RICHARD WAGNER WEBSITE
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RENÉ LEIBOWITZ

RICHARD WAGNER
ET LE DÉPASSEMENTE DU ROMANTISME


Si l'on considère la période de l'opéra allemand qui précède immédiatement les grands chefs-d'oeuvre de Wagner, on sent obscurément que «quelque chose ne va pas». Il se produit ici une étrange rupture qui étonne d'autant plus qu'elle se situe à un moment hautement significatif de l'histoire du drame lyrique allemand. C'est sans doute dans La Flûte enchantée que le genre connaît sa première réalisation totale. On constate dès lors que la tradition ainsi établie procède par «à-coups», mais aussi - dans un sens - de manière continue, puisque nous voyons, après un léger temps d'hésitation, apparaître une série de chefs-d'oeuvre qui développent cette tradition. La Flûte enchantée est de 1791, et ce sont ensuite Fidelio (1806-1814) et, pas très longtemps après, les trois grands ouvrages de Carl Maria von Weber : Freischutz (1817-1820), Euryanthe (1823) et Obéron (1825-1826). Cela peut paraître mince du point de vue quantitatif, mais la qualité de ces ouvrages est telle qu'on pourrait «normalement» s'attendre à voir surgir une floraison semblable à celle que connut, à la même époque, l'opéra romantique italien. Celui-ci se présente, en fait, sous la forme d'une suite ininterrompue de réussites qui va de Rossini, en passant par Bellini et Donizetti, jusqu'à Verdi. Par contre, l'opéra allemand, qui connait lui aussi une sorte de plein aboutissement romantique dans les derniers ouvrages de Weber, semble, aussitôt après, avoir épuisé son élan.
Ce n'est pas que cette période manque de compositeurs lyriques : au contraire, ils sont légion. Certains d'entre eux témoignent même d'un talent considérable. Ludwig Spohr (1784-1859) par exemple, devait provoquer l'enthousiasme de Wagner qui, dans une lettre adressée à Spohr, se déclare son «élève plein d'admiration». Il est vrai que le même Wagner se montra, plus tard dans ses écrits, extrêmement critique et peut-être même injuste à l'égard de son «maître», puisqu'il s'attacha alors surtout à mettre en relief ses défauts (l'élégance exagérée de certains passages, abus du rythme de la «polacca», etc.), alors qu'il passe sous silence ses qualités (le type de déclamation utilisé par Spohr et même un certain usage des Leitmotive) qui ont dû indubitablement exercer une certaine influence sur Wagner. Quoi qu'il en soit, les oeuvres de Spohr n'ont pas su se maintenir au répertoire lyrique, et il semble évident que leur importance ne pouvait être que relative. Il en va un peu de même en ce qui concerne Heinrich Marschner (1795-1861).

Disciple ardent de Weber, il réussit avec deux de ses ouvrages, Le Vampire (1828) et Hans Heiling (1833) à «rester à l'affiche» (en Allemagne) jusqu'à il n'y a pas si longtemps encore. Lui aussi, cependant, nous apparaît aujourd'hui davantage sous les traits d'un «épigone» d'un très grand talent plutôt que comme un créateur véritablement inspiré, capable de créer une continuité authentique au sein de la tradition qu'il a choisie. Tel est encore le cas d'Albert Lortzing,

dont le Zar und Zimmermann (1837) et Ondine (1845) se jouaient encore (toujours en Allemagne) au cours du premier quart de notre siècle. Mentionnons encore le nom du précoce Otto Nicolaï (1810-1849)

dont Les Joyeuses Commères de Windsor se jouent encore de nos jours, mais dont l'idéal se situe plutôt du côté de la tradition bouffe italienne. De la sorte, on peut dire que nous avons «fait le tour» de tout ce que l'époque qui nous intéresse a produit sinon de très important, du moins de valable au sein de la tradition du drame lyrique allemand.
Par conséquent, il nous faut, après Obéron, attendre plus de vingt ans pour voir apparaître une oeuvre capable d'insuffler une vie nouvelle à cette tradition. Tel est le cas de Lohengrin (1847). Selon les termes de Wagner lui-même, Rienzi (1842) était encore du «grand opéra», c'est-à-dire que cet ouvrage se situe en dehors de notre tradition. Sans doute peut-on considérer Le Vaisseau fantôme (1843) comme une étape importante sur la voie qui nous occupe, mais cette oeuvre est encore trop imbue d'influences «extérieures». Même Tannahäuser (1846) témoigne encore d'influences du même genre. Lohengrin par contre, se situe très exactement à la suite d'Euryanthe (l'ouvrage de Wagner serait même totalement inconcevable sans le «modèle» wébérien), mais, en fait, le véritable effort de renouveau ne s'opère qu'avec là conception de la Tétralogie dont la première rédaction, sous forme de drame (intitulée le Mythe des Niebelungen) date de la fin de 1848, alors que la composition de L'Or du Rhin date de septembre 1853 à janvier 1854.

Obéron: 1826 - L'Or du Rhin: 1854; plus d'un quart de siècle d'interruption au sein d'une tradition qui avait pourtant débuté par certains des plus hauts chefs d'oeuvre de l'art lyrique! Il n'est peut-être pas inutile de s'interroger sur les raisons d'un tel état de choses.

