Il trionfo del tempo e della verità
par Ivan A. Alexandre

Aucun oratorio, pas même le Messie, n'occupe dans la carrière du «cher Saxon» une place comparable à celle du Trionfo del Tempo, alpha et oméga du genre. Composé à Rome en 1707 à la demande du cardinal Pamphili – esthète, mécène et auteur du livret –, Il trionfo del Tempo e del Disinganno est le premier ouvrage de Haendel que nous puissions qualifier d'oratorio – quoique le sujet, allégorie doctrinaire dans le style de Xénophon, poussant la Beauté à choisir entre le Plaisir et la Vérité, ne soit pas d'inspiration biblique, ni même proprement sacrée. Or, citoyen anglais, vieillard aveugle, légende vivante, c'est avec ce même Trionfo, traduit et adapté sous le titre de Triumph of Time and Truth, que le compositeur prendra congé du public londonien le 11 mars 1757, un demi-siècle presque jour pour jour après l'éclosion romaine. Et en 1737, cherchant à nourrir sa saison d'oratorios tandis qu'agonise l'opéra seria, c'est au même ouvrage que Haendel aura recours, cette fois sous le titre de Trionfo del Tempo e della Verità.

Les deux versions extrêmes avaient déjà été enregistrées – le Triumph final par Denys Darlow en 1982 (Hyperion), le Trionfo originel par Marc Minkowski en 1988 (Erato) – et, un peu arrangé, par Daniel Stepner en 1998 (Centaur, récitatifs en anglais!). Mais c'est la première fois que la version intermédiaire parvient au discophile. Celui-ci découvrira donc une partition... intermédiaire à tous égards. La langue de Pamphili n'a pas encore été traduite, et plusieurs numéros demeurent quasi inchangés depuis 1707, mais la fraîcheur et la concision de Rome ont déjà fait place au cérémonial et à la sagesse de Londres. Hier deux parties, à présent trois; hier deux heures, à présent trois – et toujours aucune «action» pour les tendre. L'orchestre s'est étoffé, un choeur a surgi, une figure, le Temps, est montée de ténor à contralto.

Le chef germano-chilien Joachim Carlos Martini a même poussé le zèle jusqu'à enrichir ce texte déjà pléthorique de plusieurs pages empruntées à une reprise de 1739 (avec carillon, comme dans Saul ou l'Allegro), et de l'incomparable «Lascia la spina» de 1707, lequel ne vient pas à la place mais en sus de la version nouvelle, après un arrangement pour deux clavecins d'une version orchestrale encore antérieure! Treize minutes pour un seul numéro, tandis qu'il ne se passe résolument rien.

Voici d'ailleurs le véritable obstacle que rencontrera le profane: le chef considère sa mission remplie quand les notes sont à leur place et bien (parfois très bien) ordonnées. Aucune architecture, aucune urgence, aucune maîtrise du temps. Ce Trionfo-là dépendra donc beucoup de votre patience, et je dois avouer que le dernier disque m'a un peu coûté. D'autant que le plateau reste d'une modestie dont trois heures d'un concert capté live en Allemagne le 31 mai 1998 épuisent les moyens, malgré de jolis moments de Claron McFadden. Un honnête contre-ténor se charge du Temps, un contre-ténor exécrable de la Vérité; même balance parmi les troupes qui unissent un orchestre baroque décent et un choeur insuffisant. Le haendélien mordu sautera donc sur une aubaine qui s'adresse à lui. Au novice, les partitions de 1707 et de 1757 s'imposeront plus volontiers.

Diapason, Avril 2000, n° 469, p. 82