RÉFLEXIONS AUTOUR DE LA TRANSCRIPTION DE BACH À BUSONI:

LA PROBLÉMATIQUE ÉMERGENTE DE LA CONQUÊTE DU TIMBRE

Par Claude Desfray, IA-IPR académie de CAEN

INTRODUCTION

L’objectif de cet article n’est pas de retracer une histoire exhaustive de la conquête du timbre à travers les siècles. Rappelons seulement que cette histoire est liée à d’autres paramètres : sociologiques, organologiques, technologiques, voire scientifiques. La conquête du timbre est également indissociable de l’évolution du langage musical : la passage de la monodie à la polyphonie, la prise de conscience d’une hiérarchie sonore (la tonalité) à l’affranchissement de celle-ci, l’idée que tout assemblage d’évènements sonores organisés puisse aujourd’hui faire partie de la production musicale montre à quel point ces différentes notions peuvent s’éclairer mutuellement.

Les préoccupations en matière de timbre commencent à émerger à la fin de la Renaissance, elles sont souvent liées à la notion d’espace (les doubles chœurs de Gabrieli) et de dynamique (l’opposition Tutti-ripieno et concertino dans le concerto baroque). Le romantisme amènera la dissociation entre timbre (instruments et modes de jeux), espace (emplacement des sources sonores) et dynamiques. Ces trois éléments constitueront une préoccupation essentielle chez Berlioz comme au début du Te Deum (1848) où l’orgue et l’orchestre rivalisent de puissance tout en affirmant leurs spécificités de timbre et de localisation. Cette volonté d’éparpillement des sources sonores avait déjà franchi une étape spectaculaire dans le Tuba Mirum extrait du Requiem (1837).

On rappellera utilement que le mot « timbre » désignait en des temps reculés un air populaire, une mélodie qui pouvait passer d’un contexte à l’autre : du sacré au profane, de l’église à la cour, de la voix aux instruments. Et c’est bien là que la problématique de la conquête du timbre à travers la transcription trouve son entrée.

1. POURQUOI TRANSCRIT-ON?

Sans faire l’historique de la transcription, rappelons quelques principes :

On transcrit pour changer l’instrumentiste ou l’instrumentation : le pianiste pourra ainsi s’approprier une pièce pour violon ou faire revivre les moments forts d’un opéra au sein d’un salon parisien. L’organiste fera ressortir la polyphonie d’un chœur à travers son instrument. Le musicien de Jazz quant à lui s’appropriera un standard pour le rendre de moins en moins reconnaissable. Le pédagogue musicien est appelé constamment à réaliser des transcriptions pour ses élèves.

On pourra distinguer plusieurs sortes de transcriptions: les réductions de pièces orchestrales (généralement pour un instrument polyphonique, piano, 4 mains ou un petit groupe de musiciens : ce que réalisera Schoenberg avec les valses de J. Strauss), les extensions (orchestration de pièces instrumentales ou de musique de chambre, arrangement…), les paraphrases (assemblage de plusieurs thèmes d’une œuvre donnée comme un opéra, par exemple), les adaptations, etc.

Dans tous les cas, les motivations du transcripteur se ramènent fréquemment aux enjeux suivants :

1. Timbre (instrumentation)

2. Lieu, contexte (espace)

3. Accessibilité (degré de difficulté d’exécution d’une pièce)

4. Style, esthétique (thèmes classiques repris en Jazz, etc)

On pourrait également ajouter des contraintes pratiques obligeant celui-ci à transposer pour des raisons de tessiture vocale, ou même à réduire la dimension temporelle de la pièce en adaptant sa construction formelle afin de respecter une durée précise.


2. QU’EN EST-IL CHEZ BACH?

Aucun compositeur n’aura autant été prétexte à transcriptions que J-S. Bach. Citons notamment Mozart, Schumann, Mendelssohn, Alkan, Liszt, Brahms, Saint-Saëns, Rachmaninov, Mahler, Reger, Busoni, Schoenberg, Webern, Stravinsky et plus récemment les Swingle Singers, Jacques Loussier, Walter (Wendy) Carlos ou Bobby Mac Ferrin. La clarté de l’écriture, l’absence parfois constatée dans certaines œuvres d’une instrumentation définie (l’art de la fugue par exemple) laissent admettre l’idée que la structure et l’organisation formelle sont les préoccupations prioritaires chez J-S Bach. L’espace est ainsi très ouvert et autorise de ce fait le transcripteur, l’arrangeur à apposer sa signature à côté de celle du Cantor.

