Le Temps, 22 février 2000
Alain Perroux

«Così fan tutte» transforme
l'Opéra de Zurich en Ecole des amants

À Zurich, la fin du nouveau cycle Mozart-Da Ponte se solde par une prise de rôle mémorable: Cecilia Bartoli chante sa première Fiordiligi .
«Così fan tutte» transforme l'Opéra de Zurich en Ecole des amants.
La bêtise et l'outrecuidance ont-elles une limite? On en a douté un moment, dimanche soir, lors de la première d'un nouveau «Così fan tutte» de Mozart à l'Opéra de Zurich. Alors que Cecilia Bartoli interprétait avec sa délicatesse proverbiale le récitatif précédant son air du deuxième acte, une spectatrice imbécile s'est écriée sur un ton de reproche: «Voce!» Cette sommation de donner «de la voix» s'explique par le fait qu'une frange de mélomanes féroces en veut à la Bartoli de posséder une voix relativement «petite», c'est-à-dire peu puissante. Le ressentiment a conduit ce groupuscule décibélophile à affubler la cantatrice italienne d'un surnom sympathique: «la muta» (la muette). Où l'on se rappelle que l'opéra est un univers impitoyable.
Redisons tout le bien que l'on pense de la Bartoli, dont la starification actuelle n'est pas usurpée. L'artiste reste fidèle à Zurich, où elle effectue souvent des prises de rôle. C'était le cas de ce «Così fan tutte» qui la voit aborder le périlleux rôle principal après avoir chanté les deux autres personnages féminins. Couronnant sa conquête du répertoire sopranisant, elle incarne une Fiordiligi d'anthologie. Ses graves cuivrés et ses aigus aussi lumineux que faciles, se rient des écarts vertigineux que Mozart a multipliés pour traduire l'âme torturée de la jeune femme. Mais ce sont surtout les qualités de timbre, la palette infinie de ses demi-teintes, affinées jusqu'à l'impalpable, la sensualité du chant et son hypersensibilité qui rendent cette incarnation mémorable. A l'heure actuelle, il n'y a pas de meilleure Fiordiligi. N'en déplaise aux amateurs de gros calibres, la façon dont la fière Italienne s'entend à colorer son timbre pour pallier à son manque de volume est exemplaire – à quoi bon avoir une grosse voix si on ne sait pas s'en servir.
Les autres chanteurs semblent avoir été choisis selon des quotas propres à l'Opéra de Zurich. Autour de la star, il y a une gloire des années 80, Agnes Baltsa, qui chante sa première Despina avec bien des aigreurs dans la voix. Il y a aussi de jeunes et fidèles troupiers de la maison zurichoise: Liliana Nikiteanu pour une Dorabella charmeuse et volubile, Oliver Widmer pour un Guilelmo plus pâle, Roberto Sacca pour un Ferrando aussi rayonnant que charmeur. Il y a encore l'Alfonso bonne pâte de Carlos Chausson. Et si cette distribution de bric et de broc s'avère en définitive homogène, c'est grâce à la direction de Nikolaus Harnoncourt, autre fidèle qui clôt ainsi son deuxième cycle Mozart-Da Ponte en ces lieux. Ce «Così fan tutte» est à l'image de ses autres interprétations mozartiennes: dès l'ouverture, et malgré un hautbois calamiteux, Harnoncourt raconte avec verve et faconde une histoire rocambolesque, pleine de chausse-trappes et de retournements de situation. Ailleurs, il déjoue les habitudes du spectateur en reconsidérant radicalement les rapports de tempi, accordant une confiance aveugle aux indications mozartiennes. Il obtient surtout de son orchestre une subtilité inouïe, notamment dans un quintette des adieux lent et murmuré.
Allez savoir pourquoi cet artiste constamment inspiré travaille exclusivement avec Jürgen Flimm. Ce n'est certes pas sa plus mauvaise mise en scène lyrique. Mais on n'ose imaginer à quoi ressemblerait ce spectacle si l'on en retirait les toiles peintes d'Erich Wonder (ici mises en perspective jusqu'à saturation) et le «Konzept» dramaturgique. Conception pertinente a priori, mais bien lourdement théâtralisée: prenant à la lettre le sous-titre de cet opéra buffa, Flimm fait commencer cette «Ecole des amants» dans un auditoire universitaire. Alfonso n'est plus le vieux philosophe désabusé, mais un professeur face à ses étudiants. Tout à sa démonstration que la femme est infidèle, il transforme la scène en laboratoire marivaudien, aidé d'une Despina qui semble être son alter ego féminin. Au sein de cette folle journée, Flimm a ostensiblement poussé ses acteurs à surjouer. Les personnages font donc plutôt figure de pantins que d'individualités différenciées. Impression encore accentuée par l'image finale: désillusionnés et meurtris, les deux couples-cobayes se retrouvent dans une cage de verre où tombe une triste neige. La foule vient les scruter.
On note quand même des moments forts, comme celui où les femmes changent la donne, prenant sans le savoir les hommes à leur propre piège. On remarque aussi que les chanteurs réunis sont tous d'excellents comédiens. Mais la dispersion des énergies, la multiplication des gags et accessoires frisent trop souvent le spectacle de potaches. Quand on a sous la main un chef aussi raffiné et une Fiordiligi aussi mémorable, c'est presque un crime. Qui pourrait, lui, justifier les vociférations des spectateurs.
««Così fan tutte»» à l'Opéra de Zurich, représentations les 23, 25, 27 février, 1er, 3, 7, 9,11 et 14 mars, tél. 01/ 268 66 66.