RÉFLEXIONS AUTOUR DE LA TRANSCRIPTION DE BACH À BUSONI:
LA PROBLÉMATIQUE ÉMERGENTE DE LA CONQUÊTE DU TIMBRE
Par Claude Desfray, IA-IPR académie de CAEN
INTRODUCTION
Lobjectif de cet article nest pas de retracer une histoire exhaustive de la conquête du timbre à travers les siècles. Rappelons seulement que cette histoire est liée à dautres paramètres : sociologiques, organologiques, technologiques, voire scientifiques. La conquête du timbre est également indissociable de lévolution du langage musical : la passage de la monodie à la polyphonie, la prise de conscience dune hiérarchie sonore (la tonalité) à laffranchissement de celle-ci, lidée que tout assemblage dévènements sonores organisés puisse aujourdhui faire partie de la production musicale montre à quel point ces différentes notions peuvent séclairer mutuellement.
Les préoccupations en matière de timbre commencent à émerger à la fin de la Renaissance, elles sont souvent liées à la notion despace (les doubles churs de Gabrieli) et de dynamique (lopposition Tutti-ripieno et concertino dans le concerto baroque). Le romantisme amènera la dissociation entre timbre (instruments et modes de jeux), espace (emplacement des sources sonores) et dynamiques. Ces trois éléments constitueront une préoccupation essentielle chez Berlioz comme au début du Te Deum (1848) où lorgue et lorchestre rivalisent de puissance tout en affirmant leurs spécificités de timbre et de localisation. Cette volonté déparpillement des sources sonores avait déjà franchi une étape spectaculaire dans le Tuba Mirum extrait du Requiem (1837).
On rappellera utilement que le mot « timbre » désignait en des temps reculés un air populaire, une mélodie qui pouvait passer dun contexte à lautre : du sacré au profane, de léglise à la cour, de la voix aux instruments. Et cest bien là que la problématique de la conquête du timbre à travers la transcription trouve son entrée.
1. POURQUOI TRANSCRIT-ON?
Sans faire lhistorique de la transcription, rappelons quelques principes :
On transcrit pour changer linstrumentiste ou linstrumentation : le pianiste pourra ainsi sapproprier une pièce pour violon ou faire revivre les moments forts dun opéra au sein dun salon parisien. Lorganiste fera ressortir la polyphonie dun chur à travers son instrument. Le musicien de Jazz quant à lui sappropriera un standard pour le rendre de moins en moins reconnaissable. Le pédagogue musicien est appelé constamment à réaliser des transcriptions pour ses élèves.
On pourra distinguer plusieurs sortes de transcriptions: les réductions de pièces orchestrales (généralement pour un instrument polyphonique, piano, 4 mains ou un petit groupe de musiciens : ce que réalisera Schoenberg avec les valses de J. Strauss), les extensions (orchestration de pièces instrumentales ou de musique de chambre, arrangement
), les paraphrases (assemblage de plusieurs thèmes dune uvre donnée comme un opéra, par exemple), les adaptations, etc.
Dans tous les cas, les motivations du transcripteur se ramènent fréquemment aux enjeux suivants :
1. Timbre (instrumentation)
2. Lieu, contexte (espace)
3. Accessibilité (degré de difficulté dexécution dune pièce)
4. Style, esthétique (thèmes classiques repris en Jazz, etc)
On pourrait également ajouter des contraintes pratiques obligeant celui-ci à transposer pour des raisons de tessiture vocale, ou même à réduire la dimension temporelle de la pièce en adaptant sa construction formelle afin de respecter une durée précise.
2. QUEN EST-IL CHEZ BACH?
Aucun compositeur naura autant été prétexte à transcriptions que J-S. Bach. Citons notamment Mozart, Schumann, Mendelssohn, Alkan, Liszt, Brahms, Saint-Saëns, Rachmaninov, Mahler, Reger, Busoni, Schoenberg, Webern, Stravinsky et plus récemment les Swingle Singers, Jacques Loussier, Walter (Wendy) Carlos ou Bobby Mac Ferrin. La clarté de lécriture, labsence parfois constatée dans certaines uvres dune instrumentation définie (lart de la fugue par exemple) laissent admettre lidée que la structure et lorganisation formelle sont les préoccupations prioritaires chez J-S Bach. Lespace est ainsi très ouvert et autorise de ce fait le transcripteur, larrangeur à apposer sa signature à côté de celle du Cantor.
