Dans l'Europe, qu'ébranlaient les échos des tumultes guerriers, peu d'oreilles demeuraient attentives à la voix divine de la musique. Dans les cités, où affluaient permissionnaires et convalescents, régnait une ardeur fiévreuse et joyeuse qui se maintint parfois insouciante sous les averses de fonte et d'acier. Théâtres et cinémas, music-halls et concerts attiraient une foule pressée, mais qu'ils étaient rares ceux qui recherchaient encore les émotions de l'Art! Les âmes tendues vers la lutte et vaguement conscientes des destins qui emportaient l'Humanité allaient en quête de distractions fugitives; elles n'avaient plus le recueillement, ni la liberté, ni la sensibilité qui leur permettaient naguère de s'abîmer dans la contemplation de la beauté. Quand s'exécutait une symphonie, si des yeux pleuraient encore, si des cÏurs se brisaient, c'est que les sons avaient évoqué l'image de celui qui ne reviendrait plus.
Aujourd'hui que commence une vie nouvelle et que les esprits rassérénés se reprennent an charme de la musique, on s'interroge, on cherche à savoir ce qu'elle est devenue durant ces quatre lentes années. Quels chefs-d'oeuvre sont nés? Ou'ont écrit les Debussy, les Dukas, les Strawinsky, les Ravel, les Strauss, les Schönberg ? Quels nouveaux musiciens ont surgi en France, en Italie, en Russie, en Allemagne ? Hélas, les grands dispensateurs de vie musicale, oppressés par l'horreur des temps, se sont tus. Seul Debussy a, d'une voix mourante, mais nette et poigniante, crié son horreur de la brute déchaînée et sa foi dans l'avenir. Strawinsky a publié Renard, composé avant la guerre, et quelques brèves pièces de piano où s'attestent son désir de simplicité et sa passion pour l'art populaire russe; Ravel, les pièces pour piano subtiles, raffinées, précieuses du Tombeau de Couperin. On n'annonce aucune Ïuvre nouvelle vraiment grande de ceux dont les noms symbolisèrent la vie musicale d'avant-guerre ; en revanche, au moins, un véritable artiste s'est révélé : G. Francesco Malipiero.
Le nouveau venu est un musicien d'une espèce peu commune en notre temps et qui rappelle plutôt, par la fougue de son talent et sa puissance de création, les maîtres de l'Italie d'autrefois que les composîteurs contemporains.
La musique chez lui n'est pas un jeu lion plus qu'un travail méticuleux et patient. C'est sa vie même et il s'y livre avec une violence, une passion, une ardeur de lutte, une fièvre qui, par certains côtés, évoqueraient plutôt le souvenir des romantiques que celui des maîtres de l'impressionisme, auxquels il se rattache pouriant par son sentiment de la nature et par le don d'évoquer avec des sons le inonde extérieur. Toutes ses impressions, toutes ses sensations se cristallisent en musique. Parlant une langue riche et variée, il s'exprime avec une aisance qui déconcerte.Tel cahier de pièces de piano dont, indépendamment du contenu expressif, on admire la facture pleine de trouvailles barmoniques et de recberches mélodiques charmantes, fut l'Ïuvre d'une semaine de travail. Telle contposition d'orchestre d'une technique prodigieuse, abondant en effets nouveaux, en combinaisons de timbres imprévus, fut écrite en deux ou trois semaines. Certes, le temps ne fait rien à l'affaire, mais nous avions perdu l'habitude de cette fécondité qui semblait inconciliable avec les exigences de la technique moderne et ce n'est, pas un des caractères les moins originaux du tempérament de Malipiero que cette rapidité dans la réalisation des conceptions musicales.
L'Ïuvre de, Malipiero a été en presque totalité imprimée durant la guerre, plusieurs de ses compositions les plus significatves ne sont pas encore éditées. Leur exécution soulève dans la péninsule des discussions passionnées. Certaines furent accueillies à Rome et à Milan par les huées des admirateurs de Puccini, de Mascagni et de Léoncavallo persuadés que l'art italien ne saurait sans se perdre quitter l'ornière du char triomphal de Verdi. Elles furent désapprouvées par de graves critiques, scandalisés de ce que Malipiero ne se fût pas, comme le rénovateur de la symphonie en Italie, Martucci, inspiré de l'Ïuvre des classiques allemands. Pourquoi ne forçait-il pas à parler en musique la langue de Beethoven, de Brahms, de Wagner, la seule propre à exprimer des idées vraiment 'symphoniques'? Malipiero fut même blàmê par des musiciens d'avant-garde dont le timide dehussysme s'effarait des audaces spontanées de l'ardent vénitien.
D'une manière générale, on lui reprocha de ne pas écrire de la musique 'vraiment italienne' et on l'engloba dans la réprobation dont l'orthodoxie entourait déjà le nom d'Alfredo Casella. Tous deux furent classés désormais dans le clan honni des futuristes. On rira dans quelques années de ce jugement, comme on rit aujourd'hui de certains verdicts décisifs prononcés par les critiques du temps sur Rameau, Beethoven, Berlioz, Wagnerou Debussy. On ne saurait trouver un artiste attaché au passé par des liens plus forts que ce révolutionnaire qui se tient aussi loin du Puccinisme que du Futurisme, qui se moque des doctrines et, va son chemin, créant, avec une ardeur passionnée, des Ïuvres qui frappent par leur originalité et leur indépendance à légal de celles d'un Ravel ou d'un Strawinsky.