La chaconne, tirée d’un recueil de 6 partitas pour violon solo (1720) a elle-même fait l’objet de nombreuses transcriptions comme nous le verrons plus loin.

Rappelons que Bach a été un fervent transcripteur de ses contemporains. Son goût affirmé pour le style italien l’a amené à transcrire pour orgue plusieurs pièces de Vivaldi comme ce Concerto BWV 593 en la m d’après le Concerto op. 3 n° 8 pour 2 violons RV 522. Précisons que les deux buffets distincts (positif et grand orgue) de certains instruments sont tout à fait appropriés pour faire ressortir les deux plans sonores du concerto par l’utilisation d’une registration adaptée (opposition plein-jeux et jeux de détail).

Bach ne s’est pas contenté de transcrire ses contemporains, il s’est surtout transcrit lui-même. Le passage de la monodie à la polyphonie et son corollaire : la transcription extension ont été plusieurs fois abordés dans son œuvre. Citons parmi d’autres le premier mouvement de la célèbre Partita BWV 1006 en Mi pour violon tiré du même recueil que la Chaconne. L’allure enjouée de ce mouvement permet au compositeur d’en proposer une extension solennelle dans la Sinfonia de la cantate BWV 29 où la polyphonie et la diversité des timbres semblent rompre avec l’unité et la fluidité ressentie dans la version violon solo : l’ensemble orchestral se voit enrichi d’un orgue, de trompettes et de timbales ce qui contribue à donner une allure festive à cette cantate que Bach composa pour le dimanche 27 août 1731. L’écriture de la partie d’orgue suit d’assez près celle du violon solo, en revanche, timbales et trompettes viennent placer des accents qui donnent à l’ensemble une couleur et une dynamique nouvelles.

Camille Saint-Saëns réalisera en 1862 une transcription-réduction pour piano de cette sinfonia tandis que Rachmaninov reviendra à la partita pour violon et en proposera une transcription-extension pour piano, la rendant polyphonique et de ce fait y apportant sa propre marque stylistique (chromatisme et contrepoints étrangers à Bach). Schumann quelques décennies plus tôt en avait proposé une amplification: reprenant rigoureusement la partie violon solo, il la soutient par de sobres accords de piano destinés à faire entendre l’harmonie implicite que génère le violon solo.

La grande popularité de certaines pièces d’orgue de J-S Bach amènera F.Liszt à tenter la réduction pour piano de 7 de celles-ci. L’ambition est de permettre au pianiste ne disposant pas de pédalier de faire vivre à travers ses doigts les quelques grands préludes et fugues ainsi transcrits. Le piano en fait parfaitement ressortir l‘écriture polyphonique, la main gauche utilisant fréquemment les octaves afin de suggérer la profondeur d’un jeu de 16’ du pédalier d’orgue. La réverbération de la cathédrale est compensée par un usage abondant de la pédale, libérant les étouffoirs et laissant résonner les cordes.

3. CHEZ SCHOENBERG, WEBERN ET STRAVINSKY?

Il en va tout autrement de la transcription-extension qu’est l’orchestration. On en trouve plusieurs tentatives au début du XX° siècle où le changement de timbre implique un changement d’esthétique. C’est ce qu’avait parfaitement compris Arnold Schoenberg lorsqu’il réalise une transcription « maximaliste » du grand prélude et triple fugue en Mib BWV 552 que Bach composa pour encadrer sa Messe luthérienne pour orgue. Schoenberg introduit dans son orchestration des timbres complètement étrangers (xylophone, glockenspiel) à l’esthétique de Bach.

Webern, dans son orchestration du Ricercare à 6 de l’offrande musicale propose une alternative plus intimiste : chacune des six parties n’est plus assignée à un seul instrument immuable mais passe en relais d’un instrument à l’autre, selon le principe de la klangfarbenmelodie produisant la dispersion des sources sonores.

Stravinsky, quant à lui affirmera clairement sa volonté de jouer sur les timbres, l’articulation des sons, le désassemblage puis la reconstruction du phrasé, en ajoutant des notes et des accents étrangers à l’écriture de Bach dans ses Variations canoniques sur le choral «von himmel hoch» qu’il transcrit pour chœur et orchestre. Chaque note en valeur longue du choral voit son attaque renforcée d’une trompette avec sourdine, comme pour en accentuer le transitoire d’attaque.

