Geneviève Lièvre
LE FAUST DE BUSONI



1. Elaboration - Genèse

Faust a occupé (poursuivi?) Busoni une partie non négligeable de sa vie. À l'instar de Goethe, qui commence à s'intéresser au sujet en 1770, à y travailler à partir de 1773 (il a 24 ans), et n'aura pas tout à fait achevé en 1832, date de sa mort (il a 82 ans) et de la publication intégrale des différentes versions et parties (Urfaust; Faust, ein Fragment; Faust I; Faust II). À l'instar également de Berlioz, qui écrit Huit Scènes de Faust en 1828 et termine La Damnation de Faust en 1846. Tous trois ne furent cependant pas rivés à leur chaîne faustienne en permanence...

Busoni prend contact avec l'histoire de Faust à 6 ans, via un spectacle de marionnettes, et sera plus tard frappé par le Mefistofele de Boïto.Il tourne pendant plusieurs années autour de personnages faustiens par leur envergure (selon la typologie goethéenne), amorce l'écriture du livret en 1910 puis l'écrit en quelques jours fin 1914, interrompt le chantier (la guerre, la nécessité pécuniaire de tournées aux Etats-Unis, l'exil à Zurich). Il travaille ensuite sur la partition de 1916 à 1924 (en mars 1919, dans une lettre à un éditeur italien, il écrit qu'il lui faut encore au moins une année pour terminer l'opéra), son activité se réduisant à peu de choses les dernières années en raison d'une cardiopathie qui s'aggrave, et laisse Doktor Faust pas tout à fait achevé musicalement à sa mort en 1924 - il manque une partie du dernier tableau. [L'orientation de la dernière scène semble s'être modifiée durant le séjour à Zurich, à la suite de discussions avec l'écrivain expressionniste, juif et communiste - selon Antony Beaumont - Ludwig Rubiner, qui pousse Busoni à réintroduire, en contradiction avec les options prises, la notion de surhomme: d'où, pour une part, la complexité souvent brouillonne du personnage de Faust dont il est difficile de dégager une philosophie quelque peu nette.]

Doktor Faust sera créé (avec peu de succès) en 1925 à Dresde, complété par Philipp Jarnach et dirigé par Fritz Busch.

Rayonnement

Doktor Faust est souvent programmé en Allemagne, fort peu en France où les occasions passées de le connaître sont vite répertoriées:

1959, diffusion radio (partielle?).

1963, Théâtre des Champs-Elysées: production en tournée de l'Opéra de Wuppertal.

1978 et 1983 : diffusions par Radio France.

1989, T.N.O.P./Garnier: production English National Opera / Deutsche Oper Berlin (mise en scène David Pountney, direction musicale Georg Schmoehe; version en français, partition complétée par Antony Beaumont).

 

Structure

- Symphonia pour orchestre, avec épisode choral (7 mn environ) et adresse parlée au public.
Prologue I: Faust reçoit le livre de magie (10 mn).
Prologue II: apparition des cinq esprits et du sixième, Méphistophélès (31 mn).
Interlude: Faust laisse tuer le frère de la jeune fille (12mn).
- Action principale. Premier tableau: la cour de Parme (36 mn).
Interlude symphonique (7 mn).
Deuxième tableau: Faust et des étudiants dans une taverne (33 mn).
Dernier tableau: mort de Faust (24 mn) et adresse parlée. (La partition complétée par Beaumont dure 20-25 mn de plus.).

 

2. Le sujet: ce Faust est-il encore un Faust?

Ce que n'est pas le Faust de Busoni.

"Est-il délectation plus subtilement équivoque que d'assister à la ruine d'un mythe? Quelle dilapidation des coeurs pour le faire naître, quels excès d'intolérance pour le faire respecter, quelle terreur pour ceux qui n'y consentent pas et quelle dépense d'espoirs pour le voir... expirer! L'intelligence ne s'épanouit que dans les époques où les croyances se flétrissent, où leurs articles et leurs préceptes se relâchent, où leurs règles s'assouplissent. Toute fin d'époque est le paradis de l'esprit, lequel ne retrouve son jeu et ses caprices qu'au millieu d'un organisme en pleine dissolution." (Cioran, Précis de décomposition).

La position de Busoni est affirmée: dans une lettre de 1919 à un éditeur italien, il écrit que son texte pour l'opéra en chantier est "de conception indépendante de tout autre poème faustien" ("testo di concetto indipendente de qualunque altro poema faustico").

De fait, on ne trouve dans Doktor Faust ni révolte, ni rajeunissement (rien n'indique l'âge de Faust au début, le temps écoulé entre le début et la fin n'est pas précisé), ni amour (après avoir, antérieurement à l'opéra, rapidement abandonné une jeune fille, il n'exprime que du désir pour la duchesse de Parme, et son attirance pour "l'idéal féminin" que représente tardivement Hélène de Troie est bien peu convaincant, aussi flou qu'une vision dans la fumée), ni duo d'amour, ni fortune (poursuivi par des créanciers, il est en fait de puissance magique réduit à faire le charlatan, et se retrouve dépouillé de ses titres, emploi et domicile; il meurt comme un miséreux)... ni ténor (Schumann et Spohr avaient montré la voie d'un Faust baryton), à Méphistophélès étant dévolue une tessiture aiguë très tendue. De science il n'est pas question, et guère plus de savant; Faust n'y fait pas allusion, sinon pour se dire débordé de travail ("je ne peux pas donner aux autres tout ce temps"), son seul commentaire à propos de Wagner qui a pris son poste étant; "pédant"; au dernier tableau, un étudiant flagorneur risque un ambigu "enfin quelqu'un digne de succéder à Faust", auquel le pédant répond par: "oui, ce Faust était plutôt fantaisiste, mais en tant qu'érudit, au fond, médiocre" - remarque à prendre comme un ironique constat de Busoni (ou comme une accointance entre Wagner et les étudiants qui ont remis à Faust le livre de magie). Ce Faust n'est ni assoiffé de connaissance, ni déçu par elle; il n'est pas à la recherche d'une vérité mais de "liberté", celle de fuir, à la recherche donc d'une issue. Ni Prométhée, ni Léonard de Vinci, ni Paracelse, ni Michel-Ange, ni Galilée, ni Manfred; il n'est pas démiurge et n'est pas atteint par un doute irrémédiable.

