéra - Dalibor. Les attaques dont il était victime - et qui étaient d'ailleurs déterminées beaucoup plus par des dissensions entre le parti Jeune-Tchèque et le parti Vieux-Tchèque que par des divergeances d'opinion d'ordre artistique - visaient désormais non seulement son oeuvre créatrice, mais encore et surtout son activité à la tête de la première scène lyrique tchèque. On lui reprochait de ne rien faire au profit de l'art tchèque, et ses adversaires, ignorant à dessein qu'il venait d'achever sa plus grande oeuvre lyrique, affirmaient qu'après avoir terminé La Fiancée vendue qu'il n'avait d'ailleurs que dénaturée par les dernières retouches, il était un vieil homme dont on n'avait plus rien à attendre. Dans ces circonstances, Smetana décida de revenir le plus rapidement possible sur la scène en tant qu'auteur d'une nouvelle oeuvre lyrique. Il pensa à plusieurs sujets et examina une série de livrets, parmi lesquels il y avait aussi un livret, intitulé Viola, d'Eliska Krasnohorskà, écrit d'après la comédie La Nuit des Rois de Shakespeare; ce sujet l'attirait profondément et il devait d'ailleurs le reprendre en écrivant son dernier opéra qui malheureusement resta inachevé. Mais à la fin il se décida pour

Deux veuves.

Il s'agissait d'une comédie due à un écrivain français, Mellefille, aujourd'hui bien oublié, qui avait été montée par le Théâtre Provisoire en août 1868 dans la traduction d'un écrivain tchèque assez habile, Emanuel Züngel. S'inspirant de cette pièce, Züngel écrivit, sur la demande de Smetana, un livret d'opéra. Le nouvel opéra naquit très rapidement. Smetana commença à l'écrire le 16 juillet 1873, et procédant directement, à partir des esquisses, à l'élaboration définitive de la partition, réussit à l'achever dès le 15 janvier 1874 malgré quelques périodes improductives, occasionnées par exemple par soil voyage à Vienne où il se rendit en août 1873 pour voir l'Exposition universelle.
Au cours de notre récit, nous avons déjà établi à plusieurs reprises un certain parallèle entre Smetana et Mozart. Mais c'est surtout ici que l'analogie paraît particulièrement frappante. Après les efforts qu'il avait dû consacrer à Don Juan, Mozart, en écrivant Così fan tutte, se tourna vers un genre plus léger, dépouillé de tout problème philosophique, ne se laissant guider que par son tempérament musical inné. Et c'est dans un certain sens aussi le cas de Deux veuves de Smetana. Dans aucune autre oeuvre Smetana ne devait autant se plonger dans le courant d'une invention purement musicale et se laisser dominer par un désir instinctif de mettre le sujet et l'action du livret en musique en s'appuyant uniquement sur les règles musicales, prouvant ainsi sa richesse d'invention et sa maîtrise technique notamment dans les scènes d'ensemble. Les scènes d'ensemble constituent un trait caractéristique de cet opéra, témoignant en même temps de la virtuosité avec laquelle Smetana savait exprimer la psychologie des personnages apparaissant sur la scène. Ces scènes, extrèmement brillantes, sont dotées d'une puissance émotive et expressive exceptionnelle. L'action de l'opéra se déroule dans une ferme moderne de l'époque. Elle évoque certains moments de la jeunesse du compositeur qui avait jadis très bien connu la vie des riches fermiers tchéques s'efforçant d'imiter les coutumes de la société aristocratique. N'oublions pas que Smetana avait, à proprement parler, grandi dans un milieu pareil. Chez lui cependant toute cette atmosphère se rapproche aussi du milieu populaire, car Smetana ne connaît pas les barrières féodales séparant la noblesse du peuple. Les éléments populaires se marient dans son oeuvre directement aux formes supérieures de la vie sociale, formant un ensemble harmonieux, si typique pour sa conception du monde. Les deux milieux constituent ainsi une sorte de synthèse de la vie nationale tchèque. Le récit dramatique de Deux veuves n'est pas en lui-même trop important. Karolina, riche veuve coquette qui gouverne toute seule ses vastes domaines, réussit à marier un citadin jeune et riche, nommé Podhajsky, à sa cousine Anezka, veuve elle aussi, mais beaucoup plus douce, qui d'ailleurs aime secrètement le jeune homme depuis longtemps. L'action est compliquée par l'intervention d'une excellente figure populaire - le garde forrestier Mumlal - que Smetana réussit à caractériser avec une virtuosité qui nous fait penser à Kecal de La Fiancée vendue. L'ensemble de l'action se passe dans l'atmosphère charmante d'un petit château de riches fermiers situé quelque part en Bohême; ajoutons que l'oeuvre est ranimée en outre par des apparitions épisodiques d'un jeune couple villageois et par une série d'excellents choeurs.