Ces trois exemples d’orchestration qui «sonnent XX° siècle» confirment l’idée que le timbre participe fortement à l’identité esthétique d’une œuvre.


4. ET CHEZ BUSONI?

Le passage de l’orgue au piano a été traité par Busoni de manière théorique, il a laissé un document didactique Von der Übertragung Bach’sscher Orgelwerke auf das Pianoforte (ed. Breitkopf) dans lequel il explique en détail comment s’effectue dans les nombreuses transcriptions qu’il a laissées, le passage d’un instrument à l’autre. Tout comme dans certains traités d’écriture, Busoni illustre son propos d’exemples abondants jugés corrects et incorrects comme dans l’exemple qui suit proposant une transcription de la fugue en ut BWV 564, et dont la version définitive sera cependant différente de celle-ci:

Il s’attarde sur les registres de l’orgue, l’utilisation des harmoniques (quintes, octaves…) dans le plein jeu ainsi que dans les jeux de détail (tierces dans le cornet de V rangs) rappelant ainsi que l’orgue est le tout premier instrument à réaliser la synthèse sonore par addition d’harmoniques. Nous trouvons au moins deux exemples de cette synthèse sonore par superposition d’harmoniques naturels : chez Saint-Saëns dans son 5° concerto pour piano «l’égyptien» où après avoir exploré quelques modes orientaux, le piano semble rechercher des timbres plus exotiques en jouant un motif accompagné dans le dessus en tierces majeures et surtout dans le Boléro de Ravel dans lequel cor et célesta sont en Do tandis que la flûte piccolo est en Mi.

Dans l’écriture pianistique de Busoni, cette volonté de suggérer les timbres de l’orgue se traduira par un élargissement de la palette sonore du piano : accords chargés, octaves redoublées, abondance de tierces, de sixtes et d’octaves, voire de dixièmes parallèles (Busoni avait de grandes mains !) sans oublier les fréquents trémolos car il faut bien compenser la capacité de l’orgue à tenir les sons.

Dans la plupart de ses transcriptions, il mettra fréquemment en avant une conception virtuose et ambitieuse : il s’agit toujours pour Busoni, de relever un défi. Prenons par exemple le choral pour orgue « Nun freut euch » bwv 734, l’écriture pour orgue fait ressortir trois plans sonore distincts : une guirlande de doubles croches ornementales ininterrompue jusqu’à la fin du choral tandis que la main gauche ponctue une basse continue en croches. Le pédalier se voit confier le thème du choral en valeurs longues (blanches et noires). Il y a donc une grande indépendance de jeu entre ces trois parties superposées. Busoni répartira le thème du choral entre les deux mains et n’hésitera pas à le faire jouer en octaves afin de lui donner une couleur différente lors de sa seconde présentation :

 Autre défi relevé par Busoni : transcrire une transcription déjà existante, il s’agit de La Campanella de Liszt, qui est elle-même une suite de variations pour piano sue le thème du final du 2° concerto pour violon de Paganini. Cette pièce techniquement très difficile à jouer ne l’était sans doute pas assez pour Busoni qui en propose une relecture personnelle visant à amplifier les difficultés déjà existantes, n’hésitant pas à rajouter des embryons de canon:

 Si le seul but de Busoni avait été de briller par une virtuosité spectaculaire héritée de Franz Liszt, ses transcriptions ne jouiraient pas d’une actuelle popularité. On peut en effet citer bon nombre de pianistes transcripteurs quasiment tombés dans l’oubli ou dont on ressort les partitions lors de rares concerts thématiques : Tausig, Thalberg, Godowsky, etc…

L’intérêt de la production busonienne réside ailleurs, quelques éléments biographiques devraient éclairer cette question :


5. QUELQUES ASPECTS DE LA PERSONNALITÉ DE BUSONI:
PARTAGÉ ENTRE 2 SIÈCLES ET 2 CULTURES

Né d’une mère allemande et d’un père italien, tout deux musiciens, Feruccio Busoni est vite acclamé comme un enfant prodige du piano (concerts dès l’âge de huit ans, dirige ses premières compositions à douze ans). Il perfectionne ses connaissances techniques avec Max Reger pour la composition. Cette double culture européenne du nord et du sud dont il bénéficie favorisera sa curiosité artistique et son goût pour les voyages et les découvertes culturelles et esthétiques. Il vivra en Italie, en Autriche, en Allemagne, enseignera à Moscou, Helsinki, Boston (USA) puis s’installera définitivement à Berlin. Sa culture latino anglo-saxonne deviendra cosmopolite.