Il n'y a surtout, dans Doktor Faust, pas de métaphysique lutte entre le bien et le mal, pas d'antinomie entre connaissance et bonheur, pas d'alternative sauvé / damné: ne serait-ce qu'en cela, le personnage de Busoni est bien un Faust du XXe siècle.

Goethe, Busoni l'a précisé, n'a pas été un modèle: les emprunts qu'il a pu lui faire, il les a destinés à des lieder. Son Faust n'accompagne donc pas la signature (forcée) du pacte de la goethéenne condition: "que je dise: arrête-toi, instant, tu es si beau, alors je t'appartiendrai".

Busoni a dit s'être inspiré des textes pour théâtre de marionnettes (ainsi firent également, plus près de nous, Pousseur et Butor dans Votre Faust, qui intègre des éléments typiques de la marionnette, castelet et adresse au public en particulier): n'en subsiste guère que l'accentuation du charlatanisme et la présence effective de figurines manipulées (scène de Parme). Mais, élément essentiel de cette branche faustienne, Kasperle/Hanswurst, le guignol/polichinelle allemand qui permet de mêler le comique et la dérision au tragique, n'existe pas dans Doktor Faust. Tout juste peut-on déceler quelques pointes d'ironie (il est vrai plus en filigrane ou au second degré que mises en évidence) qu'il appartient à la direction musicale et à la mise en scène de révéler pour éviter solennité... et kitsch de certains passages.

Pour mémoire: contrairement à ce qu'on lit fréquemment - "Busoni a puisé aux antiques textes pour marionnettes" - la tradition du Puppenspiel, de par sa nature populaire, est restée longtemps orale et n'a été fixée que tardivement (voir au début du programme la présentation du mythe par André Dabezies). Mais alors, figée plus que fixée, donc assez vite éteinte (en France au siècle dernier, elle est présente dans plusieurs guignoleries, dont Le Sifflet de Faust, et a aujourd'hui disparu). Pour resurgir, via Faustus in Africa présenté au festival d'Avignon 1996: un remarquable spectacle mélangeant marionnettes de tailles diverses, manipulateurs et acteurs, musique, images animées et autres moyens d'expression, revitalisant bien sûr le mythe par l'apport d'une autre culture, ce qui avait été le cas dix ans plus tôt avec Faust et Rangda, spectacle faisant se confronter mythes et musiciens européens et balinais.

 

Présence/absence divine

Les ironies de Doktor Faust concernent souvent ce qui a trait à la religion, et cette réflexion de Busoni peut servir à l'écoute: "La musique religieuse n'existe pas en soi; il n'y a que de la musique qui est, soit composée sur un texte religieux, soit jouée dans une église." Faust, très neutre et distant (c'est lui qui s'amuse à provoquer l'affrontement étudiants catholiques/étudiants protestants, puis les amène à plutôt célébrer vin, chansons et femmes), essaye la prière comme il a essayé la magie, en tant qu'ultime recours lorsqu'il est acculé non plus par des créanciers mais par la mort (Cioran: "lorsqu'on parvient à la limite du monologue, aux confins de la solitude, on invente - à défaut d'autre interlocuteur - Dieu, prétexte suprême du dialogue"): une prière qui est d'abord nostalgie d'enfance, où les mots qui lui "manquent" sont pour lui "formules magiques" dansant dans la tête. Quant à Méphistophélès, il s'amuse (fasciné?) avec les attributs religieux: il se déguise à deux reprises en homme d'église, prend plaisir à pousser au crime dans un lieu religieux, joue à faire se changer la tête du Christ sur la croix en tête d'Hélène...

Les interventions du "choeur lointain" ont un statut particulier, ambigu, intéressant et riche d'interrogations: énonçant le Credo..., peu après il devient porte-parole de Lucifer, reprend les questions de Méphistophélès à Faust ou les réponses de celui-ci, commente l'action dans la scène de la taverne: ce choeur caché ne serait-il pas un allié lointain de Méphistophélès?

C'est le traitement musical des éléments d'aspect religieux plus que leur présence qui présente de l'intérêt dans Doktor Faust (Alfred Brendel: "Busoni considérait les philosophies et les religions comme une manifestation de l'art"): reconstitution de cloches à l'alliance de timbres très particulière (elles ont l'irréalité que recherchait tant le compositeur), traitement de certains passages avec la même ironie employée plus tard par Kurt Weill (élève de Busoni) à détourner chorals protestants et Liedertaffel. Jamais il ne s'agit de simple parodie, Busoni est trop complexe et trop habile pour cela: en fait, "le commentaire musical étend sur tout l'opéra le voile étrange d'une spiritualité abstraite" (Etienne Barilier).

 

Que reste-il de Faust?