LES FONDEMENTS DE L'OPÉRA ALLEMAND

Une oeuvre d'art complète en elle-même, où toutes les parties et les contributions des différents arts utilisés disparaissent en se fondant les unes dans les autres [...J créant ainsi un monde nouveau», tel était le programme que Weber s'était tracé au moment où il entreprit la composition d'Euryanthe. Un tel «manifeste» rend un son familier: ne s'agit-il pas déjà du 'Gesammtkunstwerk' (oeuvre d'art totale) de Wagner? En même temps, ces phrases ne nous renseignent-elles pas sur les «manques» essentiels de tous les compositeurs (y compris ceux que nous avons nommés) qui se situent entre Weber et Wagner? Afin de saisir pleinement cet état de choses, il nous faut commencer par sérier les problèmes.
Une première question se pose aussitôt : quels sont les éléments et les qualités qui caractérisent l'opéra allemand tel que nous avons essayé de le circonscrire? On pourrait penser, peut-être, qu'il n'existe entre des ouvrages tels que La Flûte enchantée, Fidelio et Euryanthe (sans parler des ouvrages de Wagner) aucun autre lien que celui de la langue allemande qui servit à la rédaction des livrets. Et pourtant, un examen plus attentif nous fait découvrir toutes sortes de qualités communes, qui se manifestent aussi bien sur le plan des structures musicales que ur celui des structures dramatiques et des
conceptions philosophiques.
Commençons par ces dernières. Il ne peut pas faire de doute que ce qui relie les ouvrages de Mozart, Beethoven et Weber c'est avant tout un effort révolutionnaire. Que ce soit chez l'un ou l'autre de ces compositeurs, la révolte se fait d'abord contre un certain classicisme académique. On connaît les idées franc-maçonnes qui constituent l'une des «motivations» fondamentales de La Flûte enchantée. La philosophie des lumières, cette 'Aufklärung', se manifeste et s'explicite ici grâce à un recours au mythe. Il est vrai qu'il s'agit d'un mythe «de seconde main», si j'ose dire - de tradition littéraire -, mais il n'empêche qu'en cherchant son inspiration dans une «tradition a égyptienne, Mozart semble vouloir récuser l'autorité des mythes «classiques» (qui ont fourni le sujet à tant d'opéras français et autres) et «remonter plus loin» que cette Antiquité gréco-romaine telle qu'on la connaissait depuis la Renaissance. Il en va de même pour les opéras de Weber. Euryanthe et Obéron puisent leurs sujets dans des légendes ou fables du Moyen Age, c'est-à-dire encore une fois «au-delà» du faux classicisme de la Renaissance; le Freischutz a recours à un conte populaire allemand. De plus, le romantisme de nos auteurs se manifeste souvent dans ce sentiment de prédilection à l'égard de la nature «sauvage», et c'est là encore une révolte contre la nature e domestiquée» telle qu'elle apparaît dans le classicisme. Précédant et anticipant ainsi le romantisme littéraire, le romantisme artistique (qui, dès le XVIIIe siècle, crée les jardins à l'anglaise en opposition aux jardins à la française) se plaît particulièrement dans un monde de bêtes sauvages (La Flûte enchantée), de la forêt sombre et mystérieuse (le Freischütz) ou des éléments déchaînés (la tempête d'Obéron). Mais le romantisme est aussi l'époque des nationalismes naissants et, de manière générale, d'une prise de conscience politique. On a souvent dit que la philosophie de l'Aufklärung constitue l'un des fondements de la révolution française et, en ce sens, une oeuvre comme La Flûte enchantée nous semble très symptomatique. Il en va de même pour Fidelio, ce drame révolutionnaire par excellence. Il est vrai qu'il s'agit ici d'une oeuvre exceptionnelle, solitaire, difficile à classer dans un genre plutôt que dans un autre. Il reste que par la multiplicité de ses aspects, précisément, l'ouvrage de Beethoven se présente comme une sorte de «plaque tournante» qui devait servir de point de départ à un certain nombre de démarches lyrico-dramatiques, parmi lesquelles celle qui nous intéresse n'est pas la moins importante. Quand on sait, de plus, à quel point cet ouvrage a influencé l'éveil dramatique et révolutionnaire du jeune Wagner, on comprend la place si haute occupée par Fidelio au sein de la tradition que nous cherchons à définir.
S'il nous a été possible de découvrir certaines préoccupations philosophiques et dramatiques communes chez les trois créateurs de l'opéra romantique allemand, il en va de même lorsque l'on examine leur
manière de procéder sur le plan purement musical. Nous avons souvent parlé de ces problèmes; qu'il nous suffise, par conséquent, d'en rappeler les quelques points les plus saillants.
Nous découvrons avant tout la volonté de plus en plus poussée du dépassement de la fragmentation de l'opéra classique. Ce dépassement se fait surtout grâce à des principes compositionnels qui permettent l'élaboration de structures monumentales telles que nous les trouvons réalisées tout d'abord dans les finales des opéras en question (il faut dire que Mozart avait entrepris cet effort dès les Nozze di Figaro). En ce sens encore, le cas de Fidelio est exemplaire, puisque son deuxième finale constitue en quelque sorte un acte indépendant, et il ne peut pas faire de doute qu'une étude approfondie de ce morceau (étude qui, à ma connaissance, reste à faire) nous renseignerait de façon précise sur certains procédés compositionnels parmi les plus importants de la 'Durchkomposition' dramatique.
Cependant, ce ne sont pas seulement les finales qui témoignent de cette nouvelle tendance. Celle-ci se manifeste chez Mozart dès l'Introduction (no 1) de Don Giovanni, ce morceau monumental qui comprend la cavatine de Leporello Notte e giorno faticar, l'entrée de Donna Anna et de Don Giovanni, le duel avec le Commandeur et la mort de ce dernier. On peut même -puisqu'il n'y a pas de césure véritable à ce moment - considérer les deux brefs récitatifs secco qui suivent comme une transition au Recitatio e Duetto (n° 2) de Donna Anna et Don Giovanni, et dire que, de la sorte, tout ce premier tableau se trouve, en fait, conçu d'un seul jet. [
C'est pour des raisons de ce genre que nous avons, il y a longtemps déjà, considéré une oeuvre comme Don Giovanni comme un opéra allemand plutôt qu'italien (cf. R. Leibowitz: Histoire de l'opéra).]
Nous trouvons davantage de morceaux conçus selon des principes analogues (du moins quant à leurs dimensions) dans Fidelio. Ce sont (sans parler des finales proprement dits) le trio de Marceline, Leonore et Rocco qui termine le premier tableau du premier acte et qui se présente en quelque sorte sous la forme d'un premier finale; le récitatif et air de Leonore (le récitatif lui-même étant d'un genre tout nouveau que l'on peut qualifier de symphonico-dramatique); l'introduction et air par lesquels débute le deuxième acte (l'introduction mériterait, elle aussi, l'appellation de symphonico-dramatique); le grand quatuor (Leonore, Florestan, Pizarro, Rocco) du deuxième acte.
Enfin, pour en venir à Weber, il est aisé, ici aussi, de trouver de nombreux exemples de préoccupations musicales et dramatiques semblables. Citons, en dehors du finale du deuxième acte du Freischutz [
La célèbre scène de la «gorge aux loups», aux dimensions véritablement exceptionnelles.], le premier tableau du deuxième acte d'Euryanthe. Celui-ci débute par un important morceau, scène et air de Lysiart, ce à quoi s'enchaîne directement la deuxième scène (entrée d'Églantine), et le tableau se termine par un duo des deux personnages qui s'enchaîne lui aussi directement à ce qui précède. Citons, pour finir, le grand tableau - solo, choeur et tempête (no 11) - du deuxième acte d'Obéron qui témoigne d'une conception monumentale de la plus haute originalité.
Nos efforts pour définir les traits principaux de la tradition de l'opéra allemand telle qu'elle se trouve réalisée dans les oeuvres de Mozart, Beethoven et Weber nous feront comprendre, à présent, les raisons de cette longue «éclipse» de la tradition qui nous intéresse. Nous l'avons déjà dit: on chercherait en vain chez les successeurs de Weber cette volonté si caractéristique de l'oeuvre d'art totale dont parle Weber et dont on pressent déjà certaines manifestations implicites chez Mozart et Beethoven. On chercherait en vain aussi cet état d'esprit révolutionnaire dont nous avons parlé à propos du «fond» philosophique de l'opéra allemand à ses débuts et, enfin, on ne trouve chez aucun des compositeurs en question ces structures musicales nouvelles, capables de constituer des morceaux dramatiques de longue haleine. Évidemment, certains traits à proprement parler romantiques de Mozart, Beethoven et surtout de Weber se retrouvent dans des oeuvres telles que Les Croisés de Spohr, dans Le Vampire de Marschner et même dans l'Ondine de Lortzing. Toutefois, nous nous apercevons bien vite qu'il s'agit ici d'une acceptation passive de certaines données typiques - atmosphère médiévale, ou «surnaturelle» - plus ou moins «calquées» sur le modèle du Freischütz, d'Euryanthe ou d'Obéron, sans que n'intervienne, à aucun instant, un effort de réactivation de ces données. Tout se passe, en somme, comme si les prédécesseurs immédiats de Wagner n'avaient accepté du romantisme lyrique qu'un certain décor ainsi qu'un certain décorum. De la sorte leurs ouvrages restent - même s'ils sont parfois «réussis» - essentiellement à la surface des choses, alors qu'ils laissent en quelque sorte «inviolée» la profonde problématique révolutionnaire des grands compositeurs qui les ont précédés. Nous verrons à présent de quelle manière le jeune Wagner s'est comporté à l'égard ce cette problématique.