Malipiero a 36 ans. Une figure émaciée, creusée de rides précoces; des traits fins d'une étonnante mobilité. D'abondants cheveux châtains, seinés de fils d'argent. Un front droit, des yeux très bleus. Un grand nez, mince et arqué. Une bouche spirituelle. Dans son ensemble, la physionomie est empreinte de bonté et d'intelligerice, mais elle apparaît souvent contractée, maigrie, ravagée, sous l'empire d'une souffrance morale ou physique. Malgré les douleurs sans cesse renouvelées que lui valent une santé délicate et une âme trop sensible, Malipiero garde de la joie dans son cÏur. Au moindre rayon de soleil elle éclate, en attendant l'orage qui, hélas, ne tarde jamais beaucoup.
Il s'est formé lui-même et l'universalité, de sa culture surprend. On étonne bien des gens en leur révélant que le jeune homme avec lequel ils viennent de s'entretenir longuement de littérature on de peinture est un des premiers compositeurs de musique de son temps.
Incapable de concevoir la vie sous un autre aspect que celui de l'art, il vient souvent buter dans les pièges de la Destinée. Ses amis lui reprochent son manque de volonté. Il déploie pourtant une sorte de ténacité sourde qui lui permet d'atteindre son but à la longue et sans prendre de résolutions brusques. En fait, sa vie est totalement dominée par soit art. Il n'existe que pour la musique et réserve aux batailles d'idées et à une création incessante toutes ses forces, toutes ses énergies.
La vie de Malipiero depuis soit enfance est un roman étrange et infiniment douloureux. Les incidents les plus invraisemblables s'y rencontrent. Sans entreprendre de couler par le détail la vie d'un artiste qui n'appartient pas encore a l'histoire, je crois cependant devoir en esquisser les grande lignes, car il est difficile, sans cela, de pénétrer le sens profond de son Ïuvre.
G. Francesco Malipiero est né à Venise le 18 mars 1882 et descend d'une très ancienne famille vénitienne. Son père et son grand-père furent musiciens. Le premier, Francesco Malipiero, compositeur de nombreux opéras, fut considéré vers 1848 comme le rival de Verdi. Il se ruina en de malheureuses entreprises théâtrales. Le second, Luigi Malipiero, pianiste distingué, eut de la comtesse Balbi, qu'il épousa en 1881, trois fils, tous musiciens: Francesco, le compositeur, Riccardo, violoncelliste, Ernesto, violoniste.
Malipiero fut donc élevé dans une atmosphère de musique. A six ans, il cominença l'étude du violon tout en rêvant d'être peintre. A onze ans, une catastrophe familiale vint bouleverser sa vie. Luigi Malipiero s'exila, emmenant avec lui sa mère et son fils ainé Francesco.
Une vie errante et tourmentée commença pour l'enfant. A Trieste, à Berlin, enfin à Vienne, il connut des heures douloureuses, n'ayant pour réconfort que la chaude affection de sa grand'mère qui supportait stoïquement ses malheurs. Il ne pouvait être question pour l'enfant d'études suivies. Il travaillait son violon sans goût et devait souvent jouer le soir avec son père dans de petits orchestres.
On ne sait ce qu'il serait advenu de l'enfant soumis à une pareille existence, malgré une santé fragile, si, en 1896, à Vienne, le hasard ne l'avait fait présenter à un riche polonais en quête de jeunes virtuoses à lancer. Il s'intéressa à Malipiero et lui fit donner des leçons de violon. C'est alors que survint dans sa vie un nouveau malheur. Sa grand'mère mourut dans des circonstances dramatiques qui laissèrent une empreinte profonde en son âme.
Il prit Vienne en horreur. Il rendait cette ville responsable de tout ce qu'il avait enduré. Il y demeura pourtant une année encore, poursuivant ses études littéraires et travaillant avec ardeur l'harmonie au Conservâtoire dans la classe du professeur Stocker, qui s'éprit d'une grande affection pour son élève italien.
En juillet 1899 il quitta enfin Vienne et revint se fixer aitprès de samère, dans sa chère Venise. Il y continua ses études au liceo musicale sous la direction du professeur Bossi.
Deux événements exercérent vers ce temps une influence sensible sur la formation artistique de l'adolescent. Le premier fut une représentation des Maîtres Chanteurs qui lui révéla un monde qu'il n'avait jamais soupçonné, ayant été nourri de musique de Verdi et de ses successeurs. Le second fut la découverte qu'il fit, durant l'été de l'année 1902, de partitions du
XVII ou du XVIII siècle à la bibliothèque Marrciana. Il lut, transcrivit, copia les opéras de Monteverde, de Cavalli, de Scarlatti, les sonates de Tartini et s'enthousiasma pour ces auteurs que connaissaient seulement alors une poignée de musicologues en Europe. Ce fut pour lui une révélation.
Malipiero, comme nous le verrons plus loin, a subi, plus que tout autre musicien de son temps, l'influence des vieux maîtres italiens. Certains récitatifs de ses opéras rappellent beaucoup plus par leur ligne mélodique le style de Cavalli que celui de Debussy ou de Wagner.
A l'automne de 1902 Malipiero suivit à Bologne son maître Bossi, qui venait d'être nommé directeur du fameux Liceo musicale de cette ville. Il y fit exécuter sa première composition d'orchestre : Dai sepolcri, en 1904, à 22 ans. Ce poème symphonique eut du succès, car on le chioisit l'année suivante pour être joué au concert solennel du Centenairenaire de l'école.