La chaconne, tirée dun recueil de 6 partitas pour violon solo (1720) a elle-même fait lobjet de nombreuses transcriptions comme nous le verrons plus loin.
Rappelons que Bach a été un fervent transcripteur de ses contemporains. Son goût affirmé pour le style italien la amené à transcrire pour orgue plusieurs pièces de Vivaldi comme ce Concerto BWV 593 en la m daprès le Concerto op. 3 n° 8 pour 2 violons RV 522. Précisons que les deux buffets distincts (positif et grand orgue) de certains instruments sont tout à fait appropriés pour faire ressortir les deux plans sonores du concerto par lutilisation dune registration adaptée (opposition plein-jeux et jeux de détail).
Bach ne sest pas contenté de transcrire ses contemporains, il sest surtout transcrit lui-même. Le passage de la monodie à la polyphonie et son corollaire : la transcription extension ont été plusieurs fois abordés dans son uvre. Citons parmi dautres le premier mouvement de la célèbre Partita BWV 1006 en Mi pour violon tiré du même recueil que la Chaconne. Lallure enjouée de ce mouvement permet au compositeur den proposer une extension solennelle dans la Sinfonia de la cantate BWV 29 où la polyphonie et la diversité des timbres semblent rompre avec lunité et la fluidité ressentie dans la version violon solo : lensemble orchestral se voit enrichi dun orgue, de trompettes et de timbales ce qui contribue à donner une allure festive à cette cantate que Bach composa pour le dimanche 27 août 1731. Lécriture de la partie dorgue suit dassez près celle du violon solo, en revanche, timbales et trompettes viennent placer des accents qui donnent à lensemble une couleur et une dynamique nouvelles.
Camille Saint-Saëns réalisera en 1862 une transcription-réduction pour piano de cette sinfonia tandis que Rachmaninov reviendra à la partita pour violon et en proposera une transcription-extension pour piano, la rendant polyphonique et de ce fait y apportant sa propre marque stylistique (chromatisme et contrepoints étrangers à Bach). Schumann quelques décennies plus tôt en avait proposé une amplification: reprenant rigoureusement la partie violon solo, il la soutient par de sobres accords de piano destinés à faire entendre lharmonie implicite que génère le violon solo.
La grande popularité de certaines pièces dorgue de J-S Bach amènera F.Liszt à tenter la réduction pour piano de 7 de celles-ci. Lambition est de permettre au pianiste ne disposant pas de pédalier de faire vivre à travers ses doigts les quelques grands préludes et fugues ainsi transcrits. Le piano en fait parfaitement ressortir lécriture polyphonique, la main gauche utilisant fréquemment les octaves afin de suggérer la profondeur dun jeu de 16 du pédalier dorgue. La réverbération de la cathédrale est compensée par un usage abondant de la pédale, libérant les étouffoirs et laissant résonner les cordes.
3. CHEZ SCHOENBERG, WEBERN ET STRAVINSKY?
Il en va tout autrement de la transcription-extension quest lorchestration. On en trouve plusieurs tentatives au début du XX° siècle où le changement de timbre implique un changement desthétique. Cest ce quavait parfaitement compris Arnold Schoenberg lorsquil réalise une transcription « maximaliste » du grand prélude et triple fugue en Mib BWV 552 que Bach composa pour encadrer sa Messe luthérienne pour orgue. Schoenberg introduit dans son orchestration des timbres complètement étrangers (xylophone, glockenspiel) à lesthétique de Bach.
Webern, dans son orchestration du Ricercare à 6 de loffrande musicale propose une alternative plus intimiste : chacune des six parties nest plus assignée à un seul instrument immuable mais passe en relais dun instrument à lautre, selon le principe de la klangfarbenmelodie produisant la dispersion des sources sonores.
Stravinsky, quant à lui affirmera clairement sa volonté de jouer sur les timbres, larticulation des sons, le désassemblage puis la reconstruction du phrasé, en ajoutant des notes et des accents étrangers à lécriture de Bach dans ses Variations canoniques sur le choral «von himmel hoch» quil transcrit pour chur et orchestre. Chaque note en valeur longue du choral voit son attaque renforcée dune trompette avec sourdine, comme pour en accentuer le transitoire dattaque.