LES DÉBUTS DE WAGNER ET L'APOTHÉOSE DU ROMANTISME

On a souvent défini le romantisme comme une manifestation artistique à tendances autobiographiques. Autant l'artiste classique se dissimule dans son oeuvre, autant l'artiste romantique y parle de lui-même. La première période créatrice de Wagner semble, dans une certaine mesure, confirmer cette thèse. [Je n'insisterai pas ici sur les différents écrits de Wagner (qui comportent d'ailleurs un important et célèbre texte autobiographique) et me bornerai aux seules oeuvres musicales. Il n'empêche que ces écrits prouvent le romantisme de Wagner.] Inutile de parler de Rienzi qui, ainsi que nous l'avons déjà dit, est encore - selon les termes de Wagner luimême - «du grand opéra» et qui accuse, par ailleurs, quantité d'influences italianisantes. Par contre, dès Le Vaisseau fantôme, nous constatons une attitude compositionnelle et dramatique différente.
Nous avons affaire ici à la première prise de conscience à proprement parler romantique du jeune compositeur. Les éléments autobiographiques y abondent. On sait, tout d'abord, que - bien qu'il en avait déjà eu l'idée depuis un certain temps - la conception précise de l'ouvrage est due à une violente tempête en mer que Wagner avait vécue à bord du bateau qui devait le mener de Pillau à Londres. D'une influence plus subtile et plus insidieuse encore est l'expérience que Wagner raconte dans son autobiographie, et qui se situe a l'époque de son enfance. Il semble qu'il avait entendu souvent, en se promenant devant le palais du prince Anton à Dresden, un violoniste qui s'accordait. Dès lors, les quintes vides devaient constamment évoquer dans son esprit un effet fantomatique. En ce sens ii est symptomatique de constater que les mesures initiales de l'ouverture du Vaisseau fantôme font entendre précisément l'intervalle en question (ré - la), et le motif initial des cors et des bassons reproduit ces mêmes sons (la - ré - la)

Évidemment, il est possible de dire que l'ouvrage reste encore tributaire de certaines influences extérieures au romantisme allemand. Les parties vocales trahissent un certain italianisme, et nous trouvons même un certain trait typique du «grand opéra» français: la danse des matelots. Il ne peut pas faire de doute, cependant, que Wagner commence déjà à intégrer ici certaines acquisitions essentielles des opéras de Weber, et notamment cet amour pour la nature à l'état sauvage qui se manifeste dans l'évocation constante du vent marin. Celui-ci joue, ici, un rôle analogue à celui de la forêt du Freischütz. Plus même: «l'unité du ton fondamental» (ce 'einheitlicher Grundton' dont parlait Weber et qu'il considérait comme la condition sine qua non du véritable drame lyrique) se trouve déjà en grande partie réalisée dans l'oeuvre qui nous occupe, précisément à cause de cette atmosphère pénétrée par l'idée du vent. [On cite, à ce propos, un mot du chef d'orchestre Franz Lachner qui disait - lors des répétitions du Vaisseau fantôme à Munich en 1864 -: «Partout où l'on ouvre la partition, le vent de la mer vous souffle dessus».]
Une autre caractéristique, non moins importante, réside dans l'action «radieuse», si j'ose dire, qu'exerce le premier morceau achevé de la partition. Il s'agit de la ballade de Senta, dont Wagner devait dire plus tard qu'il y avait planté, inconsciemment, la graine thématique qui nourrit toute la musique de son opéra. Quand on sait à quel point un tel procédé devait devenir caractéristique pour tout le développement futur de notre musicien, on comprend le rôle essentiel joué par Le Vaisseau fantôme non seulement au sein de l'oeuvre de Wagner, mais de l'opéra allemand en général.