Ce parcours exceptionnel a laissé de nombreuses traces dans sa production. Ses opéras Arlecchino et Turandot (1917 soit près de 10 ans avant celle de Puccini) issus de la Commedia dell’ arte sont de libres adaptations des pièces de Carlo Gozzi. Ainsi nous trouvons dans Turandot un conte Italien chanté en allemand dont l’histoire se passe en Chine et dont le début l’acte II nous permet d’entendre un arrangement de Greensleeves (célèbre mélodie de l’époque d’Henry VIII), que Busoni ne pût s’empêcher de transcrire également pour piano avec une pièce intitulée Elegie «Frauengemach-Turandot».

Son séjour de trois ans aux USA lui a inspiré une série de pièces pour piano Indianische Tagebuch d’après des thèmes « peaux-rouges » comme Busoni aimait à le dire lui-même.

Ses nombreux récitals de piano l’ont amené comme l’avait fait Liszt à paraphraser certains opéras célèbres comme Carmen dont il donne un résumé éblouissant dans sa sonatine VI pour piano (1920) tout en enrichissant le langage harmonique de Bizet.

Lorsque l’on examine le catalogue des œuvres de Busoni, on s’aperçoit que les trois quarts de sa production font référence à d’autres compositeurs : outre 7 volumes de transcriptions consacrées à Bach, il revisita Mozart, Cramer, Beethoven, Schubert, Novacek, Chopin, Liszt, Paganini, Mendelssohn, Brahms, Gade, Goldmark, Wagner, mais aussi … Schoenberg.

De ce dernier, il réécrira la 2° des trois pièces pour piano op 11 (1909) dans laquelle il est expressément fait mention de l’utilisation de la troisième pédale du piano dite « pédale tonale » ou « sostenuto » brevetée par Steinway en 1874 et dont l’usage se généralisera au XX° siècle.

La ré-écriture de certaines pièces amène Busoni aux frontières de la transcription: dans un recueil modestement nommé album à la jeunesse, l’une des pièces s’intitule « prélude, fugue et fugue figurée ». Il s’agit en fait d’une relecture du prélude et fugue en ré majeur tiré du premier livre du Clavier bien tempéré de J-S Bach. La «fugue figurée» est en réalité une superposition du prélude et de la fugue précédemment entendus, Busoni créant ainsi l’illusion que le plan harmonique des deux pièces est totalement compatible.

Le quart restant de la production de Busoni montre que ses préoccupations langagières sont bien celles de son temps, ainsi dans ce même recueil An die Jugend epilogo (1909), on peut entendre clairement des motifs dodécaphoniques, même s’ils sont encore traités de manière tonale. Dans sa deuxième sonatine pour piano (1912), il rompt clairement avec la tonalité.

Outre ses nombreuses compositions, on doit à Busoni plusieurs écrits : une méthode pour piano proposant notamment des gammes avec des enchaînements de doigtés jusqu’alors inusités. Il introduit dans le jeu pianistique un concept de sonorité orchestrale.

Il publie en 1907 un livre, dédié au poète Rainer Maria Rilke " Esquisse d'une nouvelle esthétique musicale " dans lequel il défend les compositeurs novateurs de son temps (il dirigea à Berlin Fauré, Debussy et Bartok). Il propose notamment un système de cent treize modes heptatoniques différents et il suggère d'écrire de la musique dans des gammes exotiques.

Rappelons que le terrain modal avait déjà été exploré par Debussy et que Scriabine avait mis un point un système harmonique tout à fait original qui trouve son aboutissement dans Prométhée ou le poème du feu (1910): il y utilise un accord de « synthèse » qui est une superposition de trois sortes de quartes : justes, augmentées, diminuées (ré#-sol). Il fait également mention dans la partition d’un clavier de lumières projetant des couleurs liées aux modes et accords utilisés.
        

Dans les dernières études que Scriabine composa pour le piano, on trouve une systématisation de cette harmonie de synthèse comme dans l'opus 65 n°1 où la main droite évolue en neuvièmes parallèles, donnant une couleur particulière au piano.