Des noms: un certain Faust dans un cabinet de travail, son domestique Wagner; un nommé Méphistophélès qui se met au service de Faust, lequel devra ensuite lui rendre la pareille (le Méphistophélès de Busoni ne réclame en effet ni la vie, ni l'âme de Faust); le frère soldat (personnage fugitif, vite éliminé) d'une jeune fille séduite et abandonnée (elle n'apparaît pas en scène), qui veut venger sa soeur. Ces noms sont souvent génériques: trois étudiants de Cracovie, la jeune fille... Il reste de ces pratiques dites "magiques" qui font surgir au service de l'homme des puissances "infernales" (mais le Méphistophélès de Busoni n'est guère qu'un ordinaire tueur - dans la production présentée, via les trois étudiants de Cracovie - ne connaissant que quelques classiques tours de passe-passe; s'il donne un coup de pouce au destin, cela ne relève que d'élémentaire fourberie et de vulgaire manipulation psychique). Il reste une femme séduite (sans trop de peine), vite abandonnée; un enfant mort, engendré par Faust; des tours de magie (à la cour de Parme comme dans la tradition des marionnettes, et non au palais de l'empereur comme chez Goethe); une scène de taverne avec affrontement de potaches. Il reste, venu du Puppenspiel, la manipulation de figurines de castelet, l'accent mis sur le charlatanisme.

 

Qu'est le Faust de Busoni?

"Dans Doktor Faust, la solitude est à la base de tout (et ce n'est certainement pas le serviteurde Faust, Wagner - plus tard rector magnificus - qui pourrait soutenir une conversation avec lui!): l'évocation des forces infernales n'est que la tentative de communiquer avec quelqu'un, alors qu'il avait cessé de communiquer avec les êtres humains.

La partie se joue en pure perte: ce que Faust s'était proposé ne s'est pas réalisé. Il ne reste donc plus que la mort. Après la dernière apparition des étudiants de Cracovie, le protagoniste est heureux de mourir. «Vorbei, endlich vorbei! Frei liegt der Weg, willkommen, Du meines Abends letzter Gang!» («Fini, enfin fini! La voie est libre, bienvenue à toi, ultime étape de mon soir!» Faust nous laissera un testament spirituel; d'autres poursuivront son oeuvre. Tout doit continuer. Doktor Faust ne conclut pas. Preuve en est l'interrogatif de Méphistophélès - veilleur de nuit qui clôt l'opéra: «Sollte dieser Mann verunglückt sein?» «Cet homme a-t-il été victime d'un accident?»)

"[...] Aucune certitude, désormais. Le doute est entré dans le théâtre lyrique." (Luigi Dallapiccola, Paroles et musique.)

Solitude bien sûr de Faust: il ne meurt pas entouré de cohortes célestes ou infernales (personne n'a essayé de le convaincre de quoi que ce soit), mais au milieu de passants dont aucun ne le voit, sauf un "veilleur de nuit" - en fait Méphistophélès, tout aussi solitaire. Sa solitude, sa totale usure, le rend parent du Faust de Fernando Pessoa élaboré entre les deux guerres - Faust de la totale désillusion.

Il reste de la tradition faustienne le cheminement d'un homme vers la mort. Ce Faust est un homme acculé, réduit à des expédients foireux, qui meurt misérable dans la rue après avoir tout raté. Un homme qui provoque des catastrophes en voulant que ses désirs soient assouvis à l'instant, et qui en porte la responsabilité même s'il la délègue à Méphistophélès - mort des créanciers, mort du frère de la jeune fille, déchéance et mort de la duchesse de Parme, mort de leur enfant, propre déchéance de Faust. Un homme ordinaire, en somme, le surhomme redevenu humain. (Autre Faust d'un opéra du XXe siècle, celui de Hanns Eisler, inachevé pour cause de découragement face à la censure est-allemande: si le Faust de Busoni est solitaire dans sa responsabilité envers lui-même, celui de Eisler est solitaire dans sa responsabilité envers la société - un Faust qui fait partie du corpus de la trahison des clercs.) En définitive, le Faust de Busoni, en particulier pour son aspect d'homme du commun, ne remonte ni à la tradition de Goethe, ni à celle des marionnettes, mais beaucoup plus en amont: il renoue avec le "personnage historique" réputé à l'origine du mythe - un homme pas très recommandable, un peu médecin, beaucoup charlatan, en froid avec les autorités civiles et religieuses.

La mise en scène de la production présentée souligne l'humanité moyenne du Faust de Busoni (et celle de Méphistophélès, ni gagnant ni perdant, ni amer, ni triomphant, restant lui aussi dans la nuit froide, en vague témoin qui compte les heures), en évitant ce qui peut rappeler l'imagerie traditionnelle. En cela elle va dans le sens du compositeur qui rejetait le "grand geste" au profit du "non-vu", du "non-dit" (on croirait entendre Debussy!), qui rejetait toute conception "confondant le sentiment avec la sensiblerie et l'emphase [car] le sentiment suppose aussi une certaine économie". Ainsi, pas de duo d'amour dans Doktor Faust - Busoni trouvait cet étalage trivial - : un minimum de sous-entendus de Faust pour manifester son désir à la duchesse, et une déclaration d'amour de la duchesse... non à Faust mais à elle-même, lorsqu'elle se retrouve seule et décide de le rejoindre (un des deux passages de l'opéra que l'on puisse assimiler à un air).

 

Ce Faust a-t-il une philosophie?

Busoni: "Mon livret est exempt de toute référence philosophique". On pourrait penser que Busoni, en évacuant plusieurs données traditionnelles, en particulier la problématique de la connaissance, celle du bien et du mal, celle du ciel ou de l'enfer éternels, a créé un Faust limpide. Il n'en est rien car, dans les scènes où il pourrait exprimer ses options fondamentales (rencontre avec Méphistophélès, scène finale), il n'y a pas de fil conducteur: il émet des souhaits qui rappellent ceux que l'on connaît, mais ne s'y attache que le temps de les énoncer et n'en parle plus (comme s'il connaissait tous les Faust, qu'il joue à être Faust, testant ainsi la réaction de Méphistophélès et celle du public); il tourne autour du pot, affichant de grandes ambitions, pour en finir par: débarrasse-moi des gêneurs. La fin de Faust, selon l'appréciation, est banalisée (il meurt, comme quiconque) ou idéalisée (acceptant la loi de la nature mourir - il la positivise en affirmant la loi biologique qui fait se perpétuer l'homme).

