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ANDRÉ TUBEUF

KORNGOLD: UN CONTRE-DESTIN

[INTRODUCTION]

LE DERNIER OPERA ROMANTIQUE

KORNGOLD EN AMERIQUE - LA MUSIQUE DE FILM - DERNIER VOYAGE

Le malentendu entre Erich Wolfgang Korngold et l'Histoire a été crucial, et constant. Personne, même Mozart, n'est au même degré né moderne, né prêt; nourri et éduqué de musique par un père admiré ; d'ailleurs aussi peu révolutionnaire que Mozart, mais aussi prêt à porter à perfection les formes héritées, toute une civilisation de la musique européenne; et adulte, évolué, achevé pourrait-on dire, bien plus que même Mozart, dès ses coups d'essai d'adolescent, coups de maître qu'il ne dépassera pas. La Tote Stadt de ses vingt-trois ans n'exprime pas seulement tout ce dont il était personnellement porteur: sa sensualité et sa spiritualité, son intuition ingénue, douloureusement prémonitoire (mais émerveillée en même temps) des abîmes du cœur: cet enfant du dimanche a une oreille innée pour le fatal. Elle dit tout aussi des possibilités de l'opéra tel que, d'enfance, il l'a connu, aimé et en quelque sorte hérité, comme si c'était son destin, lui, Korngold, de lui faire passer le seuil impossible d'une modernité de plus. Il ne i'imagine, il ne le veut, il ne le peut que romantique, s'exaspérant dans l'aveu et l'extase des passions, douloureusement, cathartiquement humain et vocal.
Des excès, là? Certes. La déclamation lyrique qu'il hérite a subi les extrémismes furieux de Salomé, d'Elektra, à lui de les intégrer ; l'orchestre se souvient des luxuriances du «Tondichtung», il se veut opéra à lui seul, un opéra sans voix, ou contre les voix: cela aussi, il faut l'intégrer. Mozart débutant n'a pas eu à enfler son souffle, cuivrer sa palette, aux dimensions et aux couleurs de ce crépuscule somptueux - dont, dans le même temps, la Sezession viennoise écrit la traduction plastique, glorieuse. Une Vienne éblouie de son propre crépuscule, en même temps, 'gleichzeitig', produit ce prodige, un génie (et salué comme tel par Mahler pour ses neuf ans), créateur, vigoureux, et même luxuriant, organique, fait pour produire et durer ; mais un génie né cultivé, qui ne peut pas ne pas intégrer cette fin du monde à ses forces vives et jeunes, la refléter, l'exprimer, avec des coloris, des timbres et presque des parfums que ni l'orchestre extasié, ni les voix enivrées n'ont encore connus.
Un précoce? Un attardé d'abord. Ce malentendu n'était possible, nécessaire peut-être, qu'à Vienne, où les premiers pas d'un surdoué se confondent avec à la fois l'émergence d'éléments de recherche, de progrès, ensorcelants, et avec la décadence, les derniers feux de l'Empire, la fin (ô Zweig, bientôt !) d'un Monde d'hier. À ce degré de coïncidence, c'est une prédestination. La naissance du génie artiste le plus précoce, efficient, complet qui fût est contemporaine d'une agonie ... Elle en est solidaire.
Le dernier opéra romantique

Korngold fut, comme Mozart, un enfant puis un adulte facile, arrangeant, bon pour vivre; d'une générosité et d'un désintéressement dont, jusque dans l'exil (et là la vie ne lui était pas facile), il donna cent exemples. Mais rien dans ses premiers essais ne porte le signe, artistiquement désastreux, de la facilité. Musique de chambre, maniement de l'orchestre, partout d'emblée la structure est adulte et même, artistiquement, avancée. Richard Strauss applaudit cette maîtrise de la forme, cette invention et cette audace de l'harmonie en 1909, quand Korngold a douze ans. Les chefs d'orchestre de profession, Bruno Walter (qui jusqu'à l'exil inclus sera son champion) comme Nikisch (qui certes en matière symphonique n'était guère épatable) n'en revenaient pas d'un tel sens du timbre, d'une telle profondeur de texture (économe pourtant, comme tout ce qui est artiste). Korngold a eu en lui, intuitivement, organiquement, le génie d'un son qui soit plein et beau, 'wohllautend'. Le piano lui suffisait pour le réaliser : improvisateur infatigable (et doué d'une mémoire colossale: quarante ans après il y défilait tout Elektra, de tête ; il jouait à Schoenberg médusé son opus 19), il créait un piano orchestre, en pleine pâte, rutilant de couleurs. L'opéra en un seul acte n'est pas la plus facile à maîtriser des formes: un Korngold de seize ans montrait gleichzeitig dans Ring des Polykrates, les émotions à fleur de peau de l'homme, les pieds légers de l'artiste ; et dans Violanta, avec une brièveté paroxystique à la Strauss, le génie de l'intense.
Comment mûrir encore? Aller plus loin? La réponse, Die tote Stadt la donne en 1920. Alors le surdoué a vu la guerre, l'effondrement de l'Empire; il aime (il sera époux comblé et fidèle, père exemplaire), l'homme en lui s'est approfondi ; et sa 'tote Stadt' montre un sens du théâtre - et du théâtre dans le théâtre -, un flair pour les ambiguïtés, une hardiesse des personnages et des situations simplement inouïes. Mais le malentendu s'est installé. S'il y a toujours une Jeritza à Vienne, il n'y a plus de Hofoper. C'est Jenufa, œuvre réelle et humble, qui a vu les derniers feux de l'Opéra Impérial; Die tote Stadt, dont la luxuriance baroque en appelait les fastes, ne connaîtra qu'une Staatsoper. Le dernier des opéras romantiques est aussi le premier d'une décennie qui va engendrer la 'Neue Sachlichkeit'. Dans ce contexte d'après-guerre Korngold n'est pas un survivant, il est, à 23 ans, un dinosaure. Ce n'est pas le nazisme le proscrivant en tant que juif qui l'a tari; ce tarissement ne se remarque que trop dans son Wunder der Heliane créé en 1927, où l'abondance est devenue pléthore, défaut organique d'économie, de régulation. Une conjonction d'astres rarissime a pu retarder jusqu'en 1920, un double moment d'apogée - celui des moyens de Korngold, créateurs et visionnaires, celui des fastes fantasmatiques de l'opéra. Même un Strauss, avec sa volonté nietzschéenne de durer, a vu, passée sa Frau ohne Schatten, son apparente abondance exprimer un tarissement; la longue pause observée par Puccini avant Turandot, l'inachèvement de Turandot (quelque part que sa mort y ait eue) sont des signes aussi. Le très remarquable projet discographique Decca a été un peu vite en classant identiquement «entartete Musik» les absolus contemporains: Jonny spielt auf de Krenek, entaché de jazz et de négritude, certes, mais qui ose du neuf et Heliane où tout, jusqu'à l'embonpoint (et la mélodie) est d'un autre âge.