Les deux ouvrages suivants : Tannhäuser et Lohengrin prolongent certains efforts qui se sont manifestés dans Le Vaisseau fantôme. L'influence de Weber se fait de plus en plus sentir, aussi bien dans certains détails essentiels (tournures mélodiques et harmoniques, instrumentation - ce dernier trait est surtout sensible dans Tannhäuser, car nous verrons que Lohengrin marque, dans une certaine mesure, une rupture à cet égard), que dans la conception d'ensemble (surtout dans Lohengrin, dont nous avons déjà dit qu'il serait inconcevable sans l'exemple d'Euryanthe). Par contre, les influences extérieures à la tradition allemande se font de plus en plus rares et sporadiques. Certains traits vocaux italianisants tels qu'on les trouve encore dans Tannhäuser ont pour ainsi dire totalement disparu dans Lohengrin, et les moyens du «grand opéra» français se réduisent à présent à quelques cortèges et «processions» de foules - que nous retrouverons beaucoup plus tard encore dans Les Maîtres chanteurs et dans Parsifal -, mais qui arrivent dès à présent à s'intégrer complètement au drame. En effet, aucune des scènes de procession que nous trouvons ici ne semble avoir été conçue en vue d'un pur et simple effet théâtral (au sens superficiel et péjoratif du terme); par contre, chacune de ces scènes fait preuve d'un rôle essentiellement structural au sein du développement musical et dramatique.
Je ne chercherai pas à pénétrer le monde des éléments autobiographiques qui se trouvent sans doute contenus dans nos deux ouvrages. Il se peut, et il est même probable que Wagner ait vécu intensément certains des conflits moraux, psychologiques et autres qui constituent la trame dramatique de Tannhäuser et de Lohengrin, mais il me paraît plus intéressant et plus urgent d'essayer d'approfondir le romantisme de ces ouvrages à la lumière de cet esprit révolutionnaire dont nous avons parlé plus haut et qui, à notre avis, se fait de plus en plus sentir à présent.
Tout d'abord, nous pouvons constater que Wagner a recours ici à des sujets spécifiquement allemands. Cela était vrai aussi, dans une certaine mesure, pour Le Vaisseau fantôme [
Wagner avait d'abord trouvé la légende du «Hollandais volant» dans le premier volume du Salon de Heine. Il trouvera un peu plus tard, dans le troisième volume du même ouvrage, la légende de Tannhäuser.], mais les traits véritablement «nationalistes» n'apparaissent que dans les deux ouvrages qui nous occupent à présent. Leurs personnages sont essentiellement allemands et ils cherchent à s'affirmer en tant que tels. Dans une lettre de 1845, qui accompagne l'envoi de la partition de Tannhäuser à Karl Gaillard à Berlin, Wagner insiste fortement sur cet aspect de son oeuvre: «Je vous envoie mon Tannhäuser [...] un Allemand des pieds à la tête [...]. Puisse-t-il être capable de me gagner sur une plus grande échelle les coeurs de mes compatriotes allemands.» Des observations analogues pourraient s'appliquer à Lohengrin, dont le personnage central se veut une incarnation des plus hautes caractéristiques germaniques. [Je dois à l'extrême obligeance de l'éminent germaniste Robert Minder (dont l'aide m'a été très précieuse tout au long de ces pages) la connaissance du fait suivant Lohengrin était l'opéra préféré de Guillaume II, qui allait jusqu'à s'identifier complètement avec le personnage principal. Par contre, on sait que c'est la Tétralogie et en particulier le personnage de Siegfried qui devaient surtout frapper l'imagination d'Hitler.]
Toutefois, les caractéristiques nationales ne suffisent pas à expliquer cette apothéose du romantisme telle qu'elle se réalise ici. Et tout d'abord, une partition comme Tannhäuser témoigne d'une certaine contradiction (ou, du moins, d'une certaine ambivalence) à cet égard. En fait, nous y trouvons, à côté d'éléments typiquement allemands (tels que le choeur des pèlerins ou la romance de Wolfram), des présages d'un monde musical très différent qui se manifestent partout où il est question du Venusberg. C'est ici que nous découvrons les traits les plus révolutionnaires de Wagner, qui commence à créer, dès la version de Dresde (c'est-à-dire bien avant la fameuse bacchanale de la version de Paris), un langage musical tout nouveau. Baudelaire, qui reste, aujourd'hui encore, l'exégète le plus pertinent et le plus profond de Tannhäuser, a admirablement saisi et formulé cette ambivalence en parlant des deux personnages qui coexistent en Wagner, celui de l'ordre et celui de la passion.
Ces tendances nouvelles se précisent davantage encore dans Lohengrin. L'influence de Weber - sur laquelle nous avons déjà tant insisté - s'exerce surtout dans le domaine de la forme des différents actes qui témoignent, chacun, d'une architecture remarquable par sa cohérence et son efficacité dramatique. Mais le trait le plus nouveau de la partition réside sans doute (comme on l'a souvent remarqué) dans sa conception orchestrale. C'est ici que l'apothéose romantique se trouve véritablement atteinte. Certes, ici encore, Weber reste le précurseur le plus direct et le plus influent, puisque c'est à partir du Freischütz que la sonorité orchestrale en soi acquiert pleinement sa fonction essentiellement structurale au sein de l'art lyrique. Il reste que Wagner est le premier parmi les successeurs de Weber à avoir saisi toute l'étendue de cette dimension musicale et dramatique, et il prolonge à présent l'effort de son prédécesseur au-delà des limites connues. De la sorte il est possible de dire de Lohengrin qu'il est le dernier exemple du romantisme «classique» (si j'ose m'exprimer ainsi), en même temps qu'il devait servir à Wagner de «tremplin» pour les acquisitions de ce monde entièrement nouveau qu'il ne tardera pas à créer.
Quelques remarques sur les principes mêmes de l'écriture orchestrale de Lohengrin s'imposent. Il convient de noter, en premier lieu, que Wagner étend la tablature de l'orchestre «normal» en augmentant le nombre des bois. L'orchestre «classique» utilise les bois par deux (deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons); dans Tannhaüser déjà, Wagner avait ajouté une troisième flûte qui alterne avec la petite flûte (il faut dire, cependant, que l'usage de la petite flûte s'ajoutant aux deux flûtes remonte à Fidelio); dans Lohengrin il étend ce principe à tous les bois: trois flûtes, deux hautbois auxquels s'ajoute le cor anglais, deux clarinettes auxquelles s'ajoute la clarinette basse, trois bassons. Cette palette nouvelle lui fournit des possibilités de toutes sortes qui semblent être gouvernées par une étrange dichotomie. En effet, le fait même de disposer de trois instruments pour chaque famille des bois lui permet, chaque fois qu'il en ressent le besoin, d'instrumenter certains accords parfaits majeurs ou mineurs d'une manière homogène. Un tel procédé indique clairement la volonté de réagir contre un certain clacissisme orchestral (qui avait précisément établi le principe du mélange des bois dans des cas semblables), ainsi que la nostalgie d'une réactivation d'un certain principe «préclassique» (où l'opposition de groupes instrumentaux homogènes constituait un moyen d'articulation parmi les plus caractéristiques). Mais en même temps l'enrichissement de la palette orchestrale obéit à un impératif très nouveau - et qui est en quelque sorte le chiffre même de l'apothéose romantique -, à savoir le désir de faire de l'orchestre cette «mixture sonore» ineffable, impalpable et indéfinissable qui trouvera son corollaire matériel et comme sa réalisation suprême et concrète dans la construction de la fosse d'orchestre de Bayreuth, cette «fosse mystique» qui possède, en plus des caractéristiques que nous avons tenté de définir, celle de l'orchestre invisible.

