DIVERS TYPES D'AMBIGUÏTÉ
«Così fan tutte» est un opéra qui gagnerait beaucoup à être découvert sans que le spectateur ait la moindre connaissance préalable de son sujet; rappelons, à ce propos, que la part de l'intrigue est bien plus importante dans un opéra bouffe que dans un dramma per musica, où l'on reprenait généralement des situations connues, voire des livrets déjà maintes fois mis en musique. Mais une fois passé le choc du premier contact, si possible innocent, «Così» exige ensuite également d'être inlassablement vu et revu. C'est alors qu'apparaît en pleine lumière la nature doublement significative des scènes introductives, et, plus généralement, du premier acte dans son ensemble: une infinité de détails y est mise en place en fonction de l'acte II, où la séduction réussie des deux sœurs fait ressurgir à part égale les citations musicales, textuelles et scéniques: par exemple, le portrait que Guglielmo enlève à Dorabella n'est autre que celui devant lequel s'extasiait la jeune femme lors de son entrée en scène.
«Così fan tutte» se présente ainsi comme un tout organique, un tissu serré et cohérent où la mémoire du spectateur (consciente ou inconsciente) est constamment sollicitée. Par un tour d'adresse typique de l'œuvre, les deux auteurs explicitent eux-mêmes leur méthode au cours du second finale, en assortissant le retour des officiers, puis leur réapparition sous leurs déguisements albanais, d'un certain nombre de citations parfaitement reconnaissables - mais ce n'est qu'une perversité supplémentaire de leur part, dans la mesure où ils désignent seulement, in extremis, une partie négligeable de l'iceberg.
Ce réseau d'anticipations et de rappels, presque toujours cachés aux personnages qui s'y trouvent piégés, n'est cependant qu'un des éléments d'un dispositif plus large visant à placer l'œuvre tout entière sous le signe de l'ironie et de l'ambivalence. Le sens de «Così» s'inscrit donc non pas, comme l'opéra baroque, dans la parfaite adéquation entre le sentiment exprimé, le texte, et son habillage musical, mais dans un jeu de décalages où il est rare qu'on ne trouve pas un ou plusieurs paramètres en discordance avec les autres.
Sans entrer dans une nomenclature exhaustive, on distinguera au moins deux types d'ambiguïté, l'une déterminée par la situation scénique, donc parfaitement analysable et mesurable, et l'autre d'ordre purement musical, fatalement ouverte à des interprétations divergentes, ou même destinée à rester enveloppée dans le plus profond mystère.
Au premier type appartient par exemple le premier quintette des adieux (n° 8), où Ferrando et Guglielmo feignent (à des degrés divers) la tristesse de la séparation, pendant que Don Alfonso est pris d'un irrépressible fou rire - le tout baignant dans une musique d'une beauté sonore quasi irréelle.
L'ambiguïté du deuxième type, beaucoup plus pernicieuse, apparaît à son summum de raffinement dans le duo où Ferrando séduit Fiordiligi, au point que la perfection et la complexité des procédés musicaux privent par avance le commentateur de toute visée interprétative univoque. Le besoin d'imposer à ce genre de scène une signification psychologique n'en est pas moins irrépressible, et l'on hasardera plus loin, non sans hésitation, la définition de Ferrando comme d'un personnage incarnant ce que la passion amoureuse peut avoir de plus complaisant et d'égocentrique; un tel choix, tout en récusant l'image traditionnelle d'un Ferrando épris de Fiordiligi, s'inscrit néanmoins dans le cadre d'une lecture ouverte, vouée à la description et au repérage plutôt qu'à la mise à jour d'une réalité dissimulée derrière les apparences.
Si le recours à la citation interne est l'élément le plus dévastateur de la machinerie auto-ironique mise en place par Mozart et Da Ponte, bien d'autres procédés mériteraient encore d'être décrits en détail: la contradiction plus ou moins flagrante entre le texte et la musique, la référence répétée à d'autres opéras, ou la parodie du style noble. Dans les deux derniers cas, l'analyse se heurte d'ailleurs à une difficulté supplémentaire, qui est non seulement notre connaissance lacunaire des contemporains de Mozart, mais encore notre indifférence persistante pour ses opéras sérieux; les problèmes les plus épineux se présentent dans les passages intensément chromatiques et polyphoniques où le compositeur engage Ferrando et Guglielmo, à la scène 11, et ses quatre protagonistes à la fin de la scène 15 de l'acte I. Qu'il y ait là une intention burlesque se déduit clairement du contexte dramatique; mais la musique est-elle entachée en soi d'exagération et de boursouflure?