Malipiero, ses études terminées, revint à Venise et commença à réfléchir sur la valeur do tout ce qu'il avait appris en six années de labeur. Il oui bientôt des doutes ià cet égard. La connaissance qu'il fit vers ce temps du compositour Smareglia, disciple de Wagner, acheva de l'éclairer. Antonio Smareglia était aveugle; il pria le jeune homme d'écrire sous sa dictée ses partitions d'orchestre. Ce travail persuada vite Malipiero que son éducation musicale était à refaire. Il se mit an travail, aidé des conseils de son ami, et réorchestra la suite Dalle Alpi, écrite précédemment, puis il composa la Sinfonia degli Eroi qui allait être exécutée avec succès en Allemagne et en Autriche en 1908 et 1909, enfin il écrivit la Sinfonia del mare, Ïuvre où se révèlent un tempérament hardi, impatient d'entraves, une âme sensible aux spectacles de la nature.
De 1907 à 1910, Malipiero composa des oeuvres inégales, mais dont plusieurs portent déjà son empreinte. Il s'affranchit alors de l'influence wagnérienne, qui n'avait d'ailleurs jamais pesé lourdement sur lui et qui lui avait seulement permis d'éliminer rapidement les traces laissées dans son esprit par l'audition des opéras de Verdi, Mascagni et Puccini. Il écrivit d'abord une ceuvre pour baryton, orchestre et chÏur, sur un texte poétique de Leopardi: Canto notturno d'un pastore errante dell'Asia, puis un opéra en trois actes : Elen e Fuldano, des mélodies, des pièces pour piano parmi lesquelles: les Bizzarrie luminose, les Sinfonie del silenzio e della morte, pour orchestre. Vers la fin de cette période, il composa les Sonetti delle Fate sur les poèmes de d'Annunzio et les Poemetti lunari pour piano. Ces derniers morceaux furent écrits sous l'influence de son ami, le peintre Marius Pictor, dont les compositions fantastiques plaisaient à son âme éprise de mystère et de surnaturel.
Avec l'année 1910 commence une nouvelle période dans l'existence de Malipiero. Il épouse la fille du peintre vénitien Rosa et se cloître dans la vie de famille. Malipiero connaissait alors très peu de musique contemporaine, à l'exception du Prélude à l'après-midi d'un faune qui l'avait profondément troublé et de quelques poèmes symphoniques de Richard Strauss, entendus à Berlin en 1906 durant un séjour de quelques mois en cette ville. Il avait cherché seul sa route en s'occupant peu de ce que faisaient les autres. On trouve dans ses premières oeuvres des hardiesses, des poussées de génie qui annoncent ses compositions les plus récentes. Entre 1910 et 1913, Malipiero s'inquiète devant les critiques de ses amis qui lui répètent qu'il est fou. Il finit par douter de lui-même et de ses aspirations. Il prend peur des idées musicales qui le hantent et s'efforce à les chasser. Tout ce qu'il écrit à cette époque témoigne de riches qualités musicales : abondance mélodique, éclat harmonique, puissance orchestrale, mais ou n'y retrouve plus les tendances novatrices que manifestait dès 1903 la Sinfonia del mare.
L'opéra Canossa ne mérite pourtant pas le mépris que lui porte aujourd'hui son auteur. A coté de scènes assez conventionnelles il en est d'autres qu'anime un large sentiment populaire. Le finale en particulier est d'une somptueuse magnificence : triomphe de tout un peuple éclatant en acclamations et chants de victoire parmi les fanfares et les carillons. A peine Canossa terminé, Malipiero écrit un drame lyrique, la Schiavona qui a depuis expié par le feu le crime d'être entaché de vérisme, puis un ballet : Il voto d'Amore, également détruit, le poème symphonique pour violoncelle et orchestre Arione, enfin, la première partie des Impressioni dal vero, Ïuvre d'une fraîcheur charmante, toute imprégnée de lumière, de soleil et de senteur des bois.
Cependant Malipiero s'inquiète des concessions qu'il a faites, presque malgré lui, au goût du milieu où il vit. Il étoufle à Venise et désire se rendre compte de ce que réalisent les musiciens français contemporains qu'il ne connaît encore que très imparfaitement. Il se décide et part pour Paris, en 1913. Il y est accueilli par Casella, qui le présente à Ravel et lui fait connaitre le mouvement musical dont Paris est le centre. Malipiero entend, dans les concerts et les théâtres, les oeuvres de Debussy, de Ravel, de Dukas et ressent une violente impression à l'audition du Sacre du Printemps de Strawinsky. A connaître ces Ïuvres il se persuade que depuis trois ans il dévie du chemin où l'entraînait sa conscience artistique.
A Paris il se lie avec d'Annunzio et obtient de lui l'autorisation de mettre en musique Il sogno d'un tramonto d'autunno, dont aussitôt il commence la partition. C'est dans sa vie un événement décisif que cette brusque mise en contact avec les courants d'idées qui convergent vers Paris de tous les points du monde.