Le Faust de Busoni est comme les écrits théoriques du compositeur: on a parlé de "réflexion qu'il faut parfois décrypter en raison d'un style littéraire hétérogène et de quelques contradictions". C'est le cas de Doktor Faust: le foisonnement musical, le texte souvent elliptique (d'où également les propos de Faust abandonnés dès qu'énoncés) en font un maquis touffu. Peut-être est-ce seulement en oubliant délibérément certains éléments qu'on peut dessiner, non sans subjectivité, le Faust de Busoni. Ainsi le spectateur ne voit-il apparaître dans la production de Lyon ni la silhouette d'Hélène de Troie (laissée "indécise" par le compositeur) ni l'adolescent surgi du cadavre de l'enfant de Faust, que Busoni disait être "pure émanation poétique".

L'élaboration de Doktor Faust est contemporaine de la guerre de 1914-1918, du spartakisme, de la révolution ouvrière avortée en Allemagne, de la République de Weimar, de la montée du nazisme. La production l'évoque d'une touche légère: les costumes sont contemporains des dernières années du compositeur, le soldat frère de la jeune fille porte sur lui les stigmates de la guerre... Un compositeur qui allait jusqu'à transcrire pour piano une oeuuvre pour... piano (ainsi le fit-il d'une pièce de son contemporain Schoenberg) ne saurait refuser qu'on relise son personnage. "Cet opéra laisse une marge de manoeuvre suffisamment large au génie inventif d'un metteur en scène. Dans son livret, Busoni a ménagé consciemment des espaces libres pouvant être remplis par le public et le metteur en scène" (Alfred Brendel, Musique, côté cour, côté jardin).

3. Evaluation

À la première lecture, on se perd dans Doktor Faust. Et pourtant, étonnamment, dès la première écoute l'oeuvre s'impose, passe "comme une lettre à la poste". L'étude montre qu'une fois mis de l'ordre dans cette fresque, au-delà des obscurités, du brassage d'idées et de la diversité musicale, dans ce foisonnement une structure cohérente s'impose, que l'on peut drastiquement ramener à: trois personnages (Faust, Méphistophélès, la duchesse de Parme), quatre scènes (survenue de Méphistophélès grâce au livre de magie; épisode de Parme; scène de la taverne; mort de Faust). "Busoni évolue du simple au complexe et du complexe au plus simple, avec, comme ce fut le cas des poèmes symphoniques de Strauss, le seul souci de l'efficacité dramatique. Mais ajoutons immédiatement que le point de vue busonien s'inscrit dans cette réalité qu'est le drame qui se déroule sous les yeux du spectateur, alors que chez Strauss l'absence de logique signalée dans l'enchaînement des tonalités résulte d'une fiction métaphysique ou simplement «romancée» ouverte aux interprétations les plus contradictoires d'un auditeur à l'autre." (Célestin Deliège, Inventions musicales et idéologies).

L'oeuvre n'est jamais ressentie comme longue, en particulier parce qu'elle repose sur un récit éclaté et un texte elliptique ("apparemment fragmentaire", dit Busoni), sur des scènes brèves; sur un "déploiement autonome de la musique", des "numéros clos" se référant à des formes musicales existantes (pré-écho à Wozzeck de Berg). Là encore une démarche volontaire: Busoni pensait que "l'intelligence de l'homme ne peut suivre le cours d'une action qui dure 3 à 4 heures de façon ininterrompue".

On peut lire dans Doktor Faust des symétries et une structure globale se rapprochant d'une forme en arche (Berg à nouveau, via Lulu): le sommet en serait, isolé, la scène de Parme; s'y feraient écho l'interlude scénique et l'interlude symphonique, les scènes de Faust à Wittenberg chez lui (début) et celles de Faust à Wittenberg, mais sans domicile (taverne et rue).

Doktor Faust selon son auteur

L'intention - Faire d'un personnage éminent, historique, presque quasi proverbial, dont l'existence a trait au magique et à l'indéchiffré, le point central de mon opéra, fut pour moi un désir et une question de principe. De Zoroastre à Cagliostro, ces figures constituent une colonnade qui borde l'avenue du temps. Celui qui devait y être choisi ne pouvait pas appartenir à un passé trop lointain, afin que la sympathie envers lui ne pâtisse pas du recul; il ne devait pas non plus être trop près du temps présent, car la distance indispensable à son effet aurait été trop courte. C'est pour cela que je me décidai pour ce Moyen-Age que l'aube de la Renaissance commence à éclairer.

Avec d'Annunzio, j'ai discuté en 1911 à Paris, en détail, de l'écriture d'un livret sur Leonardo da Vinci: le "Faust italien", comme le poète l'appelait. "Par ailleurs", objectait-il, "un squelette avec, à la place de la tête, un flambeau." Le personnage manquait, toujours selon le poète, de matière pour l'art lyrique. D'Annunzio, Italien et apôtre de Wagner, héritier d'une conception de l'opéra remontant au XIXe siècle, ne pouvait se passer de celle-ci. D'où le "squelette décharné et sans coeur", d'où le "fanal plein de lumière impitoyable qu'il (Leonardo da Vinci) porte à la place de la tête".
Merlin m'intéressa à un moment, don Juan m'intéressa plus longtemps; mais je reculai devant le grand exempJe de Mozart. [...]

L'intention, mieux: le désir de composer une musique sur le Faust de Goethe, m'avait rempli d'une sorte d'urgence. Seul un profond respect devant cette tâche immense me poussa à y renoncer. Cet aveu est exposé, me semble-il, avec évidence dans le prologue en vers. Reconnaître et s'avouer ses propres limites permet, par la suite, de mieux utiliser ses propres capacités. J'étais sous l'emprise de cette fascination et l'idée d'un Faust continuait à me hanter. Je fus délivré de ce conflit entre le désir et le renoncement en découvrant la vieille pièce de théâtre pour marionnettes, dont j'examinai plusieurs versions. Je me décidai pour les marionnettes, et elles devinrent finalement le point de départ de mon livret. Dans la fièvre, en six jours, j'écrivis la première esquisse de Doktor Faust entre le début de la guerre et les préparatifs d'un voyage au-delà de l'océan, vers la fin de 1914. [...]