La musique de l'opéra se rattache une fois de plus - bien que sous une forme plus pure et plus élégante - au style de plusieurs oeuvres antérieures de Smetana, de ses Polkas de salon, de ses Polkas poétiques et de ses Souvenirs de Bohême en forme de polkas. Un léger voile de rythmes de danse semble briller au-dessus de toute la partition de l'oeuvre, qui toutefois est marquée également d'un profond lyrisme. Tout un univers de clarté, de calme et de joie dont Smetana s'était volontairement éloigné dans ses deux opéras précédents, mais qui cependant lui a toujours été si proche, paraît renaître dans ce petit jouet avec une intensité redoublée. C'est donc une réelle renaissance de ses vrais sentiments. Abandonnant les hauteurs héroïques de Dalibor et de Libuse, Smetana retourne à la vie quotidienne dans laquelle il sait découvrir une beauté et une poésie qui restent cachées aux autres.
La version dans laquelle le nouvel opéra fut représenté pour la première fois ne demeura cependant pas sans retouches. En
1877, Smetana remplaça les passages de prose parlée, qui dans la version originale reliaient les divers numéros de l'oeuvre, par des récitatifs, ajouta à l'opéra plusieurs scènes, notamment les scènes où apparaissent les deux jeunes amoureux Tonik et Lidka, et dota l'oeuvre d'une forme définitive qui comprend trois actes. Aujourd'hui encore, Deux veuves sont toujours jouées comme un délicieux scherzo rayonnant de bonheur et témoignant de la maîtrise technique de son auteur.
La création de Deux veuves, qui fut d'ailleurs la dernière première représentation d'opéra que Smetana eût dirigée, eut lieu le
27 mars 1874, à une époque fort orageuse. L'oeuvre connut un grand succès et les partisans de Smetana furent au comble de bonheur; mais ses adversaires s'apprêtaient déjà à une attaque décisive, voulant priver Smetana à titre définitif de son poste de directeur de la scène lyrique du Théâtre. Tout cela faisait naître une atmosphère très tendue au milieu de laquelle Smetana passait ses jours comme une personne extrêmement engagée, car il ne s'agissait pas seulement de lui et de son existence, mais de la conception même de l'opéra tchèque moderne.
Entre temps, le 2 février 1874, la fille aînée de Smetana, Sophie, avait épousé un inspecteur des forêts, Joseph Schwarz, résidant alors à Ovcáry, aux environs de Mladá Boleslav, dans une région que Smetana aimait beaucoup.

Un frère de Smetana, Charles, exerçait une fonction analogue non loin de là. Smetana voulait donc venir passer, avec sa famille, les vacances chez sa fille et chez son frère et se reposer un peu dans ce beau pays, loin de la machinerie bruyante du théâtre et des attaques perpétuelles dont il était comblé.
Or le sort décida autrement. Smetana venait de passer une saison exceptionnellement accablante. Il avait préparé la première représentation de son nouvel opéra, il s'était - après plusieurs années - produit de nouveau comme pianiste-virtuose, en mai il avait dirigé la première exécution de l'ouverture de l'opéra Libuse et une symphonie d'
Antonin Dvorák

qui était alors encore inconnu en tant que symphoniste. Le 1er juillet 1874 eut lieu enfin un concert des élèves de l'école attachée à l'opéra du Théâtre Provisoire. Smetana éprouvait alors déjà fréquemment des vertiges, auxquels vinrent s'ajouter tout d'un coup des altérations profondes de l'organe auditif. Pendant tout l'été il se sentait mal; son oreille droite était attaquée très gravement il avait des bourdonnements d'oreille et avait l'impression d'entendre des octaves désaccordées. Les médecins croyaient d'abord qu'il s'agissait d'une labyrinthite et ordonnèrent à Smetana de prendre des inhalations d'air. Pendant les vacances Smetana obéissait avec une grande patience aux ordres des médecins, mais il n'entendait plus rien à l'oreille droite et presque rien à l'oreille gauche. Malgré toutes les interventions des médecins, son état ne s'améliorait pas, et le 7 septembre Smetana se vit obligé de mettre au courant de son état de santé la Société qui administrait le théâtre et de demander un congé afin d'être provisoirement dispensé de ses obligations de premier chef d'orchestre. Ce n'est que très difficilement que nous pouvons nous figurer aujourd'hui dans quel état d'esprit Smetana se trouvait alors. Personne - pas même les membres de sa famille - ne se doutait en effet de la gravité de son état de santé. Tout le monde, y compris les médecins, croyait qu'il ne s'agissait que d'une grave crise nerveuse, qui pourrait s'apaiser avec le temps et par le calme. Or dans ces moments difficiles où il était obligé de résumer pour ainsi dire toute sa vie et où, dans son esprit, il se préparait déjà aux années où il serait privé de tout contact auditif avec le monde et par suite aussi de tout contact sensoriel avec la musique, Smetana devint le point de mire aux attaques les plus grossières de la presse du parti Vieux-Tchèque. Ce n'étaient donc pas les Allemands de Prague, mais les adversaires politiques et les propres compatriotes de Smetana qui l'abattaient. Ils le désignaient comme un homme absolument incapable qui considérait sa fonction au théâtre comme une pure sinécure, qui n'y faisait rien, prenant le théâtre pour un institut de pathologie où il venait de temps en temps soigner ses nerfs. Dans cette situation, dans la nuit du 19 au 20 octobre 1874,