Un jour, il lit dans un journal italien,ouvert par hasard, que le «Concours national de musique de Rome» vient de couronner cinq Ïuvres moderne. Or, sur les cinq, quatre sont de lui. D'après le règlement du concours, il n'aurait dû adresser au Comité qu'une seule composition, mais il avait eu l'idée d'envoyer cinq Ïuvres sous des noms d'emprunt et quatre de celles-ci avaient été primées. C'étaient la Sinfonia del mare, Arione, l'ouverture de la Schiavona intitulée Vendemmiale, et les Impressioni dal vero. Malipiero revint aussitôt à Rome et, par une lettre aux journaux, fit connaître qu'il était l'auteur des morceaux désignés pour être exécutés au Concert de l'Augusteo. Cet incident fit grand bruit en Italie, suscita des polémiques dans la presse et attira à Malipiero un monde d'ennemis. Arione, joué le 21 décembre 1913 à l'Augusteo, fut accueilli par les sifflets des défenseurs de la tradition, tandis que l'auteur demeurait indifféretit à l'insuccès d'une oeuvre qui ne l'intéressait déjà plus et qu'il renie aujourd'hui.
Pendant ce temps, l'opéra Canossa, envoyé par lui au concours de la Ville de Rome, était choisi pour être monté au théâtre Costanzi. Canossa fut représenté le 24 janvier 1914 dans des conditions déplorables, après des répétitions insuffisantes et avec une interprétation des plus médiocres. La toile était à peine levée que de toutes parts éclataient des coups de sifflets. L'opéra fut condamné sans avoir été entendu et le musicien se refusa à laisser donner une seconde représentation. Le parti-pris était évident. Il n'y avait rien dans Canossa qui pût justifier un tel accueil. C'est une Ïuvre sans grande originalité et sans profondeur, mais dont l'éclat et la puissauce dramatique auraient dû séduire le public.
Ces échecs affligèrent peu Malipiero, uniquement préoccupé des Ïuvres nouvelles qu'il portait en lui. Il avait déjà terminé la partition du Sogno d'un tramonto d'Autunno, la première de ses compositions dramatiques qui porte fortement l'empreinte de sa personnalité. L'opéra consiste essentiellement en récits qui se déroulent suivant une ligne mélodique très pare, apparentée au style récitatif des vieux maîtres italiens, Monteverde ou Cavalli, tandis que l'orchestre dépeint, avec une puissance d'évocation saisissante, l'action qui se passe hors de la vue des spectateurs. L'Ïuvre est originale, sans être révolutionnaire, l'influence de Debussy n'en est pas moins absente que celle de Wagner; c'est une musique toute vénitienne et qui semble reflèter comme l'eau dormante de la lagune les fastes passés de la Sereinssima. C'est l'âme de Venise défunte, de la Reine de l'Adriatique telle que la fit triompher Veronese aux plafonds des palais, drapée dans les flots moirés d'étoffes somptueuses, qui se matérialise à nos sens par la magie et les charmes concertés du poète et du musicien. Si parfois l'éblouissante richesse verbale de Gabriele d'Annunzio se prête mal an commentaire mélodique du compositeur, on peut dire que, dans l'ensemble, la musique souligne heureusement les intentions du poème.Elle communique à la scène de la nef ardente une grandeur et une puissance auxquelles la déclamation réduite à ses seuls moyens d'expression ne saurait prétendre. L'impression de rêve et d'irréalité que d'Annunzio voulait déterminer dans l'esprit du spectateur est renforcée par l'effet de la musique, tantôt vaporeuse et nostalgique comme la brume errante au matin sur les canaux, tantôt enflammée et d'une ardeur dévorante, comme les couchers de soleil embrasant les palais marmoréens, le ciel et l'onde en de fulgurants incendies.
De retour à Venise, après la chute de Canossa, Malipiero se remit à l'Ïuvre avec une vigueur nouvelle. En peu de mois il composa la 2e série des Impressioni dal vero, la première, selon moi, de ses Ïuvres maîtresses pour l'orchestre, trois mélodies sur des textes français de Victor Margueritte, les émouvants Preludi autunnali pour le piano, enfin un drame lyrique en trois actes sur un sujet légendaire, Ïuvre inégale, mais d'une fraîcheur de sentiment, d'une délicatesse de touche unique dans l'ensemble des créations artistiques de Malipiero. Malheureusement, pour des raisons étrangères à l'Art, l'auteur a condamné cette belle Ïuvre à l'oubli. Malgré les faiblesses du livret, elle contient des pages frémissantes d'émotion contenue, qui font penser à Pelléas.
La guerre européenne se déchaîna. Malipiero, qui avait eu personnellement à souffrir de la mentalité germanique, se vit à regret exclu de la lutte en raison de sa santé. Bouleversé par les événements tragiques qui se déroulaient en Europe, aux prises avec les plus graves difficultés matérielles, ne pouvant parvenir à faire imprimer ses compositions, Malipiero dut renoncer,durant près d'une année, à écrire de nouvelles ceuvres, mais non pour cela à travailler. Il accepta de transcrire et d'harmoniser un grand nombre de cantates et de sonates du XVIIe et XVIIIe siècle italien et se consacra à l'édition des Ïuvres de Benedetto Marcello, Bassani, Emilio del Cavaliere, Galuppi, Tartini, Jomelli, dont il forma la matière de six volumes pour l'Istituto Editoriale Italiano de Milan.
Quelques mois plus tard, il ressuscita de même l'admirable Orfeo de Luigi Rossi (1647).