La structure dramatique - J'ai fait exprès d'écrire un texte d'opéra "troué", apparemment fragmentaire. Le livret laisse ainsi un espace que la musique peut remplir, il offre une base de situations et de "mots-clé". L'acte d'invocation, par contre, est plus compliqué, car il n'est pas facile de commander à des diables [...] En magie, toute cette procédure passe pour être dangereuse. Remarquons que Faust, déçu après avoir entendu la cinquième voix, sort du cercle et cesse d'être invulnérable. Là-dessus, la sixième voix prend la parole sans y être invitée, et Faust n'est plus en mesure de se défendre.

J'avais bien des raisons pour supprimer le premier monologue du jeu de marionnettes (que Goethe avait quant à lui repris presque textuellement): cette première scène du livret aurait trop manifestement rappelé le début traditionnel de Faust, créant chez le spectateur l'attente d'images semblables et familières. D'ailleurs, le sens de ce monologue est contenu dans la menace de Méphistophélès, lorsqu'il met Faust en face de sa situation désespérée. L'action commence chez moi avec l'entrée des étudiants de Cracovie qui n'est que mentionnée dans le jeu de marionnettes; dans l'opéra, par contre, elle est manifeste et se développe en action dramatique; le nombre d'étudiants a été changé, de deux à l'origine, en trois, nombre chargé de sens.

La forme musicale - Avant d'écrire le livret, j'avais déjà, conscient de la difficulté, entrepris des études musicales sur le thème de Faust dans Nocturne symphonique et dans Sonatina seconda, dont les motifs et les éléments stylistiques ont été utilisés et développés dans la partition; ils servent d'inspiration, de mesure, d'ambiance, et ont bien rempli leur fonction de préparation. Au milieu de la composition de l'oeuvre, à la fois séparément et en étroite relation avec elle, j'ai créé prudemment, encore une Sarabande et un Cortège pour orchestre - un modèle réduit - dont l'écoute m'a procuré assurance et enseignements.

Il s'agissait, dans un premier temps, de construire un plan d'ensemble qui, dans ses grandes lignes, était déjà donné par le texte, et de réfléchir au choix, à la distribution et à l'utilisation des moyens d'expression et des formes (formes temporelles et formes compositionnelles). Avant tout, je tenais à créer des formes musicales autonomes, à la fois capables de s'adapter aux paroles et à l'action scénique, et d'exister en soi, avec un sens propre, détachées du poème et de la situation. [...]

J'ai maintenu une "polyphonie linéaire" (composition pour orchestre faite de pures lignes mélodiques qui se croisent et se portent mutuellement, tout en s'avançant indépendamment les unes des autres et qui, d'elles-mêmes, font éclore l'harmonie) presque sans interruption dans la partition de Doktor Faust, en limitant les formations d'accords: j'ai conçu l'image graphique des notes plutôt horizontalement que verticalement. C'est là un des traits caractéristiques de la partition qu'il fallait mentionner. En voici un autre.

Depuis toujours - quoique, au début, je ne pouvais m'expliquer cette impression -, j'ai été frustré de voir que l'espace, lors d'une représentation théâtrale, s'arrête à la ligne transversale de la toile de fond peinte constituant l'arrière-plan de la scène, et que l'espace reste, pour l'oeil du spectateur, coupé.
La moitié du cercle dans lequel se déroule l'action demeure toujours cachée pour lui. [...]

Il n'en va pas de même avec la musique au théâtre qui - à l'exception de très rares exemples - remplit uniquement l'hémisphère de devant. Il me semble que c'est justement la musique qui aurait pour vocation de ceindre la totalité de la circonférence; et dans cette partition, j'ai entrepris la première tentative (pas tout à fait poussée jusqu'au bout) de créer un horizon sonore, une perspective acoustique, en faisant souvent résonner la musique chantée et jouée "derrière la scène"; ainsi, ce qui est invisible doit être dévoilé au moyen de ce qui est audible. C'est le deuxième trait caractéristique qu'il me fallait mentionner. Voici le troisième.

[...] J'ai regroupé les six voix des démons du deuxième prologue dans une série de Variations selon le motif "question / réponse". En même temps, j'ai entrepris de conduire ces voix - en les faisant monter une à une - graduellement, du registre grave au registre aigu, pas à pas, lentement, laborieusement, en un mouvement qui s'accélère; de telle sorte que la dernière voix est la plus aiguë et que le rôle de Méphistophélès soit par conséquent, celui d'un vrai ténor. Je suis parvenu à composer l'Intermezzo scénique, qui se déroule dans une "très vieille chapelle romane", dans la forme unifiée d'un Rondo, en dépit des événements changeants et des ambiances différentes qui s'enchaînent rapidement. J'ai construit ma fête à la cour de Parme comme une suite de ballets, une sorte de pantomime qui n'est remplacée que vers la fin par une action dramatique plus libre (dans cet épisode, l'opéra tend vers le mondain). J'ai consacré une étude à part au son des cloches que je reproduis sous forme de trois "états" différents. Au début dans l'orchestre: imitation rêveuse, vague réminiscence de sons lointains et disparus; puis, à la fin de la Symphonia, reprises par des voix humaines sur le mot "Pax"; et enfin, avec de vraies cloches d'église qui annoncent joyeusement la résurrection à la fin du Prologue I.