Ces trois exemples dorchestration qui «sonnent XX° siècle» confirment lidée que le timbre participe fortement à lidentité esthétique dune uvre.
4. ET CHEZ BUSONI?
Le passage de lorgue au piano a été traité par Busoni de manière théorique, il a laissé un document didactique Von der Übertragung Bachsscher Orgelwerke auf das Pianoforte (ed. Breitkopf) dans lequel il explique en détail comment seffectue dans les nombreuses transcriptions quil a laissées, le passage dun instrument à lautre. Tout comme dans certains traités décriture, Busoni illustre son propos dexemples abondants jugés corrects et incorrects comme dans lexemple qui suit proposant une transcription de la fugue en ut BWV 564, et dont la version définitive sera cependant différente de celle-ci:
Il sattarde sur les registres de lorgue, lutilisation des harmoniques (quintes, octaves
) dans le plein jeu ainsi que dans les jeux de détail (tierces dans le cornet de V rangs) rappelant ainsi que lorgue est le tout premier instrument à réaliser la synthèse sonore par addition dharmoniques. Nous trouvons au moins deux exemples de cette synthèse sonore par superposition dharmoniques naturels : chez Saint-Saëns dans son 5° concerto pour piano «légyptien» où après avoir exploré quelques modes orientaux, le piano semble rechercher des timbres plus exotiques en jouant un motif accompagné dans le dessus en tierces majeures et surtout dans le Boléro de Ravel dans lequel cor et célesta sont en Do tandis que la flûte piccolo est en Mi.
Dans lécriture pianistique de Busoni, cette volonté de suggérer les timbres de lorgue se traduira par un élargissement de la palette sonore du piano : accords chargés, octaves redoublées, abondance de tierces, de sixtes et doctaves, voire de dixièmes parallèles (Busoni avait de grandes mains !) sans oublier les fréquents trémolos car il faut bien compenser la capacité de lorgue à tenir les sons.
Dans la plupart de ses transcriptions, il mettra fréquemment en avant une conception virtuose et ambitieuse : il sagit toujours pour Busoni, de relever un défi. Prenons par exemple le choral pour orgue « Nun freut euch » bwv 734, lécriture pour orgue fait ressortir trois plans sonore distincts : une guirlande de doubles croches ornementales ininterrompue jusquà la fin du choral tandis que la main gauche ponctue une basse continue en croches. Le pédalier se voit confier le thème du choral en valeurs longues (blanches et noires). Il y a donc une grande indépendance de jeu entre ces trois parties superposées. Busoni répartira le thème du choral entre les deux mains et nhésitera pas à le faire jouer en octaves afin de lui donner une couleur différente lors de sa seconde présentation :
Autre défi relevé par Busoni : transcrire une transcription déjà existante, il sagit de La Campanella de Liszt, qui est elle-même une suite de variations pour piano sue le thème du final du 2° concerto pour violon de Paganini. Cette pièce techniquement très difficile à jouer ne létait sans doute pas assez pour Busoni qui en propose une relecture personnelle visant à amplifier les difficultés déjà existantes, nhésitant pas à rajouter des embryons de canon:
Si le seul but de Busoni avait été de briller par une virtuosité spectaculaire héritée de Franz Liszt, ses transcriptions ne jouiraient pas dune actuelle popularité. On peut en effet citer bon nombre de pianistes transcripteurs quasiment tombés dans loubli ou dont on ressort les partitions lors de rares concerts thématiques : Tausig, Thalberg, Godowsky, etc
Lintérêt de la production busonienne réside ailleurs, quelques éléments biographiques devraient éclairer cette question :
5. QUELQUES ASPECTS DE LA PERSONNALITÉ DE BUSONI:
PARTAGÉ ENTRE 2 SIÈCLES ET 2 CULTURES
Né dune mère allemande et dun père italien, tout deux musiciens, Feruccio Busoni est vite acclamé comme un enfant prodige du piano (concerts dès lâge de huit ans, dirige ses premières compositions à douze ans). Il perfectionne ses connaissances techniques avec Max Reger pour la composition. Cette double culture européenne du nord et du sud dont il bénéficie favorisera sa curiosité artistique et son goût pour les voyages et les découvertes culturelles et esthétiques. Il vivra en Italie, en Autriche, en Allemagne, enseignera à Moscou, Helsinki, Boston (USA) puis sinstallera définitivement à Berlin. Sa culture latino anglo-saxonne deviendra cosmopolite.