Une terrible crise vint alors bouleverser la vie intérieure de Malipiero et remplir son âme d'une tristesse désespérée. Sous cette emprise, il écrivit à Asolo, pittoresque petite ville de la Vénétie, deux morceaux pour piano où passent des ombres étranges, les Poemi asolani; puis à Rome, où il se fixa pour l'hiver et où l'exécution, le 20 mars 1917, à l'Augusteo, de ses Impressioni dal vero (2e série), souleva de violentes colères, deux Ïuvres d'orchestre d'une puissance et d'une originalité saisissantes: les Pause del silenzio et le Ditirambo tragico, qui toutes deux expriment l'idée d'une lutte acharné et saris espoir contre la destinée.
Au printemps, Malipiero regagna Asolo. Là, dans le calme d'une nature accueillante, il reprit confiance. Il composa alors pour le piano les Barlumi. La tristesse passionnée de certaines pièces contraste avec le sursauts, les accès de gaieté, nerveuse il est vrai et quelque peu factice, d'autres morceaux de ce recueil. Il écrivit aussi la suite d'orchestre Armenia sur des chants populaires arméniens. Il terminait cette partition, quand, un matin d'octobre, la petite ville fut envahie par les fuyards de la 2e armée. L'ennemi approchait à marches forcées. Malipiero, n'emportant avec lui que quelques manuscrits, dut, pour gagner Venise avec sa femme, se frayer le chemin pendant deux jours à travers une débâcle sans nom, sur des routes encombrées de cadavres d'animaux et de voitures versées, au milieu de soldats sans armes et de malheureux abandonnant leurs foyers. Ils furent portés comme en un cauchemar jusqu'à Venise où ils prirent le train pour Rome. Malipiero y arriva épuisé, bouleversé, les yeux hagards, hanté de souvenirs effroyables, au point que, durant quelques jours, ses amis craignirent pour sa raison.
Un tel ébranlement nerveux n'était pas fait pour ramener la paix dans l'âme de Malipiero. Aussi l'Ïuvre qu'il composa alors est-elle une des plus lugubres qui soit jamais sortie de l'ima-ination d'un artiste. Bien que conçue en vue d'une réalisation scénique, Pantea est en fait une symphonie dramatique en cinq parties, traduisant la lutte d'une âme s'acharnant à la conquête de la liberté et qui ne trouve, après mille souffrances, que la Mort et le Néant.
L'orchestration de Pantea à peine terminée,Malipiero écrivit la partition d'un petit ballet humoristique pour marionnettes, les Sauvages, qui fut exécuté à Rome durant l'hiver, sur le Teatro del Piccoli, avec une mise en scène du peintre cubiste Depero. Malipiero s'était intéressé, en composant la musique de ce spectacle, au problème de tirer parti pour des effets nouveaux d'un orchestre très réduit. Les représentations firent un certain bruit et valurent à Malipiero la réputation bien établie de disciple de Marinetti, bien qu'il n'y ait aucune affinité entre les recherches de l'école futuriste et les Ïuvres de Malipiero, qui se rattachent au contraire aux plus pures traditions de la grande école italienne du XVIII siècle.
Connaissant à merveille les textes des siècles d'or de la poésie italienne Malipiero commença à vêtir de musique des sonnets, des chansons, des madrigaux, des ballades de Laurent le Magnifique, du Politien, de Jacopone da Todi, puis il imagina pour chaque texte poétique une brève action scénique, en vue d'une réalisation théâtrale.Les Sette Canzoni sont sans doute le chef-d'Ïuvre de Malipiero. On y trouve réunies ses plus belles qualités : puissance, imagination, sensibilité, émotion. L'Ïuvre témoigne d'un changement profond dans son âme, en ce qu'elle est empreinte d'une joie de vivre et d'un sentiment populaire qui fait songer à Moussorgsky.
Depuis les Sette Canzoni, l'activité créatrice de Malipiero ne s'est pas ralentie. Il termine en ce moment un ballet tragi-comique, évocation quelque peu ironique d'une somptueuse fête de carnaval au temps jadis. Cette Ïuvre affirme le revirement qui s'est produit dans la pensée de l'artiste. Il y a de la vie et de la joie dans cette partition, il y a aussi de la grâce voluptueuse et comme attendrie. On sent en l'écoutant combien ce novateur est nourri d'art ancien et par quels liens il se rattache aux grands maîtres du XVIIe et XVIIIe siècle. C'est un point commun entre lui et Gabriele d'Annunzio ou le compositeur Ildebrando Pizzetti qui représente, avec Malipiero, les tendances les plus intéressantes de la jeune école italienne.
En même temps et presque en se jouant, Malipiero a mis en musique de courts poèmes de Jean Aubry. Le recueil Keepsake pourrait s'intituler à l'ancienne mode: «Pièces de piano avec accompagnement d'une voix obligée». Il a écrit aussi plusieurs pièces de piano : Le Maschere che passano, recueil de morceaux humoristiques et fantasques, et les Risonanze qui, dans l'intention de l'auteur, ne devaient être que d'harmonieux effets de souorité, mais qui portent fortement l'empreinte de son talent; la première, d'un dessin très pur, la quatrième impétueuse, passionnée, où s'exprime, sous une forme concentrée et syrithétique, toute son âme.
C'est un émerveillement pour qui vit dans la familiarité de Malipiero que ce flot de musique s'épanchant, avec quelle force, de cette nature débile. La source ne semble d'ailleurs pas devoir bientôt tarir. Elle n'a jamais jailli si haut vers le soleil.