LE DÉPASSEMENT DU ROMANTISME

En 1848 Wagner publie son célèbre pamphlet La Révolution. Le romantique révolutionnaire est devenu à présent - sous l'influence de Bakounine - un révolutionnaire tout court. Une année plus tard il sera sur les barricades aux côtés de Bakounine et de son ami August Röckel. On sait comment et au prix de quels dangers il réussit à échapper à la police, alors que ses amis furent arrêtés. Wagner est en exil; il habite Zurich et c'est ici qu'il conçoit ses premiers projets musicaux pour le Ring. Beaucoup de temps devait s'écouler avant que ces projets aboutissent, mais il est important de noter qu'il existe - dès 1850 - une première esquisse (restée peu connue jusqu'à présent) du Crépuscule des dieux, intitulée La Mort de Siegfried. Il ne peut pas faire de doute que c'est à la pensée et à l'activité révolutionnaires de Wagner que sont dus (en grande partie du moins) la réalisation dramatique du Mythe des Niebelungen (rédigée au cours de la même année que La Révolution), ainsi que l'esquisse dont nous venons de parler. On y découvre avant tout l'adhésion totale à la doctrine de Bakounine selon laquelle le «désir de destruction» serait un désir créateur, et Wagner lui-même écrit (dans La Révolution) des phrases très symptomatiques à cet égard; «Je veux détruire l'ordre existant des choses qui divise l'humanité en peuples ennemis, en puissants et faibles [...], en riches et pauvres, car il fait de tous des malheureux. Je veux détruire l'ordre des choses qui fait de millions d'êtres les esclaves d'un petit nombre et de ce petit nombre les esclaves de leur propre puissance, de leur propre richesse. Je veux détruire cet ordre des choses qui sépare la jouissance du travail, qui fait du travail une peine et de la jouissance un péché, qui rend misérable tel homme à cause du manque et tel autre à cause du superflu.»
Ce qui frappe avant tout dans cette violente diatribe c'est un certain ton que, faute d'un meilleur terme, je nommerai moderne. La prise de conscience politique à travers le nationalisme naissant qui constitue, ainsi que nous l'avons vu, l'un des aspects importants du romantisme, se mue à présent en une idéologie et en une philosophie nouvelles que l'on retrouve exprimées, pour ainsi dire mot pour mot, dans maint manifeste politique jusqu'à nos jours. En ce sens, nous pouvons dire des à présent qu'ayant réalisé ce que nous avons appelé l'apothéose du romantisme, l'effort de Wagner se porte dorénavant vers le dépassement de ce romantisme même. [
Il ne peut pas être de mon propos de m'engager ici dans la discussion suivante le terrorisme anarchiste (si prophétique) de Bakounine, ainsi que le socialisme utopique de Feuerbach, de Fourier et même celui de Rousseau (qui ont tous exercé une influence réelle sur Wagner), peuvent être considérés comme des manifestations typiquement romantiques que seul Marx a véritablement su dépasser. Il se peut, mais il m'importe avant tout de montrer - et je pense que la suite de nos analyses le permettra - de quelle manière l'apothéose romantique de Wagner débouche sur un monde nouveau qui reste indéchiffrable et incompréhensible si l'on s'en tient aux seules données du romantisme.]

L'idée de la destruction pénètre intégralement et totalement tous les projets relatifs à la Tétralogie. La fin du Walhalla était conçue dès la Mort de Siegfried et Wagner s'exprime sans équivoque à ce sujet dans une lettre de 1851 adressée à son ami Uhlig, lettre qui montre à quel point l'auteur considère le Ring comme une oeuvre révolutionnaire devant surtout servir à la révolution: «Je ne puis songer à une représentation, écrit-il, qu'après la révolution, seule la révolution peut m'amener les artistes et les auditeurs, la prochaine révolution devra nécessairement entraîner la fin de tout notre régime théâtral: ils (les théâtres) doivent tous s'écrouler et cela se produira inévitablement. À partir de ces ruines, je rassemblerai ce dont j'ai besoin : ce qui m'est nécessaire, je le trouverai alors. [Je dois la connaissance de ce passage - qui avait été supprimé par Cosima Wagner lors de la publication de la correspondance de Wagner - au très remarquable petit ouvrage de Hans Mayer : Anmerkungen zu Richard Wagner (Ed. Suhrkamp, 1966).]
Il est clair que de telles pensées témoignent encore pleinement de l'attitude romantique, mais voici quelques commentaires qui concernent les premières intentions relatives à la Tétralogie et qui font entendre un son nouveau. Dans une lettre du 25 janvier 1854 à August Röckel (lettre que Röckel reçut en prison), Wagner écrit : «Après ses adieux à Brünnhilde, Wotan n'est plus qu'un esprit aliéné : selon son intention la plus haute, il ne peut que laisser [...] les choses se faire comme elles se font, il ne peut plus, nulle part, agir de manière décisive [...]. Il nous ressemble comme une goutte d'eau à une autre; il est la somme de l'intelligence du présent, alors que Siegfried est l'homme de l'avenir tel que nous le souhaitons, tel que nous le voulons, qui, cependant, ne peut pas être fait par nous et qui doit se créer lui-même de par notre destruction.»
La nostalgie de l'homme nouveau et d'un monde nouveau, c'est en cela que se lit la volonté de dépasser le romantisme, et il nous faut chercher à comprendre maintenant jusqu'à quel point l'oeuvre achevée (nous parlons toujours de la Tétralogie) réalise ou ne réalise pas les intentions originelles de Wagner.