Ce parcours exceptionnel a laissé de nombreuses traces dans sa production. Ses opéras Arlecchino et Turandot (1917 soit près de 10 ans avant celle de Puccini) issus de la Commedia dell arte sont de libres adaptations des pièces de Carlo Gozzi. Ainsi nous trouvons dans Turandot un conte Italien chanté en allemand dont lhistoire se passe en Chine et dont le début lacte II nous permet dentendre un arrangement de Greensleeves (célèbre mélodie de lépoque dHenry VIII), que Busoni ne pût sempêcher de transcrire également pour piano avec une pièce intitulée Elegie «Frauengemach-Turandot».
Son séjour de trois ans aux USA lui a inspiré une série de pièces pour piano Indianische Tagebuch daprès des thèmes « peaux-rouges » comme Busoni aimait à le dire lui-même.
Ses nombreux récitals de piano lont amené comme lavait fait Liszt à paraphraser certains opéras célèbres comme Carmen dont il donne un résumé éblouissant dans sa sonatine VI pour piano (1920) tout en enrichissant le langage harmonique de Bizet.
Lorsque lon examine le catalogue des uvres de Busoni, on saperçoit que les trois quarts de sa production font référence à dautres compositeurs : outre 7 volumes de transcriptions consacrées à Bach, il revisita Mozart, Cramer, Beethoven, Schubert, Novacek, Chopin, Liszt, Paganini, Mendelssohn, Brahms, Gade, Goldmark, Wagner, mais aussi
Schoenberg.
De ce dernier, il réécrira la 2° des trois pièces pour piano op 11 (1909) dans laquelle il est expressément fait mention de lutilisation de la troisième pédale du piano dite « pédale tonale » ou « sostenuto » brevetée par Steinway en 1874 et dont lusage se généralisera au XX° siècle.
La ré-écriture de certaines pièces amène Busoni aux frontières de la transcription: dans un recueil modestement nommé album à la jeunesse, lune des pièces sintitule « prélude, fugue et fugue figurée ». Il sagit en fait dune relecture du prélude et fugue en ré majeur tiré du premier livre du Clavier bien tempéré de J-S Bach. La «fugue figurée» est en réalité une superposition du prélude et de la fugue précédemment entendus, Busoni créant ainsi lillusion que le plan harmonique des deux pièces est totalement compatible.
Le quart restant de la production de Busoni montre que ses préoccupations langagières sont bien celles de son temps, ainsi dans ce même recueil An die Jugend epilogo (1909), on peut entendre clairement des motifs dodécaphoniques, même sils sont encore traités de manière tonale. Dans sa deuxième sonatine pour piano (1912), il rompt clairement avec la tonalité.
Outre ses nombreuses compositions, on doit à Busoni plusieurs écrits : une méthode pour piano proposant notamment des gammes avec des enchaînements de doigtés jusqualors inusités. Il introduit dans le jeu pianistique un concept de sonorité orchestrale.
Il publie en 1907 un livre, dédié au poète Rainer Maria Rilke " Esquisse d'une nouvelle esthétique musicale " dans lequel il défend les compositeurs novateurs de son temps (il dirigea à Berlin Fauré, Debussy et Bartok). Il propose notamment un système de cent treize modes heptatoniques différents et il suggère d'écrire de la musique dans des gammes exotiques.
Rappelons que le terrain modal avait déjà été exploré par Debussy et que Scriabine avait mis un point un système harmonique tout à fait original qui trouve son aboutissement dans Prométhée ou le poème du feu (1910): il y utilise un accord de « synthèse » qui est une superposition de trois sortes de quartes : justes, augmentées, diminuées (ré#-sol). Il fait également mention dans la partition dun clavier de lumières projetant des couleurs liées aux modes et accords utilisés.
Dans les dernières études que Scriabine composa pour le piano, on trouve une systématisation de cette harmonie de synthèse comme dans l'opus 65 n°1 où la main droite évolue en neuvièmes parallèles, donnant une couleur particulière au piano.