***
En situant les Ïuvres dans la vie de l'artiste j'ai voulu donner une idée de l'actîvité créatrice de Malipiero. Il faut se représenter, eu effet, qu'il ne s'agit pas de compositions d'une forme facile, mais d'Ïuvres d'art d'où tout superflu, toute redite sont bannis, où chaque mot porte et dont la technique n'est pas moins personnelle que celle d'un Ravel ou d'un Strawinsky. Mais cette technique si curieuse, et en laquelle le grand public ferait volontiers consister toute l'originalité de l'auteur,n'est que la forme spontanée que revétent ses pensées. Nul moins que lui ne s'acharne à ciseler de jolis riens. La préciosité lui est étrangère.
Le coloris instrumental est eu quelque sorte la qualité de son talent qui frappe le plus vivement l'auditeur. Je ne pense pas que,depuis Berlioz, il se soit rencontré un musicien pensant plus directement que lui ses oeuvres pour l'orchestre. Travaillant d'après une esquisse sommaire, il écrit ses partitions sans hésitations, ni retouches, à la manière dont il effectuerait un travail de copie. L'orchestre sonne merveilleusement. Les détails, les demi-teintes conservent leurs valeurs; les rapports et les combinaisons de timbres voulus par l'auteur s'obtiennent exactement. Il n'y a pas d'effets manqués. C'est une fête pour l'oreille comme les fresques du Véronèse sont une fête pour les yeux indépendamment du sujet qu'elles représentent. Réduites pour le piano, certaines partitions de Malipiero deviennent difficilement intelligibles. Des harmonies suaves à l'orchestre acquièrent une dureté extrême. Se faire une idée d'une composition symphonique de Malipiero exécutée au piano est un problème aussi ardu que de reconstituer par la pensée un tableau de Claude Monet d'après une photographie.
Sa technique harmonique a beaucoup évolué. Dans la Sinfonia del mare on trouve déjà des témoignages d'une ardente curiosité. Après le voyage à Paris, son style se ressent de la connaissance qu'il vient de faire des oeuvres de Debussy et de Ravel. Dans le Ditirambo tragico et les Pause del silenzio on découvre l'influence du Sacre du Printemps, entendu pourtant une seule fois et dont Malipiero n'avait jamais eu la partition entre les mains. Est-ce à dire qu'il a perdu à ces contacts quelque chose de sa personnalité? Artiste sensible et vivant, il n'a pu demeurer indifférent aux courants qui emportaient la Musique vers des inondes nouveaux, mais l'originalité de son Ïuvre n'en a pas été altérée. On peut reconnaître dans la Sinfonia del mare l'embryon de la technique des Pause del silenzio.
Le style harmonique de Malipiero diffère de ceux de Schönberg, de Strawinsky et de Casella, en ce qu'il ne donne jamais l'impression du parti pris et du système. Les dissonances résultent de l'emploi d'une polyphonie très libre. Malipiero n'hésite pas à recourir aux accords les plus consonnants, lorsqu'il l'estime nécessaire. De même, il n'est l'esclave d'aucun système modal, sans chercher, comme Schônberg, à se maintenir en dehors de toute tonalité définie. Il use largement du trésor des modes antiques, exotiques ou modernes, sans autre préoccupation que d'exprimer ses idées sous une forme aussi concrète et concise que possible.
Ce n'est d'ailleurs pas, à mon avis par l'instrumentation non plus que par le système harmonique que saurait être caractérisé le stvle de Malipiero, mais bien plutôt par la mélodie et le rythme. Dans la Sinfonia degli Eroi (1904) le deuxième thème avec ses sursauts, ses élans brises appartient déjà bien à la manière de Malipiero. Dans la Sinfonia del mare on note des mélodies et des rythmes qui semblent empruntés aux cantilènes passionnées jaillies de l'âme du peuple italien. L'ensemble, avec quelques traces d'influence wagnérienne, dégage une impression de force juvénile et manifeste un sentiment ému et presque religieux de la nature. L'influence des chants populaires italiens avec leurs mélopées flottantes, leurs rythmes alanguis et voluptueux est également sensible dans le Notturno pastorale pour piano, composé la même année et qui annonce de loin l'admirable prélude (nº 3) des Preludi autunnali (1911).
En 1908, les Bizzarie luminose dell'alba, del meriggio e della notte pour le piano s'ouvrent par un morceau charmant, au rythme fantasque et capricieux - I Giochi, dont le thème initial n'est pas sans analogies avec l'accompagnement du récit de l'Orgie dans le Sogno d'un tramonto d'autunno
(1914).
Le recueil intitulé Poemetti lunari (1909) est la première oeuvre pour piano vraiment caractéristique de Malipiero. Le premier morceau, chant grave, recueilli, traduit une impression nocturne. La mélodie s'épanche librement sans préoccupation de développements formels. Dans le quatrième s'épanche une force tumultueuse et joyeuse, non moins révélatrice de la manière de l'auteur que le rythme obstiné de cloches du sixième morceau ou la fougue frénétique du septième.
Les Sinfonie del silenzio e della morte (1909), exécutées à Paris au Concert Chevillard en 1915, sont très inférieures à ces compositions. La personnalité de Malipiero n'apparait guère que dans la troisième partie: Il mulino della Morte.
