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PROGRAMME DE

L'OPÉRA NATIONAL DU RHIN

SOMMAIRE

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MARCEL MARNAT

DE LA DÉCADENCE À LA RÉSURRECTION

[INTRODUCTION] - GEORGES RODENBACH

«BRUGES-LA-MORTE» ET «LE MIRAGE»

KORNGOLD - LE LIVRET

ACTE I - ACTE II - ACTE III

«IL FAUT TENTER DE VIVRE» - NOTES


Marcel Marnat s'illustre dans de nombreux domaines; il écrit des chroniques dans des revues périodiques: peinture, cinéma, littérature et musique. Il est l'auteur d'ouvrages sur Moussorgski (Seuil, 1962), Michel-Ange (Gallimard, 1974), Stravinski (Seuil, 1993), D. H. Lawrence (1972), Vivaldi (Seghers, 1972), Paul Klee (1976), Ravel (Fayard, 1986), Haydn (Fayard, 1993), Beethoven (Gisserol, 1998).

Korngold

Familier de Mahler dans son enfance, Erich Wolfgang Korngold sera bientôt joué par Weingartner et Bruno Walter. Zemlinsky lui apprendra l'orchestration. Sans doute, aussi, le familiarisat-il avec les recherches de Schoenberg mais ce dernier ne semble pas avoir beaucoup influencé le jeune compositeur: son modèle absolu c'est Richard Strauss.
Justement, en voilà un qui savait, par Hofmannsthal interposé, faire le joint entre le symbolisme moribond et le modernisme vitupérant! Et quelle tentation de loucher vers les thèmes psychanalytiques dont les premières fictions de Zweig ou de Schnitzler tirent leur venin! Pourquoi n'avoir pas sollicité ces auteurs, mélomanes familiers?
Sans doute les réponses sont-elles banales: Pierre Maes («sot disciple de Rodenbach» -Zweig dixit - réhabilite, au Mercure de France, les œuvres complètes de l'écrivain belge, y ajoutant un recueil d'articles dispersés (Évocations, 1924). Par ailleurs, au moment où Hofmannsthal et Strauss passent d'Ariane à Naxos à La femme sans ombre, le népotisme indiscret de Korngold-père nuit soudain à l'estime suscitée par le fils [1]. Sans désarmer pour autant, Korngold-père évite donc, soudain, les gloires littéraires viennoises et, pour avoir les coudées franches, se tourne vers cet inspirateur lointain. Sous le pseudonyme de Paul Schott, il écrira donc cette Ville morte.

Le livret

Dès le titre, les Korngold en prennent à leur aise: La ville morte fait délibérément litière de l'essentielle assimilation de l'âme de l'épouse défunte au calme invulnérable de la ville assoupie. Rodenbach courait après cette équivalence:
«Il importe, puisque ces décors de Bruges collaborent aux péripéties [...] que ceux qui nous liront subissent aussi la présence et l'influence de la Ville, éprouvent la contagion des eaux mieux voisines, sentent à leur tour l'ombre des hautes tours allongée sur le texte. Toute cité est un état d'âme, et d'y séjourner à peine, cet état d'âme se communique, se propage à nous en un fluide qui s'inocule et qu'on incorpore avec la nuance de l'air.
Une équation mystérieuse s'établissait: à l'épouse morte devait correspondre une ville morte [ ...] [Mon héros] avait besoin de silence infini et d'une existence si monotone qu'elle ne lui donnerait presque plus la sensation de vivre.»
Rodenbach a partout écrit son titre avec tirets et majuscules: Bruges représente l'âme de la morte, Bruges est la Morte avec laquelle vit encore le personnage principal... Le livret de Korngold s'élabore, délibérément, à partir d'un point de vue opposé: celui d'une femme bien vivante qui s'égare dans la «ville morte», tente de ranimer au passage un veuf grisé par son deuil - quitte à apostropher violemment le souvenir de la défunte («Brecht nicht den Frieden, drängt nichts ins Leben; lasst uns holdes Nehmen und Geben»), [«Ne brisez pas la paix, n'entrez pas dans la vie; laissez-nous donner et recevoir.»] quitte, aussi, à passer outre des morales mortifères. Jane Scott (chez Rodenbach, nom à connotations nordiques) devient «Marietta», prénom aux suggestions plus ensoleillées.
Une telle dérive ne doit point surprendre: nous sommes au lendemain de la Grande Guerre, il importe d'échapper à des morbidités d'un autre âge, de passer d'un sous-produit du Symbolisme à l'avant-garde d'une Europe résolue à reprendre courage. Depuis Pelléas, le temps des livrets ineptes était bien révolu! Alors que, faisant référence à Edgar Poe, Rodenbach peint un personnage trompé par «le démon de l'analogie» (la ressemblance de sa Jane avec la Morte), l'opéra dédaigne ces pièges de jadis, néglige la riche amoralité (à la Henry James) qui enrichissait la donnée [2] rejette même, finalement, les remords et le péché... Korngold, tout en sacrifiant un passé trop lourd à la vie sans cesse renaissante, ne se risque pourtant pas à la parodie.