Ferruccio Busoni, 1922 (traduction C. Frey / M. Beretti)

 

Points de vue

"Pouvait-on encore, après plusieurs siècles de connaissance consciente de la tradition faustienne et de sa trace vécue dans la réalité quotidienne par une expérience presque banale, retrouver en 1920 le mythe de Faust dans toute sa pureté originelle? Ne fût-ce qu'opposer Mephisto à l'Eglise, élément épiphénoménal du mythe certes, devait appartenir déjà au comique de la sociologie élémentaire du christianisme. De sorte que finalement, cet esprit de parodie, si frappant dans le prélude d'orgue de la scène de l'église dans l'intermezzo où se discernent autant la parodie des modalités de jeu de l'organiste dans l'improvisation conventionnelle que la création de l'atmosphère du lieu, peut devenir saisissant pour certaines oreilles. Mais l'ironie contenue dans cette pièce banale échappe au sérieux des chefs d'orchestre qui généralement "sucrent" la presque totalité du prélude, n'y découvrant que longueur inutile. Il n'est, par ailleurs, nullement garanti que la part d'ironie que nous découvrons dans cette incontestable parodie ait été perçue par le compositeur; et cependant, quelles qu'aient été ses intentions, c'est à l'oeuvre entière que, par rapport à l'évolution historique du mythe et au traitement dont il y est l'objet, l'on pourrait aujourd'hui généraliser la résonance parodique. [...] Les mythes de notre vieux fonds culturel ne peuvent plus être vécus de nos jours et représentés qu'à travers une imitation de ce qu'a apporté leur expérience. Ainsi Busoni, en dernière hypothèse, n'aurait-il pas favorisé la démystification par cette levée de toute inhibition, sachant ou ignorant - d'autres nous le diront - qu'il était là lui-même enfermé dans une dialectique où l'irrationnel attaque la pureté du mythe, et où le processus de démystification laisse couvertes d'ébréchures les der­nières traces de rationalité. [...]

Musicien du XIXe siècle, Busoni le reste par ce besoin de conserver les références d'un système harmonique efficace, qui a fait ses preuves et qui garantit l'expression dramatique; mais musicien du XXe siècle, il l'est aussi par ce besoin de fuite. Echapper à la tradition mais avec son secours; nourrir loeuvre de cette force séculaire mais en ne lui laissant plus qu'un rôle d'agent auxiliaire. Peut-être en alla-il ainsi par la force des choses car l'individu, même doué, ne dépasse pas une tradition par un acte simple de la volonté consciente. [...] L'irrationnel pur n'apparaît pratiquement pas dans l'oeuvre, chaque moment se prête à une description claire. Mais la surabondance des matériaux contradictoires mis en jeu, conduit son esthétique à la limite inférieure de la rationalité.

Dans Doktor Faust, c'est au style rhapsodique que, de fait, Busoni va se rattacher, mais cette fois en ajoutant un caractère non négligeable, à savoir que de la rhapsodie thématique, il va passer à la rhapsodie de styles. La rhapsodie traditionnelle avait favorisé la forme compartimentée sans, au reste peut-être, viser à la réaliser vraiment. La forme compartimentée est un phénomène tardif où Busoni prend sa part après avoir été précédé dans cette voie par Stravinsky, un musicien qui lui restera parfaitement étranger. Mais Doktor Faust, contrairement aux formes compartimentées de notre siècle, s'édifie sur des successions de styles, passant d'un langage modal à la tonalité traditionnelle et parvenant ensuite au seuil du monde atonal; passant d'un contrepoint hyperchromatique à l'harmonie diatonique la plus simple, et accomplissant parfois ces diverses transformations en de courts laps de temps". (Célestin Deliège.)

"Si je devais exprimer quelques réserves, elles concerneraient d'une part la fin de l'avant-dernière scène: Faust, saluant l'ultime soir de sa vie avec un pathos inhabituel - pathos nullement inévitable à condition que le chef d'orchestre consente à ignorer l'indication allargando -, d'autre part la minceur de la substance musicale du début de la scène finale. Une coupe généreuse dans cette partie (jusqu'à la seconde apparition du veilleur de nuit) profiterait à l'équilibre et à la cohésion de l'oeuvre entière." (Alfred Brendel)

"Quant à la partition, malgré la modestie qui a toujours affecté la musique de Busoni, elle a très grande allure. Par certains côtès elle est inégale et, chose curieuse pour un homme dont le but essentiel était d'échapper au passé romantique, on y voit poindre de temps à autre des tournures qui se souviennent lointainement de Berlioz, de Wagner ou de Richard Strauss. Mais ceci reste assez fugitif, et ce qui frappe surtout c'est la personnalité du ton général, aussi bien en ce qui concerne la substance harmonique que la qualité de la déclamation lyrique. Ce ton est généralement très naturel et ne se laisse jamais aller aux grands éclats souvent artificiels de l'opéra traditionnel. L'invention mélodique est, elle aussi, extrêmement personnelle et, dans sa simplicité, elle est d'une grande beauté, sans jamais rien de stéréotypé, et conduit l'ensemble du discours musical à travers des glissements de tonalités qui sont assez surprenants. L'orchestre n'est jamais indiscret, l'instrumentation est lumineuse, claire, transparente - même lorsqu'elle veut évoquer l'ombre, ce qui est souvent le cas. (Claude Rostand)

 

L'inachèvement de Doktor Faust

Par rapport au livret, la partition de Doktor Faust est inachevée. La musique s'arrête à la dernière tentative de Faust de trouver de l'aide ("Prier, oh prier! Où trouver les mots? Ils dansent sous mon crâne comme des formules magiques"), soit à la mesure 451 de la dernière scène, ou à la moitié du texte. (Autre inachevé, Moïse et Aaron de Schoenberg se termine sur une semblable impuissance de Moïse: "Oh, parole, parole qui me manque..."). En outre, le compositeur a laissé en suspens ce qui concerne Hélène de Troie, qui "apparaît" dans deux scènes, dont la dernière. Au total, sur les 2 h 40 ou 3 h de musique de l'opéra complété (selon les partis adoptés), 9 à 20 mn ne sont pas de Busoni. C'est peu.