Rappelons également que Schoenberg avait brièvement exploré le domaine des quartes superposées dans sa Symphonie de chambre op. 9 (1906).
Cest à cette époque que lingénieur Thaddeus Cahill présentera une invention : le Dynamophone ou Teleharmonium qui retiendra toute lattention de Busoni. Il sagit de lun des premiers générateurs de sons électriques de lhistoire de la musique. Linstrument, composé de nombreuses bobines dinduction pèse plus de 200 tonnes. Même si son existence fut relativement brève, elle intéressa Busoni qui était persuadé que les instruments « acoustiques » disponibles alors étaient trop limités, dans leur timbre, dans leur étendue, dans leur capacité à gérer les micro-intervalles (entrevus par Charles Ives outre-atlantique) et les nouvelles échelles modales quil préconise dans ses écrits. Il voyait dans les recherches de Cahill une réponse probable à la question des sonorités nouvelles.
Il est un autre aspect méconnu de la personnalité de Busoni, cest le philosophe, passionné de métaphysique hermétique comme le fut Scriabine avec la « théosophie ». Son dernier opéra nest-il pas un « Doktor Faust » achevé en 1925 par son élève Philippe Jarnach.
Véritable visionnaire en ce début de XX° siècle, il déclarera que « la musique est née libre et quelle doit constamment saffranchir des limites imposées par les instruments dont on dispose.»
Même si Busoni pressentait les conquêtes du siècle commençant en matière de timbre, son esprit novateur sest beaucoup plus affirmé dans ses écrits théoriques et pédagogiques que dans sa production musicale personnelle.
Parmi ses élèves en piano on retiendra Claudio Arrau, Egon Petri, Alexandre Brailowsky. Mais on pourra sétonner dapprendre que le point commun à Kurt Weill, Percy Grainger et Edgar Varèse fut davoir suivi les cours de composition de Busoni.
Il fut dailleurs considéré par Stravinsky, comme l'un des précurseurs de l'idéologie musicale contemporaine.
6. LA CHACONNE, PASSAGE DU VIOLON AU PIANO:
CONQUÊTE DUN ESPACE SONORE
Toute forme musicale dont le matériau de départ est une boucle variée, un ostinato, un court motif répété à la basse ou dans toute autre partie amène obligatoirement le compositeur à travailler sur la texture sonore, le monnayage rythmique, la tessiture, les timbres à travers les modes de jeu ou lorchestration. Cest ce que firent Buxtehude, Pachelbel ou Bach dans leurs diverses chaconnes ou passacailles écrites pour lorgue. On trouve également une très belle chaconne pour violon et continuo attribuée à Tomaso Antonio Vitali (1663-1745) écrite en sol mineur et dont la basse est constituée des quatre notes descendantes (sol fa mib ré), la parenté avec Bach semble également évidente dans lécriture de la partie de violon :
Dans le cas de notre chaconne pour violon solo, le travail de variation portera essentiellement sur l'écriture, l'alternance monodie-polyphonie, le jeu sur une ou quatre cordes. Mais on trouvera également de grands contrastes d'intensité, de registres, de tempi.
Si l'on compare les enveloppes d'intensité de deux interprétations :
Violon Baroque : Sigiswald Kuijken Violon actuel : Leonid Kogan
On constate immédiatement que l'interprétation baroque se veut linéaire, rassurante tandis que le jeu sur instrument actuel affiche certains contrastes.
Si l'on compare maintenant avec la transcription de Busoni, le piano est l'instrument des contrastes par excellence. Que l'on prenne l'interprétation de Jorge Bolet ou d'Arturo Benedetti Michelangeli, il ressort de leurs jeux respectifs une structure immuable faite de cinq grandes sections :
Lexplication réside dans lextrême précision de la partition de Busoni qui ne fait aucune économie dindication de nuances ni de modes de jeux : du pp au fff, du marcatissimo au « quasi tromboni » du choral en ré majeur (indiqué par la flèche verticale = milieu de la pièce), on ne peut quobserver la précision des ces indications au service dune grande exigence de linterprétation.