Je laisserai de côté toutes les oeuvres dramatiques de Malipiero, dont je me suis déjà occupé plus haut, ainsi que les nombreuses compositions aujourd'hui reniées par l'auteur. Des Ïuvres symphoniques de la période 1910 à 1913 je retiendrai seulement la série des Impressioni dal vero, partition charmante où se manifeste l'amour de la nature, des bois et de leurs hôtes ailés. Ce sont trois études ou, pour mieux dire, trois portraits d'oiseaux. Le premier mouvement : Il capinero, évoque le chant de la fauvette, le bruissement des feuilles, toute l'atmosphèredes bois endeuillés par l'automne.
Le deuxième mouvement, Il picchio, s'exécute dans un mouvement rapide. C'est la forêt en féte, avec les rais de soleil filtrant à travers les ramures et l'ébattement des oiseaux dans les branches, tandis que le pivert, de son bec puissant, fouille obstiné les troncs vermoulus des chênes. Le troisième, Chiù (la chouette), est un nocturne plein de poésie et de recueillement. On jugerait mal ces «Impressions d'après nature» en leur attribuant des tendance à la description réaliste et objective. L'artiste se soucie peu de reconstituer matériellement les bruits de la forêt, mais cherche à susciter dans l'esprit des auditeurs l'impression musicale qu'il a lui-même, un jour, ressentie en écoutant les confidences des frondaisons peuplées d'oiseaux.
Avec 1914 s'ouvre une nouvelle phase de l'activité créatrice de Malipiero. Les pièces de piano qu'il compose entre 1914 et 1919 forment les recueils intitulés : Preludi autunnali, Poemi Asolani, Barlumi, Maschere che passano, Risonanze.
Les Preludi autunnali accusent la volonté de l'auteur de rejeter tous les procédés conventionnels de composition. Les mélodies se développent suivant la logique de la pensée musicale sans se soucier des artifices dela rhétorique traditionnelle.
Les divers morceaux du recueil contrastent entre eux par les sentiments qui les inspirent; les uns exhalent une mélancolie profonde, les autres sont pleins d'une joie violente, d'une ivresse de lutte, d'autres se résolvent en traits rapides et furieux. Le recueil tout entier atteste l'exactitude de l'observation critique Gatti: «Idéal classique d'un Inquiet esprit romantique.»
Les deux Poemi Asolani, reliés par un court intermède, reflètent une tristesse désespérée. La première, la Notte dei morti (la Nuit des Morts), est un nocturne mystérieux, lugubre, implacable. Des ombres sinistres passent sans bruit dans les ténèbres. Il fait noir et froid ; il semble que le jour ne se lèvera jamais. Le second, I Partenti, traduit l'ivresse bruyante, la joie factice de ceux qui partent au combat pendant que la Mort rôde. On a reproché à l'Ïuvre d'être peu pianistique et d'appeler la traduction symphonique. Pourtant certains effets de sonorité, voulus par l'auteur, ne seraient pas susceptibles d'une réalisation orchestrale.
Les Barlumi sont cinq pièces de forme brève qui laissent à l'esprit de l'auditeur l'impression de ces lueurs fugitives qui s'allument l'été au creux des vagues. Dans ces pièces s'affirme une volonté de concision et de synthèse qui va de plus en plus caractériser les Ïuvres de Malipiero. Aucun développenient au sens traditionnel du mot, aucune redite. Chaque pièce exprime en peu de mesures nu état d'âme particulier, coinplexe. L'esprit tourmenté de l'auteur s'y révèle avec ses accès de tristesse tragique, ses éclats de joie, en somme tout ce qu'on trouve grandi, amplifié, dans les Ïuvres d'orchestre de la mème période : Impressioni dal vero (2e série), Pause del silenzio, Ditirambo tragico, Pantea.
Les Impressioni dal vero out été exécutées à Rome pour la première fois au concert de l'Augusteo du 21 mars 1917 et ont fait scandale. Elles ont en revanche été bien accueillies à Paris, au Concert Colonne, en 1918. Le style de cette oeuvre témoigne de l'évolution de Malipiero. Les harmoniesse font plus dissonantes, les rythmes plus souples, l'instrumentation parvient à une plénitude admirable. C'est «beau de couleur» comme du Berlioz. Mais ce qui, plus que la forme, m'émeut dans ces impressions,c'est la fraîcheur du sentiment, l'intensité de l'émotion de l'artiste en présence de la nature. Quelle suavité, quelle poésie dégage le «Dialogue de cloches»! Dans l'air léger, montent les voix métalliques et cristallines, elles se fondent en sonorités estompées, puis se taisent une à une, laissant le silence planer sur les campagnes muettes. Le deuxième mouvement est une vision fantastique : impression de nuit sous des cyprès agités par le vent et qui, tordus par la rafale, semblent soudain danser une ronde frénétique. La troisième partie dépeint avec des intentions caricaturales une fête rustique, âpre, brutale, tumultueuse. Ce sont des rudes paysans qui s'amusent à leur guise. Un rythme puissant scande leurs gestes et leurs danses.
Cette Ïuvre, comme les précédentes compositions symphoniques de Malipiero, puisait son inspiration dans les impressions ressenties au spectacle du monde extérieur. Au contraire les symphonies qui vont suivre auront pour origine un sentiment tout intérieur. Le Ditirambo tragico me paraît être une des Ïuvres les plus puissantes de notre temps. D'une forme aussi libre que le Sacre du Printemps elle manifeste les tendances harmoniques les plus hardies. L'orchestre toutefois, par son merveilleux équilibre de sonorités, tempère leur violence exaspérée. L'idée est celle d'une recherche éperdue autant que vaine de la félicité. L'homme poursuit son effort âprement, sans trèves, avec de rares aperçus de bonheur et de brutaux retours à la réalité. A la fin, ivre de douleur et dejoie, il croit triompher du Destin quand il s'écroule vaincu, anéanti par la Mort.
