Pierre Michel

L'esthétique musicale
de Busoni

 

[...] Avec son «Esquisse d'une nouvelle esthétique musicale», publice en 1907 puis rééditée avec quelques modifications en 1916, le théoricien ébranle radicalement le monde musical de son époque et le langage des créateurs: il y remet en question le matériau - trop limité selon lui - du compositeur et propose de nouvelles perspectives, une reconsidération de la notion de forme, une libération de la musique grâce à l'emploi des tiers de ton ou des machines notamment. [...] Cet essai fondamental a de plus été complété sur certains points précis par divers articles qui figurent à sa suite.
Pour cerner l'impact de l'Esquisse...- dont la première version était quasiment passce inaperçue - sur l'entourage de Busoni, il semblait intéressant d'exposer les points de vue divergents d'une polémique importante. Hans Pfitzner, dont Busoni fut l'un des premiers à reconnaître le talent (il l'invita même à diriger son «Scherzo symphonique» lors d'un concert de musique contemporaine à la «Becthoven-Saal» de Berlin), s'opposa vivement à certaines de ses idées et se sentit obligé d'écrire une longue critique («Le danger futuriste»), que l'on pourrait presque qualifier de contre-projet, et où apparaît, énoncée de façon très méthodique, la pensée traditionaliste de l'époque. Cet article, la réponse apportée par Busoni («À Hans Pfitzner») et un commentaire, jamais publié, de Schönberg* (Fausse Alerte) sur cette querelle figurent dans la troisième partie du livre (Polémiques) à titre de matériel critique.
[...] Ennemi des «législateurs» et de la routine, adepte de la liberté, le musicien apparaît partagé entre la volonté ardente de faire évoluer une situation figée et la reconsidération - destinée peut-être à «rassurer» une partie de ses lecteurs - de certains fondements de la musique. [...]
Parlant de Busoni, Edgar Varèse écrit: «Il fut le premier, au début de ce siècle, à concevoir une nouvelle technique de l'art. Il a prévu tout ce qui devait arriver.» D'autres compositeurs plus proches de nous, Luigi Dallapiccola et Wolfgang Rihm surtout, se sont référés à certaines idées du théoricien, et les développements les plus récents de la musique ne font parfois que souligner l'étonnante dimension prophétique de ses écrits. L'ouverture dessinée par Busoni vers la liberté de l'art (opposable aux théories et principes de plus en plus contraignants de Schönberg), vers son avenir demeure exemplaire, et sa «leçon» tout à fait actuelle, de même que sont encore valables (et combien!) certains de ses jugements sur les «habitudes» musicales. Ce grand humaniste, cet être généreux nous laisse une réflexion qu'il faut parfois décrypter en raison d'un style littéraire hétérogène et de quelques contradictions. Mais quelle que soit son «enveloppe», le message, lui, est fort.
*Les rapports partois très tendus. de Busoni et de Schönberg révèlent en général une estime réciptoque. Dans une lettre de 1912 a Kandinsky concernailt le «Cavalier bleu», le compositeur viennois écrivait: «Ne voudriez-vous pas également demander une contribution à Busoni? Il est très proche de nous.
Pierre MICHEL, Préface à Ferruccio Busoni, «L'Esthétique musicale», Minerve 1990, pp. 12-15]