Les premières esquisses de l'oeuvre (nous l'avons vu) remontent à 1850. Ce n'est qu'en 1872 que sera achevée l'esquisse de la partition d'orchestre du Crépuscule des dieux. Le début de l'oeuvre fut conçu en exil, la fin est rédigée à la villa Wahnfried à Bayreuth. De plus, les vingt-deux années qui séparent le début de la fin de l'ouvrage ont profondément marqué et - dans une large mesure - transformé la vie et les conceptions de l'artiste. Wagner a lu Schopenhauer; il a découvert les mythes germaniques et il a approfondi certains contes; il a composé Tristan et Les Maîtres. Hans Mayer remarque très justement que le Siegfried du Crépuscule n'est plus un héros et qu'il n'est pas non plus tragique. «L'oeuvre qui fut conçue comme une tragédie, prend les traits de la représentation d'un mystère.» On peut voir en tout cela un renoncement à l'esprit révolutionnaire, et il est vrai qu'une telle opinion a été souvent exprimée. Il me semble, cependant, que c'est faire preuve de peu de perspicacité, puisque, de la sorte, on se laisse dominer par certaines «données» purement romantiques, celles-là mêmes que Wagner a cherché à dépasser. En effet, si le Wagner d'autrefois était d'une certaine manière «immergé» dans un monde de mythes et de légendes qu'il acceptait d'une façon quelque peu «sentimentale» et, on aimerait presque dire, passive, l'artiste qui a terminé la Tétralogie nous apparaît sous les traits d'un homme nouveau, tel le personnage de Siegfried dont il pressentait naguère l'avènement. Il n'est pas douteux que l' «analyse structurale» des mythes et des contes constitue une activité lucide d'où tout sentimentalisme se trouve banni. Wagner, le dramaturge, a franchi le seuil d'un monde qui, s'il ne nous parle plus de révolution, ne devient concevable qu'à travers elle. Il en va de même du Wagner compositeur, chez qui l'esprit révolutionnaire a accompli l'authentique Aufhebung hégélienne, grâce à laquelle la tradition de l'opéra allemand parvient à son ultime expression.
Jetons un rapide coup d'oeil sur les différentes acquisitions et innovations de l'esprit compositionnel de Wagner telles qu'elles se manifestent à partir du moment où la Tétralogie se trouve mise en chantier. Il faut signaler, tout d'abord, la construction des différentes sections qui contribuent à la constitution des différents actes des ouvrages. Dans Lohengrin et encore dans certaines parties de L'Or du Rhin (surtout dans le prélude), cette construction se fait grâce à une périodisation» régulière du discours. Ce genre de procédé disparaît presque complètement dès la Walkyrie, où l'on trouve surtout des sections asymétriques en elles-mêmes, ainsi que des juxtapositions de sections différentes, asymétriques les unes par rapport aux autres. Ce procédé se développe pleinement dans Tristan et atteindra son apogée dans Parsifal.
Il est vrai que cette richesse et cette variété structurales sont dues à des principes constructifs harmoniques et mélodiques très nouveaux. Wagner lui-même a parlé de l'enrichissement harmonique qu'il a réalisé dans Tristan. Ajoutons que cet enrichissement n'a été rendu possible (dans une large mesure) qu'à cause de la conduite très osée des voix mélodiques, au sein desquelles le chromatisme joue un rôle d'une constance et d'une conséquence inconnues jusqu'alors. De même la densité polyphonique - d'un type très nouveau d'une partition telle que Tristan contribue grandement à la richesse harmonique. Quant à la mélodie elle-même, on sait que Wagner s'était donné comme but de créer ce qu'il appelle la «mélodie infinie». Celle-ci se fonde principalement - cela va de soi sur cette «omniprésence» du chromatisme, mais alors même qu'elle s'appuie (assez fréquemment) sur un procédé aussi traditionnel et «classique» que la séquence, elle arrive à en tirer des ressources nouvelles. Ici encore, la richesse de l'harmonie (qui utilise toutes les possibilités des cadences évitées, des agrégations complexes, des retards, des résolutions ambiguës et des fonctions plurivoques) contribue beaucoup à conférer au discours mélodique lui-même une allure de liberté totale et de déploiement ad infinitum.
Il faut parler, enfin, de l'importance structurale de la sonorité orchestrale (et de son rôle fonctionnel) telle qu'elle imprègne l'oeuvre de Wagner dès le début de la Tétralogie. Nous avons déjà soulevé ce problème à propos de Lohengrin, où il nous a été donné de constater la première manifestation d'une conception orchestrale «constructive». La Tétralogie apporte quantité d'innovations à cet égard. Tout d'abord la tablature de l'orchestre s'étend davantage encore, et Wagner y introduit même des instruments nouveaux, par exemple les célèbres 'Wagnertuben' (créés par lui) qui se trouvent confiées aux deux derniers pupitres de cors (lesquels ont été doublés pour l'occasion[
Il faut noter cependant qu'avec Tristan et surtout avec Les Maîtres, Wagner reviendra à un orchestre de dimensions «normales». La tablature des Maîtres va même jusqu'à supprimer les «troisièmes bois», de sorte qu'elle ne dépasse pour ainsi dire pas celle d'un ouvrage de Weber. Il n'empêche que cela ne signifie nullement une régression expressive ni structurale sur le plan de la sonorité orchestrale, et le «miracle s consiste précisément en ce que Wagner réussit à maintenir chacune de ses conquêtes en ce domaine tout en procédant de manière plus économique. On peut voir, en cela aussi, une certains façon de dépasser le romantisme.]). Il ne peut pas faire de doute que la sonorité en soi de ces instruments (ainsi d'ailleurs que celle de certains autres groupes instrumentaux) se révèle - en tout cas dans la Tétralogie - plus constructive, ou, du moins plus chargée de sens et de caractère que ce n'est le cas pour l'ordre tonal.
De manière générale, l'ordre tonal traditionnel se trouve de plus en plus ébranlé (surtout à partir de Tristan) sous la poussée des diverses acquisitions et innovations wagnériennes. En ce sens aussi, il nous est possible de parler d'un dépassement du romantisme, puisque la musique à proprement parler romantique est liée de manière inséparable aux fonctions tonales «classiques». Wagner procède ici d'une façon extrêmement audacieuse: l'ambiguïté des fonctions harmoniques, dont il a déjà été question, ouvre la voie à une sorte de «pantonalité» (le terme est de Schoenberg et je crois bien qu'il lui a été inspiré par l'harmonie wagnérienne), de sorte qu'il serait (selon certains commentateurs) presque plus facile d'analyser une musique telle que celle du prélude de Tristan à l'aide de certaines notions dodécaphoniques, plutôt qu'en cherchant d'en démontrer la cohérence tonale. Dans le même ordre d'idées, Schoenberg constate qu'il doit à Wagner un procédé technique spécifique (entre autres) qui consiste en «la possibilité de concevoir des thèmes et des motifs en tant qu'entités autonomes, ce qui permet leur superposition dissonante à certaines harmonies». Une telle possibilité existe, en effet, étant donné que chacune des deux composantes du discours - mélodie et harmonie - prend chez Wagner une fonction autonome, libérée, pour une part, de la pesanteur tonale.
Si donc la filiation de Wagner à Schonberg et au dodécaphonisme n'est plus à démontrer, il est intéressant de faire remarquer que le dépassement du romantisme wagnérien débouche sur d'autres domaines encore. Je veux parler du symbolisme et de l'impressionnisme. Nous savons, en premier lieu, que les admirateurs de Wagner se recrutent au début surtout parmi les symbolistes, Baudelaire et Théophile Gautier d'abord, Mallarmé et d'autres plus tard. On peut, évidemment, considérer les deux premiers comme des romantiques [
Tel est l'avis de Robert Minder, qui pense que ces artistes ont abordé vers le milieu du XIXe siècle en France ce que les romantiques allemands avaient réalisé environ cinquante ans plus tôt.], mais je ne pense pas qu'une telle opinion puisse s'appliquer à Mallarmé. En second lieu, les liens de Mallarmé avec l'impressionnisme musical n'ont pas besoin d'être mis en relief, puisque l'on sait à quel point il fut admiré par des compositeurs tels que Debussy et Ravel. Or, la filiation qui va de Wagner à Debussy est, elle aussi, un fait patent. Sans parler d'oeuvres telles que les Cinq poèmes de Baudelaire ou Pelléas et Mélisande, nous trouvons, même dans les oeuvres où l'impressionnisme musical de Debussy se réalise de la manière la plus complète, des allusions directes à certains passages de Wagner, allusions qui témoignent d'une influence extrêmement profonde [Citons, entre autres exemples, la parenté de certains motifs orchestraux de Sirènes (dernier des trois Nocturnes) avec ceux du chant des Filles du Rhin de la première scène du troisième acte du Crépuscule des dieux. Déjà le rapprochement «poétique» que l'on peut faire entre les Filles du Rhin, d'une part, et les Sirènes, d'autre part, est significatif en soi.].
Symbolisme, impressionnisme, peut-être même expressionnisme, tendance vers la suspension des fonctions tonales classiques, tels sont les domaines que l'art de Wagner présage à partir du moment où, ayant réalisé une sorte d'apothéose romantique, il procède au dépassement du romantisme à l'aide des moyens mêmes qu'il lui a fournis.