Les raisons de cet inachèvement? La maladie et la mort bien sûr, les indécisions (selon le propre mot - incerto - de Busoni) quant au statut d'Hélène et à la conclusion à donner, induites peut-être par des réflexions nouvelles, personnelles ou à la suite de conversations, également parce que dix années s'étaient écoulées depuis la rédaction du livret; et, élément très important, parce que la guerre était passée par là.

L'unanimité se fait sur le choc qu'a été la Grande Guerre pour Busoni: c'est de cette période que date le repli du novateur sur la junge Klassizitat, le "jeune classicisme". (De retour à Berlin en 1920, il confie à sa femme Gerda: "A 54 ans, je m'engage dans l'inconnu" - non avec l'enthousiasme de l'explorateur, mais avec appréhension et désarroi. En 1915, il lui avait écrit, dans une lettre très lucide sur les liens entre "les grands employeurs qui sacrifient 100000 existences humaines pour leur propre satisfaction" et les "faiseurs de guerre": "je pensais que toutes les époques se valent, mais celle-là est pire.")

Busoni mort, Gerda sollicite sans succès Schoenberg, qui va succéder à son collègue au conservatoire de Berlin (ils avaient eu, malgré quelques divergences à propos d'une transcription, un cordial échange épistolaire, et bien des options fondamentales les rapprochaient). Après beaucoup d'hésitations, le compositeur Philipp Jarnach (1892-1982), élève et proche de Busoni, accepte la tâche, ne serait-ce que par égard pour Gerda. C'est complété par Jarnach que Doktor Faust sera créé et joué plusieurs décennies durant. En 1984 Antony Beaumont (auteur d'ouvrages sur Busoni non encore traduits en francais - de même les textes de Stuckenschmidt, Dent ou Sablich ne sont disponibles qu'en allemand, anglais et italien) publie à son tour son travail musical sur la fin de Doktor Faust (cette version a été entendue pour la première fois à Bologne le 2 avril 1985 - mise en scène Werner Herzog, direction musicale Zoltan Pesko).

 

L'option Jarnach

Pourquoi a-t-il été sollicité? Il est le seul que Busoni ait tenu au courant, presque au jour le jour, de l'évolution de Doktor Faust - sur le plan musical technique s'entend, l'unique autre confident étant Gerda. Son travail a la modestie de qui n'entend pas se substituer à l'auteur. Pour le long monologue final de Faust (le constat que ce qui meurt est remplacé par ce qui vit), il a très logiquement utilisé des éléments musicaux déjà apparus dans la partition; il ne s'est pas hasardé à résoudre le problème d'Hélène. Son choix d'utiliser pour les dernières mesures une ligne vocale en Sprechgesang ("parlé-chanté") - il s'agit de la remarque ironique et désabusée de Méphistophélès: "Cet homme a-t-il eu un accident?" - présente un double intérêt: c'est très fort dramaturgiquement, et l'impact du presque parlé est, conceptuellement et sonorement, le rappel que Busoni n'est pas allé jusqu'au bout de sa musique.

 

L'option Beaumont

Sa démarche a été de traiter ce que Busoni avait, jusqu'au bout, laissé en suspens, son hypothèse étant que le compositeur désirait modifier la conclusion, et sa justification consistant en deux feuillets de notes dont l'un écrit deux mois environ avant la mort de Busoni (Beaumont précise que les feuillets ont été identifiés comme concernant Doktor Faust vers 1927-29, et qu'il en a eu connaissance en 1977). Il s'est donc attaché à modifier la conclusion (il ajoute un choeur après le commentaire de Méphistophélès sur le cadavre de Faust - le commentaire qui clôt l'ouvrage avec Jarnach -) et à traiter le cas Hélène (Hélène représente "l'idéal féminin"; son existence, dans le livret, consiste en tardives apparitions/visions que suscite Méphistophélès: dans la scène de la taverne, Faust en voit monter l'image de la fumée dégagée par la poupée de paille en feu qui représentait son enfant; dans la scène finale, elle se substitue au visage de Jésus sur une croix d'église. On comprend les hésitations de Busoni à son sujet: Faust auparavant n'a jamais dit être à la recherche d'un idéal féminin, et dramaturgiquement elle arrive comme un cheveu sur la soupe, alors que Faust est plus délirant que raisonnant. Dans la production présentée à Lyon, Hélène tend à être un élément du délire de Faust, une vision intérieure).

Les feuillets qui ont été pour Beaumont une révélation semblent être de ceux que nous produisons tous - amorce d'une réflexion, notes pour fixer la pensée qui se dérobe - ; l'un d'eux commence d'ailleurs la plume en l'air - calligraphie telle que l'on peut en tracer en attendant que les mots viennent (Beaumont le reconnaît lui-même). Ces feuillets ne présument donc point de la décision finale de Busoni: ils sont l'interrogation d'un moment précis, et plus la base d'une spéculation que l'indication de la voie à suivre.

Busoni n'avait antérieurement pas écrit une note de musique concernant Hélène (ou il n'en a rien gardé). Beaumont précise que sur le premier feuillet figure un plan prévisionnel ("vorlaufiger Plan") sous forme de liste d'oeuvres antérieures (des satellites donc), et la remarque: "restent incertains le nocturne ainsi qu'Hélène à la croix [...] Hélène - élément nouveau"; le deuxième feuillet comporte quelques mesures de musique, peu lisibles ("a few almost illegible bars") que Beaumont prend pour base. Ce travail l'a amené à rajouter un passage musical dans la scène de la taverne, dont les éléments sont repris dans la scène finale.

Busoni trahi?