 

Rappelons également que Schoenberg avait brièvement exploré le domaine des quartes superposées dans sa Symphonie de chambre op. 9 (1906).

C’est à cette époque que l’ingénieur Thaddeus Cahill présentera une invention : le Dynamophone ou Teleharmonium qui retiendra toute l’attention de Busoni. Il s’agit de l’un des premiers générateurs de sons électriques de l’histoire de la musique. L’instrument, composé de nombreuses bobines d’induction pèse plus de 200 tonnes. Même si son existence fut relativement brève, elle intéressa Busoni qui était persuadé que les instruments « acoustiques » disponibles alors étaient trop limités, dans leur timbre, dans leur étendue, dans leur capacité à gérer les micro-intervalles (entrevus par Charles Ives outre-atlantique) et les nouvelles échelles modales qu’il préconise dans ses écrits. Il voyait dans les recherches de Cahill une réponse probable à la question des sonorités nouvelles.

 

 Il est un autre aspect méconnu de la personnalité de Busoni, c’est le philosophe, passionné de métaphysique hermétique comme le fut Scriabine avec la « théosophie ». Son dernier opéra n’est-il pas un « Doktor Faust » achevé en 1925 par son élève Philippe Jarnach.

Véritable visionnaire en ce début de XX° siècle, il déclarera que « la musique est née libre et qu’elle doit constamment s’affranchir des limites imposées par les instruments dont on dispose.»

Même si Busoni pressentait les conquêtes du siècle commençant en matière de timbre, son esprit novateur s’est beaucoup plus affirmé dans ses écrits théoriques et pédagogiques que dans sa production musicale personnelle.

Parmi ses élèves en piano on retiendra Claudio Arrau, Egon Petri, Alexandre Brailowsky. Mais on pourra s’étonner d’apprendre que le point commun à Kurt Weill, Percy Grainger et Edgar Varèse fut d’avoir suivi les cours de composition de Busoni.

Il fut d’ailleurs considéré par Stravinsky, comme l'un des précurseurs de l'idéologie musicale contemporaine.


6. LA CHACONNE, PASSAGE DU VIOLON AU PIANO:
CONQUÊTE D’UN ESPACE SONORE


Toute forme musicale dont le matériau de départ est une boucle variée, un ostinato, un court motif répété à la basse ou dans toute autre partie amène obligatoirement le compositeur à travailler sur la texture sonore, le monnayage rythmique, la tessiture, les timbres à travers les modes de jeu ou l’orchestration. C’est ce que firent Buxtehude, Pachelbel ou Bach dans leurs diverses chaconnes ou passacailles écrites pour l’orgue. On trouve également une très belle chaconne pour violon et continuo attribuée à Tomaso Antonio Vitali (1663-1745) écrite en sol mineur et dont la basse est constituée des quatre notes descendantes (sol fa mib ré), la parenté avec Bach semble également évidente dans l’écriture de la partie de violon :


Dans le cas de notre chaconne pour violon solo, le travail de variation portera essentiellement sur l'écriture, l'alternance monodie-polyphonie, le jeu sur une ou quatre cordes. Mais on trouvera également de grands contrastes d'intensité, de registres, de tempi.

Si l'on compare les enveloppes d'intensité de deux interprétations :

Violon Baroque : Sigiswald Kuijken                Violon actuel : Leonid Kogan

On constate immédiatement que l'interprétation baroque se veut linéaire, rassurante tandis que le jeu sur instrument actuel affiche certains contrastes.

Si l'on compare maintenant avec la transcription de Busoni, le piano est l'instrument des contrastes par excellence. Que l'on prenne l'interprétation de Jorge Bolet ou d'Arturo Benedetti Michelangeli, il ressort de leurs jeux respectifs une structure immuable faite de cinq grandes  sections :

L’explication réside dans l’extrême précision de la partition de Busoni qui ne fait aucune économie d’indication de nuances ni de modes de jeux : du pp au fff, du marcatissimo au « quasi tromboni » du choral en ré majeur (indiqué par la flèche verticale = milieu de la pièce), on ne peut qu’observer la précision des ces indications au service d’une grande exigence de l’interprétation.