LES MYTHES

Il peut sembler que nous nous sommes quelque peu écarté - au cours de ces dernières pages - de notre propos initial.
Nous étions partis de l'idée que l'opéra allemand s'était d'abord développé de manière prestigieuse et relativement rapide au cours des trente et quelques années qui séparent La Flûte enchantée des derniers ouvrages de Weber, pour s'enliser ensuite, pendant un quart de siècle environ, dans une sorte de médiocrité «distinguée» et de «bon ton» qui précède l'épanouissement de l'art de Wagner. Celui-ci renoue avec la grande tradition établie par Mozart, Beethoven et Weber, tradition dont le sens profond semble résider dans un effort puissant tendu vers la constitution du romantisme musical, et il ne peut pas faire de doute que la première période créatrice de Wagner réussit à poursuivre cet effort de manière efficace et même à atteindre une plénitude nouvelle. Mais nous nous sommes efforcé aussi de montrer de quelle manière les oeuvres plus tardives de Wagner cherchent et réussissent à dépasser le monde du romantisme, et même si nos analyses et commentaires restent encore trop schématiques et superficiels, il serait difficile de nier l'existence de certains apports wagnériens qui transgressent et transcendent les limites et le sens d'une attitude artistique qui fut à l'origine même de certaines conceptions romantiques fondamentales.
Est-il possible, dès lors, de considérer l'évolution de Wagner 'sub una specie'? Est-il admissible de lier, au sein d'un seul et même effort analytique, les deux problèmes qui nous ont préoccupé ici, à savoir l'existence d'une tradition de l'opéra allemand, d'une part, et, d'autre part, le dépassement de ce qui semble avoir constitué son essence même? Il n'est pas facile de répondre à ces questions. Peut-être faut-il compléter la problématique que nous avons soulevée par certaines données auxquelles nous n'avons, jusqu'à présent, prêté qu'une attention relative.