Nous pouvons parcourir la partition à laide du document téléchargeable «Bach-Brahms-Busoni: triple lecture de la chaconne» sur: http://www.discip.ac-caen.fr/musique/bac.html#3b. La version de Brahms (1879) pour main gauche seule constitue une étape intermédiaire : le jeu du violon, instrument couramment monodique et exceptionnellement polyphonique sadapte parfaitement au jeu pianistique dune seule main. Brahms se contente de transposer la totalité des variations à loctave inférieure en respectant scrupuleusement lalternance de jeu monodique et polyphonique. Aucun son nest ajouté ni retiré, il rétrécit lambitus de certains arpèges (mes 96 à 124) plus praticables au violon quavec la seule main gauche. Le défi technique est ainsi relevé.
Il en va tout autrement de la transcription de Busoni (1897). Le spectacle visuel et gestuel du violoniste jouant la Chaconne a incité Busoni à travailler entre autres sur cet élément : dès les premières mesures, les croisements de mains sont obligés. On trouvera une écriture à « trois étages » (mes 122 et suivantes puis 205 à 212) héritée de Liszt et générant de rapides mouvements latéraux et simultanés des deux mains qui peuvent être parallèles ou en mouvement contraire.
Cet investissement de toute la largeur du clavier saccompagne dun travail sur les sonorités : les premières variations en valeurs pointées explorent diverses possibilités : unisson (mes 9-12), octaves medium grave (mes 1316), octaves medium aigü (mes 17-20), octaves redoublées (mes 21-24) avec indication précise de pédale una corda (pédale douce) afin de produire un son feutré. Lusage successif dunissons (mes65-68) de triples (69-72) puis de quadruples octaves « pesante » (73-76) est bien là pour renforcer leffet dynamique du crescendo. Dans le point culminant suivant (mes91-92), cest lintermittence des doublures doctave qui amène le piano subito.
Lharmonie de Bach est globalement respectée voire enrichie : là où le violon est monodique, Busoni réalise la basse et harmonise les parties supérieures (mes 33-36). Il reprendra cet élément afin de contrepointer les mesures suivantes (37-40). Certaines variations seront contrepointées avec des éléments totalement extérieurs à la Chaconne (mes 125-128) où la main gauche semble citer un sujet de fugue célèbre ou encore un trait de pédalier dorgue (181-188).
Le plan harmonique très simple de cette pièce (de la tonique à la dominante) amènera Busoni à utiliser une pédale de tonique (mes77-80) comme pour apaiser après un long et puissant crescendo. Dans la partie excentrée en majeur, cest au contraire une longue pédale de dominante qui vient renforcer la tension produite par le crescendo (mes157-176) pour se résoudre à son tour sur une pédale de tonique (mes181-184). Busoni pressentait déjà fortement la nécessité dune réhabilitation de la pédale tonale (présentée lors dune exposition parisienne par le facteur marseillais Boisselot en 1844), oubliée puis réhabilitée par Steinway en 1874. Vers 1920, sa présence se généralise sur les pianos de concert. Rappelons quelle permet de soulever les étouffoirs de manière sélective.
Lévolution de la facture du piano depuis le début du 19° siècle laisse apparaître une préoccupation constante : le contrôle de lartiste sur la qualité du son produit est très inférieur au contrôle que peut en avoir le violoniste ou linstrumentiste à vent. Cette frustration a progressivement été compensée par des progrès techniques considérables : le double échappement qui permet de répéter des notes très rapidement (indispensable mes233 à 244) et assure un meilleur contrôle du phrasé. Lintroduction de matériaux métalliques (cadres, sommiers
) permit de gagner de la puissance et une plus grande précision. Les cordes croisées enrichissent la résonance des harmoniques. Lajout de la pédale douce una corda qui décale les marteaux vers la gauche permet dobtenir un son plus lointain. Beethoven en valorisera ostensiblement les effets dans le troisième mouvement de sa sonate op 110 :
Dabord sur la répétition dun son : la progression harmonique se fige afin de laisser linterprète écouter la résonance dune seule note sur une corde puis sur trois :
Puis sur la répétition insistante d’un accord de Sol Majeur en crescendo :
C'est dans ce même esprit de recherche de sonorités que Busoni arpège longuement un accord de sol majeur dans Frauengemach Turandot : il explore la disposition des sons, les différents registres, les doublures changeantes, les différentes manières d'arpéger les composantes de l'accord, la possibilité pour la main gauche de décliner une harmonie secondaire pendant l'«harmonie-pédale» de la main droite.