Acte I

Ce détournement résolu, dicté par l'Histoire, se manifeste dès les premiers accords, au lever du rideau (pas de «prélude» ni d'ouverture). Ils ne s'engluent pas dans les brumes. Ils proclament, de manière héroïque et straussienne (Don Juan) la résurrection de Paul, le héros qui, soudain, réclame de l'air et du soleil. Devant son ami Frank (personnage nouveau), il n'aura rien de contrit: déjà converti à la vie que lui suggère Marietta, les Korngold en font un ténor éclatant (long air rétrospectif dans la tradition Lohengrin-Siegfried) qui, déjà, ne voit plus la morte qu'à travers sa ressemblance avec Marietta. Avec audace, celle-ci n'est pas présentée comme un «miracle» (par là-même condamné à plus ou moins long terme) mais comme une émanation du quotidien, s'affirmant sur des rythmes prestes et agités. En aucun cas Marietta ne doit être vulgaire: sa vanité, son sans-gêne s'effaceraient tout de suite (premier air, nostalgique) si elle ne découvrait qu'elle doit prendre la place d'une morte ... Sa propre vocation de «personnage », au théâtre, l'emportera évidemment, tandis que Paul, resté seul, va, dans un grand capharnaüm straussien, se battre avec lui-même (apparition de Marie, la défunte): dérobades, malaise, pardon, Rédemption: «Gehe ins leben» [«Va vers la vie»] suggère la Morte, tandis que, portée par un orchestre exultant, Marietta resurgit in extremis en costume de scène.

Acte II

Le deuxième acte débute par une marche solennelle piquetée de cloches (on songe aux Fontaines de Respighi!). Cette luxuriance, le foisonnement de l'écriture orchestrale affirment à leur tour que Bruges n'est pas «morte» mais qu'une vie secrète et profuse y cerne notre héros, indécis quant à son amour et encore poigne par le remords (long récitatif). Alentour (symbolisme pas mort, lui non plus!) se déchaîne la tempête, les béguines emmènent au couvent la servante Brigitta - honteuse de servir un maitre désormais débauché... L'ami Frank, lui-même, se révèle hostile à ce Paul confiné dans son deuil... Surgit alors, fort gracieusement, toute la troupe du théâtre en goguette: «Schach Brügge, und schach derdumpfen Lüge!» [«À bas Bruges et à bas le mensonge étouffant»] clament gaiement ces «étrangers» tandis qu'on un air très viennois (pour ne point dire mahlérien), un Pierrot fait l'éloge de lafrivolité. Sans la moindre transition, le décor de la Bruges de tous les jours concourt ainsi à la vie et tout le reste de l'acte sera dévolu à ses rituels «sacrilèges» : n'y mime-t-on pas une scène de Robert le Diable, avec allusion aux cloches de Parsifal, collusion avec les personnages de l'horloge astronomique et sortie solennelle de l'office des béguines?! Excellent théâtre! Autrement efficace que le pâle Rodenbach!
Il est à peine nécessaire que, devant nous, Paul interprète cette parodie de Résurrection (via Meyerbeer!) comme une insulte personnelle: Marietta n'a aucun mai à lui révéler ses hypocrisies. N'est-elle pas plus riche d'avenir, plus franche et plus «morale» que toutes ces mortifications? Cette longue explication, douloureuse pour l'un et l'autre, affirme donc, finalement, la supériorité des impératifs de la vie sur toute contrition [3]: «Im Hause der Toten such ich dich auf zu bannen das Gespenst für immer.» [«J'irai voir chez la morte pour conjurer le spectre à jamais.»]