Nous pouvons parcourir la partition à l’aide du document téléchargeable «Bach-Brahms-Busoni: triple lecture de la chaconne» sur: http://www.discip.ac-caen.fr/musique/bac.html#3b. La version de Brahms (1879) pour main gauche seule constitue une étape intermédiaire : le jeu du violon, instrument couramment monodique et exceptionnellement polyphonique s’adapte parfaitement au jeu pianistique d’une seule main. Brahms se contente de transposer la totalité des variations à l’octave inférieure en respectant scrupuleusement l’alternance de jeu monodique et polyphonique. Aucun son n’est ajouté ni retiré, il rétrécit l’ambitus de certains arpèges (mes 96 à 124) plus praticables au violon qu’avec la seule main gauche. Le défi technique est ainsi relevé.

Il en va tout autrement de la transcription de Busoni (1897). Le spectacle visuel et gestuel du violoniste jouant la Chaconne a incité Busoni à travailler entre autres sur cet élément : dès les premières mesures, les croisements de mains sont obligés. On trouvera une écriture à « trois étages » (mes 122 et suivantes puis 205 à 212) héritée de Liszt et générant de rapides mouvements latéraux et simultanés des deux mains qui peuvent être parallèles ou en mouvement contraire.

Cet investissement de toute la largeur du clavier s’accompagne d’un travail sur les sonorités : les premières variations en valeurs pointées explorent diverses possibilités : unisson (mes 9-12), octaves medium grave (mes 13–16), octaves medium aigü (mes 17-20), octaves redoublées (mes 21-24) avec indication précise de pédale una corda (pédale douce) afin de produire un son feutré. L’usage successif d’unissons (mes65-68) de triples (69-72) puis de quadruples octaves « pesante » (73-76) est bien là pour renforcer l’effet dynamique du crescendo. Dans le point culminant suivant (mes91-92), c’est l’intermittence des doublures d’octave qui amène le piano subito.

L’harmonie de Bach est globalement respectée voire enrichie : là où le violon est monodique, Busoni réalise la basse et harmonise les parties supérieures (mes 33-36). Il reprendra cet élément afin de contrepointer les mesures suivantes (37-40). Certaines variations seront contrepointées avec des éléments totalement extérieurs à la Chaconne (mes 125-128) où la main gauche semble citer un sujet de fugue célèbre ou encore un trait de pédalier d’orgue (181-188).

Le plan harmonique très simple de cette pièce (de la tonique à la dominante) amènera Busoni à utiliser une pédale de tonique (mes77-80) comme pour apaiser après un long et puissant crescendo. Dans la partie excentrée en majeur, c’est au contraire une longue pédale de dominante qui vient renforcer la tension produite par le crescendo (mes157-176) pour se résoudre à son tour sur une pédale de tonique (mes181-184). Busoni pressentait déjà fortement la nécessité d’une réhabilitation de la pédale tonale (présentée lors d’une exposition parisienne par le facteur marseillais Boisselot en 1844), oubliée puis réhabilitée par Steinway en 1874. Vers 1920, sa présence se généralise sur les pianos de concert. Rappelons qu’elle permet de soulever les étouffoirs de manière sélective.

L’évolution de la facture du piano depuis le début du 19° siècle laisse apparaître une préoccupation constante : le contrôle de l’artiste sur la qualité du son produit est très inférieur au contrôle que peut en avoir le violoniste ou l’instrumentiste à vent. Cette frustration a progressivement été compensée par des progrès techniques considérables : le double échappement qui permet de répéter des notes très rapidement (indispensable mes233 à 244) et assure un meilleur contrôle du phrasé. L’introduction de matériaux métalliques (cadres, sommiers…) permit de gagner de la puissance et une plus grande précision. Les cordes croisées enrichissent la résonance des harmoniques. L’ajout de la pédale douce una corda qui décale les marteaux vers la gauche permet d’obtenir un son plus lointain. Beethoven en valorisera ostensiblement les effets dans le troisième mouvement de sa sonate op 110 :

D’abord sur la répétition d’un son : la progression harmonique se fige afin de laisser l’interprète écouter la résonance d’une seule note sur une corde puis sur trois :

 
Puis sur la répétition insistante d’un accord de Sol Majeur en crescendo :  

 

C'est dans ce même esprit de recherche de sonorités que Busoni arpège longuement un accord de sol majeur dans Frauengemach Turandot : il explore la disposition des sons, les différents registres, les doublures changeantes, les différentes manières d'arpéger les composantes de l'accord, la possibilité pour la main gauche de décliner une harmonie secondaire pendant l'«harmonie-pédale» de la main droite.  
  