Il est probable que la pédale harmonique ou quatrième pédale conçue par Denis de la Rochefordière et brevetée en 1997 aurait vivement intéressé Busoni. Sa fonction est de soulever lensemble des étouffoirs tout en faisant retomber ceux des notes jouées. Elle permet ainsi de conserver les sons harmoniques par sympathie en rémanence.
On pourra laisser le débat ouvert quant à la richesse respective du timbre du violon et du piano. Voici simplement à titre comparatif le spectrographe dun fa 4 joué au violon (gauche) puis au piano (droite), il fait clairement apparaître des différences essentielles quant à lattaque, le vibrato, la répartition des harmoniques composant les timbres respectifs:
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7. TRIBULATIONS DE LA CHACONNE À TRAVERS LES SIÈCLES
uvre emblématique de la littérature pour violon solo, la chaconne de Bach a fait lobjet de plusieurs transcriptions et arrangements. On pourrait envisager de raconter lhistoire de « la conquête du timbre » à travers lexploration de ses différentes versions. Nous avons déjà mentionné Schumann et Mendelssohn qui ont réalisé un accompagnement piano sans pour autant transformer la partie de violon solo.
Contemporain de Brahms, un autre romantique : le pianiste suisse Joseph-Joachim Raff (1822-1882) en propose une version piano en 1865. On rapporte quil fut le seul capable de la jouer tant lécriture polyphonique en était étendue et le contrepoint chargé. Cest pour cette raison quil en entreprit une orchestration en 1873. Il déclara à ce propos que l'oeuvre pour violon de Bach ne pouvait qu'être la réduction d'une pièce plus conséquente mais perdue.
Il faut attendre 1950 et Léopold Stokowski pour retrouver une orchestration symphonique d'esthétique totalement romantique.
Parmi d'autres versions pour instrument solo, on peut mentionner celle d'Andrès Segovia pour guitare ou Friedrich Lips pour accordéon.
Plus récemment on trouve une transcription pour trio (piano, vl, vlc) par Anne Dudley (compositeur de musique de film à qui l'on doit «The full monty», notamment.). Cette transcription fait ressortir trois plans sonores distincts. Toutes les combinaisons autour du chiffre trois sont envisagées : les rôles respectifs distribués dans un changement constant (solo, duos, trio) amenant chaque instrument à utiliser des modes de jeux variés : pizzicati, harmoniques.
Nous signalerons enfin une curiosité, le luthiste José Miguel Moreno a rassemblé dans un enregistrement « De occulta philosophia » plusieurs transcriptions dont une Chaconne tombeau pour luth, soprano et contre-ténor. Il sagit dune réalisation basée sur la théorie du professeur Helga Thoene, violoniste et musicologue, persuadée que Bach avait volontairement « caché » des versets de choral dans sa chaconne. Cette théorie, qui nengage que son auteur, est étayée par de nombreux calculs « numérologiques » figurant dans la documentation jointe à lenregistrement. Le titre De occulta philosophia reprend celui dun ouvrage de Cornelius Agrippa (1486-1535) médecin de la Renaissance qui publia ainsi son traité dalchimie et de philosophie hermétique.
L«alchimie» sonore qui en résulte nous ramène finalement vers lesthétique baroque de cette pièce, la boucle se refermant ainsi.
C Desfray
8. BIBLIOGRAPHIE
Ferruccio Busoni, Esquisse d'une nouvelle esthétique de la musique, New York, Douvres Publications, 1962
Ferruccio Busoni, a biography, by Edward J. Dent. Published: Oxford, Clarendon Press 1966
Edition intégrale des transcriptions daprès J-S BACH: 7 volumes Ed Breitkopf
Edition intégrale des transcriptions daprès J-S BACH: 7 volumes Ed Breitkopf
9. SITE SUR BUSONI
http://www.rodoni.ch/busoni/
Sur
Joseph-Joachim RAFF
http://www.raff.org/index.htm
Sur
Thaddeus CAHILL
http://www.synthmuseum.com/magazine/0102jw.html
Sur lhistorique du piano
http://mediatheque.ircam.fr/articles/textes/Causse93a/
http://www.harmonicpianopedal.com/frameset.php?langue=fr&page=mecanisme.php
Le document « triple lecture »
http://www.discip.ac-caen.fr/musique/bac.html#3b
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