Acte III

Les Korngold pressentaient-ils que l'embellie des années 1920 ne serait que de courte durée? Ouvert sur un prélude effervescent, le troisième acte nous révèle une Marietta empêtrée dans un airtrès contraint: il faudra que la procession du Saint-Sang prenne un sens imprévu pour que l'apaisement revienne et qu'elle puisse, à nouveau, proclamer sa joie d'exister (l'air devient aussi limpide que lyrique).
Précisément, exister, dans l'esprit de Paul, c'est risquer des malheurs. Interprète conventionnel de la foi du peuple brugeois, il interdit à Marietta (l'indigne!) d'applaudir à la procession. Dès lors Bruges-pleine-de-vie s'insurge en une musique farouche tandis que la scène est envahie par le défilé. C'est là le seul passage «expressionniste» de la partition, car il faut faire ressortir que l'âme fossilisée de Paul sera imperméable aux plus extraordinaires débordements du réel. Malgré un grand air exprimant son énergie à vivre et à surmonter les obstacles, Marietta va donc perdre la partie. Paul l'insulte tandis qu'elle-même anéantit l'idole peinte « Heissatmend Lebengegen Tod!» [«La vie au souffle brûlant luttant contre la mort!»]
Revenant au plus près de Rodenbach, l'opéra semble sacrifier alors au lourd symbolisme du mélodrame initial: Marietta blasphème et Paul l'étrangle avec les cheveux de la morte! Les Korngold s'en tirent en donnant un sens nouveau à cette parodie de la danse de Salomé: il serait intolérable que des obsessions passéistes nuisent aux espoirs nés, après la guerre, dans les pays allemands. Ainsi, le livret de La ville morte enrichit-il, inopinément, le plat dénouement de Rodenbach: tout ce troisième acte n'était qu'un cauchemar: Paul n'a été trahi ni par Frank ni par Brigitta, Marietta n'a fait que passer mais a suscité un rêve freudien, libérant le héros de ses pulsions de mort. Désormais, certes, «Il faut tenter de vivre» mais l'opéra s'achemine alors vers l'espoir radieux d'une vie nouvelle.

«Il faut tenter de vivre...»

À la pose littéraire fin-de-siècle s'est donc substitué un hymne à la vie - menacée toujours et sans cesse renaissante. Sans doute y a-t-il ici un message politique profond. La «décadence» de jadis menait à l'acceptation de toutes les dérives et donc tolérait jusqu'à la résurrection des barbaries: du Jardin des supplices à la guerre de 1914, le chemin fut très court.
1920. «Il faut tenter de vivre» suggère un Valéry abattu. Julius et Erich Wolfgang Korngold, ces autrichiens cultivés, interrogent maintenant les symboles de notre civilisation à peine réchappés de l'anéantissement.
Dès lors, adieu Rodenbach, les parfums ettes éventails! Morte, Bruges? N'est-ce pas à Bruges qu'avait échoué une michelangesque Vierge à l'enfant dont l'athlétisme effarouchait le catholicisme trembleur? N'est-ce pas à Bruges que des peintres réputés éthérés n'avaient pas craint de montrer l'Enfant Jésus mangeant sa soupe?

Février 2001







Notes

1. Excellente réédition récente chez Labor (Bruxelles 1986), désormais en livre de poche, avec ce qu'il faut d'appareil critique point trop dévot: Georges Rodenbach Bruges-la-Morte, préface de François [WyCkaerts, variantes et post-face de Christian Berg, avec notes, chronologie, bibliographie el anthologie de textes-contextes, 170 p. Babel-Actes Sud.

2. Assistant à une représentation - sous la ctrection
de Bruno Walter! - de L'anneau de Polycrate
et de Viclanta, Hofmannsthal écrit à Richard Strauss:
« Effroyable. Comme un miroir brandi par une sorcière
- Korngold avait dix-neuf ans! - où se reflète tout
ce que notre époque a d'antipathique, et rien d'autre,
Comme cela est froid, étant dépourvu
de toute nécessité intrinsèque,>
(Correspondance Strauss-Hofmannsthal, Fayard 1992~~

3. Notamment le thème, très perturbant,
de la soumission de l',,amour» à la force
des apparences: ne le retrouvera-t-on pas jusque
dans les énigmes de Boileau-Narcejac, en particulier
D'entre les morts, porte à J'écran par Hitchcock
(Vertigo, en France: Sueurs froides)! ? Rodenbach
effleurait aussi l'idée d'un amour-substitution
qui avait déjà mené Dostoïevsky à la conclusion
comminatoire de Nuits blanches Il 848).

4. Curieux de toutes les musiques, Puccini se rendait
souvent à Vienne. On lui avalt, par ailleurs,
bien auparavant, suggère de tirer un opéra
de Bruges-la-Murre. JI semble probable, dès lors,
qu'il ait assisté à une représentation
de cette Tote Stao(t. N'aurait-il pas tiré leçon
de cette scène imprévisiblement exultante
pour concevoir le grand finale (hélas jamals co