Opéra allemand, ce concept ne signifie et n'implique rien d'autre (à première vue) que la prise de conscience d'une réalité nationale, et l'on se souviendra que c'est en cela que nous avons vu l'une des données fondamentales du romantisme. Mais un «opéra national» (allemand ou autre) ne se définit pas seulement - et pour en rester uniquement sur le plan dramatique - par la langue dans laquelle le livret se trouve rédigé (bien que, de toute évidence, ce facteur ne joue pas un rôle négligeable); ce qui est plus important, toutefois, c'est l'adoption de sujets spécifiquement nationaux. Or, nous constatons, en premier lieu, qu'en ce sens, seul parmi toutes les tendances nationales, l'opéra russe se sert pour ainsi dire exclusivement de sujets spécifiquement russes, et nous pouvons remarquer, en second lieu, que l'opéra allemand (si l'on fait abstraction du Freischütz) ne réalise complètement un état de choses semblables qu'à partir de Wagner. À ce niveau de notre raisonnement, nous nous trouvons, par conséquent, devant le paradoxe suivant : l'opéra allemand prend son essor (et prend conscience de lui-même) sans chercher à s'appuyer dramatiquement sur des apports essentiellement nationaux, alors que c'est au moment où le romantisme c'est-à-dire la «force motrice» principale de l'opéra allemand - tendra vers son propre dépassement que commence (dans l'oeuvre de Wagner) le plein épanouissement des sujets à proprement parler germaniques.
C'est ici que nous touchons au point le plus important, à l'aspect essentiel de l'oeuvre de Wagner, envisagée du point de vue des contenus dramatiques. Nous avons parlé plus haut de cette attitude lucide de Wagner à l'égard des mythes et des contes, attitude qui caractérise son effort à partir de la Tétralogie, et qui tranche avec son attitude précédente (ainsi qu'avec celle de ses prédécesseurs) que nous avons qualifiée d'attitude passive et sentimentale. Nous pouvons, à présent, en déduire la conclusion suivante soumis à l'analyse structurale, un mythe ou un conte - à quelque tradition spécifiquement nationale qu'il appartienne - échappe à cette tradition et finit par se situer en dehors de toute considération de ce genre. Wagner puise ses sujets dans les mythes et les contes spécifiquement germaniques, mais la manière dont ces mythes et ces contes sont traités, leur intégration dans un système dramatico-musical structuré selon des lois qui lui sont propres, font que l'oeuvre achevée transcende la notion de nationalisme et crée cette curieuse dialectique selon laquelle une mythologie spécifiquement «nationale» engendre dans l'oeuvre d'art - une esthétique spécifiquement «internationale». En ce sens, même l'oeuvre en apparence «la plus allemande» qui soit -
Les Maîtres chanteurs - autorise, à notre avis, des conclusions semblables, et la longue harangue finale de Hans Sachs qui se veut essentiellement une apologie de l'art allemand, prend l'allure d'une apologie de l'art «tout court» (celui qui, selon la sagesse populaire, «ne connaît pas de frontières») à partir du moment où l'on prend conscience de son véritable contenu.
De quoi s'agit-il en somme? Pour bien le comprendre, il faudrait soumettre l'étonnante analyse du conte faite par Wagner à une sorte de «sur-analyse» dramatico-musicale qui dévoilerait le sens exact de ce e carré» constitué par les personnages de Sachs et de Stolzing d'une part, par ceux de Beckmesser et de Pogner (ce dernier est presque toujours négligé) d'autre part. Tel ne peut pas être notre propos ici; contentons-nous de fournir quelques indications essentielles.
On a souvent parlé de ce qui oppose Sachs et son «fils spirituel», le jeune Walther von Stolzing à l'académique Beckmesser. Ce dernier - dont on dit volontiers qu'il fut inspiré par la figure du critique «réactionnaire» Hanslick - est toujours soumis (dans la plupart des représentations, du moins) à un traitement tellement caricatural que l'on se demande comment un tel personnage a pu arriver à occuper une position aussi éminente, et cela tant dans la municipalité de Nuremberg que parmi les maîtres. Quant à Pogner, on oublie de parler de sa «philosophie» et de ses convictions esthétiques, puisqu'il ne semble être rien d'autre que ce que «Dieu a fait de lui», à savoir «un homme riche». En fait, Pogner et Beckmesser représentent tous les deux des types «nationaux». Beckmesser croit à la tradition en tant que telle. Il est très intelligent, souvent perspicace; il est capable de déceler la moindre «fausse note», mais il a un grand défaut, celui d'accepter la tradition dont il est nourri de manière passive, sans jamais la soumettre à un «doute radical». De même Pogner, qui a voyagé dans toute l'Allemagne, est consterné par le peu d'intérêt que le bourgeois allemand porte à l'art de son pays, ce qui implique que cet art existe pour Pogner selon le mode de l'en-soi et qu'il faudrait tout faire - en fait, c'est en cela que réside selon lui le principal devoir des maîtres - pour le cultiver et le sauver. Chez lui non plus on ne trouve aucun esprit critique radical, mais seulement une adhésion passive et sentimentale à une «qualité» nationale.
A l'opposé de cela, Walther est une sorte de vagabond. Il a quitté sa Franconie natale et il croit à un art libre dont cependant - et ceci est hautement significatif - les rudiments lui viennent d'un vieux maître chevronné «mort depuis longtemps», le «troubadour» allemand Walther von der Vogelweide.

Seulement, ses connaissances techniques, ainsi d'ailleurs que ses convictions esthétiques sont frêles et peu profondes, et c'est ici qu'intervient le rôle pédagogique et didactique de Hans Sachs, puisque c'est lui qui enseignera à celui qui est à la fois son jeune rival et son disciple non seulement le sens exact de la tradition, mais surtout -peut-être - la manière dont on peut et dont on doit transformer le rêve en oeuvre d'art.
Mais qui est Sachs? Un maître comme les autres? Il est connu surtout pour ses chansons populaires et ses chansons à succès (Gassenhauer), ce qui tendrait à prouver qu'il a grandi, lui aussi, au sein de la tradition nationale. Cela est vrai, mais les «leçons» qu'il prodigue à son émule ne consistent pas en recettes académiques; s'il s'appuie sur certains canons et lois, c'est parce que (différant en cela des autres maîtres), il a soumis le patrimoine des chants traditionnels à une analyse qui dévoile bien plus qu'une simple appartenance nationale, et c'est de cette façon qu'il cherche à transmettre le sens de l'«art allemand», à son élève et, plus tard (au cours de son apostrophe finale) à toute l'«assemblée».

Dans son petit livre déjà cité, Hans Mayer consacre quelques pages extrêmement brillantes et profondes sur l'ambiguité et sur la pluralité des sens du mot 'Wahn' (dont le sens le plus immédiat et le plus courant serait sans doute folie) et sur le fait que Wagner a nommé sa maison de Bayreuth fried [On lit sur le fronton de la maison les vers suivants: «Hier wo mein Wähnen Frieden fand - Wahnfried sei dieses Haus von mir benannt.» On peut, entre autres, proposer la traduction suivante : «Ici où mes nostalgies (ou mes illusions) ont trouvé la paix -Wahnfried, je nomme cette maison.]. Près de dix ans avant la construction de cette maison, Wagner avait composé le grand monologue de Sachs du début du troisième acte des Maîtres, monologue qui commence par les paroles «Wahn, Wahn! Überall Wahn» (Folie, folie! Partout folie), mais c'était à une époque où sa vie était encore pleine d'incertitudes. A présent, à Bayreuth, Wagner est devenu un «grand personnage» et, pour la première fois - à l'âge de soixante et un ans - même sa condition matérielle est assurée. On a fait couler beaucoup d'encre sur les métamorphoses de la destinée de Wagner et surtout sur la «consécration» que constitue Bayreuth. Cela a même ému Marx qui, dans une lettre à Engels, parle du Staatsmusikant Wagner (le musicien d'État Wagner; Musikant - terme intraduisible - a ici une qualité péjorative). Il est vrai que le révolutionnaire d'autrefois semble s'être délesté à présent de ses illusions et de ses espoirs, mais aussi si la pluralité des sens du mot 'Wahn' est véritablement fondée de ses soupçons et de sa vanité. Peut-on parler ici d'un profond renoncement, attitude dont a dit parfois qu'elle constitue une qualité romantique par excellence, de même qu'on a souvent cherché à caractériser le personnage de Hans Sachs - cette réussite suprême de la création wagnérienne - à l'aide de cette même notion? Pourtant, Sachs n'est pas que renoncement et résignation, ainsi que le prouve son monologue de la fin. Et Wagner a su, lui aussi, dépasser la résignation romantique de Bayreuth et de 'Wahnfried' (maison qui devait être destinée à lui servir de «dernière demeure»). En effet; Wahnfried contient non seulement le mot 'Wahn', mais aussi celui de Fried (paix), et je doute fort que Wagner ait jamais réussi à trouver cette paix tant désirée. Toujours est-il qu'il n'est pas mort à Bayreuth.