Smetana devint complètement sourd.

La maladie infectieuse et insidieuse, dont les symptomes n'apparaissaient pas au début comme les signes d'une maladie grave et qui se compliquait sans aucun doute par le surmenage nerveux du compositeur, acheva, dans son second stade, son oeuvre néfaste pour s'enfoncer dans l'organisme du malade avant de le détruire, dix ans après, entièrement. Smetana subit toutes sortes de traitements, n'hésitant pas à faire un voyage en Allemagne pour consulter les meilleurs spécialistes, mais tout tétait vain. Les médecins constatèrent une paralysie des nerfs auditifs sans se prononcer clairement sur la cause de la maladie. Le voyage en Allemagne coûta d'ailleurs très cher et Smetana n'avait pas beaucoup d'argent, car ayant perdu l'ouïe, il avait été obligé de se démettre de ses fonctions au Théâtre Provisoire. Après de longues et pénibles négociations, il ne se vit attribuer qu'une très modeste pension annuelle de 1200 florins qui en plus devait lui être payée assez irrégulièrement suivant la composition politique du Comité de direction de la Société du Théâtre. Le paiement de cette pension privait Smetana d'ailleurs même des tantièmes des recettes qu'il devait percevoir 'pour les représentations de ses oeuvres, car il dut céder au Théâtre tous les droits d'auteur relatifs aux opéras qu'il avait déjà écrits, s'engageant en outre à confier la présentation de toutes ses nouvelles oeuvres lyriques uniquement au même Théâtre moyennant une rétribution qui serait fixée par contrat spécial pour chaque oeuvre nouvelle.
Les attaques dont Smetana fut comblé lorsqu'ils s'adressa à certains de ses amis pour leur demander de l'aider à organiser une série de concerts dont le bénéfice pût lui permettre de se soigner nous paraissent donc aujourd'hui absolument incompréhensibles. Le concert qui devait être organisé à Gothembourg ne put avoir lieu, mais l'amie de Smetana, Fröjda, réussit bientôt à mettre à sa disposition une somme relativement importante que lui avaient offerte ses amis de Suède. A Prague, quelques-unes de ses anciennes élèves provenant des familles aristocratiques organisèrent un concert au profit du malade. Il faut donc avouer que ce n'étaient pas des mélomanes tchèques, mais des commerçants étrangers et des aristocrates du pays qui lui vinrent au secours aux moments les plus durs de sa vie.
La surdité priva Smetana pour toujours de tout contact immédiat et sensoriel avec la vie, avec la société et avec les hommes. Il apprit assez tôt à deviner aux mouvements de la bouche des membres de sa famille ce qu'ils disaient. Mais à part cela, son monde demeura fermé au monde extérieur et son imagination musicale ne s'abreuvait plus qu'aux sources les plus profondes de sa propre personnalité. Le silence qui l'entoura fut soudain, mais non absolu. Il était sillonné de bruits, d'hallucinations et de bourdonnements, et quant aux moments calmes destinés à l'activité créatrice, Smetana devait les arracher littéralement au sort.
Or le génie musical de Smetana n'en fut pas atteint. Sa fantaisie continuait de travailler avec une intensité inaffaiblie et sa possession magistrale de la technique compositionnelle lui permettait de résoudre maints problèmes de l'imagination musicale immédiate. Malgré cela il se demandait avec anxiété dans quelle mesure il serait capable d'interpréter la parole et de traduire musicalement un récit, unè action. Dans le domaine de la musique instrumentale il n'était pas préoccupé de doutes pareils. Dès le premier stade de sa maladie, il entendait parmi les vibrations anormales qui assiégeaient son oreille un motif bruyant et uniforme qui l'alarmait et dont il sentait qu'il s'épanouirait un jour en une vaste oeuvre symphonique. Et ainsi au début même de sa surdité, Smetana écrivit, comme d'un seul trait, deux poèmes symphoniques qu'il intitula Vysehrad et Vltava et qui devaient ouvrir son cycle symphonique Ma Patrie, l'oeuvre aux idées et au programme les plus percutants que - à côté de Libuse - il eût jamais écrite.