   

Il est probable que la pédale harmonique ou quatrième pédale conçue par Denis de la Rochefordière et brevetée en 1997 aurait vivement intéressé Busoni. Sa fonction est de soulever l’ensemble des étouffoirs tout en faisant retomber ceux des notes jouées. Elle permet ainsi de conserver les sons harmoniques par sympathie en rémanence.

On pourra laisser le débat ouvert quant à la richesse respective du timbre du violon et du piano. Voici simplement à titre comparatif le spectrographe d’un fa 4 joué au violon (gauche) puis au piano (droite), il fait clairement apparaître des différences essentielles quant à l’attaque, le vibrato, la répartition des harmoniques composant les timbres respectifs:

   

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7. TRIBULATIONS DE LA CHACONNE À TRAVERS LES SIÈCLES

Œuvre emblématique de la littérature pour violon solo, la chaconne de Bach a fait l’objet de plusieurs transcriptions et arrangements. On pourrait envisager de raconter l’histoire de « la conquête du timbre » à travers l’exploration de ses différentes versions. Nous avons déjà mentionné Schumann et Mendelssohn qui ont réalisé un accompagnement piano sans pour autant transformer la partie de violon solo.

Contemporain de Brahms, un autre romantique : le pianiste suisse Joseph-Joachim Raff (1822-1882) en propose une version piano en 1865. On rapporte qu’il fut le seul capable de la jouer tant l’écriture polyphonique en était étendue et le contrepoint chargé. C’est pour cette raison qu’il en entreprit une
orchestration en 1873. Il déclara à ce propos que l'oeuvre pour violon de Bach ne pouvait qu'être la réduction d'une pièce plus conséquente mais perdue.

Il faut attendre 1950 et Léopold Stokowski pour retrouver une orchestration symphonique d'esthétique totalement romantique.

Parmi d'autres versions pour instrument solo, on peut mentionner celle d'Andrès Segovia pour guitare ou Friedrich Lips pour accordéon.

Plus récemment on trouve une transcription pour trio (piano, vl, vlc) par Anne Dudley (compositeur de musique de film à qui l'on doit «The full monty», notamment.). Cette transcription fait ressortir trois plans sonores distincts. Toutes les combinaisons autour du chiffre trois sont envisagées : les rôles respectifs distribués dans un changement constant (solo, duos, trio) amenant chaque instrument à utiliser des modes de jeux variés : pizzicati, harmoniques.

Nous signalerons enfin une curiosité, le luthiste José Miguel Moreno a rassemblé dans un enregistrement « De occulta philosophia » plusieurs transcriptions dont une Chaconne tombeau pour luth, soprano et contre-ténor. Il s’agit d’une réalisation basée sur la théorie du professeur Helga Thoene, violoniste et musicologue, persuadée que Bach avait volontairement « caché » des versets de choral dans sa chaconne. Cette théorie, qui n’engage que son auteur, est étayée par de nombreux calculs « numérologiques » figurant dans la documentation jointe à l’enregistrement. Le titre De occulta philosophia reprend celui d’un ouvrage de Cornelius Agrippa (1486-1535) médecin de la Renaissance qui publia ainsi son traité d’alchimie et de philosophie hermétique.

L’«alchimie» sonore qui en résulte nous ramène finalement vers l’esthétique baroque de cette pièce, la boucle se refermant ainsi.

C Desfray

8. BIBLIOGRAPHIE

Ferruccio Busoni, Esquisse d'une nouvelle esthétique de la musique, New York, Douvres Publications, 1962
Ferruccio Busoni, a biography, by Edward J. Dent. Published: Oxford, Clarendon Press 1966
Edition intégrale des transcriptions d’après J-S BACH: 7 volumes Ed Breitkopf
Edition intégrale des transcriptions d’après J-S BACH: 7 volumes Ed Breitkopf

 
9. SITE SUR BUSONI

http://www.rodoni.ch/busoni/

Sur Joseph-Joachim RAFF

http://www.raff.org/index.htm

Sur Thaddeus CAHILL

http://www.synthmuseum.com/magazine/0102jw.html

Sur lhistorique du piano

http://mediatheque.ircam.fr/articles/textes/Causse93a/

http://www.harmonicpianopedal.com/frameset.php?langue=fr&page=mecanisme.php

Le document « triple lecture »

http://www.discip.ac-caen.fr/musique/bac.html#3b