Rencontre avec Kent Nagano
1. Biografia in inglese (Berkeley Symphony Orchestra)

2. Biografia in inglese (The Hallé Orchestra)

Propos recueillis par Michel Pazdro, Londres, novembre 1999
L'Avant-Scène-Opéra - F. Busoni: «Doktor Faust» (nº193, novembre décembre 1999)
Deux fois en concert en Californie, une série de représentations à l'Opéra de Lyon en 1997; une autre, au Festival de Salzbourg en 1999; une version intégrale enregistrée chez Erato: «Doktor Faust» doit beaucoup à Kent Nagano. L'univers de Busoni l'attire depuis longtemps, il le connaît par cœur et en parle avec passion.
Quel est votre regard sur la musique de Busoni et, spécialement, sur «Doktor Faust» dont l'intégrale, enregistrée avec l'Opéra de Lyon, vient de paraître.
Je crois que je ressens assez bien la musique de Busoni à cause d'une certaine similarité entre ma propre culture - américaine, qui mélange plusieurs influences - et la sienne. Ses parents appartenaient à des cultures très différentes et ils lui ont donné une éducation riche et homogène. Sa musique est ainsi née de la convergence de multiples éléments. Lui-même était à la fois pianiste, pédagogue, chef d'orchestre, journaliste, écrivain, professeur, maitre de plusieurs générations, pionnier et connaisseur de beaucoup de religions. En plus, il possédait une très grande imagination. Toutes ces influences, réunies les unes à coté des autres, ont donné naissance à son style. Son génie, personnel et unique, est assez difficile à définir parce que sa musique est une somme de cultures diverses mais n'en représente aucune très précisément. C'est pour cela que j'emploie cette comparaison avec la culture américaine qui tient compte de facteurs disparates; avec ce que cela comporte aussi bien de positif que de négatif.
Tout le monde essaie de définir cette culture comme une sorte de miroir de ce qui est venu de l'extérieur et de ce qui est propre au pays. C'est un peu comme cette magnifique Sarabande dans «Doktor Faust» : c'est une danse baroque, très sensuelle, dont l'utilisation, à cet endroit précis de la partition, est un exemple de superposition de cultures et la démonstration d'une énorme fantaisie. En même temps, Busoni prend des risques en mélangeant ces influences et il lui arrive parfois de composer des pages vraiment faibles à côté de pages d'une très grande force. Dans «Doktor Faust», Busoni laisse libre cours à son imagination. À des passages d'une vitesse et d'une virtuosité redoutables, et aussi d'une difficulté rythmique incroyable, peuvent succéder des pages extrêmement lyriques, avec une orchestration très fondue, aux couleurs profondes. C'est, à chaque fois, un défi pour l'interprète.
Quelle version de «Doktor Faust» semble la plus fidèle à l'esprit de l'œuvre ?
J'ai dirigé «Doktor Faust» deux fois, en Californie, lors de représentations semi-scéniques, une fois dans la version de Jarnach et, une fois, dans celle de Beaumont. Puis est venue la production lyonnaise et enfin celle du Festival de Salzbourg. À chaque fois, il fallait évidemment que j'adapte mon interprétation à la salle, à son acoustique et à la sonorité de l'orchestre. Mais la question concernant le choix de la version à jouer est toujours restée ouverte, en fonction du déroulement et de la progression du travail de la mise en scène, aussi bien avec Pierre Strosser qu'avec Peter Musshach. Finalement, la version Jarnach a été retenue dans les deux productions.
Je crois que, dans le cas d'une mise en scène d'opéra, il faut laisser la porte ouverte aux idées et réaliser un vrai partage des tâches, tenant compte à la fois de la vision du metteur en scène, des caractéristiques des solistes et du chef d'orchestre. À Lyon, le choix de Jarnach s'est imposé définitivement pendant les répétitions, pour des raisons dramaturgiques et théâtrales. Dans nos discussions, on est passé de Jarnach à Beaumont plusieurs fois et on a rediscuté notre décision aussi pour l'enregistrement. Avec le résultat que vous connaissez: sur les disques, on retrouve les deux versions et il suffit de choisir telle ou telle plage pour entendre l'une ou l'autre. On en a reparlé à Salzbourg avec Thomas Hampson, interprète du rôle de Faust, qui m'a demandé si Busoni n'a pas fait exprès de laisser son opéra inachevé, en déléguant ainsi la décision aux interprètes. J'ai eu la même discussion avec Tori Takemitsu qui devait composer un opéra pour l'Opéra de Lyon. Mais il a hésité à commencer à cause du pressentiment que ce travail allait être sa dernière œuvre.
Peut-on comparer «Doktor Faust», son écriture, son sujet, à ceux d'autres opéras?
Le parallèle avec «Saint François d'Assise» de Messiaen est le premier qui me vient à l'esprit et auquel j'ai souvent réfléchi. Rien que par l'intensité et la difficulté du rôle-titre, qui exige une présence presque constante de l'interprète sur scène et, surtout, par cette partie vocale terriblement longue, placée à la fin. Je suis très attentif à ces moments de la fin d'un opéra où le chef peut aider le chanteur par une plus grande souplesse de l'orchestre et par un bon équilibre dynamique. Un autre parallèle possible serait celui entre «Doktor Faust» et le «Rake's Progress» de Stravinsky, à cause du thème faustien et d'une certaine symétrie des personnages.
Êtes-vous d'accord avec Fritz Reiner qui disait qu'il faut se méfier des chefs d'orchestre trop gentils avec les musiciens ?
Je crois qu'il voulait dire par là que l'œuvre qu'on joue doit rester au-dessus des rapports humains et qu'il est plus important de servir la partition que de créer à tout prix une bonne ambiance de travail. Nous avons chacun notre façon de travailler et de communiquer En répétition, pour arriver à un bon résultat, on n'a pas besoin d'être méchant avec les musiciens et il est dangereux de penser que la parole est alors le seul moyen de communication. La musique reste un moyen beaucoup plus puissant que la parole, qui peut parfois ne pas fonctionner. Pour illustrer un orage ou pour exprimer les sentiments, les musiciens n'ont pas nécessairement besoin de parler. Leurs moyens sont heureusement plus nombreux. La musique de Busoni en est la preuve la plus évidente.