La gêne que peut procurer le travail d'Antony Beaumont tient à ses partis pris idéologiques, en particulier à sa propre interprétation de la fin de l'ouvrage, il est vrai obscure et contradictoire. Il voit en l'adresse finale de Faust, non un constat biologique positif, mais la transmission de son "âme" (à nul endroit de l'opéra n'apparaît le mot Seele, seul Geist - esprit - étant utilisé; Busoni, agnostique, n'était pas homme à employer le vocabulaire de la foi chrétienne). Pour Beaumont, "Faust meurt comme un mage capable de se perpétuer sans l'intervention du Créateur" (Busoni and the theatre). Option qu'il attribue à un anthroposophe, "seul à proposer cette interprétation" reconnaît-il cependant.

Les deux ajouts entièrement de son crû qu'avoue Beaumont vont dans ce sens: un emprunt à Die Brautwahl (le premier opéra de Busoni) pour figurer les douze coups de minuit (alors que Busoni récusait le réalisme dans l'opéra et que son traitement des cloches, plus avant dans Doktor Faust, se fait selon une combinaison sonore mystérieuse et non-réaliste...) et un "choeur de Noël" pour les ultimes mesures (après le commentaire de Méphistophélès par lequel termine Jarnach).

Si ce choeur peut être conceptuellement séduisant sur le plan musical parce que faisant pendant à celui de la Symphonia initiale, il édulcore la solitude des personnages principaux qui a été croissant au cours de l'ouvrage, celle de Méphistophélès comme celle de Faust. Plus grave: il ramène le Faust de Busoni, tellement original, tellement nouveau, vers la classique alternative faustienne: dieu ou diable, salvation ou damnation. Busoni, tout au long de son opéra, a donné au choeur invisible un statut changeant: religieux au début, il se fait ensuite la voix de Lucifer. Il aurait donc été tout aussi (il)légitime de lui faire reprendre les mots de Méphistophélès: "Cet homme a-t-il eu un accident?"

 

Faut-il achever l'inachevé?

Nombre d'opéras ne furent pas terminés par leurs auteurs, nombre d'entre eux l'ont été par la postérité, avec plus ou moins de bonheur, et il n'y a guère de conduite modèle à ce sujet, chaque cas étant bien sûr particulier. Les raisons de l'inachèvement, son étendue, la nature des structures qui aident ou contrarient la spéculation de ''l'acheveur'' jouent un rôle important dans les options à prendre.

Ainsi Lulu de Berg (inachevé pour cause de décès): il s'agissait d'orchestrer l'acte III; la structure en arche de l'ouvrage, ses symétries et miroirs y compris dans le traitement instrumental, facilitaient la tâche - le travail de Cerha n'a d'ailleurs guère été remis en cause.

A l'inverse l'inachèvement de Moïse et Aaron de Schoenberg est tel - impasse compositionnelle face au dilemme qu'entraîne la disparition d'Aaron - que personne ne s'est risqué à toucher à l'acte III.

En revanche, l'inachèvement des Contes d'Hoffmann d'Offenbach (pour cause de décès) consiste avant tout en l'ordre à donner aux actes et scènes. Quand on sait qu'Offenbach modifiait beaucoup ses ouvrages durant les répétitions scéniques (par pragmatisme, sensibilité théâtrale, sens du public), il est impossible de justifier en son nom une décision qui aurait pu n'être que provisoire, modifiable si les conditions de représentations changeaient. Du coup, toutes les options peuvent s'avèrer valables, si elles trouvent leur cohérence.

Le cas de Rodrigue et Chimène (Debussy) est autre: l'inachèvement est dû au rejet de l'oeuvre par le compositeur (conscience des carences de la dramaturgie et du livret) ; toute orchestration (on possède en effet la particelle) ne sera jamais qu'un "à la manière de..." pour une oeuvre que son auteur avait reniée au point de la dire disparue.

Concernant enfin, par exemple, Turandot de Puccini (inachevé pour cause de décès), les avis demeurent partagés: la meilleure solution ne serait-elle pas celle de Toscanini: s'arrêter - avec le respectueux point d'orgue d'une minute de silence... - là où l'auteur a cessé d'écrire? Terminer par une interrogation, c'est aussi ouvrir des horizons.

 

Les morts n'ont plus la parole

Les remarques concernant le travail d'Antony Beaumont sur Doktor Faust ne se veulent (presque) pas polémiques et ne sont pas l'amorce d'un débat d'experts. Elles ne reposent pas sur un travail universitaire et musicologique - étude des manuscrits et documents divers laissés par Busoni, connaissance approfondie de son oeuvre, de ses écrits, de sa vie... Elles ont été écrites avec pour références la lecture et l'écoute du travail de Jarnach, la lecture (mais pas l'écoute) du travail de Beaumont ainsi que deux de ses textes à ce sujet (Sul finale ricostruito del Doktor Faust publié dans le programme de Bologne; Busoni and the theatre).

Elles ne sont pas non plus le rejet de tout apport étranger au bloc sacralisé de l'Oeuvre: nous creusons les montagnes de tunnels et jetons des ponts sur la mer, nous transformons des romans en textes de théâtre et un Tabucchi préfère le laisser faire à d'autres en ce qui concerne ses oeuvres très fréquemment adaptées -, avec des résultats souvent bénéfiques et enthousiasmants. Mais il faut rester modeste et conscient que l'inachevé le demeure, même complété; qu'aucun transfert d'invention n'est possible d'un mort à un vivant; qu'aucun arrangeur ne détient de vérité autre que partielle et momentanée. Prenons donc et apprécions donc la fin du Doktor Faust présenté à Lyon comme une spéculation d'Antony Beaumont et non un décalque plus ou moins exact de Busoni. Et Doktor Faust comme une oeuvre suffisamment riche pour être mise en valeur, de façon subjective, par la lecture du metteur en scène et celle du chef d'orchestre, le spectateur restant libre (n'étant que plus libre) de spéculer à son tour.