Bien que d'une inspiration moins tragique les Pause del silenzio sont remplies de la plus sombre tristesse. La forme de la composition est neuve. Abandonnant les modes de développement et de variations en usage, l'auteur unit sept morceaux de caractère différent par le retour d'un thème unique, lequel semble annoncer la vision qui va suivre. Ainsi dans les Mille et une Nuits,chaque histoire est précédée du retour d'une formule invariable. Ce sont des visions ou plutôt des hallucinations, que nous suggère Malipiero: d'abord, une Pastorale mélancolique, puis une scène fantastique, une étrange sérénade, une chevauchée sinistre, une marche funèbre, des appels mystérieux, une orgie lugubre. On ne saurait entendre cette oeuvre singulière sans une sorte d'horreur sacrée.
M. Jean Aubry, qui fut des premiers à reconnaître en Malipiero un des grands artistes de son temps, observe justement qu'il n'y a rien de baudelairien, au sens défavorable du mot, chez ce musicien. En revanche, il me paraît qu'il y a beaucoup d'Edgar Poe: impressions d'au delà, de présences invisibles, sensations de rêve et parfois de cauchemar.
Pantea accuse les mêmes tendances, mais portées an paroxysme. L'oeuvre, destinée à être mimée sur la scène par un seul personnage, forme une symphonie dramatique en cinq parties pour orchestre, une voix de baryton et chÏurs. La donnée est symbolique. Pantea, prisonnière dans une tour, devant la fenêtre ouverte, rêve de liberté. Elle s'endort et se voit en songe, escaladant une haute montagne par un orage et parvenant, après mille chutes, au sommet, - puis elle se représente libre, dansant dans une prairie verdoyante sous le chaud soleil de midi, - puis, nouvelle Psyché, fuyant dans une forêt sous une grêle de coups dont la flagellent des mains invisibles. Pantea s'éveille, il fait nuit. Elle se rue sur la porte et l'ouvre, mais sur le seuil se tient la Mort. Pantea accepte le destin et tombe expirante «après avoir dansé la danse de sa mort». Ou ne saurait aller plus loin dans l'expression des sentiments désespérés. Après Pantea, il ne restait à Malipiero, s'il avait persévéré dans cette voie, que la mort ou la folie. Par bonheur, il se ressaisit et l'Ïuvre qu'il écrivit ensuite marque très nettement le triomphe de la vie.
Les Sette Canzoni sont sept poèmes du XIVe, XI et XVI siècle italien, pour chacun desquels Malipiero a imaginé une adaptation scénique. La réalisation, grâce aux décors très synthétiques décrits par l'auteur, semble assez aisée. Raconter les intrigues imaginées avec beaucoup de goût et d'esprit par Malipiero pour illustrer chaque Canzone serait singulièrement rapetisser l'oeuvre. Il faut juger dans son ensemble cette succession de tableaux qui contrastent entre eux de la manière la plus heureuse. La partition est animée d'un grand souffle populaire: la chanson de l'ivrogne, la sérénade, sont des compositions dont la forme, pourtant audacieuse, se rattache aux plus pures traditions de l'Italie du XVIIe siècle. Le chant à la fois très mélodique et très original évoque l'idée d'un Moussorgsky italien. Malipiero excelle à faire valoir une mélodie par une symphonie totalement indépendante qui lui sert d'accompagnement. Ainsi un sonneur débite une chanson vaguement obscène du Politien en mettant machinalement ses cloches en branle, pendant que l'orchestre dépeint l'incendie qui fait rage et empourpre le ciel. Le dernier tableau est peut-être le plus saisissant : le carnaval finit, des masques courent encore les rues en bandes, au petit jour; ils se heurtent à une procession accompagnant le char de la Mort et se sauvent. Le choeur par un chant magnifique, exhorte les hommes à fuir le péché et à faire pénitence. Le cortège passe et le chant lugubre se perd dans l'éloignement, tandis qu'un couple de masques, rassuré, échange furtivement un baiser.
L'analyse est impuissante à donner une idée de cette Ïuvre qui vaut surtout par la puissance des rythmes et la beauté des lignes mélodiques. A la fois très populaire et très aristocratique, révolutionnaire et traditionnelle, constituée de scènes indépendantes et qui pourtant forment un tout, elle apparaît comme une manifestation d'art parfaite en son genre, sans précédents, ni lendemains, unique et inimitable. Une force, ivre de sa force, se dépense dans cette musique baignée de chaud soleil, qui nous change agréablement des compositions anémiées et alambiquées de la petite classe debussyste, non moins que des déclamations grandiloquentes et des convulsions hystériques de l'école de Richard Strauss. Je ne sais trop si Malipiero s'est jamais préoccupé de style vertical ou horizontal. Rompu à tous les modes de composer, il rejette toute entrave pour exprimer sa pensée, ses sentiments, ses sensations. Les Sette canzoni sont une grande ceuvre vivante et je ne vois aujourd'hui en Europe aucun autre jeune musicien qui eût été capable d'un tel effort de création artistique.

Rome, décembre 1918.