La réponse est d'autant plus délicate que nous manquons de points de comparaison chez Mozart lui-même, «Idoménée» ayant été composé neuf ans avant «Così», et «La clémence de Titus» ne comportant guère d'épisodes d'une écriture aussi travaillée, mis à part le génial quintette avec chœur de l'acte I. La tentation est grande de transformer notre impuissance analytique en hypothèse quelque peu gratuite, et d'avancer que les passages pseudo-pathétiques de «Così» nous fournissent, par la bande, la musique que Mozart n'a pas pu composer à l'opera seria, faute de commandes et de livrets adéquats. Ce n'est là qu'une supposition, mais elle mérite peut-être réflexion.
Pourquoi Mozart s'est-il à ce point ingénié à brouiller les cartes, à saper la signification de son opéra comme Despina s'acharne à démanteler l'édifice protecteur que Fiordiligi et Dorabella, sous le nom de constance, s'appliquent vainement à préserver? Une première réponse découle de la nature de l'intrigue, qui postule chez les femmes un désespoir hyperbolique après le départ de leurs fiancés, et une résistance héroi-comique aux premiers assauts des Albanais: la parodie s'imposait donc d'elle-même.
Une deuxième explication viendrait de la conception foncièrement conventionnelle du livret, qui, par son vide apparent, attirerait naturellement un trop-plein de musique; mais ce serait encore rabaisser injustement l'œuvre de Da Ponte, et méconnaître toute la sophistication qu'implique le pari de l'extrême simplicité. En outre, les procédés de l'ironie, dans «Così fan tutte», sont trop riches et trop omniprésents pour qu'on ne leur cherche pas une origine plus profonde, qui en ferait non plus le complément du livret, mais sa métaphore, son analogue musical.
En effet, si le sens premier de la pièce est de nous démontrer l'inconstance des femmes, son sens second (sans parler des autres) est bien que les être humains vivent dans l'illusion, à la fois vis-à-vis d'autrui, et, ce qui est pire, vis-à-vis d'eux-mêmes. Or quel meilleur moyen de matérialiser cette idée que de placer l'opéra entier sous le signe de l'équivoque, dans toutes les modalités de son langage?
Là où l'intrigue nous parle de fausseté, de masque et de mystification, la musique se fait elle-même inexorablement fuyante et énigmatique. Ce qui est vrai pour l'ensemble de l'œuvre s'accomplit à merveille jusqu'au moindre détail: c'est ainsi que le deuxième air de Fiordiligi «Per pietà». En effet, si le sens premier de la pièce est de nous démontrer l'inconstance des femmes, son sens second (sans parler des autres) est bien que les être humains vivent dans l'illusion, à la fois vis-à-vis d'autrui, et, ce qui est pire, vis-à-vis d'eux-mêmes. Or quel meilleur moyen de matérialiser cette idée que de placer l'opéra entier sous le signe de l'équivoque, dans toutes les modalités de son langage ? Là où l'intrigue nous parle de fausseté, de masque et de mystification, la musique se fait elle-même inexorablement fuyante et énigmatique.
Ce qui est vrai pour l'ensemble de l'œuvre s'accomplit à merveille jusqu'au moindre détail: c'est ainsi que le deuxième air de Fiordiligi «Per pietà» réussit ce miracle de nous suggérer que l'héroïne aime deux hommes à la fois. Certes, Mozart n'était pas l'inventeur de l'ironie dramatique: Gluck en avait donné un exemple célèbre à l'acte II d'«lphigénie en Tauride», lorsque l'orchestre contredit, par son rythme inquiet, les paroles d'Oreste («Le calme rentre dans mon cœur»); de tels procédés reparaîtront, élargis à une tout autre dimension temporelle, dans La Tétralogie de Wagner. Mais nulle part ailleurs que dans «Così» on ne trouve ce mélange de fausse transparence et de tortueux non-dit.
Michel Noiray, «Divers types d'ambigïtés», in «Introduction à 'Così fan tutte'», Avant-Scène Opéra, mai-juin 1990, nº 131-132, pp. 40-41.